John Gibson enseigne la philosophie à l’université de Louisville. Fiction and the Weave of Life, le premier ouvrage qu’il signe de son seul nom [1], a pour objet la fiction littéraire, à propos de laquelle il pose la question suivante : comment concilier sa conception humaniste, pour qui « la littérature nous offre une fenêtre sur notre monde » (p. 2) [2], et le fait qu’elle « parle de personnes de papier, habitant des mondes faits seulement de mots » (Ibid.) [3] ? Comment rendre justice à l’idée que la fiction littéraire relève « à la fois et pleinement de notre monde et d’un autre monde » (Ibid.) [4] ? L’ouvrage de John Gibson a pour but de montrer que le problème soulevé se pose effectivement, et d’en proposer une solution qui, tout en restant fidèle à l’esprit de la conception humaniste de la fiction littéraire, prenne en compte les doutes jetés sur la pertinence de cette conception, depuis plus d’un siècle, par les philosophes comme par les théoriciens de la littérature. John Gibson inscrit son projet dans le droit fil de la réflexion menée par Peter Lamarque et Stein Haugom Olsen dans leur admirable Truth, Fiction, and Literature : A Philosophical Perspective [5].
Intitulé « The Loss of the Real », le premier chapitre de Fiction and the Weave of Life est dévolu à la première partie du programme de Gibson. Celui-ci y soutient que les philosophes et théoriciens de la littérature qu’il qualifie de poststructuralistes, tels Roland Barthes et Jacques Derrida, comme les philosophes et esthéticiens de la tradition analytique, qu’ils se nomment David Lewis ou Kendall Walton, ont également creusé le fossé entre le monde et la fiction littéraire, et porté atteinte, par la même occasion, à l’idée humaniste de la littérature (il reconnaît cependant qu’il serait erroné – et sans doute mal perçu par les intéressés – de qualifier d’anti-humanistes la plupart des esthéticiens analytiques). Selon Gibson, c’est en développant l’idée d’une indétermination radicale du rapport entre le signe linguistique et son sens que les poststructuralistes sont parvenus à ce résultat. Quant aux représentants de la tradition analytique, leurs efforts pour distinguer la fiction du mensonge ou du non sens aboutiraient au même point. Que la fiction soit pensée en termes de mondes possibles (David Lewis) ou de jeux de faire-semblant (Kendall Walton), qu’un énoncé de fiction doive être tenu pour vrai dans un monde possible, ou qu’il nous faille imaginer qu’il est vrai, notre monde, affirme Gibson, reste hors-jeu.
Gibson admet la compatibilité des théories analytiques de la fiction avec ce qu’il nomme « humanisme indirect » (indirect humanism). Mais il tient cette forme d’humanisme pour incapable de résoudre le problème auquel il s’attaque dans son livre. Affirmer que l’intérêt de la fiction littéraire réside dans la représentation de comportements et de situations possibles, ou dans son aptitude à développer notre discernement moral, c’est, selon Gibson, de l’humanisme indirect. « Humanisme » n’est guère difficile à comprendre, mais pourquoi « indirect » ? Parce que, selon Gibson, de telles définitions de l’intérêt de la fiction littéraire font dépendre celui-ci d’une « validation » de la fiction par le « hors-texte » : la réalité à laquelle on peut appliquer (pour reprendre un terme de Gibson) les possibles de la fiction, l’esprit du lecteur, au lieu de situer cet intérêt dans le texte littéraire lui-même, qu’elles font passer au second plan. Elles admettent l’existence d’un fossé entre la fiction littéraire et le monde, et le franchissent au prix de la littérature.
Les deux chapitres suivants de Fiction and the Weave of Life, « Literature and the Sense of the World » et « Beyond Truth and Triviality », exposent la solution de Gibson au problème qu’il a posé. Dans le premier de ces deux chapitres, Gibson s’appuie sur la philosophie du langage développée par Wittgenstein dans les Recherches philosophiques pour proposer une définition de la fiction littéraire comme, à la fois, la dépositaire et le déploiement des concepts, des représentations grâce auxquels nous pouvons ordonner notre expérience du monde. Selon Gibson, la perspective prise par Wittgenstein sur le langage est sociale et culturelle – en témoignerait, par exemple, le paragraphe 50 des Recherches philosophiques, où Wittgenstein tâche d’éclairer le fonctionnement du langage à partir de l’exemple du mètre-étalon de Paris. Gibson conclut son analyse de ce paragraphe en ces termes : « pour comprendre la liaison élémentaire entre le mot et le monde, il faut rendre compte de la manière dont une culture construit ses pratiques linguistiques à partir de matériaux publics, qu’elle peut alors utiliser comme des instruments partagés – des modèles partagés – pour parler du monde » (p. 65) [6]. De façon privilégiée, la fiction littéraire mettrait à notre disposition de tels instruments ou de tels modèles, à partir desquels nous pourrions donner sens à notre expérience du monde. Ainsi, Carnets du sous-sol de Dostoïevski propose une représentation de la souffrance à partir de laquelle il nous sera possible d’ordonner certaines des expériences de souffrance que nous rencontrons. Othello de Shakespeare n’est pas seulement une tragédie dans laquelle intervient le thème du racisme : « Ce que nous voyons, c’est la construction progressive d’une image déshumanisée d’Othello. Cela commence avec la réduction de son identité à ce qui le sépare de tous les autres : son ethnicité ; à partir de là, les manières de voir par lesquelles s’exprime le racisme se manifestent : l’idée que le mélange des sangs est une perversion, l’idée que faire l’amour avec un être d’une autre race revient à le faire avec un être en-dessous de l’humanité, un animal, et qu’il s’agit donc d’une atteinte à son corps et sa famille. Le racisme, c’est cela, sommes-nous tentés de dire » (p. 77) [7] – c’est-à-dire : la représentation du racisme dans Othello est telle qu’elle peut servir de modèle, de critère pour discerner le racisme dans la réalité. Gibson a-t-il résolu son problème ? Pas encore. Après tout, « ma capacité d’identifier Othello comme jaloux suggère que cette œuvre littéraire [Othello] présuppose plutôt qu’elle ne délivre la connaissance de ce morceau de la réalité humaine [la jalousie] ; si tel n’était pas le cas, ma capacité de reconnaître, en Othello, un jaloux, serait bien mystérieuse » (p. 84) [8]. Généralisons l’objection : la fiction littéraire recycle le savoir préalable du lecteur ; elle ne lui procure aucun éclaircissement (illumination) de la réalité, elle est donc, pour reprendre une expression de Gibson, « cognitivement triviale » [9]. La réponse de Gibson est la suivante : la contribution de la littérature à la connaissance ne consiste pas à délivrer des connaissances, mais à permettre une authentique compréhension (understanding) de ce que nous savons déjà. Gibson met ici à profit la distinction faite par Stanley Cavell entre connaître (knowing) et reconnaître (acknowledging) [10]. Pour la faire comprendre, il nous invite à imaginer les réactions de deux personnages confrontés à la souffrance d’autrui : le Benêt et le Sadique. Une personne se blesse sous les yeux du Benêt. Il dit à cette personne qu’elle souffre ; il approuve un autre témoin de cette souffrance, qui lui dit qu’il doit appeler une ambulance, que la personne blessée a besoin de son aide. Mais il n’a aucun geste de compassion, il n’appelle pas d’ambulance, il ne vient pas aider la personne blessée : « il n’est capable que de « l’identification de la douleur, non de s’identifier avec elle » (p. 105) [11]. Bien qu’il sache que la personne qu’il a sous les yeux souffre, le Benêt échoue cognitivement : il est incapable d’agir en conséquence de ce qu’il sait – mais savoir effectivement que la personne qui se trouve devant lui souffre, ce serait agir en conséquence de cette souffrance. Quant au Sadique, comme n’importe lequel d’entre nous, il identifiera le personnage de Médée (c’est l’exemple de Gibson), comme un personnage souffrant. Mais au lieu de manifester sa compassion pour cette souffrance, il en rira – sans intention provocatrice : de son identification correcte de la situation de Médée découle une réaction inverse de celle qu’implique cette identification. Le problème moral que pose sa conduite n’est sans doute pas le même que celui posé par la conduite du Benêt mais, comme la conduite du Benêt, la sienne montre qu’il ne connaît pas effectivement la souffrance de Médée – qu’il ne la reconnaît pas, qu’il n’en a pas une « connaissance accomplie » (« knowledge as fulfilled », p. 111). Dans le cas contraire, il ne rirait pas, mais compatirait – de même que le Benêt viendrait en aide à la personne souffrante. Et la fiction littéraire dans tout cela ? Selon Gibson, elle peut justement contribuer à notre « connaissance accomplie » de certaines situations humaines, dont nous n’aurions, sans elle, qu’une connaissance réduite à des identifications correctes. Comment ? Retournons à l’exemple d’Othello. Pastichant une formule d’Harold Bloom au sujet de Desdémone, Gibson nous propose d’envisager Othello comme « notre mot pour jalousie » (p. 115). À ce statut, Othello peut prétendre non pour « la connaissance qu’il nous donne de ce mot » [12], mais pour « les modalités selon lesquelles il incarne ce mot, le fait vivre, et lui donne forme, structure et vitalité » [13] (Ibid.), au sein d’une action ou, pour reprendre le terme employé par Gibson, d’un drame – dans le sens premier de ce mot. La notion de drame est essentielle dans l’argumentation de Gibson. Pour celui-ci, « la vie humaine elle-même est par nature dramatique, et par conséquent on devrait reconnaître que les œuvres littéraires, avec leur forme spécifiquement littéraire, sont parfaitement agencées pour son exploration » (p. 117) [14]. En outre, selon Gibson, « La catégorie du dramatique est [...] une catégorie spécifiquement littéraire ; l’accomplissement d’une œuvre littéraire sur le plan dramatique est intimement lié à son accomplissement sur les plans esthétique et artistique. Ainsi, à l’encontre d’une crainte bien établie, parler de l’accomplissement d’une œuvre littéraire sur le plan cognitif, ce n’est parler de rien d’autre que de ses caractéristiques spécifiquement esthétiques et littéraires » (Ibid.) [15]. L’usage qu’il fait de la notion de drame permet à Gibson de montrer qu’il se conforme, pour reprendre ses propres termes, à la « contrainte textuelle » (textual constraint) que doit s’imposer, selon lui, toute défense soutenable de la conception humaniste de la fiction littéraire. Il entend ainsi clairement distinguer sa position de celle qu’il a baptisée « humanisme indirect ». Les deux derniers chapitres de Fiction and the Weave of Life apportent des compléments à la thèse exposée dans « Literature and the Sense of the World » et « Beyond Truth and Triviality », mais ne la modifient guère. Aussi serai-je beaucoup plus bref à leur sujet. Le premier de ces deux chapitres, « The Work of Criticism », se demande quelle est la tâche de l’interprète de fictions littéraires, dès lors que l’on retient la définition de leur intérêt donnée par Gibson. Cette tâche est la suivante : montrer comment telle fiction nous propose de comprendre le monde, et du même coup nous offrir « la compréhension de la manière dont nous donnons sens à diverses situations de la vie humaine » (p. 144) [16]. Le second de ces deux chapitres, « The Fictional and the Real », revient, de manière plus détaillée que le premier chapitre de Fiction and the Weave of Life, sur les différentes théories de la fiction, et les évalue à l’aune des objectifs poursuivis par Gibson.
Assurément, John Gibson propose une définition substantielle de la valeur cognitive de la fiction littéraire. Assurément, cette définition inclut un haut degré d’attention à ce qu’on eût appelé, en d’autres temps, la littérarité des fictions littéraires. Toutefois, à l’inverse de ce qu’affirme Gibson, on peut douter qu’il n’en soit pas de même pour les différentes variétés de ce qu’il a baptisé « humanisme indirect ». Par exemple, tenir la fiction littéraire pour capable d’éduquer et de perfectionner notre discernement moral, c’est supposer que ce discernement s’exerce lorsque nous lisons de la fiction, c’est-à-dire lorsque nous sommes affectés par les mots de la fiction, et réfléchissons à la manière dont ils nous affectent. Sur ces mots, sur leurs agencements, nous ne pouvons faire l’impasse si nous voulons rendre compte de notre lecture en termes moraux [17]. On peut également douter, encore une fois à l’inverse de Gibson, que sa définition de la valeur cognitive de la fiction littéraire puisse faire l’économie d’une réflexion sur la vérité de la fiction (il se dit d’ailleurs convaincu qu’il est tout à fait possible d’appliquer à la fiction la notion de vérité). Pour qu’« Othello » puisse se substituer à « jalousie », encore faut-il qu’il existe une certaine correspondance entre la conduite d’Othello et les comportements que nous qualifions de jaloux. Comme le dit Pascal Engel dans un ouvrage récent : « L’idée que nous avons de l’intérêt pour la nature humaine ne présuppose-t-elle pas que si nos intérêts rencontrent un écho dans une œuvre littéraire, c’est que celle-ci est vraie ? » [18]