L’enjeu de « A Paradigm of Philosophy: The Adversary Method », un article de Janice Moulton paru en 1983, est d’identifier un paradigme qu’elle juge omniprésent en philosophie, et qui consiste à suivre une méthode s’apparentant systématiquement à une posture agonistique dans laquelle on se défend ou on attaque un·e adversaire ; autrement dit, il s’agit de pointer qu’il existe une méthodologie philosophique très répandue charriant une valorisation forte de tout positionnement agressif, et qui tend à identifier systématiquement des opposant·e·s potentiel·le·s pour construire sa propre argumentation1. Cela constitue en soi un problème qu’elle décide d’analyser (notamment au travers des biais et des angles morts dans le raisonnement qu’un tel paradigme implique), mais elle souligne également que cette valorisation contient une forme de sexisme, puisque l’agressivité est considérée comme normale lorsqu’elle est associée au masculin alors qu’elle ne fait pas partie de ce qui est attendu des femmes. Pour préciser la pensée de l’autrice sur ce point, je retranscris ici un commentaire qu’elle m’a envoyé lors d’un échange récent de courriels :
Je tiens à insister sur le fait que je ne tiens pas les hommes responsables de ce biais. Je pense qu’il s’apparente à la croyance erronée d’autrefois selon laquelle les planètes devaient avoir des orbites circulaires car les cercles étaient considérés comme plus parfaits, et Dieu les aurait donc faits ainsi. Ce n’est pas tant qu’il fallait blâmer la religion pour cette idée erronée, mais cela constituait un obstacle au développement de l’astronomie. De façon analogue, les appuis en faveur du comportement antagoniste [adversarial behavior] viennent de l’idée erronée selon laquelle il s’agit d’un signe de force et de masculinité ; mais cela a limité aussi bien les hommes que les femmes. L’un des meilleurs exemples d’argumentation antagoniste, comme je l’explique dans mon article, a été écrit par une femme : Judith Jarvis Thomson. Je pense que son argumentation est brillante, même si elle s’inscrit dans la tradition antagoniste.
Courriel à l’autrice daté du 5 octobre 2020.
Puisque l’autrice affirme que les femmes comme les hommes – et non seulement les hommes – peuvent mettre en application le Paradigme de l’adversaire (ou être limité·e·s par lui), j’ai choisi d’utiliser l’écriture inclusive 2dans ma traduction, par exemple lorsqu’il est question des personnes qui manifestent de l’agressivité sur leur lieu de travail ou encore des philosophes contemporain·e·s qui tendent à ignorer les théories qui n’entrent pas dans le moule de ce paradigme.
En termes de situation dans le champ philosophique, Moulton vise clairement la philosophie analytique, mais ses réflexions pourraient s’appliquer à d’autres textes de philosophie anglosaxonne voire à certains travaux de philosophie dite « continentale » (en ce sens, ses propos rappellent ceux de Michèle Dœuff sur « l’humeur corrosive » en philosophie 3. Cette perspective analytico-centrée est particulièrement visible à la fin du texte, lorsqu’elle propose des alternatives au Paradigme de l’Adversaire : la première de ces alternatives reprend des méthodes bien connues et couramment mises en œuvre en Europe en histoire de la philosophie (« considérer la façon dont le raisonnement renvoie à un système d’idées plus vaste »). L’étudiant·e français·e en philosophie pourra ainsi être étonné·e de voir une telle façon de faire présentée comme une option contre-hégémonique, compte tenu de la culture dominante dans les études philosophiques en France. Il me semble ainsi que ce que Moulton décrit comme un paradigme omniprésent est à rattacher à la sphère de la philosophie analytique dans son lien fort avec le Cercle de Vienne. Par contraste, cela permet de relever que si le grossissement d’un trait d’une position adverse (voire la construction d’hommes de paille) est relativement courant dans cette tradition, la culture du commentaire dans la philosophie continentale tend à l’inverse à reculer devant la critique d’auteurs « canoniques » dont on cherche parfois à « sauver » les idées au prix d’interprétations acrobatiques 4. Au-delà de l’intérêt que le texte comporte en termes de décentrement vis-à-vis de « nos » traditions philosophiques, il me semble qu’il conduit des réflexions pertinentes pouvant s’appliquer à des pratiques cultivées dans l’aire « continentale » : par exemple, la conception portée par le sens commun du « débat philo » dans lequel il s’agit souvent seulement d’argumenter (et non de problématiser ou de conceptualiser 5); ou encore l’appauvrissement de ce qui est parfois appelé « plan dialectique » qui peut être véhiculé par l’exercice de la dissertation lorsqu’il consiste à recenser des « pour » et des « contre » vis-à-vis d’une thèse – ce type de dérives tendant à être accentué par des pratiques récentes dites de « zététique » 6).
Par ailleurs, l’argumentation de Moulton me paraît particulièrement adaptée pour nourrir certains débats en philosophie politique et sociale sur le rôle de la critique et sur la place à accorder aux positionnements et théories qu’on cherche à combattre. Pour prendre un exemple cohérent avec la ligne de l’article : lorsqu’on est philosophe et féministe, quelle part de son travail et de son expression publique doit-on consacrer à défaire les arguments sexistes ou antiféministes ? À trop se concentrer sur des adversaires théorico-politiques, le danger n’est-il pas de tordre notre raisonnement ? On peut évoquer à ce sujet toute la ligne argumentative qui a consisté à revendiquer que « la théorie du genre n’existe pas » face aux forces réactionnaires en France, au risque d’abandonner la notion de théorie, pourtant essentielle pour les études féministes et les sciences en général 7). Cette focalisation sur les idées à combattre pourrait appauvrir notre pensée, nous conduire à un point où l’hypertrophie critique viendrait étouffer la théorisation des alternatives, la possibilité de penser positivement des possibles 8. L’article de Moulton a donc un intérêt pour philosopher en féministe qui dépasse le seul argument explicite « Paradigme de l’Adversaire = Agressivité valorisée = Androcentrisme ». De plus, il est à noter qu’une autre alternative à ce modèle consiste à prendre en considération le fait que des « différences dans les expériences […] peuvent rendre compte de différences dans les convictions philosophiques ». Cette proposition ne va pas sans rappeler les épistémologies féministes du positionnement (ou standpoint), même si le court développement proposé par Moulton semble tendre vers une forme de perspectivisme, là où beaucoup de théoriciennes féministes ont en revanche défendu la plus grande objectivité des épistémologies situées 9– mais cela reste remarquable compte tenu de la date du texte.
Pour finir, et c’est selon moi l’une des principales qualités de l’article, l’autrice donne des éléments précis pour défendre l’idée selon laquelle une certaine forme ou un certain degré d’abstraction peuvent conduire à un mauvais raisonnement. On peut ici également penser aux analyses de Cressida Heyes, qui rappelle la nécessité de ne pas se détacher du « sol rugueux » de la concrétude et de l’action lorsqu’on est un·e philosophe féministe 10. Moulton, avec l’exemple de l’avortement, montre brillamment en quoi l’abstraction – lorsqu’elle est synonyme d’extraction d’un aspect du problème, traité isolément – conduit à se contenter d’une approche unidimensionnelle de problèmes aux enjeux enchevêtrés. Rappelons qu’à l’époque, à savoir au début des années 1980, les germes de tout un nouveau pan de philosophie morale se mettent en place depuis des recherches en psychologie du développement. En effet, en 1982 paraît Une voix différente de Carol Gilligan 11, qui pose les jalons d’une éthique du care. Cette éthique est notamment incarnée dans l’ouvrage de Gilligan par une petite fille, Amy, qui lorsqu’on lui présente un dilemme pour évaluer son développement moral, ne répond pas « de façon impersonnelle par les intermédiaires de la logique et de la loi » (comme c’est le cas de Jake, petit garçon soumis au même test) mais présente une vision du monde « constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants » 12. Si le raisonnement de Jake rappelle la tendance à élire un unique principe moral suprême, à abstraire certains traits de la situation, à raisonner selon une logique « pure » – des façons de faire qui sont associées dans le présent article à la Méthode de l’Adversaire – en revanche, la voix d’Amy, celle du care, est proche de la perspective qui prend en considération l’intrication des relations et des raisonnements exposée par Moulton.
L’article de Moulton constitue une inspiration pour celles et ceux qui cherchent à étudier les façons de faire de la philosophie qui ne sont pas neutres du point de vue du genre ; on pourrait ainsi tout à fait envisager une démarche analogue sur les méthodes en histoire de la philosophie, ce que certaines recherches récentes visent d’ailleurs à développer 13. Il constitue également une ressource précieuse pour une réflexion féministe sur la didactique de la philosophie, en particulier sur le rôle qu’elle attribue au débat compris étroitement comme défense de positions opposées et sur la place qu’elle ménage (ou non) pour des savoirs empiriques ou expérientiels.
Bibliographie
- Aeschimann É., « Genre : “Soyons fiers de faire de la théorie !” », L’Obs, 2 octobre 2014, en ligne.
- Carnegie D., How to Win Friends and Influence People, New York, Simon and Schuster, 1936.
- Garry, A., & Pearsall, M. (dir.). Women, knowledge, and reality: Explorations in feminist philosophy, New York, Routledge, 2015,
- Gilligan, C. Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008.
- Harding S. et M.B. Hintikka (dir.), Discovering Reality: Feminist Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, Dordrecht et Boston, D. Reidel, 1983.
- Harding, S. « Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que “l’objectivité forte“ ? », in Garcia M., Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Paris, Vrin, 2021, p.129-196.
- Heyes, C.J., Line drawings : defining women through feminist practice, Ithaca, Cornell University Press, 2000.
- Knüfer A. « À quoi bon lire Rousseau en féministe ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 39, no. 2, 2020, pp. 107-122.
- Le Dœuff, M., L’Étude et le rouet, Paris, Seuil, 2008.
- Moulton J. « Duelism in philosophy », Teaching Philosophy 3.4, 1980, p. 419-433.
- Mozziconacci, V. « “Penser quelque chose” : féminisme, philosophie et utopie », in J.-L. Jeannelle et A. Lasserre (dir.), Se réorienter dans la pensée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, p.183-190.
- Tozzi, M., « Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, vol. 103, 1993. pp. 19-31.
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NOTES
- L’article fut initialement publié dans S.G. Harding et M.B. Hintikka (dir.), Discovering Reality: Feminist Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, Dordrecht et Boston, D. Reidel, 1983, p.149-164. Il faut signaler que la republication qui se trouve dans Garry, A., & Pearsall, M. (dir.). Women, knowledge, and reality: Explorations in feminist philosophy, New York, Routledge, 2015, contient plusieurs coquilles. La traduction publiée sur le site de la revue Raison publique a ainsi été faite à partir de la publication originelle. À noter également qu’on retrouve des passages et des idées dans « A Paradigm of Philosophy » qui viennent d’un autre article de la même autrice, antérieur de trois années : J. Moulton « Duelism in philosophy », Teaching Philosophy 3.4, 1980, p. 419-433.[↩]
- Sauf lorsqu’un pronom personnel genré était utilisé, comme c’est le cas pour désigner le violoniste dans l’argumentation de Judith Jarvis Thompson, qui est désigné par he.[↩]
- M. Le Dœuff, L’Étude et le rouet, Paris, Seuil, 2008.[↩]
- Je remercie Léa Védie d’avoir attiré mon attention sur ce point.[↩]
- M. Tozzi, « Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, vol. 103, 1993. pp. 19-31.[↩]
- Pour reprendre la définition d’Henri Broch, directeur du Laboratoire de Zététique, celle-ci se définit comme « le refus de toute affirmation dogmatique […] approche scientifique rigoureuse des phénomènes dits paranormaux ou hors-normes […] l’Art du Doute » : http://sites.unice.fr/site/broch/zetetique.html#definition [↩]
- É. Aeschimann, « Genre : “Soyons fiers de faire de la théorie !” », L’Obs, 2 octobre 2014, En ligne.[↩]
- V. Mozziconacci, « “Penser quelque chose” : féminisme, philosophie et utopie », in J.-L. Jeannelle et A. Lasserre (dir.), Se réorienter dans la pensée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, p.183-190.[↩]
- Voir le texte initialement publié en 1993 et très récemment traduit : S. Harding, « Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que “l’objectivité forte“ ? », in M. Garcia, Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Paris, Vrin, 2021, p.129-196.[↩]
- C. J. Heyes, Line drawings : defining women through feminist practice, Ithaca, Cornell University Press, 2000. Pour des développements sur le danger de la tentation d’une « pensée pure » lorsqu’on fait de la philosophie féministe, voir la thèse de doctorat (en cours) de Léa Védie : « Le sujet politique du féminisme : de l’ontologie à la pratique. Ou comment la philosophie doit-elle s’emparer des problèmes féministes ? » ENS de Lyon, 2021.[↩]
- C. Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008.[↩]
- Op. cit., p. 59.[↩]
- Voir notamment les travaux d’Aurélie Knüfer ; par exemple, A. Knüfer « À quoi bon lire Rousseau en féministe ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 39, no. 2, 2020, pp. 107-122.[↩]