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L’évidence carcérale et sa critique

A propos de :

Luigi Delia (dir.), Prisons et droit : Visages de la peine, Paris, Campus Ouvert/L’Harmattan, L’irascible n° 5, 2016, 248 p.

Le volume collectif dirigé par Luigi Delia entend mettre l’approche historico-conceptuelle du droit au service d’une réflexion critique sur la prison. La centralité du phénomène carcéral dans la philosophie pénale moderne, au XVIIIe siècle en particulier, n’a pas d’équivalent à l’époque contemporaine, malgré l’influence considérable des écrits de Michel Foucault et notamment de son ouvrage Surveiller et punir. Le désintérêt relatif pour la prison dans le champ philosophique actuel, alors même qu’elle ne cesse de faire l’objet de controverses publiques, souvent outrancières, est dû en partie à ce que cette institution appelle, plus que d’autres sans doute, une réflexion pluridisciplinaire, combinant les apports de la philosophie, du droit et de l’histoire, mais aussi de la sociologie et de la psychologie. Cette transversalité de l’objet n’échappe pas à aux auteurs de volume, qui, s’il réunit des philosophes, entend contribuer à une critique plus large de la prison.

Les coordonnées du problème que les contributions rassemblées se proposent d’éclairer sont données par un triple constat, dégagé avec netteté dans le chapitre d’ « ouvertures » signé par Luigi Delia (« Sens et non-sens de la prison ») : celui, historique, de l’installation durable de la peine carcérale comme peine de référence dans le régime des peines contemporain ; celui, sociologique, de l’impuissance de la prison à réaliser les fins qui lui sont traditionnellement assignées (prévenir la récidive, corriger le détenu) ; enfin celui, politique, de l’injustice sociale à laquelle la prison contribue, infligeant des conditions de vie particulièrement pénibles à ceux qu’elle  recrute massivement parmi les classes populaires. Ce triple constat suscite deux questionnements, qui ne sauraient être traités indépendamment l’un de l’autre.

Comment expliquer, tout d’abord, le vaste mouvement de réforme du régime des peines qui a installé si fermement l’identification de la peine à l’incarcération, au point qu’elle apparaît aujourd’hui au sens commun comme une évidence ? L’interrogation généalogique s’impose d’autant plus fortement que ce processus n’a pas été porté par une interprétation dominante ou une idéologie unique de la prison, mais a été bien plutôt accompagné d’une multitude de visions philosophiques et politiques rivales. Elles nourrissent aujourd’hui encore autant de lectures distinctes, et parfois contraires, de cette trajectoire historique : adoucissement des peines, naissance d’une entreprise de rééducation, établissement d’une emprise accrue de l’État sur l’individu permettant la réaffirmation de l’ordre social, développement d’un instrument de normalisation faisant sentir son influence à travers tout le corps social, etc.

Face à cette première question, le volume opère un double déplacement. Il s’efforce, tout d’abord, de défaire l’illusion d’une continuité simple entre la formulation théorique des principes de la philosophie pénale, aussi influents aient pu être les auteurs concernés, et le développement historique des institutions judiciaires et carcérales. Philippe Audegean montre ainsi que la pensée de Beccaria, généralement reconnu et célébré comme le fondateur du droit pénal moderne, ne peut être située à l’origine de cette évolution : nulle part, dans son ouvrage Des délits et des peines, Beccaria ne suggère que la prison constitue une véritable peine (« Beccaria et la naissance de la prison »). Les châtiments corporels ou les travaux forcés, qui doivent être soigneusement proportionnés pour produire les effets attendus de la peine, constituent les alternatives privilégiées à la peine de mort, selon une logique d’adoucissement qui peut d’ailleurs être contestée. Quoi qu’il en soit, les réformateurs des Lumières comme Beccaria n’ont joué qu’un rôle limité dans l’essor du phénomène carcéral – l’analyse proposée rejoint sur ce point la thèse de Foucault. Ce fait ne saurait d’ailleurs entièrement surprendre, car les logiques en jeu sont antagonistes : là où la correction et la réintégration sociale de l’individu comme la fonction dissuasive et exemplaire de la sanction demandent que la peine soit administrée de façon transparente et publique, au sein même de la société, l’incarcération au contraire isole, dissimule et sépare.

Le volume invite en outre à prolonger plus avant la généalogie de la prison, en remontant notamment aux représentations religieuses de la fin du Moyen-âge. La contribution de Jérôme Ferrand dessine ainsi un lien entre l’invention du pénitencier pénal et le purgatoire, tel qu’il est conçu du moins à partir de la fin du Moyen-âge, comme un espace entre paradis et enfer dans lequel la purification des âmes prend un tour terrifiant, propre à susciter la crainte des vivants (« Temps mort. Généalogie de la prison comme peine, de la naissance du purgatoire aux errements du temps présent »). Le mouvement opéré par ces deux textes – et notamment le statut de l’analogie dessinée dans le deuxième, qui ne prétend pas valoir explication historique – soulève une question de méthode : par quelles médiations faut-il passer pour relier l’histoire des idées culturelles et l’étude des pratiques et des institutions judiciaires ? L’œuvre de Foucault, notamment, propose une vision originale de l’articulation entre ces approches. C’est aussi le cas des écrits de Tocqueville, comme le montre l’article de Gabrielle Radica portant sur Le système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France. Tocqueville y fait varier les perspectives – morale, sociale, politique et économique – et les modes d’approche pour étudier de façon comparative l’isolement cellulaire (« Tocqueville et les prisons : la question pénitentiaire à l’épreuve d’une pensée de la complexité »).

En quoi consiste, ensuite, la déshumanisation souvent associée à l’isolement carcéral ? Cette seconde interrogation, d’ordre anthropologique, se déploie à partir, mais aussi au-delà, de l’enquête généalogique : elle interroge les transformations que suscite en l’homme et dans la société l’installation de la prison comme institution centrale.

L’altération du rapport à la temporalité constitue un premier effet, examiné par Guillaume Coqui dans sa contribution (« La peine de prison et l’idée d’éducation morale »). La systématisation de la peine d’emprisonnement signifie que la mesure de l’intensité de la peine, correspondant à la mesure de la gravité du crime, devient la durée, et la durée seule. Or la durée vécue, en prison, n’est pas saisissable à partir de la simple formulation de la durée objective. La dépossession du contrôle sur son propre temps, qui peut être renforcée plutôt qu’allégée par l’idée, socialement affirmée, que cette privation de liberté n’est pas l’effet d’un pouvoir arbitraire mais la conséquence légitime des actions de l’individu, est décrite comme le premier ressort de la déshumanisation induite par l’emprisonnement. Cette dimension de l’expérience carcérale ne peut être dissoute par l’amélioration des conditions d’incarcération, aussi souhaitable celle-ci soit-elle.

De la même manière la séparation et l’isolement physique, conséquences inévitables de l‘encellulement, ne sauraient être rendus « humains » par l’amélioration des conditions, aujourd’hui souvent dramatiques, de vétusté, d’encombrement et d’hygiène. Comme le note Norbert Campagna à propos des relations sexuelles, la privation de liberté est aussi privation de société, d’espace et d’activités essentielles dont nous considérons précisément, hors de la prison, qu’elles contribuent à nous rendre humains (« Prison et sexualité »). Cette analyse n’est pas seulement morale, elle a aussi des implications juridiques : elle fait surgir la question des droits de l’homme et de leur garantie dans le cas du détenu. La sexualité fait en effet partie de ces biens physiques, moraux et spirituels essentiels, auxquels l’accès devrait être protégé pour tout être humain. Or les droits subjectifs correspondant ne peuvent être garantis au sein de la prison, ne serait-ce que parce que l’intimité et la sphère privée y sont sans cesse vulnérables à des interférences et à des surveillances que le détenu ne peut prévenir. Reconnaître – entre autres – l’importance de la liberté sexuelle pour l’individu, c’est forcément, conclut l’auteur, remettre en cause l’emprisonnement comme peine, en général.

La double critique, par l’enquête généalogique et par l’analyse anthropologique, qui est dessinée dans ce volume soulève une interrogation tenace, qui affleure dans le chapitre introductif lorsque sont évoquées les démarches abolitionnistes, substitutionnistes ou réformatrices de la prison, mais qui n’y est pas traitée en tant que telle. Comment expliquer que le recours à la prison continue d’apparaître au sens commun comme évident, sinon naturel, malgré la prolifération des discours critiques, à la fois profanes et savants ? (C’est le cas, du moins, pour les peines d’emprisonnement long, les alternatives aux peines de courte durée étant désormais plus couramment admises.) Entre l’analyse historico-conceptuelle, d’une part, et les propositions politiques alternatives (contrainte pénale, travaux d’intérêt général, etc.), de l’autre, la compréhension sociale de la prison reste à interroger. La contribution de Kevin Ladd, portant sur la littérature, examine l’un des lieux où cette compréhension se forge, mais elle montre précisément que le roman n’a eu de cesse de désigner la prison comme une école de criminalité, une entreprise de déshumanisation, un lieu de suspension des droits et libertés affirmés comme les plus essentiels (« Le romancier et la prison. Écrire, raconter, décrire »). Ces représentations négatives semblent pourtant laisser à peu près inentamée l’acceptation sociale de l’institution ainsi dépeinte. Malgré la critique, l’évidence carcérale perdure.

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