Alban Lefranc a réinventé les vies de Fassbinder (Fassbinder, la mort en fanfare ; Rivages, 2012 ; Rivages poche, 2019), Mohamed Ali (Le Ring invisible ; Verticales, 2013), Nico (Vous n’étiez pas là ; Verticales, 2009), Maurice Pialat (L’amour la gueule ouverte ; Helium/Actes Sud, 2015). Ses livres ont été traduits dans plusieurs langues.
Son nouveau roman, L’Homme qui brûle, paraît en août 2019 chez Rivages.
Il écrit aussi pour la radio et le théâtre (Table Rase ; Steve Jobs, mise en scène par Robert Cantarella, avec Nicolas Maury, création en 2020). Table Rase et Steve Jobs sont publiés aux éditions Quartett.
Il a fondé en 2000 la revue littéraire plurilingue La mer gelée, éditée depuis 2015 par Le nouvel Attila. Il est aussi traducteur de l’allemand (notamment de Peter Weiss et de Fassbinder). Il a travaillé comme co-scénariste du film Je t’ai vue sourire, de Christoph Hochhäusler.
Il anime régulièrement des ateliers d’écriture – en 2018/2019, notamment dans les universités de Clermont Ferrand, Aix-Marseille, Caen, et à la Manufacture, Haute École des arts de la scène de Lausanne.
Clélie Milner : Le « biopic » où se mêlent récit biographique et invention est un modèle littéraire qui connaît un certain succès ces dernières années: pourquoi selon vous et pensez-vous qu’il existe une sensibilité commune aux écrivains contemporains qui s’essaient à ce genre ? Comment expliquez-vous ce choix auquel vous êtes fidèle depuis Fassbinder, la mort en fanfare ?
Alban Lefranc : Je ne reprendrais pas ce terme, qui s’applique plutôt au cinéma et en général au pire de ce qu’on a fait dans le genre « biographie romancée ».
Je ne saurais pas trop qualifier ces romans que j’ai écrits sur des personnages réels.
Je ne crois pas non plus qu’il existe une « sensibilité commune » aux écrivains qui ont cette démarche. Chacun d’entre eux explore une voie propre, singulière, et c’est très bien ainsi. Il n’y a pas grand-chose de commun entre Eugène Savitskaya (Un jeune homme trop gros, où il est question d’un jeune homme qui pourrait être Elvis), Michon (Maîtres et serviteurs, qui parle de Goya, Watteau et Piero della Francesca) et Artaud (Héliogabale) ou Christophe Manon – quand il réinvente le Testament de François Villon (Testament, 2011).
Il faudrait peut-être parler d’autobiographies fantasmées, de surfaces de projection. Pialat, Mohamed Ali, Fassbinder ou Nico, quand j’écris sur eux (respectivement dans L’amour la gueule ouverte ; Le ring invisible ; Fassbinder la mort en fanfare ; Vous n’étiez pas là), se muent en forteresses que je dois prendre d’assaut avec tous mes affects propres. Tous sont des blocs lointains, impénétrables, profondément ancrés dans leur historicité propre. Sur eux flotte l’avertissement de Conrad, dans Au cœur des ténèbres : « On ne peut donner aucune impression vivace d’une quelconque époque de son existence, ce qui en fait l’authenticité, la signification, l’essence subtile et pénétrante. C’est impossible. On vit comme l’on rêve – seul. »
Ces forteresses, plutôt que de les prendre du dehors (par le petit fait vrai, le trait caractéristique, la dentelle psychologique, etc.), j’imagine que je suis déjà à l’intérieur d’elles. C’est le sens de cette fameuse phrase de Sartre, que j’avais reprise en incipit du Fassbinder : « on entre dans un mort comme dans un moulin ». Il y a le parti-pris de passer par des blocs de sensation, parfois microscopiques.
Il s’agit surtout, simplement, d’éviter l’illusion rétrospective, qui consisterait à tracer une ligne claire, d’évidences, où la petite fille Nico chanterait devant ses amies avant de devenir chanteuse, ou le petit Cassius Clay est supposé s’être battu avec ses camarades dans la cour d’école ou avoir été exaspéré par le vol de son vélo, pour avoir le droit de devenir boxeur dix ans plus tard (coup de génie de Ali : il invente un policier blanc qui lui aurait appris les rudiments du noble art). Il n’y a pas de destins tout tracés.
CM : Quelle marge de liberté vous donnent ces personnages ? J’ai lu que considérer le lynchage d’Emmett Till comme un événement charnière, presque déclencheur, dans la vie de Cassius Clay dans Le Ring invisible était une invention de votre part. Pour Nico par exemple dans Vous n’étiez pas là, la relation au père (elle s’en invente dix) est-elle également une invention? À aucun moment dans le roman le lecteur n’est mis au courant de ce qui est réel et de ce qui est inventé : pouvez-vous expliquer cette démarche ?
AL : Ces romans sont des putschs interprétatifs, des parti-pris qui s’éloignent parfois des éléments documentaires les plus connus pour choisir de grossir tel ou tel fait.
En ce qui concerne Le Ring invisible,il est tout à fait possible, plausible que le lynchage d’Emmett Till ait été un traumatisme déclencheur et agissant dans le corps et la psyché d’Ali. Cet assassinat en août 1955, et l’acquittement des assassins, a eu un retentissement énorme sur tout le territoire états-unien et jusqu’en Europe. Ce n’est pas pure spéculation de ma part. Dans une biographie classique, à l’anglo-saxonne, celle de David Remnick (King of the World: Muhammad Ali and the Rise of an American Hero), ce drame n’occupe que quelques lignes, mais où est le vrai ? Remnick, aussi louables soient ses efforts pour collecter la matière documentaire, pour réunir les témoignages de tel ou tel, ne peut dire qu’une toute petite partie de cette vie, de n’importe quelle vie.
Le rapport à la vie d’autrui nous renvoie au rapport tout aussi fuyant, troué, que nous avons à notre propre vie, quels que soient les efforts de transparence auxquels s’astreignent, magnifiquement, des auteurs comme Pierre Bergounioux.
« Je crache sur ma vie, je m’en désolidarise, qui ne fait mieux que sa vie ? » demande Michaux. Toute vie me paraît sans cesse pleine de bascules et de trappes, de tournants possibles. J’essaie de faire sentir ce fourmillement des possibles.
Ou, Virginia Woolf dans Les Vagues : « Au-dessous tout est noir, tout est tentaculaire et d’une profondeur insondable ; mais de temps à autre nous montons à la surface et c’est à cela que vous nous voyez. »
Des centaines, des milliers d’hypothèses co-existent, sans même s’exclure mutuellement, pour décrire (plutôt qu’expliquer) un destin. Dans ce sens-là, je ne crois pas que j’invente. C’est le montage qui est peut-être différent, le zoom sur certains détails habituellement négligés.
Dans le cas de Nico : j’ai adoré chez elle sa mythomanie, qui était tout à fait délibérée et calculée je crois. J’ai imaginé que c’était une défense, une façon justement de déjouer tous les filets dans lesquels on prétendait la prendre, une manière de s’échapper, de ne pas être ramenée à son père, à la filiation, au pouvoir exorbitant des hommes en général.
Vous aimeriez pouvoir dire que votre mère est morte à la naissance, votre père à la conception, ça aurait une certaine allure, ce serait beau comme une attaque de diligence, mais non, vous n’allez pas jusque-là. Jusqu’à un certain point, vous devez endosser des parents. Et c’est vrai que tout le monde adore les histoires de papa. Dites-moi qui est votre père, je vous dirai qui vous êtes. Un papa, c’est décisif. La science est contre vous, on vous montre des radios, des courbes, des vidéos, des taches : il a bien fallu un père pour expliquer votre chair ici. Rien à faire. Parents, grands-parents, arrière-grands-parents, on vous tient, votre compte est bon. On a des preuves, des arbres généalogiques. On peut vous expliquer. Avec les seins de son père, les couilles de sa mère, elle ira loin cette petite Christa.
Mes romans ne prétendent jamais être des documentaires. Figure sur la couverture la mention roman justement. Ce sont des vies imaginaires au sens de Marcel Schwob. Ils s’intéressent aux périodes peu connues de la vie des personnages :
la jeune Nico, Nico hors le Velvet, hors Garrel.
Ali avant Ali.
Fassbinder, dix jours avant sa mort. Et dans ce cas, l’exagération est visible je pense : quand j’imagine que Fassbinder voudrait réaliser un film avec Mohamed Ali en terroriste russe.
La Fraction Armée Rouge perçue par un écrivain très peu connu en France, Bernward Vesper, longtemps compagnon de Gudrun Ensslin, que je fais revenir comme un spectre qui hanterait l’histoire du groupe et ses actions futures, qui ont lieu après son suicide.
Plus généralement, je me place souvent dans une sorte de flux de conscience des personnages, légèrement hystérisés peut-être : dans cette mesure, tout est possible, tout est permis. Ce sont des tempêtes sous un crâne et personne ne peut prétendre que je me trompe, puisque personne n’y était, pas même Ali, Pialat ou Nico d’une certaine manière – et s’ils étaient encore vivants, je pourrais leur répondre qu’ils ont oublié, qu’ils ne sont pas les meilleurs témoins d’eux-mêmes.
Nous ne cessons pas de mourir à nous-mêmes comme le martèle Proust. Si on venait, par un procédé scientifique irréfutable, nous présenter un extrait de nos pensées, désirs, colères, angoisses d’il y a dix ou quinze ans, nous n’en reconnaîtrions sans doute aucune.
CM : Dans votre revendication à l’imagination, où se loge la fidélité à la personne réelle ? Y a-t-il une forme d’éthique vis-à-vis de celle-ci ?
AL : Il existe différentes formes de fidélité.
Ce sont toutes des personnalités publiques qui ont organisé leur propre légende, qui ont veillé à verrouiller les choses. C’est leur bon droit mais c’est aussi le mien d’écrire différemment leur mythologie.
Je pense souvent au postulat d’Antoine Vitez, qui suggère une immense liberté, d’identification, de projection. Dans ses Remarques sur les présages, il écrit ceci :
Nous avons en nous nos prisons. Il faut répondre à l’idée qu’on ne peut montrer que ce qu’on sait, ou qu’on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Je crois au contraire que nous savons tout. Si nous voulons bien chercher, chercher en en nous-mêmes, nous trouverons tout. Il n’y a pas à faire l’étonné quand les choses arrivent ; on les savait déjà par deux sources différentes. L’une, c’est notre corps, l’épreuve que chacun de nous a faite un jour au moins (et bien plus d’un jour, dans son enfance) de la maladie et de la souffrance, de la solitude et de la peur ; très vite on a tout connu ; et c’est pour cela que j’aimerais donner à jouer les plus grandes passions amoureuses à des acteurs vierges ; et de même – je le crois – nous portons dans nous non seulement l’enfant que nous avons été mais aussi le vieillard que nous serons peut-être, s’il nous échoit de vivre. L’histoire du docteur Faust est à lire dans tous les sens, le rêve que fait un homme jeune du vieil homme qu’il sera et du regret qu’alors il aura de sa jeunesse, et le rêve que fait un vieil homme de l’enfant qu’il aurait pu être.
Une autre réponse serait celle de Bertrand Mandico quand on lui reprochait un certain manque de réalisme dans Les garçons sauvages : « ce que je trouve surréaliste et fantastique, c’est surtout de voir Vincent Lindon en caissier ou en vigile ».
Cela dit, je pense que je réécrirai Le Ring invisible d’une toute autre manière aujourd’hui. J’introduirais un témoin, une sorte de relais. A la manière par exemple de Julio Cortázar, dans L’Homme à l’affût (dans le recueil Les armes secrètes), où Charlie Parker est vu par les yeux d’un journaliste un peu malveillant et persifleur, assez déplaisant.
Dans Si les bouches se ferment, je fais exister la RAF à travers les yeux de Vesper qui revient comme un spectre. Bernward Vesper, premier compagnon de Gudrun Ensslin, se suicide en 1971 à 32 ans, et il n’est témoin que des premières années de la lutte armée. C’est à travers ses yeux, son regard spectral de déjà mort, que sont décrites les années terribles, et c’est une manière de mettre à distance ces événements, de m’en déprendre, d’éviter la fascination idiote à l’égard de cette violence qui a lieu dans une séquence historique très éloignée de la nôtre. Manière aussi de faire mentir l’Ecclésiaste, qui dit que « les morts ne savent rien du tout”.
CM : Quelle est la valeur de l’adresse dans vos romans ? En effet, la plupart racontent les expériences du personnage à travers le « vous » et le « tu » (à part dans les Si les bouches se ferment). Quelle est la valeur de cette oralité, de cette voix ?
AL : Oui, cette saisie des affects s’effectue de plus en plus par la voix.
Depuis quelques années, j’écris pour le théâtre et mes romans sont adaptés pour la scène.
Mes personnages apostrophent beaucoup : leurs apostrophes sont fréquemment des tentatives d’emprise, de violence sur autrui. Je parle pour te séduire, je parle pour te soumettre à ma volonté. Dans la Bible, le Coran, la parole de Dieu est à plusieurs reprises une parole de séduction : « Je te conduirai au désert et là je te séduirai » (Osée, 2.16, Bible de Jérusalem). « Je suis ton tuteur ravisseur ». (Le Coran, dans la traduction de Chouraqui).
La parole apparaît donc souvent comme arme de séduction et d’emprise.
Dans le roman qui paraît en août prochain (L’Homme qui brûle, Rivages), mon personnage essaie d’écrire sur Thomas Münzer, prédicateur révolutionnaire du début du XVIe siècle, un maître en théologie qui incarne une forme de radicalisation de Luther. Münzer puise sans cesse à la parole prophétique, comme à une sorte de réserve de puissance. Il comprend au présent les imprécations de l’Ancien Testament. Les prophètes disent : Voici comment PARLE le Seigneur. Ils ne disent pas Voici comment il A PARLÉ.
Je suis très frappé par cette puissance langagière. Par les psaumes par exemple que Münzer avait retraduits en partie, ou Meschonnic récemment. Frappé par la traduction musicale qu’en fait Daniel Darc par exemple, dans sa reprise du célèbre « Le seigneur est mon berger » : https://www.youtube.com/watch?v=Gd2HRawy_gs
Meschonnic de son côté, dans ses traductions des Psaumes ou du Pentateuque, a opéré une nouvelle saisie de ces textes, hors toute liturgie. Le poème, pour Meschonnic, est une « force-sujet dans le langage ». Les Psaumes, traduits par lui, deviennent des interpellations directes, brutales, heurtées. Le psalmiste passe par des états très violents, et les adresse à Dieu« qui maintient les montagnes dans sa force ».
On trouve ci-dessous des extraits de la lecture (en hébreu, en français) par Meschonnic de sa traduction : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article559#section5
CM : L’effet de cette adresse est aussi celui d’une grande empathie et d’une forme d’identification double, de la voix narratoriale d’une part qui imagine les pensées et idées du personnage, et du lecteur d’autre part que l’usage du tu/vous place du côté de l’adresse. Tous ces personnages sont-ils des miroirs tendus au lecteur ?
AL : Tous ces personnages sont dans une impasse et essaient d’en sortir. Tous ces livres pourraient s’appeler « Description d’un combat ». Mes personnages sont plongés dans une impasse, un cul-de-sac dont ils doivent s’échapper s’ils ne veulent pas mourir, comme le singe capturé de Kafka, dans Rapport pour une académie, doit devenir un homme pour sortir de sa cage. « Ich war zum erstenmal in meinem Leben ohne Ausweg » : « pour la première fois de ma vie, je n’avais pas d’issue ». Son issue, ce sera de devenir un homme.
Une phobie du contact, une pente hystérique chez le jeune Ali tel que je l’imagine, traumatisé par le lynchage d’un jeune Noir de son âge en 1955, Emmett Till. Terrorisé par la crainte du démembrement, le sentiment de sa vulnérabilité, Ali s’invente une parole aberrante et funambule, et une boxe qui l’est tout autant. Il réinvente une nouvelle façon d’être un Noir, un jeune homme, un boxeur, au début des années soixante.
Chez Fassbinder : Le moment où la toute-puissance, le sentiment d’une capacité d’action illimitée, bascule au seuil de sa mort à 37 ans dans l’effroi et le dégoût de tout, dans une mélancolie actualisée au goût de l’Allemagne post-45, avec la Fraction Armée Rouge en arrière-plan.
Chez Pialat : une enfance gouffre, une enfance comme une plaie ouverte, une panique de l’abandon, un goût quasi masochiste pour la souveraineté des jeunes filles (reines parce que fugitives), un goût de se perdre. Une forme de masochisme tellement exacerbé qu’il en devient comique. Rien de transi et sentimental chez lui.
Vesper, dans Si les bouches se ferment, doit trouver une langue qui ne soit ni la langue nazie du père, la LTI décrite par Klemperer, ni la novlangue des démocraties parlementaires post-hitlériennes (en train d’assassiner plusieurs millions de Vietnamiens au nom de la défense du monde libre). L’horreur derrière lui, et devant lui : la chape de plomb de la province allemande des années 50, l’anti-communisme comme seul ferment national en RFA et les corps corsetés. Le corps à corps de Berward Vesper (le personnage que j’ai construit à partir du Vesper « historique) devrait être, aurait pu être avec le langage. Mais il fuit ce combat. Il n’avance que par citations et emprunts, et finit par ne voir le monde qu’à travers une espèce de filtre artiste et littéraire (à la manière du Swann de Proust, qui ne perçoit pas la singularité, la nie d’une certaine manière, en ramenant un visage à tel ou tel tableau).
CM : Si le combat de vos personnages est universel, existe-t-il un sentiment de communauté dans vos récits ?
Aujourd’hui, je crois qu’il s’agit plutôt de rendre impossible le réel comme disait Heiner Müller : l’unique chose qu’une œuvre d’art puisse accomplir, c’est d’éveiller le désir d’un autre état du monde, germe d’un désir révolutionnaire.
Je me replonge dans Les Récits de la Kolyma Chalamov en ce moment. Dans « La médaille d’or », où il retrace la vie de la révolutionnaire Natascha Klimova, il écrit cette phrase extraordinaire : « “Dans l’histoire, rien ne se perd, seules les proportions s’altèrent. Et si le temps veut perdre le nom de Klimova, nous nous battrons contre le temps. » Ce livre est une gigantesque entreprise contre l’oubli et la destruction, c’est d’une vitalité stupéfiante.
Dans le moment « 1984 » que nous traversons (quand on entend «Je n’ai jamais vu un membre des forces de l’ordre attaquer un manifestant» il est difficile de ne pas penser au fameux « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force »), l’art de l’exorcisme devient indispensable pour sortir de notre sidération, de la rage impuissante.
Michaux écrit dans Epreuves, exorcismes (1940-44) : « L’exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. ».
Faire communauté, c’est aussi garder vivante la mémoire de ces textes prodigieux qui nous empêchent de « symboliser en rond » (Christian Prigent), qui nous apprennent à résister au déluge de novlangue qui menace sans cesse de nous paralyser.
CM : Trois de vos personnages sont d’origine allemande : Nico, Wesper, Fassbinder. Tous les trois, en tant que personnages, dénoncent le refoulement dans l’Allemagne d’après-guerre, tout comme la pièce Table rase. Or il s’agit de personnes rejetées, qui pourraient toutes diversement entonner le « Moi non plus je ne vous aime pas » de Pialat qui est le personnage de votre dernier roman paru. Pensez-vous, d’une certaine façon, que c’est la marge qui est symptôme de l’histoire ? Un peu dans le sens de Benjamin et de son historien comme chiffonnier, qui vient récolter les rebuts pour ne pas se laisser happer par la tentation de la téléologie.
Vos icônes s’apparentent-elles à ces rebuts dans vos romans ?
Et dans ce cas, quel est le statut de Steve Jobs, sujet de votre dernière pièce ?
AL : Ce que je retiendrais de Benjamin, dans Sur le concept d’histoire :
C’est une image irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu comme désigné par elle.
Et aussi, dans le même livre :
Quiconque a, jusqu’à ce jour, emporté la victoire, marche dans le cortège triomphal qui fait avancer les dominants actuels sur ceux qui sont aujourd’hui au sol. On emporte le butin dans le cortège triomphal, comme cela a toujours été la coutume. On lui donne le nom de patrimoine culturel. (Thèse VII).
Il s’agit de redonner une part de gloire à ces vies, une gloire qui ne soit pas celle des monuments nationaux. Il y a sans doute une naïveté (et certains de mes livres n’en sont pas exempts) à célébrer ces vies hérétiques mais il faut noter que l’époque devient de plus en plus ouvertement rétive à ces œuvres : dans telle classe de lycée, on me disait qu’il ne fallait pas montrer Loulou de Pialat car la femme passionnément libre interprétée par Huppert avorte (et les intervenants préféraient éviter un débat tendu sur la question). Des étudiants récemment me disaient, tout de go, désapprouver la vie (mouvementée, tapageuse) de Fassbinder.
Dans Le temps qui reste, Agamben traduit ainsi un passage de Paul (Première Epître aux Corinthiens, 4, 13) : « Nous sommes devenus comme les déchets du monde, les scories de tout ».
Nico a parfois été décrite uniquement sous l’angle de sa déchéance (réelle ou supposée), sous l’angle de sa toxicomanie.
Ali redevient une sorte de déchet de luxe, icône pour sac à mains Vuitton, ou quand il allume la flamme aux JO d’Atlanta en 1996, récupéré par le pouvoir états-unien, invité par Bush père ou fils.
Pialat qu’on a pu réduire à sa figure bourrue ou imaginer misogyne.
Il faut bien qu’ils se vivent comme déchet, puisqu’on les a d’abord désignés ainsi.
C’est aussi le sens de l’exergue que la revue La Mer gelée (que j’ai fondée avec Noémi Lefebvre, Antoine Brea, Bernard Banoun notamment, chez Le Nouvel Attila), avait choisie pour son numéro-manifeste CHIEN :
CHIEN est toujours menacé de mépris, plus que CHEVAL. Or c’est par le mépris et son défi, c’est par la riposte au mépris que tout commence. Que l’histoire commence, que la littérature ou quelque chose comme ça commence.
Mais il s’agit aussi de ne plus être seulement réactifs, de devenir puissance, de renverser cette assignation, de même que l’insulte (le mot insultant) devient parfois un étendard.
Ce renversement s’opère par le verbe (chez Vesper)
Par l’invention d’une boxe sublime, funambule, merveille d’équilibre et d’esquive,
Par le tournage de films qui comptent parmi les plus beaux du monde (L’Enfance nue, Sous le soleil de Satan, Loulou – Tous les autres, Le droit du plus fort),
Par la musique (Nico)
Quand je travaille sur eux, je vis avec eux, avec leur beauté époustouflante, leur sérénité aussi, aussi fragile soit-elle, (“L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité.” dit Glenn Gould). Cette beauté me fait écrire.
En ce sens, Steve Jobs était plus compliqué, ainsi que Table Rase qui décrit une prise de pouvoirs par des gangsters, avec la simultanéité de l’électrotechnique et du mythe, de la désintégration atomique et du bûcher, de tout ce qui existe déjà et de qui n’existe plus. Ces deux pièces assument alors une forme d’outrance, de caricature, à la manière du Ubu de Jarry.
Je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour parler de l’horreur.
CM : Quel rôle le corps de vos personnages joue-t-il dans vos romans ? Tentez-vous de retranscrire en mots un paradoxal « langage du corps » ? Celui-ci est souvent traversé par des formes de pulsions de mort (se battre, se suicider…), est-ce là l’expression d’un désespoir ou l’affirmation d’une liberté ?
Quel est le lien du corps et de la parole, cette « gueule ouverte » qui paraît être leur caractéristique à tous ?
AL : Ce sont des corps profondément vivants jusqu’à leur pulsion de mort, qui a quelque chose de vital. Vesper avance avec Conrad, Pascal, Gherasim Luca, qui écrit dans une lettre de suicide cette chose si belle, si déchirante : « Si je ne donne pas signe de vie / pendant un mois / sache qu’on meurt comme pourrit / un oignon, une chaise, un chapeau ».
C’est morbide, mais c’est ce qui le tient encore, jusqu’au bout, des textes, et ce qui l’écrase aussi, terriblement. Vesper n’a pas su trouver sa forme, sa voix, écrasé par les falsifications, les atrocités de son père, Will Vesper, poète nazi.
Dans mes livres précédents, avant L’Homme qui brûle, j’utilisais les figures (Ali, Fassbinder…) comme des sortes de masques. A la manière de ce livre au si beau titre, Portrait de l’artiste en jeune chien, de Dylan Thomas, c’étaient des autoportraits en Pialat, Nico etc., avec un recours au détournement, à la citation remaniée, au collage. Comme si j’avais eu besoin de tous ces grands aînés (très variés : de Debord à Pierre Jean Jouve) pour m’autoriser à parler.
J’ai essayé d’y aller plus franchement dans L’Homme qui brûle, en déplaçant la focale du Fascinant au Fasciné.
CM : Lors d’une conférence à la maison de la poésie en 2014, la question vous été posée de savoir comment la littérature pouvait agir sur le monde. Vous avez répondu en faisant référence à Spinoza et à l’idée de joie. Pourriez-vous développer un peu cette idée ?
Il y a un apparent paradoxe entre la colère, voire la souffrance de vos personnages, l’incompréhension à laquelle ils se confrontent et l’idée d’un « passage d’une moindre à une plus grande perfection ».
AL : Je pense qu’on passe sans cesse très vite « d’une moindre à une plus grande » et « d’une plus grande à une moindre perfection ».
La joie n’est pas acquise. Elle est arrachée.
CM : Quelques mots du livre à paraître ?
AL : Je déplace la focale : de la figure fascinante (les figures des romans précédents) au fasciné, qui passe au premier plan.
Éduqué à mort, comme le Mars de Fritz Zorn, le héros du roman, Luc Jardie, a été transformé en une machine à concours, – pur produit des projections de sa mère, il est une « brique » sans mémoire, sans corps, sans affect. Trente ans plus tard, dans un avenir proche (aucune date n’est précisée dans le roman), les schémas autoritaires et faschistoïde de son éducation ont triomphé partout autour de lui, comme si sa mère elle-même avait pris le pouvoir dans le pays. Il règne à Paris un mélange d’autoritarisme strict, de militarisation de l’espace public et d’infantilisation extrême, doublés d’un contrôle étroit des corps (une alliance de 1984 et de Walt Disney).
Pour survivre à cela, mon personnage essaie alors de convoquer dans un seul livre toutes les fantômes qui le hantent, toutes ses obsessions : Münzer, déjà évoqué, mais aussi Alain Delon, le porno californien, l’apocalypse et sa mère.