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Bouveresse, raison, connaissance et vérité

Jacques Bouveresse

Le philosophe Jacques Bouveresse (1940-2021) enseigna tout à tour à l’université de Paris I (1966-1971, 1975-1979, 1983-1995), à l’université de Genève (1979-1983) et au Collège de France (1995-2010). Il a sans cesse promu les valeurs de la vérité, de la connaissance et de la rationalité. Ces trois notions furent développées par lui, dans le sillage, notamment, de ses lectures de la philosophie et de la littérature autrichienne du 20e siècle. Son nom est associé en France à la philosophie analytique anglo-saxonne. Il s’en amusait, rappelant que la majeure partie de ses écrits portent sur des philosophes autrichiens ou allemands.

Vrai et tenir pour vrai

La vérité d’abord : Bouveresse constata à plusieurs reprises que cette valeur reculait dans notre monde contemporain, séduit par l’ère du soupçon. Avec elle, c’est la recherche de la précision et de l’exactitude qui se trouve « remplacée » par la notion de sincérité : « Nous en sommes arrivés aujourd’hui à une situation préoccupante, dans laquelle la sincérité de la croyance semble autorisée à remplacer sa vérité et à dispenser de toute obligation de donner des raisons » (Entretien avec Yann Schmitt, A propos de Que peut-on faire de la religion ? 2011). « L’homme imprécis » que Musil a si bien décrit, peut être tout à fait sincère, c’est-à-dire en pleine correspondance entre ce qu’il exprime et ce qu’il pense, mais cela ne suffit pas pour que la vérité soit pour lui un bien intrinsèque, comme elle l’est pour « l’homme exact ». L’exactitude exige donc plus que la sincérité : elle exige un contrôle des investigations, une justification des croyances, en somme une quête de la vérité.

Dans son livre intitulé Nietzsche contre Foucault, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir (2016), J. Bouveresse note que la distinction entre le tenir pour vrai d’une part, et la vérité d’autre part s’est estompée au point de donner lieu à une confusion entre la vérité et la « volonté de vérité », entendue comme un effet de pouvoir. Tout en reconnaissant à Michel Foucault le mérite d’avoir mené des combats tout à fait estimables, comme celui en direction des prisons, Bouveresse n’a cessé de pointer le danger théorique de réduire la vérité à « un tenir pour vrai », et donc à un effet de pouvoir humain sur la vérité. Empruntant à Gottlob Frege la distinction entre « le tenir pour vrai « (für wahr halten) et la vérité (Wahrheit), il a creusé le fossé qui les sépare pour bien marquer la dichotomie du vrai et du faux, comme on séparerait la droite de la gauche. C’est au Kant du « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » que Bouveresse emprunte cette analogie entre l’inscription en nous de la distinction entre la droite et la gauche et celle non moins fondamentale entre le vrai et le faux. De façon inattendue pour un lecteur français qui se serait habitué à voir en Nietzsche le philosophe du soupçon, ayant pris ses distances avec la vérité au profit d’une interprétation indéfinie des choses, Bouveresse insiste au contraire sur l’engagement pour le vrai de Nietzsche qui disait explicitement que peu de gens étaient capables de supporter la vérité. « Il a fallu s’arracher de haute lutte chaque pouce de vérité, il a fallu lui sacrifier presque tout ce à quoi tient notre cœur, notre amour, notre confiance en la vie. Il y faut de la grandeur d’âme : le service de la vérité est le service le plus exigeant. Être probe dans les choses de l’esprit, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire être sévère pour ses inclinations, mépriser « les beaux sentiments », faire de chaque oui, de chaque non, un cas de conscience » (Nietzsche, L’Antéchrist) ou encore : « Quelle dose de vérité un esprit peut-il supporter ? Quelle dose de vérité peut-il risquer ? Voilà qui devient pour moi le vrai critère des valeurs » (idem). La vérité est donc une affaire de « dose » et non de sentiment. Déjà Kant avait pointé, face aux débordements mystiques d’un savant comme Swedenborg, « ce sentiment mystérieux de vérité », cette « intuition transcendante » qui prend « le nom de croyance, sur lesquels tradition et révélation peuvent être greffées sans l’accord de la raison », et se développant là où l’expérience ne peut rien décider.

Le pays des possibles

Certes un scepticisme peut s’exprimer. Il concerne non la vérité elle-même, mais notre connaissance de la vérité. On dira alors : la vérité est-elle affaire seulement de cohérence ? Se résorbe-t-elle dans la correspondance entre ce que nous disons et ce qui est ? Est-elle pure redondance, l’essentiel se jouant dans les connaissances elles-mêmes, dans les domaines particuliers de leur application ? Ces questions, légitimes, ne peuvent fragiliser l’attachement à la vérité. Celui-ci se manifeste dans les connaissances que nous acquérons, au premier chef desquels la connaissance scientifique. Bouveresse, proche ici de Russell, pensait que la philosophie n’avait pas à être le miroir de nos désirs. Elle était plutôt compréhension du monde, mais il retient aussi de Wittgenstein l’idée selon laquelle si une logique comme celle qui est déployée dans le Tractatus logico-philosophicus (1921) pouvait donner une vision du monde, cette vision devait être « correcte », donc aussi bien scientifique qu’éthique.

Cette vision est inséparable du langage dans lequel nous l’exprimons. La chaire occupée par Jacques Bouveresse au Collège de France portait le titre de « Philosophie du langage et de la connaissance ». C’est en lecteur inlassable de Wittgenstein que Bouveresse assure le lien entre ces deux termes. La connaissance est une affaire de décision langagière relative au jeu de langage que nous décidons de jouer. Cette décision se fait selon des règles ; elle n’est pas pure création libre de concepts. La connaissance poursuivie est toujours réglée par une grammaire spécifique qui s’inscrit elle-même dans la longue histoire naturelle des hommes. Ces messages venus de Wittgenstein ont permis à Bouveresse d’explorer divers champs de la connaissance et de la pratique humaines : des mathématiques à la logique, en passant par la littérature, la religion ou l’anthropologie. A chaque fois la méthode déflationniste est mise en œuvre, elle consiste à s’interroger avec une « ascèse sémantique » — selon l’expression de J. Hintikka—, sur ce que les concepts en usage indiquent, non sur la manière qu’ils ont de nous exciter ou de nous entraîner dans un conflit idéologique d’opinions. La recherche de la référence déjoue le conflit d’opinions, même si la référence elle-même peut se révéler, par moments, opaque ou incertaine. Bouveresse avait bien conscience que l’indécision ou l’incertitude promues par une recherche rationnelle de la connaissance pouvaient donner lieu à une frustration. Et celle-ci était telle que, le besoin de certitude restant insatisfait, beaucoup de gens se précipitent dans l’irrationnel ou l’hyper-rationnel : en tournant le dos à la raison incertaine (irrationalité), ou en cherchant une explication dogmatique à tout (hyper rationalité). Lecteur assidu de Lichtenberg, il aimait citer ce passage de cet Aufklärer du 18e siècle, qui assistait à son époque déjà, impuissant, à des formes de crépuscule des lumières, tout comme Kant : « Une des applications les plus étranges que l’homme ait faites de sa raison est sans doute celle de considérer comme un chef d’œuvre le fait de ne pas s’en servir, et, né ainsi avec des ailes, de les couper et de se laisser tomber comme cela du premier clocher venu ». Plus d’une fois, sous la plume de Bouveresse, cette phrase de Lichtenberg revient, comme un leitmotiv. Comme un appel sourd à une vigilance. Un exemple de cette mise de soi sous tutelle fustigée par ces deux Aufklärer allemands, serait aujourd’hui, la manière dont les créationnistes utilisent les incertitudes justifiées de l’évolutionnisme pour se lancer, sans justification aucune, dans des opinions que la science a cependant bel et bien falsifiées. Bouveresse retenait de la science le message humble qui consiste à accepter de ne pas savoir, quand les conditions ne sont pas réunies pour une connaissance précise. Il ajoutait même que la science reconnaît « ne pas savoir non plus si elle pourra un jour ou non savoir ».

Cette imprédictibilité liée à la recherche continue de la précision est souvent inaudible pour celles et ceux qui ont une soif de certitude. Or, pour reprendre l’exemple de l’évolutionnisme, s’il est aujourd’hui acquis que les espèces naturelles évoluent, on est loin de savoir comment elles évoluent. L’ignorance structurelle de la manière dont les espèces évoluent fait partie de la science. Le reconnaître n’est pas une raison pour se détourner de la raison et aller chercher des explications irrationnelles ou hyper rationnelles, à la manière d’une raison qui poursuit, sans faits, ni données, une route qui ne la mènera qu’à des sophismes. Le reconnaître c’est au contraire continuer de gagner, certes de manière lente et fragmentaire, quelques pans de précision et d’exactitude, à défaut de certitude. L’article que Bouveresse a consacré à Boltzmann met l’accent sur les conséquences épistémologiques du darwinisme selon le physicien : Boltzmann considérait en effet que l’acquis majeur de la théorie darwinienne était d’inscrire dans l’histoire les « lois de la pensée », faisant de celles-ci de simples « habitudes de pensée héritées ». Une telle attitude fait ainsi la part belle à ce que nous ignorons de manière structurelle : ce que ces lois deviendront, soumises qu’elles sont, comme tout ce qui est naturel, à une évolution par nature imprédictible.

Je souhaiterais rapprocher ici Jacques Bouveresse de Bertrand Russell. Celui-ci disait, à la fin des conférences sur La philosophie de l’atomisme logique (1918) que la philosophie s’occupait de ce qui pourrait être vrai, cette possibilité, une fois appropriée et réalisée par les sciences, cessait alors d’être philosophique pour devenir scientifique. C’est donc toujours vers un « far West » vers des contrées possibles que va la philosophie. Bouveresse dit sensiblement dans le passage suivant quelque chose de semblable : « Dans le langage du réalisme, on dirait que le scientifique cherche en fin de compte à savoir quelles sont les possibilités qui sont réalisées, alors que le philosophe s’arrête pour sa part à la possibilité elle-même et s’efforce simplement de percevoir le réel sur un fond de possibilités plus vastes » (Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin, 2000, Editions Agone, p.239).

Honorer la référence : littérature, religion

Quand Bouveresse abordait les questions relatives à la littérature, à la religion ou à l’anthropologie, il avait toujours ce même souci de savoir ce que les mots désignaient ou indiquaient et non ce qu’ils excitaient en nous. Il y a là une forme d’éthique du savoir qu’il partageait avec des philosophes comme Bernard Williams. Il pensait que la technicité de la philosophie valait mieux que le langage obscur où elle se complaisait parfois, empruntant un langage oraculaire. Bouveresse n’épousait pas pour autant les radicalités philosophiques des membres du cercle de Vienne qui voulaient adopter une « vision scientifique du monde ». S’inspirer de la méthode et du discours scientifique ne signifie pas substituer cette méthode et ce discours à toute démarche cognitive. Bouveresse a largement contribué à réhabiliter l’aspect référentiel en littérature, la faisant échapper à sa simple fonction expressive, convaincu, comme Iris Murdoch, du lien profond entre forme littéraire et valeur éthique, non que la littérature consistât en propositions éthiques— ce serait comme laisser le prix sur un cadeau, disait Proust—mais simplement parce que la littérature est le champ d’évaluations éthiques qui, parce qu’elles imbibent la vie, trouvent leur expression dans l’œuvre littéraire.

Intéressé par la religion, Bouveresse a écrit des textes dans une veine plus russellienne que wittgensteinienne, distinguant sans relâche le sentiment religieux, toujours respectable, des dogmes et des institutions religieuses, qu’il soumettait à une critique rationnelle, persuadé que, quel que soit le domaine où se déploie la croyance humaine, celle-ci devait être justifiée, devait donner ses raisons, et même être soutenue en proportion des raisons qu’elle donnait d’elle-même. Il ne s’agit pas de raisons qui vont contraindre quiconque, encore moins de prescrire une conduite de vie, mais il n’est pas absurde de penser que l’on puisse demander à quelqu’un ses raisons de croire, sans penser qu’on exerce un quelconque pouvoir coercitif sur lui. La simple liberté de croire, revendiquée comme un étendard, voulant faire fi des raisons de croire, lui semblait aussi suspecte que l’était, sur le plan du langage, la revendication d’une libre création affranchie de toute règle d’usage. La métaphore elle-même suppose des règles d’usage. Bouveresse n’hésita pas à citer Maxwell, auteur inattendu pour parler de la métaphore, mais auteur qui en a fait usage pour parvenir à traduire les équations de l’électricité en celles du magnétisme : « Maxwell a écrit que : « La caractéristique d’une métaphore véritablement scientifique est que chaque terme dans son usage métaphorique conserve toutes les relations formelles qu’il pouvait avoir dans son usage originel avec les autres termes du système » ». (Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, 1999, p.67)

Quand Bouveresse s’est attaqué aux prodiges et aux vertiges de l’analogie, titre d’un de son ouvrage paru en 1999, fustigeant l’usage malencontreux par certains philosophes de concepts scientifiques comme celui de « complétude » d’un système formel avancé par K. Gödel, il visait avant tout cet usage lâche de l’analogie qui fait que tout a un degré de ressemblance avec tout, dans une indistinction que la raison ne saurait approuver. Je dis bien « la raison », car multiplier, comme la postmodernité le fait, les formes de rationalité, c’est subrepticement, lui semblait-il, introduire de l’irrationnel. Musil disait que si la bêtise ne présentait pas toutes les apparences de l’intelligence, personne ne voudrait se dire bête. Bouveresse reprend cela pour l’irrationnel. Si celui-ci ne présentait pas toutes les apparences de la rationalité, qui voudrait se dire irrationnel ? Reste que le repérage du basculement dans l’irrationnel et les frontières entre le rationnel et l’irrationnel sont des tâches difficiles auquel le philosophe doit s’atteler.

Anthropologie, mythologie

Quant à l’anthropologie, c’est sur deux fronts que Bouveresse mène son enquête. Le premier front est constitué par la manière qu’il a eue de suivre Wittgenstein dans sa critique de Frazer, titulaire de la première chaire d’anthropologie sociale ; Frazer qui, dans le Rameau d’or, pensait que l’âge de la science nous libérerait de la pensée primitive de ceux qui structurent leur monde par la magie, la superstition, et la mythologie. Le second front, très différent du premier, est constitué par la façon dont Bouveresse développe sa critique de la postmodernité en prenant appui sur la manière dont Spengler, Heidegger, Wittgenstein, Kraus ont débrouillé leur rapport à la modernité. Ces deux fronts sont unifiés par une critique de la mythologie. Il ne s’agit pas de la mythologie fustigée par Frazer. Au contraire. Il s’agit d’une mythologie difficile à repérer : « La difficulté particulière de la philosophie tient au fait qu’elle doit être une anti-mythologie s’exerçant contre une mythologie qu’elle a pour l’essentiel suscitée elle-même à partir des formes de notre langage, c’est-à-dire de cet étonnement devant le fonctionnement de notre langage qui est tout à fait comparable à celui des primitifs devant les phénomènes « naturels » » (Essais 1, op.cit, p.510). La tâche est difficile aussi comme le montre l’entreprise psychanalytique : « il n’y a pas de mythologie plus puissante que celle qui naît d’une entreprise de démythification, et rien de plus suspect qu’une philosophie du soupçon. » dira-t-il à propos, moins de Freud que de ce que les philosophes ont fait de leur lecture de Freud. (Essais1, op.cit., p. 97).

Ces tâches sont difficiles car, selon J. Bouveresse, nous avons un rapport magique au langage et à ses pouvoirs, du fait que nous négligeons son fonctionnement réglé. En suivant Wittgenstein à la trace, notamment dans l’ouvrage intitulé La force de la règle (1987), Bouveresse s’est attaqué aux mythologies propres à notre usage du langage, et plus généralement à celles qui sont liées au symbolisme mathématique. Le rapport magique au langage vient de ce que nous pensons que les significations des expressions que nous utilisons sont d’emblée données, qu’elles sont tapies dans ces expressions elles-mêmes ; or les propositions mathématiques sont des normes et non des énoncés relatant une réalité pré-donnée. L’idée que les règles d’usage de nos mots seraient assujetties à des significations préétablies qui s’imposeraient à nous et que nous n’aurions qu’à découvrir, puisqu’elles sont dans les choses mêmes, était non seulement étrangère à Wittgenstein, mais c’était là le type même d’idée qu’il combattait.

En dénonçant le rapport magique au langage, Bouveresse dénonce aussi notre relation magique au « langage » que nous attribuons au cerveau. Dans un des textes de l’ouvrage de 1995, Langage, perception et réalité, texte intitulé « Ce que l’œil dit au cerveau », il reprend l’analyse d’Antony Kenny sur « le sophisme de l’homoncule », sophisme selon lequel on « postule en quelque sorte à l’intérieur de l’homme des réductions d’homme auxquelles on attribue les fonctions de l’homme entier et à l’aide desquelles on croit pouvoir expliquer l’expérience et le comportement humain » (p.315). Ainsi considérer le cerveau lui-même comme utilisant un langage relève de ce sophisme dans la mesure où on en fait « un pseudo-sujet percevant »: s’il est vrai de dire que le cerveau « contient » une information, peut-on aller jusqu’à dire qu’il la « connaît »? Bouveresse s’inspirant là aussi bien de Kenny que de Putnam, décrit l’esprit comme un « système de capacités ». En définitive, « ce ne sont pas l’œil ou le cerveau eux-mêmes qui sont intelligents. C’est à leur possesseur, en tant que son comportement manifeste la présence de capacités adaptatives d’un certain type, que l’on attribue à proprement parler l’intelligence perceptuelle » (p.404).

Dans le labyrinthe du commentaire

On le voit, en commentant ses contemporains, Bouveresse fraie sa voie. C’est en expliquant inlassablement Wittgenstein, en éclusant une à une les interprétations de Hintikka, de Dummett, de von Wright, ou encore de Cavell que Bouveresse parvient à l’idée d’une autonomie de la grammaire propre à Wittgenstein, une autonomie qui n’est ni un « conventionnalisme pur et dur », ni un langage autoréférentiel. L’autonomie de la grammaire signifie que les règles en usage sont stipulées, et qu’elles ne sont pas contraintes par une signification qui s’imposerait à nous, leur force venant plutôt du fait qu’on les suive constamment, selon une nécessité inventée et non selon une nécessité donnée par la nature ou par un « corps de significations ». Le point de vue externe sur la nécessité qui est celui mis en avant par Cavell ne doit pas fragiliser les formes de l’adoption des règles.

Mais quelle est, demandera-t-on, la position de Bouveresse lui-même, dans ce méandre d’interprétations exposées et soumises au scalpel de sa critique ? Elle est à lire d’abord techniquement dans les embarras laissés par les textes de Wittgenstein : tous les commentateurs reconnaissent aisément qu’il n’y a pas, selon Wittgenstein, une main invisible derrière les signes, mais Bouveresse a été le seul, me semble-t-il, à indiquer la difficulté suivante : ce n’est pas parce qu’il est difficile de décrire la manière dont la réalité contraint le langage qu’il en résulte que la réalité ne contraigne pas le langage. La position de Bouveresse est aussi à lire dans sa critique inlassable de la croyance en la magie et en la liberté d’un langage qui se mettrait en roue libre chez des auteurs qui confondent le déni des règles avec la libre création. Ces deux vers du poète Grillpazer, que Wittgenstein appréciait, résument bien la situation : « Au lieu d’apprendre comme il faut et silencieusement du grammairien / Tu admires à grands cris l’homme de liberté ». D’un point de vue méthodologique enfin, J. Bouveresse fut aussi inventeur d’une forme bien particulière du commentaire philosophique. Autrefois, quand, dans la période médiévale, on produisait un grand commentaire, on le faisait diachroniquement, en restituant toutes les interprétations auxquelles tel ou tel passage d’Aristote avait donné lieu : d’Alexandre d’Aphrodise, en passant par Themistius, Simplicius, ou encore Averroès. Bouveresse fait ce travail de manière synchronique : ce sont ses contemporains qu’il met en débat dans ses commentaires et c’est à travers leurs positions et les critiques qu’il leur adresse qu’il fraie sa voie.

Quand il reprenait, en les critiquant, Spengler aussi bien que Heidegger, indiquant que la force de Wittgenstein et de Kraus est dans « l’ascèse sémantique » et la position déflationniste à l’égard des faits historiques, c’est bien encore une mythologie du langage qui est, par lui, fustigée. Comment ne pas entendre la critique de Bouveresse lui-même contre des tendances caractérisées de certains de ses contemporains qui s’instituent comme journalistes et prophètes, dans le passage suivant concernant Wittgenstein : « Alors que Heidegger et Spengler ont rêvé tous les deux à un moment donné, chacun à leur façon, de jouer en quelque sorte le rôle du Führer spirituel, de l’autorité intellectuelle et morale, chargée, si l’on peut dire, de guider le guide (« den Führer führen »), il est clair que Wittgenstein a cherché au contraire par tous les moyens à dissocier rigoureusement le travail du philosophe de toute intention ou prétention de ce genre et qu’il considérait la tentation d’assumer, « dans une époque comme la nôtre, le rôle du Grand Prêtre, du prophète ou du sauveur, à la fois comme une faute de goût et une tricherie caractérisée.  » (« Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin, p. 182) ?

L’ultime ascèse est de croire que la philosophie n’a pas à régler les problèmes d’une époque, ni à se lamenter sur le supposé déclin d’une culture ou d’une civilisation. Cela n’interdit bien sûr pas de nourrir toujours l’entreprise de la raison et de se souvenir que dans la grande tradition de l’humanité, certaines occurrences d’un riche humanisme ont pu s’illustrer comme l’indique McIntyre, cité par Jacques Bouveresse dans sa conférence « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?», conférence donnée à l’Université de tous les savoirs (UTLS): « McIntyre observe que ce qui est partagé en fait de moralité par les membres des sociétés individualistes, utilitaristes et hédonistes dans lesquelles nous vivons est remarquablement pauvre. Cela tient pour lui au dépérissement et à l’oubli de traditions qui avaient été capables de développer une conception nettement plus substantielle et plus riche de la moralité, en particulier la tradition aristotélico-scolastique ». Bouveresse, scolastique ? Oui, si vivre c’est vivre sous la conduite de l’intellect.

C’est le moment de conclure en revenant sur l’analogie. Frege, dans un dialogue avec le théologien Pünjer sur l’existence (1884), indiquait que l’on se « cassait le nez » sur de « fausses analogies » quand on ne prenait pas garde à l’usage des signes, et qu’on se laissait entraîner par un langage qui exerce sur nous toute son emprise. C’est bien cette leçon couplée à celle venue de Wittgenstein, selon laquelle nous ne cessons de nous faire des crampes mentales à chaque fois que nous cherchons à penser l’impossible sans y parvenir, que Bouveresse n’a cessé de donner. Cette leçon se fait selon l’usage d’une raison modeste et précise, à travers un langage réglé et incarné. Bouveresse était porteur (träger) de cet usage. Ses lectrices et ses lecteurs le porteront à leur tour, possiblement et indéfiniment.

Bibliographie succincte

  • 2016 : Nietzsche contre Foucault, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone.
  • 2012 : Qu’est-ce qu’un système philosophique ? Cours 2007 & 2008, La philosophie de la connaissance au Collège de France.
  • 2012 : À temps et à contretemps. Conférences publiques, La philosophie de la connaissance au Collège de France.
  • 2011 : Essais VI. Les lumières des positivistes, Agone.
  • 2011 : Que faut-il faire de la religion ?, Agone.
  • 2008 : La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Agone.
  • 2007 : Satire et prophétie. Les voix de Karl Kraus, Agone.
  • 2007 : Peut-on ne pas croire ? Sur la croyance, la foi et la vérité, Agone.
  • 2006 : Essais V. Descartes, Leibniz, Kant, Agone.
  • 2004 : Langage, perception et réalité. Tome 2 : Physique, phénoménologie et grammaire, Jacqueline Chambon
  • 2000 : Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin, Agone.
  • 1999 : Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Raisons d’agir.
  • 1998 Le Philosophe et le réel: entretiens avec Jean Jacques Rosat. Paris: Hachette.
  • 1999 La philosophie naturelle de Boltzmann , Philosophia Scientiæ, tome 3, no 2 (1998-1999), p. 9-30
  • 1998 : Le Pays des possibles. Wittgenstein, les mathématiques et le monde réel, Minuit.
  • 1996 : La Demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ?, L’Eclat.
  • 1997 : Dire et ne rien dire. L’illogisme, l’impossibilité et le non-sens, Jacqueline Chambon.
  • 1995 : Langage, perception et réalité. Tome 1. : La perception et le jugement, Jacqueline Chambon.
  • 1993 : L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire, L’Éclat.
  • 1991 Philosophie, mythologie et pseudo-science: Wittgenstein lecteur de Freud. Nîmes: Éditions de l’éclat.
  • 1987 : La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité Minuit.
  • 1984 : Rationalité et cynisme, Minuit.
  • 1976 : Le Mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Minuit ; 2ème édition, avec une nouvelle préface, 1987.
  • 1973 : Wittgenstein : la rime et la raison. Science, éthique et esthétique, Minuit.
  • 1971 : La Parole malheureuse. De l’alchimie linguistique à la grammaire philosophique, Minuit.
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