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La non-domination, la France et ses illusions

A propos de : Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains ! Paris, Seuil, 2010, p.10.

Cet ouvrage de Cécile Laborde reprend son précédent travail, Critical Republicanism, The Hijab Controversy and Political Philosophy, paru en langue anglaise en 2008. C’est à partir d’un double point de vue que cette Française, enseignant au Royaume-Uni, interroge la réalité du « républicanisme français », dont la vie politique hexagonale se réclame si souvent. La loi du 15 mars 2004, interdisant le port ostentatoire de signes religieux dans les écoles publiques, en est l’occasion. En effet, sa justification en France s’est faite au nom des idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. Pourtant elle est largement critiquée, notamment à l’étranger, comme une oppression illégitime et révélatrice des travers des idéaux républicains eux-mêmes, qui devraient alors être remplacés par les arguments libéraux ou multiculturalistes. Au contraire, Laborde entend soutenir la validité de ces idéaux, mais sans défendre la loi de 2004 pour autant. Tandis que la France se considère comme l’incarnation même des idéaux républicains, l’observation des pratiques françaises actuelles doit montrer toute la distance qui nous en sépare : cette loi de 2004 ne repose que sur une utilisation frauduleuse des principes républicains, sans rapport avec les situations réelles. Contre une instrumentalisation du républicanisme, Laborde nous appelle à redécouvrir ce que c’est qu’être républicain, car il nous reste encore à le devenir.

Afin de clarifier un message républicain brouillé, Laborde distingue en quoi les trois grands principes du républicanisme – liberté, égalité et fraternité – sont impliqués dans les débats sur la loi de 2004. Elle le résume en trois questions :

émanciper les enfants (et en particulier les jeunes filles) de la culture ou de la religion inculquées par leur famille est-il un des buts légitimes de l’éducation républicaine ? […] En quoi la séparation entre la sphère publique et le religieux garantit-elle l’égal respect de tous les citoyens, croyants et non-croyants ? […] L’expression publique des différences identitaires compromet-elle l’identité et la solidarité nationale ? (p.10)

Si les deux premières interrogations renvoient directement à une analyse de la laïcité républicaine, la troisième ouvre sur une question sociale, pour laquelle la religion n’est qu’un des aspects d’une discrimination plus large. L’interrogation des causes structurelles du problème y est plus claire : comment la République devrait-elle traiter les citoyens, différents, qui la composent ? Il était difficile de s’y tromper, et Laborde en est évidemment bien consciente. La question est celle, profonde, du sens de la république en France, face aux différences des populations immigrées, et plus précisément musulmanes. Cachés derrière la généralité de la loi, les législateurs visent en réalité, sous ces « signes religieux ostentatoires », le seul foulard musulman1. Étudiant tour à tour chacune de ces trois problématiques au prisme du hijab, Laborde fait ressortir dans le débat deux formes différentes de républicanisme : classique et tolérant. Mais l’affrontement de ces positions n’est que l’occasion d’en montrer les failles symétriques. Seule la présentation d’une forme authentique de républicanisme, le « républicanisme critique » permettra de comprendre les arguments qui devraient présider à une discussion républicaine sur le hijab. Pourquoi, donc, l’interdiction du hijab ne serait-elle pas républicaine ?

Le débat français : républicanisme classique contre républicanisme tolérant

La première position affirme que le hijab est une atteinte aux principes fondamentaux de la république, et est à l’origine de l’adoption de la loi de 2004. Laborde la nomme « républicanisme officiel », ou « classique », sans renvoyer à l’Antiquité, mais à la Troisième République, âge d’or supposé des républiques françaises post-révolutionnaires. En effet, on reconnaît aisément, dans la description de Laborde, les traits du républicanisme du XXème siècle commençant. Il définit la liberté comme émancipation par rapport à l’obscurantisme et à l’ignorance. L’État se doit donc de garantir l’éducation à l’autonomie rationnelle de ses citoyens : il est l’instituteur de la modernité éclairée par la raison, libérant les hommes des autorités traditionnelles – famille, religion, communauté culturelle. L’école est alors le sanctuaire où sont formés les citoyens, et doit par conséquent être protégée des ténèbres de la superstition archaïque. Renforcé par les analyses sociologiques qui représentent le hijab comme une domination religieuse et patriarcale, et donc comme une atteinte au statut de la femme comme citoyenne égale, il ne peut que condamner cette pratique, au nom de la liberté républicaine. C’est ce que Laborde appelle « laïcisme ».

Selon cette optique, le hijab est également une offense à la loi de 1905 de séparation de l’État et des religions, censée garantir l’égalité entre croyants et non-croyants. Dépassant alors le libéralisme égalitaire, elle établit la primauté de la sphère publique laïque : l’espace public français est placé sous le signe d’une éthique publique séculière, intimant de ne pas y importer d’argument religieux. On peut alors parler d’une « doctrine de la conscience », qui limite les actions des citoyens, et non pas seulement d’une « doctrine de séparation ». L’interdiction du foulard répond donc à la protection de cet espace public non-sectaire.

Enfin, le républicanisme classique repose sur une conception de la nation civique, et non pas ethnique : on ne devient pas français par droit du sang ou du sol, mais par socialisation. Fondé sur le refoulement des identités particulières dans la sphère privée, et par conséquent sur l’aveuglement aux différences, il considère le hijab comme une crise de l’intégration, c’est-à-dire comme signe de refus du principe de réciprocité commandant à la logique de l’assimilation et ultimement comme étendard d’un islamisme radical anti-occidental.

Mais le débat français montre que cette conception ne résume pas l’ensemble du républicanisme. Les mêmes principes de liberté, d’égalité et de fraternité sont défendus dans des termes tout autres, militant cette fois pour l’autorisation sans restriction du port du hijab. Ce que Laborde nomme « républicanisme tolérant » se réclame de l’observation des faits, et affirme que le républicanisme classique est trop abstrait : ses interprétations idéalisées ne rendent pas compte de l’état réel du monde moderne, qui doit nous obliger à accepter le pluralisme éthique comme fait moral indépassable. Nous devrions par conséquent adopter une position neutraliste, selon laquelle le laïcisme n’est qu’une théorie du bien parmi d’autres. D’autant plus que l’interprétation « laïciste » du fait du foulard est erronée. C’est un symbole, et en tant que tel, ce n’est pas lui qui cause des souffrances, mais seulement certaines de ses interprétations. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un retour au traditionalisme comme obscurantisme ancien dépassé par la modernité, et donc comme anachronisme. Toute foi n’est pas une oppression, même volontaire. Issue de l’anticléricalisme, l’antinomie entre individualisme laïque moderne et communautarisme religieux archaïque est par trop simpliste. De plus l’individu ne se construit pas par arrachement complet à son identité communautaire. Il est libre dès lors qu’il exerce un minimum d’autonomie procédurale, sans considération du contenu du choix. Interdire le port du foulard est alors une atteinte à la liberté, et une incompréhension du phénomène lui-même. La domination d’un certain impérialisme culturel remplace la domination sexuée que le républicanisme classique croyait combattre.

Sur le plan de l’égalité, la « laïcité ouverte » pense que la mission éducatrice de l’école doit être illustrée par la tolérance, et non par l’interdiction. Se décrivant comme le véritable idéal républicain de laïcité, le républicanisme tolérant critique la doctrine de la conscience, qui trahirait la liberté de conscience que la loi de 1905 devait protéger. Le républicanisme classique a abandonné la laïcité pour l’anticléricalisme. Laborde explique alors en quoi la limitation de l’expression religieuse est justifiée dans le cas des professeurs, qui sont des agents publics représentant un État neutre, mais pas dans celui des élèves, qui sont des usagers de l’école. Une version plus radicale de cette critique attaque l’idéal de séparation lui-même : la laïcité ne serait qu’une idéologie imaginée, sans rapport avec la réalité. La France n’est pas laïque, mais vit sous un régime de « catho-laïcité », souvenir du rôle privilégié de l’Église catholique en France. D’autre part, le rôle public des religions a aujourd’hui changé. Dans nos sociétés aux éthiques plurielles, et dans un contexte de crise des valeurs de l’humanisme civique, le républicanisme doit reconnaître la contribution des groupes religieux à la vie publique et promouvoir un traitement plus équitable de la communauté musulmane. Ces éléments justifieraient donc de remplacer l’égalité par l’équité, de développer des traits plus délibératifs, et d’équilibrer les privilèges entre religions, sans rester prisonnier des illusions du début du XXème siècle. Cette adaptation de la laïcité aux réalités sociales passe alors par le modèle du « consensus par recoupement » rawlsien.

En ce qui concerne la fraternité, le républicanisme tolérant critique le modèle d’intégration national du républicanisme classique comme étant un ethnonationalisme, hérité du colonialisme. Les présupposés culturels de la majorité historique n’interrogent pas le passage constant, dans les discours, des valeurs universelles aux valeurs « franco-françaises ». Ce modèle essentialise les traits des populations à intégrer et en fait des cibles de discriminations ethniques2, qu’il refuse de reconnaître – refus des statistiques ethniques. Plus encore, le républicanisme tolérant affirme que l’identité ethnique n’est pas un fait social préexistant, mais bel et bien le produit d’une stigmatisation. La conjonction de ces trois arguments légitimerait alors l’autorisation sans restriction du port de signes religieux à l’école, et milite pour une apologie de la diversité et une rectification des inégalités réelles.

Bien que l’on puisse s’interroger sur le schématisme et la conformité de la description de ces deux positions, il nous semble que nous pouvons, provisoirement, l’accepter. En effet, l’intérêt de ce texte ne se résume pas à un effort de classification, mais dans les traits du troisième républicanisme, que les deux premiers mettent en lumière. Ils délimitent les lignes de force, et quand bien même ils ne seraient identifiables chez aucun auteur précis, ils dessinent les contours d’une théorie respectueuse des principes républicains.

Le principe républicain : la non-domination

Ce qui manque au républicanisme classique est une théorie sociale, qui mette à nu les imperfections de la république « réelle » par rapport à la république « idéale ». De son côté, le républicanisme tolérant pèche par excès de pragmatisme (ou de virulence critique) et peine à articuler la critique sociale à l’application des principes républicains normatifs. En somme, le républicanisme classique souffre d’un déficit sociologique, et le républicanisme tolérant souffre d’un déficit normatif3.

Laborde fait ressortir que le républicanisme tolérant critique la méprise commise par le républicanisme classique, qui croit ne défendre que des idéaux universels, alors que nombre de ses valeurs expriment en réalité les travers de celles de la France du début du XXème siècle. Mais le républicanisme tolérant doit lui aussi être dépassé. Selon Laborde, il omet d’interroger le statut de la femme par respect pour la subjectivité individuelle, et court ainsi le risque d’une perpétuation de la domination masculine. Il prône l’élargissement des privilèges du catholicisme aux autres religions sans se questionner sur la légitimité de ces derniers, et il s’abandonne à une apologie de la diversité sans réfléchir aux causes du manque de diversité lui-même.

Apparaît alors en creux le principe premier du républicanisme, que Laborde met explicitement au cœur de son ouvrage : la non-domination. Elle se réclame alors de la thèse républicaniste récente la plus importante, développée par Philip Pettit, selon laquelle on est libre lorsqu’on n’est pas soumis au pouvoir arbitraire d’autrui4. Pettit dégage deux dimensions qui, pour Laborde, permettent de reposer les termes du républicanisme. La non-domination est tout d’abord l’absence de pouvoir arbitraire. Elle ne s’oppose donc pas au règne de la loi, qui est un pouvoir légitime, mais à celui, discrétionnaire, résidant dans le bon-vouloir des maîtres. La seconde dimension est celle de la prise en compte de l’intersubjectivité. C’est, selon Pettit, « la capacité de regarder l’autre les yeux dans les yeux »(p. 49). Sans reprendre les termes des théories de la reconnaissance multiculturalistes qui, selon Laborde, essentialisent les identités, la non-domination forme une notion collective, et non pas individualiste, de la reconnaissance. Attentive aux phénomènes de subordination comme de stigmatisation sociale, elle offre une protection beaucoup plus large que la liberté négative, comprise comme absence d’interférence, puisqu’elle est définie selon deux axes : capacité des sujets de former leurs propres valeurs (autonomie minimale substantielle) et possibilité pour eux de mettre ces valeurs en avant (autonomie minimale procédurale). C’est en respectant ces termes que nous serons véritablement républicains, et que nous pourrons essayer de réaliser les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité.

Laborde reconnaît bien quelques limites à la conceptualisation de Pettit, mais qui n’entament pas le potentiel de sa « non-domination ». Ses critiques théoriques sont laconiques : reprenant une objection bien connue, elle souligne que Pettit a caricaturé la pensée libérale, réduite à la seule liberté négative. Mais c’est sa seconde critique qui a motivé son travail. Pettit se serait limité à la notion de liberté comme non-domination. Or pour Laborde, il ne se contente pas de reconceptualiser une notion, mais ouvre la voie à « la défense d’une théorie compréhensive de la citoyenneté » (p. 16). Ce n’est pas seulement un correctif au libéralisme, mais également au républicanisme. Cependant, Laborde n’entendait pas pointer une faiblesse théorique. La mission qu’elle se donne est plus humble : réaliser la philosophie politique appliquée que Pettit, restant dans l’abstraction5), n’aurait pas développée.

Il nous faut tout de même souligner que cette idée n’est pas absente du travail de Pettit. Bien au contraire, il insiste souvent sur l’idée que, pour les républicains de la non-domination, la liberté est indissociable de la citoyenneté, et consacre une part importante de son livre aux mécanismes de cette citoyenneté de la non-domination. Il pose cependant explicitement qu’il décrit un programme, et non une liste de mesures concrètes6. Bien que le travail d’exhumation de la liberté comme non-domination soit tout entier un effort de repenser nos pratiques par rapport à l’essence de nos principes, il n’est pas application à des cas nationaux particuliers. Or c’est ce que propose Laborde, et par conséquent ce qui fonde l’intérêt de son texte : elle effectue un pas de plus dans l’application et prolonge ainsi le travail de Pettit. Ce faisant, son attention à la réalité des faits français autour du hijab lui évite d’accepter certaines idées reçues comme des vérités empiriques, et lui permet de développer une perspective critique intéressante.

Être républicain : le républicanisme critique de la citoyenneté de non-domination

Quel est donc ce « républicanisme critique » ? Tout d’abord, l’étude de la liberté par le prisme de la non-domination pousse à prendre en compte à la fois l’argument « classique » de l’éducation à l’autonomie, et le droit « tolérant » de porter le foulard à l’école comme exercice de liberté, et pas seulement comme une oppression. Ce faisant, la conception de l’autonomie est transformée : ce qui compte, c’est d’être capable d’autonomie, sans pour autant l’exercer continuellement. L’autonomie individuelle n’a pas une valeur intrinsèque, mais instrumentale. Laborde souligne que, contre les interprétations qui définissent le républicanisme comme défense de l’autonomie individuelle, il ne s’agit en réalité ni d’une fin en soi, ni de la valeur suprême du républicanisme.

Inversement, il ne faut pas lire cet argument comme un rejet de l’éducation à l’autonomie, mais seulement comme un changement de son statut. Selon les termes de Laborde, « contrairement au paternalisme de la loi, le paternalisme éducatif influence sans contraindre » (p. 52). Ce n’est pas l’autonomie rationnelle en elle-même qui est remise en question, mais la contrainte. Le but de Laborde est clairement, ici, de défendre l’idée selon laquelle on ne peut forcer personne à utiliser son autonomie, et de se protéger d’une méprise courante qui fait de tout type d’autonomie rationnelle une oppression. Cependant, même si elle remarque que l’éducation à l’autonomie sera sans effet si elle est dispensée par un pouvoir dominateur, elle ne développe pas précisément un argument convaincant sur la possibilité de séparer influence et contrainte. Comment peut-on être capable d’autonomie sans l’exercer ? Elle ne cherche qu’à montrer qu’il importe de s’attaquer à la fondation des mœurs et non seulement à la prohibition de certaines. Contre les effets de pouvoir illégitimes, il faut donner voix aux citoyens7. Ce n’est que par cette participation que l’on pourra échapper à la domination.

Le républicanisme critique insiste également sur la nécessité de réinterroger la « neutralité de statu quo », c’est-à-dire les situations de domination héritées des circonstances particulières. Il entend réinterroger l’ensemble des rapports entre État et religion, en posant un principe laïque général, seul capable de ne pas dominer les citoyens : dans une société pluraliste, l’agnosticisme éthique de l’État constitue la base d’un consensus par recoupement de type rawlsien. La séparation est donc stricte, mais elle s’adjoint une doctrine de la conscience tolérante, admettant la participation du religieux au débat public. S’ajoutent à ce principe général deux clauses secondaires : l’État ne doit soutenir aucune religion à moins que cette abstention n’alourdisse gravement l’exercice des libertés religieuses de base8 (« clause du droit fondamental ») et il ne doit pas contribuer à la légitimation d’un statu quo inégal (« clause de la parité contextuelle »). Cette laïcité critique, ou « bien comprise », esquisse les traits d’une démocratie délibérative qui permet de repenser le traitement de l’Islam en France, et de justifier la participation de l’État à la construction de mosquées, comme compensation aux disparités actuelles (et non comme remboursement des inégalités passées), mais pas le financement d’écoles religieuses ou l’élargissement de privilèges.

Enfin, s’il dénonce l’option « ethnonationaliste », ce républicanisme critique attaque aussi la réponse « tolérante », qui serait « néo-corporatiste » selon l’expression de Laborde, et s’attacherait à rectifier les désavantages plutôt que de réfléchir aux causes. Le républicanisme critique comprend que le problème n’est pas le manque de reconnaissance de la diversité, mais l’élitisme social, l’assignation identitaire et la discrimination ethnique. Le républicanisme critique doit alors s’attacher à développer des stratégies de désethnicisation, afin de respecter le statut civil égal. Les mesures politiques qu’il propose sont donc conséquentialistes et se fondent sur une critique sociale. Elles se développent autour de deux axes principaux : la capacité à cerner les causes structurelles des inégalités, et la pluralisation du « nous ». Ainsi, l’identité nationale sera repensée telle qu’elle est en réalité, c’est-à-dire historiquement fluctuante. Il ne faut pas analyser le hijab comme une arme contre la « francité », un rejet de la nationalité française. Au contraire, les quelques études sociologiques précises dont nous disposions présentent, selon Laborde, le hijab comme un effort de redéfinition du fait d’être Française aujourd’hui. Les demandes que connaît la France ne sont pas maximalistes, mais égalitaristes : les musulmans de France veulent voir leur religion reconnue, mais ne demandent pas sa transformation en pays musulman. Par conséquent ils sont tout à fait intégrables dans un consensus par recoupement.

Mais il nous faut également remarquer que Laborde ne parle jamais de la burqa ni du niqab. Ce sont là des débats postérieurs à la réflexion qu’elle présente ici, qui s’interrogent sur l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public. On pourrait se demander si l’appréciation du hijab n’a pas changé dans le débat public français, par contraste avec ces autres voiles que l’opinion considère comme des maux plus importants, voire des dangers pour la sécurité, dans le cas de la burqa.

Cependant, quand bien même la tension autour du hijab aurait diminué pour cette raison, les racines du problème restent inchangées : ni l’aveuglement aux différences, ni la reconnaissance d’un « autre » et des identités multiples du projet post-national ne peuvent le résoudre, mais un véritable effort critique sur les inégalités sociales. Laborde conclut en expliquant que ce sont là des luttes pour la reconnaissance, et non des luttes pour la reconnaissance de l’identité, telles que développées par Kymlicka. La reconnaissance des différences, et donc des identités, n’est pas une fin pour le républicanisme critique, mais un moyen de lutter pour le respect du statut civique attaché aux porteurs de ces identités. Il entend n’essentialiser ni les identités, ni les pensées : la république française comme le républicanisme ne doivent pas être figés au tournant des XIXème et XXème siècles. Pour éviter cette domination, nous devons procéder à une réforme structurelle du modèle de l’intégration, c’est-à-dire en modifier les modalités, mais non les finalités.

Ce républicanisme que Laborde propose comme plus authentique est donc doublement critique : à la fois critique d’un contenu du républicanisme français, appelant à des réformes structurelles de la république française, et critique comme méthode substantielle du républicanisme lui-même. En ce second sens, le républicanisme se définit comme effort constant de lutte contre l’essentialisation et de remise en cause des privilèges. C’est pourquoi sa valeur centrale est la citoyenneté de non-domination, c’est-à-dire la reconnaissance réelle d’un statut égal à tous les citoyens, protégés des pouvoirs arbitraires. L’éducation à l’autonomie, la laïcité bien comprise en termes de consensus par recoupement et la critique sociale en sont les conditions. Conformément à l’objectif de Laborde, on doit alors reconnaître son effort d’articulation des faits et des normes. S’il comprend que le républicanisme français réalise imparfaitement les idéaux de liberté, égalité et fraternité, il n’en déduit pourtant pas que ces idéaux soient oppressifs et doivent être adaptés, à la différence du libéralisme et du multiculturalisme.

Mais nous devons également nous interroger sur le contenu spécifique du républicanisme de Laborde. Le sens républicain, qu’elle affirme commun à tous en France, n’est pas interrogé précisément. Et si l’on suit la catégorisation de Laborde, tout est républicain en France. En acceptant ces « républicanismes » mal compris, la France est-elle réellement monolithique, et uniquement républicaine ?

D’autre part, les catégories de républicanismes classique et tolérant qu’utilise Laborde ne recoupent pas les divisions classiques de la théorie politique. Peut-on les traduire dans des termes plus courants ? Selon Laborde, le républicanisme classique est celui de la Troisième République. Or il reste à montrer qu’il correspond bien aux thèses des Fouillée, Bourgeois ou Bouglé. Quant au républicanisme tolérant, Laborde en donne comme exemples les mouvements de mai 68 et la Nouvelle Gauche à la « rhétorique multiculturaliste ». Nous le traduirions donc en termes vagues : libéraux, voire libertariens, mais aussi multiculturalistes. Enfin, le républicanisme critique se retrouverait sous les traits du républicanisme néo-romain. Cela signifie-t-il que Laborde propose un redécoupage des pensées politiques ? D’autant plus qu’elle explique que le républicanisme critique partage avec le libéralisme des valeurs centrales, comme la liberté individuelle et le pluralisme des valeurs, et donc qu’il dialogue avec lui sur son terrain. On pourrait alors penser qu’elle adhère aux théories qui font du républicanisme contemporain un correctif interne du libéralisme. Elle défend ailleurs de manière ambigüe une pensée spécifiquement républicaine contre ses « travers illibéraux ». Il est frappant de constater que son républicanisme critique comprend en son cœur le consensus par recoupement rawlsien, et que l’autonomie minimale – procédurale et substantielle – que procure la non-domination rappelle fortement les termes des deux facultés morales de l’individu chez Rawls9. Pourtant elle n’hésite pas à écrire que les principes fondamentaux peuvent être imposés, même à une majorité. Ce sont les mises en œuvre institutionnelles des principes dérivés qui dépendent d’un consensus par recoupement (p. 91-92). Cette version est donc indéniablement celle d’une position compréhensive et substantielle, qui cherche pourtant à respecter l’individu et ses libertés, y compris dans des termes libéraux. Ne s’agit-il alors, plutôt que d’un redécoupage, d’une confusion, d’une imprécision dans les termes de sa réflexion ?

*

On ne peut que reconnaître l’importance de l’effort contre la pétrification des pensées politiques que Laborde nous propose ici. Cependant, peut-être nous faut-il distinguer cet effort du contenu de ses propositions théoriques. Il est alors clair qu’elle privilégie la charge polémique à la précision de sa grille de lecture. Nous ne pouvons ignorer que son objectif n’était pas d’écrire une somme de théorie politique, mais un texte polémique. Et ce dès le titre, dont les mots sont empruntés à un pamphlet du marquis de Sade. C’est « un appel, lancé à ses compatriotes, à appliquer avec plus de rigueur et de détermination les idéaux dont ils se revendiquent », afin de « réhabiliter et de refonder un républicanisme de gauche » (p. 7). Il ne faut donc pas y chercher ce qui n’y a pas été mis. N’oublions pas que cet ouvrage est la traduction, allégée, d’un travail plus conséquent. Il n’est pas anecdotique que Laborde débute avec la fin de Critical Republicanism : une exhortation au républicanisme. Les lectures qui critiquent la rapidité de ses conclusions, la confusion dans l’identification des positions théoriques, doivent donc se tourner vers la version anglaise, beaucoup plus étendue et précise10. Lorsque Laborde critique l’immobilisme du républicanisme français, ne parle-t-elle pas, finalement, d’un discours politique, et non d’une pensée de théorie politique précise ? N’est-ce pas pour cela qu’elle appelle de ses vœux un républicanisme critique, qui sera enfin véritablement républicain, car il aura su ménager la place appropriée aux concepts de la philosophie politique ?

Ce que nous lisons ici, c’est un essai qui tente de mettre en œuvre le principe critique qui devrait, selon notre auteur, habiter le républicanisme. Au point d’être parfaitement consciente des enjeux véritables : « Mais encore convient-il de distinguer soigneusement idéal et réalité – et de rappeler que, dans la situation actuelle, le port de signes religieux dans les écoles publiques n’est sûrement pas la plus sérieuse remise en cause des grands principes de la laïcité scolaire » (p. 97)11. La question du hijab fournit à Laborde l’occasion de réfléchir au vrai problème : celui de la domination dans notre société. Lisons donc ce livre pour ce qu’il est, une charge contre le débat politique français et son dangereux immobilisme, dont il faut espérer qu’il pourra contribuer à le sortir de sa léthargie théorique.

 

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NOTES

  1. Nous suivons Laborde, qui y fait toujours directement référence sous le terme de hijab. Il s’agit du foulard musulman couvrant les cheveux mais pas le visage. []
  2. La catégorisation d’« immigré », par exemple, en est elle-même le signe. Le républicanisme tolérant propose donc de le remplacer par « minorité ».[]
  3. Op. cit., p.12-13.[]
  4. Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2004.[]
  5. Selon Laborde, c’est là un trait de la philosophie politique anglophone (Op. cit., p.19[]
  6. Pettit, Op. cit., p.194.[]
  7. La commission Stasi, chargée du dossier du hijab, représente ainsi pour Laborde l’exemple même d’une domination. En effet, celle-ci n’interrogea pas les jeunes filles porteuses de hijab, pensant qu’elles ne pourraient avoir un discours autonome.[]
  8. Elle donne l’exemple de la prison, dans laquelle la religion ne peut être pratiquée que par l’intervention de l’Etat.[]
  9. John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, PUF 1995, p.43-44, entre autres.[]
  10. C’est par exemple le cas de la lecture de A. Policar, Une république de la non-domination, paru sur www.non-fiction.fr. Il s’y étonne, entre autres choses, de l’absence de références à J. Butler dans le texte de Laborde, malgré la proximité de certaines idées. Ce lien est explicite dans Critical Republicanism.[]
  11. Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, p.97. Laborde parle alors du problème du régime des écoles privées en France, mais elle évoque ailleurs la même idée à propos du manque de réflexion sur le statut des femmes (cf.p.33).[]
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