A propos de : Justine Augier, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin Al-Haj Saleh, Arles Actes Sud, 2021.
Après De l’ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, paru en 20171, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin Al-Haj Saleh est le second récit de Justine Augier sur une figure de l’opposition syrienne. Le combat de Yassin Al-Haj Saleh contre le régime assadien a commencé du temps d’Assad père, à la fin des années 70, et n’a plus cessé depuis. Militant communiste, il est incarcéré de 1980 à 19962. La prison forme et forge ce qu’il est aujourd’hui, exemplairement : un intellectuel indépendant, toujours de gauche, mais sans œillères partisanes. La guerre sans merci contre la révolution des ennemis complémentaires, Assad fils et les djihadistes, a fait de lui, depuis le mois d’octobre 2013, un exilé, en Turquie puis en Allemagne. Privé de son pays, il l’est aussi de son épouse, Samira Khalil, enlevée par les islamistes du groupe Jaish al-Islam en décembre 2013, en même temps que Razan Zaitouneh. Telle est, à gros traits, la trajectoire de l’homme au centre du récit de Justine Augier – un récit, comme celui qu’elle a consacré à Razan Zaitouneh, porté par l’admiration. Elle admire, chez Yassin Al-Haj Saleh, la « puissance d’analyse » (Par une espèce de miracle, p. 38), la « lucidité » (Ibid.), qui l’ont conduit à formuler, sur le devenir de la révolution syrienne, « tant de justes intuitions », « de ces intuitions qui demandent vraiment du courage car il s’agit d’aller vers ce qui n’est pas encore là et peut parfois étioler l’espoir » (p. 41). Selon Justine Augier, il « a été l’un des premiers […] à comprendre que la militarisation était inéluctable, à identifier la montée de l’islamisme, puis la montée d’un islamisme nihiliste qu’il a renvoyé dos à dos avec le nihilisme du régime […], l’un des premiers à comprendre que la cruauté du régime serait sans limite, que l’instrumentalisation des confessions était déjà à l’œuvre quand les manifestants continuaient de scander leurs slogans d’unité, que le conflit n’avait plus rien de national dès 2013, que la communauté internationale ne cesserait de trahir […]3 » (Ibid.). Elle admire son obstination à penser, à penser son pays « dans sa singularité », « comme on appréhende toutes les autres sociétés de la planète » (p. 39), au lieu de lui appliquer l’une ou l’autre de ces catégories d’analyse routinières et réductrices, comme « le monde arabe » ou « la mentalité arabe », qui font que certains discours occidentaux sur la Syrie donnent l’image d’un pays « dépeuplé […] » (Ibid.), la chose de ses dirigeants, des puissances – et des experts. Justine Augier rapporte la rencontre, dans un café berlinois, de Yassin Al-Haj Saleh « avec un Allemand expert du Moyen-Orient » (p. 297), un de ces hommes qui font profession de « pragmatisme », et qu’elle a entendu prononcer leur formule favorite « Je ne nie pas le caractère cruel du régime mais… » (p. 298) ; un de ces hommes que n’ébranle l’énoncé d’aucun déni de droits, d’aucune atrocité, même quand celui qui les énonce vient du monde où ceux-ci ont lieu. Yassin Al-Haj Saleh « finit par [lui] dire : Je ne veux pas vous blesser mais je crois que les experts du Moyen-Orient font partie du problème. Alors, l’homme se recule sur sa chaise, bombe le torse, met les mains dans ses poches et prononce dans un sourire malin ces mots impensables : Je ne veux pas vous blesser mais je crois que les Syriens aussi » (Ibid.).
Cependant, Par une espèce de miracle n’est pas, comme De l’ardeur, un essai de biographie ; ce n’est pas même un livre exclusivement consacré à « l’exil de Yassin Al-Haj Saleh ». Par son livre, Justine Augier nous en apprend bien sûr beaucoup sur Yassin Al-Haj Saleh, qu’elle a plusieurs fois visité dans son exil berlinois : sur son enfance, ses débuts de militant, son incarcération, son avènement d’intellectuel et la formation de sa pensée. Elle ne fait pas que nous informer sur sa trajectoire, elle nous rend sensible sa présence au monde, intense et tourmentée, celle d’un homme qui pense et qui pleure. Elle nous restitue, autant qu’il est possible, son expérience de l’exil : sa manière de se créer des routines, du familier, au sein d’une ville étrangère ; sa vie habitée par l’absence de Samira, vécue « dans l’attente de savoir enfin ce qui est arrivé à l’être aimé, l’attente de ne surtout jamais savoir » (p. 12). Mais Justine Augier fait aussi consonner l’expérience de Yassin Al-Haj Saleh avec celle d’autres exilés berlinois. Elle rappelle que l’exil, la fuite, l’errance, sont devenus les formes, si l’on peut dire, de la vie menée par de nombreux Syriens : « la moitié de la population forcée au départ – huit millions à l’intérieur et ceux-là pour la majorité se sont déplacés et installés ailleurs avant d’avoir à se déplacer et s’installer ailleurs une fois encore, et une autre fois après celle-là, réinventant tout chaque fois, cherchant à trouver des ressources épuisées depuis longtemps déjà – huit millions à l’intérieur donc, et près de cinq millions à l’extérieur » (p. 14)4. Elle fait également résonner le présent de la Syrie avec le passé et le présent de l’Allemagne, une Allemagne dont l’autre nom serait Europe. Ce n’est pas dans n’importe quel pays que Yassin Al-Haj Saleh a trouvé refuge. Ce pays, c’est celui dont la chancelière, au mois d’août 2015, « a décidé de ne pas fermer les frontières […] aux centaines de milliers de réfugiés qui arrivaient en Europe » (p. 28), et qui l’a payé de la montée en puissance de son extrême-droite. C’est celui dont l’histoire est à l’origine de l’édification progressive d’une Europe unie, notamment définie par son respect des droits humains ; et de l’édification d’une justice internationale dont les cibles sont les États et leurs chefs qui bafouent ces droits – comme Bachar al-Assad en Syrie. Pour Justine Augier, cette histoire et ses suites comptent, comme compte le sort présent de la Syrie – parce que de l’une à l’autre, c’est des droits humains qu’il s’agit, des hommes qui luttent pour le bénéfice ou la garantie de ces droits, des hommes qui les violent, de la réparation due à ceux dont ils ont violé les droits. C’est ce qui fait que la Syrie concerne le monde, comme, à la suite de Yassin Al-Haj Saleh, Justine Augier le soutient. Le souci des droits humains, c’est le fil qui court de l’« histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne », à celle de « l’exil de Yassin Al-Haj Saleh », comme il court dans la vie de Justine Augier. Dans Par une espèce de miracle, elle se souvient qu’en 2001, sa scolarité à Sciences-Po achevée – son sujet du grand oral était « Les droits de l’homme sont-ils universels ? » –, elle a « été embauchée dans une organisation humanitaire présente en Afghanistan » : alors, « la question de l’universalité des droits humains [est venue] s’incarner dans [sa] vie, dans toute sa complexité » (p. 77). À Berlin, elle suit le travail de deux avocats, l’un allemand, l’autre syrien, pour faire advenir, en Europe, des poursuites contre des hommes du régime assadien. Ces deux avocats sont « persuadés que c’est sur [le] territoire européen que peuvent s’incarner les principes de droit qu’on a dû y inventer au milieu du XXe siècle, dans la première tentative de confronter le caractère monstrueux des crimes qu’on y avait commis » (p. 52). Et lorsque Rani, dont ils ont recueilli la plainte, dit à Justine Augier qu’« il n’a [d’abord] pas compris pourquoi la justice allemande s’intéressait aux crimes commis par le régime de Bachar al-Assad », alors qu’il s’agit de la justice d’un pays « qui n’avait rien à voir avec ces crimes », Justine Augier éprouve, « pendant un bref instant, […] une forme de gratitude à l’égard de valeurs sur lesquelles l’Europe s’est construite » (p. 61).
Dans Par une espèce de miracle, il est donc bien question de Yassin Al-Haj Saleh, mais aussi d’autres réfugiés syriens, d’Allemands venus à leur soutien, et de Justine Augier qui, en les racontant, se livre. Tous ont en commun une certaine idée d’un monde fait pour les hommes, et non contre eux, ainsi que la lutte pour que cette idée continue de vivre, pour qu’elle ne se perde pas ; une idée dont le sort se joue, notamment, en Syrie, et à propos de la Syrie. C’est ce qu’exprime d’une certaine façon Justine Augier lorsqu’au début de son livre, elle fait référence, s’agissant d’un conflit dont le monde, le monde occidental en particulier, ne peut rien ignorer, à « ce renoncement qu’on ne cherche plus à camoufler, l’impunité que l’on accepte en renonçant à tout, la négation des crimes qui renouvelle à l’infini les crimes » (p. 14) ; mais aussi qu’elle rappelle les commencements de la révolution syrienne, « le début et sa puissance » (p. 15), « [l’idée] que tout était possible désormais et que, cette fois, ce tout est possible avait changé de camp, ne recouvrait plus toute la cruauté mais tout l’espoir, toute la beauté » (Ibid.).
C’est « avec l’espoir, auquel [elle avait] renoncé après la reprise de Douma par le régime, en avril 2018 », que Justine Augier a voulu « renouer » (p. 27), en allant rencontrer, à Berlin, l’avocat Patrick Kroker. Patrick Kroker est « responsable des affaires syriennes au sein de l’association ECCHR5, qui a aidé les organisations syriennes à trouver leur chemin dans le système judiciaire allemand » (p. 47). Il est partie prenante du procès intenté à Coblence, depuis la fin du mois d’avril 2020, à des officiers du renseignement syrien, Anwar Raslan et Eyad al-Gharib6. En ce procès, comme en la personne et l’action de Patrick Kroker, se rejoignent, autour de « valeurs universelles à défendre, liberté, justice et dignité » (p. 310), l’histoire et le destin de l’Allemagne, de la Syrie, de l’Europe, et du monde. Le procès de Coblence, écrit Justine Augier, se tient « pour des crimes dont [les réfugiés syriens] sont les victimes », mais « qui concernent aussi le monde et l’idée que l’on cherche à en donner » (Ibid.). Quant à Patrick Kroker, venu « au droit pénal après avoir lu Dostoïevski, parce qu’il voulait que son travail s’approche de l’essentiel de ce que sont l’homme et le mal, et parce qu’il était allemand », « il s’est construit dans la fascination pour le procès Eichmann, dans la honte qu’il ne se soit pas tenu en Allemagne, et dans son admiration pour Fritz Bauer » (p. 223), un juge engagé dans la dénazification, « maître d’œuvre du grand procès visant les membres de l’administration d’Auschwitz » (p. 224). L’engagement de Patrick Kroker au côté des réfugiés syriens poursuit l’engagement de Fritz Bauer pour la condamnation des criminels nazis, des engagements suscités, stimulés par la conscience des crimes commis contre les droits humains durant la Seconde Guerre mondiale, conscience elle-même décisive pour l’édification d’une justice internationale, le développement de la conscience démocratique allemande, et le sens donné à la construction européenne. En représentant, à Coblence, les victimes de l’appareil sécuritaire assadien, Patrick Kroker, à la suite de Fritz Bauer, se montre fidèle à l’exigence de droit et d’humanité née du passé tragique de l’Europe, et avec laquelle l’Europe se débat, à l’image de l’Allemagne observée par Justine Augier. Cette Allemagne, celle de Patrick Kroker, celle de Christiane, une Berlinoise membre de l’association de quartier Moabit Hilft7 qui, à partir du mois d’août 2015, a pris en charge des réfugiés dont les structures d’accueil officielles ne pouvaient s’occuper, cette Allemagne est également celle où monte en puissance le parti d’extrême-droite Alternativ für Deutschland8 (AFD). Justine Augier décrit une de ses affiches de campagne : cette affiche « nous plonge dans une peinture du XIXe siècle, Le Marché aux esclaves, sur laquelle on découvre une femme blanche, au milieu d’hommes en turban et ces mots : les femmes d’Europe ne doivent pas devenir eurabiennes9 » (p. 146). Elle rappelle que dans les médias, l’image de « l’Allemagne de l’accueil » a cédé la place à « une histoire de violences » avec les événements de Cologne où, « dans la nuit du Nouvel an 2016 […], un grand nombre d’agressions sexuelles ont été commises, notamment par des demandeurs d’asile » (p. 92). Mais elle ne se résigne pas à voir s’effacer, du souvenir de l’accueil allemand des réfugiés, « le côté lumineux de [l’]histoire » (p. 93) – de même qu’en racontant l’histoire de Razan Zaitouneh, elle n’a pas cédé au cynisme, à l’idée « qu’il était plus simple d’écrire sur n’importe quel salaud que sur Razan »10. Elle a donc écrit, dans Par une espèce de miracle, sur Christiane, et sur Patrick Kroker.
Patrick Kroker a pour partenaire de travail un avocat syrien, Anouar al-Bouni, que Justine Augier a « découvert dans un documentaire […], dans lequel on le voyait lire une liste de crimes commis par le régime syrien lors d’une session de la Commission des Nations unies pour les drois humains » (p. 48). C’est un parmi tous les Syriens qui s’efforcent de poursuivre en Europe, à leur manière, la lutte commencée dans leur pays – comme Reem, une des rencontres berlinoises de Justine Augier. Issue de « l’une de ces grandes familles damascènes qui n’ont pas brillé par leur participation au soulèvement » (p. 113), Reem est habitée par le souvenir douloureux de sa non-participation aux manifestations de 2011, arrêtée qu’elle fut, « chaque fois qu’elle s’apprêtait à sortir pour rejoindre ses amis » (p. 112), par les plaintes de sa mère. Elle « répète souvent qu’elle a survécu parce qu’elle a trouvé un rôle à jouer dans le soutien ici de la révolution syrienne là-bas » (p. 115). En Allemagne, son activité militante est double. D’une part, elle participe à des actions pour faire connaître la Syrie à des Allemands. D’autre part, elle a créé, « avec de jeunes Syriens d’une vingtaine d’années », « une plateforme de réflexion », dont le but est « de faire des liens entre […] les traditionnels et les laïcs, cette génération et les précédentes, ceux de Berlin et ceux d’ailleurs, échapper au fonctionnement par cliques » (p. 115-116) : une manière, en somme, de faire vivre une Syrie plurielle et dialoguante. Une autre Syrie, peut-être la Syrie à venir, se configure en Europe, en-dehors même des actions militantes comme celles de Reem. C’est en tout cas ce qu’on peut saisir dans les propos que Justine Augier glane au contact de la diaspora syrienne, ou dans ceux de Mariam, une amie de Yassin Al-Haj Saleh. Dans la diaspora, « on parle […] beaucoup de ces femmes qui, lorsqu’elles arrivent ici avec leurs enfants, quittent leur mari resté en Syrie ou en Turquie dans l’attente d’un regroupement familial ». Ce fait, « quand les Syriens laïques et activistes de Berlin [l’]évoquent, ils ne peuvent s’empêcher de sourire, ne peuvent cacher la joie qu’ils éprouvent à l’idée de cette faille inattendue qui met à l’épreuve une tradition puissante, permet de desserrer un peu l’étreinte sur les corps contraints » (p. 143). À ces Syriens, Mariam répondrait sans doute ce qu’elle dit à son ami Yassin qui « se réjouit en évoquant l’une de leurs amies voilées qu’il a vu boire de la bière » : qu’il faut que « les laïcs [cessent] de vouloir assimiler les religieux, [se défassent] de leur méfiance » ; qu’elle éprouve de la joie quand une femme se dé-voile, mais ne veut pas en faire un combat parce que dans la nouvelle génération de féministes syriennes beaucoup viennent de milieux traditionnels », et qu’« elles sont la réalité du pays, bien plus que Mariam » (p. 148-149). Les conséquences de l’exil et les conversations d’exilés dessinent les premiers traits d’une société où les appartenances ne sont pas des destins, ni des stigmates – d’une société plus démocratique.
Parmi les exilés, il y a, bien sûr, Yassin Al-Haj Saleh, dont les épreuves, mais aussi et surtout l’obstination à penser, sont au cœur de Par une espèce de miracle. L’obstination à penser est attestée par une amie syrienne de Justine Augier qui, à propos de textes de Yassin, déclare : « J’ai l’impression qu’il écrit pour penser, qu’on est en train de le voir penser » (p. 121). Ce caractère d’intellectuel persévérant, têtu, acharné à trouver les concepts qui lui permettront de comprendre, et de faire comprendre, la réalité politique et sociale syrienne, Yassin Al-Haj Saleh se l’est forgé en prison. Son temps d’incarcération a été un temps de formation, ou plus exactement le temps d’un travail de formation – « travail » est son propre terme –, à partir des ressources dont il a pu disposer : « onze livres de Hegel et sur Hegel » (p. 154), « Samir Amin, Nikos Kazantzakis, Lénine, Abdallah Laroui, Gaston Bachelard, Edward Saïd, Burhan Ghalioun, Louis Althusser, des lectures fragmentées qu’il peine à relier entre elles parce qu’il est arrivé sans idée de la carte sur laquelle ces écrits se situent » (p. 156). C’est en s’appropriant cette bibliothèque disparate qu’il a commencé à élaborer sa pensée : « J’ai pillé, dévalisé tout ce qui me tombait sous la main : connaissances, pensées, styles développés par de multiples auteurs arabes et étrangers. Je me les suis accaparés » (p. 157). Encore en prison, il a appris la nouvelle de l’effondrement du communisme européen, lui qui était détenu parce que militant communiste ; il lui a fallu, alors, trouver la force de refaire son cadre de pensée, de « changer d’outils », « s’il [voulait] continuer à lutter pour la justice sociale et la démocratie » (p. 161). À présent, ce sont les écueils de « la condition de victime » (p. 88) qu’il lui faut éviter, c’est contre « l’amertume », « ce poison qui le conduit souvent à considérer les choses d’une façon trop critique » (p. 297), qu’il lui faut lutter, pour continuer son travail d’intelligence de la réalité – dans l’ombre d’une absence incommensurable, celle de la femme aimée, de Samira.
De ce travail, Justine Augier, en résumant ce qu’a dit Yassin Al-Haj Saleh lors d’un colloque à Paris, nous un offre un bel aperçu. Convié à ce colloque « par une association européenne » (p. 236), il s’évertue à défaire, pour son auditoire, les écrans qui lui dérobent l’exacte nature du conflit syrien – et notamment l’écran de la « terreur », « érigée comme mal politique absolu par presque tous les gouvernants du monde, reléguant à l’invisibilité les violences commises par d’autres, y compris par l’État, quelle que soit l’intensité de ces violences » (p. 237). Cet écran, il rappelle que le régime syrien s’en est servi dès les débuts de la révolution, afin de « priver les opposants de potentiels soutiens occidentaux » ; et que, pour parfaire son leurre, ce même régime a « libéré dès juin 2011 de nombreux prisonniers islamistes, dont Zahran Alloush, qui prendra le contrôle de Douma et organisera l’enlèvement de Samira et Razan [Zaitouneh] » (p. 238). Mais il ne s’agit pas seulement, pour Yassin Al-Haj Saleh, de faire voir à ses auditeurs la Syrie, et de les déniaiser quant à la nature de la politique assadienne ; il veut, chose plus périlleuse, et qui à l’énoncer semble même aberrante, leur faire voir le monde, et par conséquent l’Europe, au miroir de cette politique. Comme Justine Augier prend soin de le préciser, ce n’est pas qu’il méconnaisse la différence profonde entre le régime syrien et les régimes occidentaux ; ce n’est pas qu’il ignore, ou simplement minimise, « la terreur islamiste », dont « il a fait l’épreuve […] de la façon la plus intime » (p. 239). Mais dans les pratiques et les discours du pouvoir syrien, il identifie, justifiée par « la guerre contre la terreur » (Ibid.), une politique d’homogénéisation de la population, dont il aperçoit la tentation dans « les démocraties occidentales », qui « lui semblent refuser une certaine forme de pluralité, durcir le discours contre les populations qui représenteraient une menace, dehors comme dedans, des populations essentiellement incarnées par les figures du musulman et du réfugié » (p. 240). Bien sûr, aucun dirigeant de ces démocraties ne parlerait comme Bachar al-Assad qui, dans un discours de septembre 2017, avec une violence tranquille, « saluait le départ de millions de Syriens », parce que « cette absence permettait au pays de gagner en homogénéité » (p. 239). Mais pour Yassin Al-Haj Saleh, il y a, dans la parole des premiers, comme des échos de la parole du second, des échos qu’il veut faire entendre, dont il veut avertir son auditoire du colloque. À cet auditoire européen, il va jusqu’à déclarer : « La Syrie est votre futur » – à moins que l’Europe ne soit résolument fidèle aux valeurs qui faisaient que dans leur jeunesse, Yassin Al-Haj Saleh et ses camarades, tout communistes qu’ils fussent, « regardaient l’Europe comme leur futur » (p. 240).
Par une espèce de miracle, comme De l’ardeur, fait le portrait d’une figure inspirante pour notre temps. Dans ce livre, comme dans le précédent, Justine Augier témoigne pour la révolution syrienne. Elle cherche aussi à conjurer la menace de son effacement dans les esprits d’Occident – les esprits d’Europe. Elle s’interroge sur ce que l’Europe fait de son histoire, de ses valeurs, tandis qu’en Syrie s’épuise une lutte menée, par certains de ses protagonistes, selon ces mêmes valeurs. Ce questionnement sur l’Europe, en écho à l’expérience syrienne, c’est ce qui donne à son livre sa note singulière, et précieuse.
==================
NOTES
- Chez Actes Sud. Je me permets de renvoyer à la recension que j’en ai faite pour Raison publique.[↩]
- Il a consacré un livre à son expérience de la prison : Récits d’une Syrie oubliée, traduit de l’arabe par Marianne Babut et Nathalie Bontemps, Paris, les Prairies ordinaires, 2015. [↩]
- Le lecteur pourra retrouver ces idées, telles que les développe Yassin Al-Haj Saleh, dans La Question syrienne (traduit de l’arabe par Ziad Majed, Farouk Mardam-Bey et Nadia Leïla Aïssaoui, Arles, Sindbad / Actes Sud, 2016). Je me permets, à nouveau, de renvoyer à me recension de ce livre pour Raison publique. [↩]
- Dans le recueil Écrits libres de Syrie, publié sous la direction de Franck Mermier (Paris, Classiques Garnier, 2018), on peut lire un témoignage très beau et très poignant sur l’errance à proximité de chez soi : « Journal de notre exode de Raqqa », de Malaka al-Ayeed. [↩]
- European Center for Constitutional and Human Rights. [↩]
- Pour plus de détails sur ce procès, je renvoie à l’article d’Hala Kodmani pour Libération, intitulé « Procès historique en Allemagne de deux tortionnaires du régime syrien », publié sur le site du journal (www.liberation.fr) le 22 avril 2020. [↩]
- « Moabit [quartier de Berlin] vient en aide ». [↩]
- « Une alternative pour l’Allemagne ». [↩]
- L’adjectif eurabien renvoie au nom Eurabia, titre d’un livre de Bat Ye’or publié en 2005, et d’après lequel « un axe arabo-islamo-européen se serait constitué plus ou moins secrètement à partir du premier choc pétrolier de 1973 » (Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation, Paris, Le Seuil, 2012, p. 103), pour « affaiblir les États-Unis au profit de l’Europe » (Ibid., p. 104). La France jouerait, dans cette alliance, un rôle très actif, et aurait « [accepté] en contrepartie d’être arabisée et de laisser sa culture s’islamiser », « [entraînant] l’Europe entière dans sa « dhimmitude » (selon un concept forgé en référence au statut des non-musulmans dans le monde islamique, à la fois protégés et soumis) dans le seul but d’atteindre l’Amérique et de délégitimer Israël » (Ibid.). [↩]
- De l’ardeur, op. cit., p. 13. [↩]