Charles Larmore interviendra le lundi 3 juin 2024, à l’Université Paris-Panthéon-Assas, dans le cadre de l’Atelier de théorie politique de Paris (ATPP), organisé conjointement par le CECP (Panthéon-Assas), le CESPRA (CNRS/EHESS), le CEVIPOF (SciencesPo Paris) et The American University of Paris. Cet entretien, consultable aussi sur le site de l’ATPP (https://atpp.hypotheses.org/), a été réalisé à cette occasion.
Luc Foisneau : Charles Larmore, vous êtes un philosophe américain qui entretenez des liens de proximité avec la scène intellectuelle française. Le fait d’être ainsi entre les deux pays a-t-il eu une incidence sur votre manière d’aborder la philosophie politique ? Comment s’est faite pour vous la rencontre avec la France ?
Charles Larmore : Je suis un philosophe américain dans le sens où je suis né aux États-Unis et j’y ai passé la plupart de ma vie. Je détiens un passeport américain, et j’ai été beaucoup marqué – sans doute plus que je ne l’imagine – par la philosophie anglo-américaine contemporaine. Mais je ne me sens pas particulièrement américain. Bien que certains endroits aux États-Unis – la ville de Baltimore où j’ai passé ma jeunesse, la ville de New York et la Nouvelle-Angleterre où j’ai habité la plupart du temps – me soient chers, même la moindre petite lueur de patriotisme m’est étrangère. Paris et certains endroits en France me sont, par exemple, plus proches qu’une grande partie des États-Unis. Cela n’est pas sans incidence sur la façon dont j’aborde des questions de philosophie politique. La fortune de tout régime qui aspire à faire partie de la famille des démocraties libérales m’importe, et pour cette raison même.
Mais l’idée qu’on pourrait ou devrait s’identifier pleinement et de manière exclusive au destin d’un seul de ces régimes, à savoir, de celui dont on est juridiquement citoyen, me paraît une douce illusion ou un réflexe idéologique, sans rapport à la réalité du monde d’aujourd’hui. En effet, mon ambition a été depuis longtemps de voir les choses pour ce qu’elles sont – en « réaliste », pour utiliser le terme philosophique – indépendamment de mes propres attitudes ou espérances. Comme j’ai tenté de l’expliquer dans une petite autobiographie parue récemment (et écrite, d’ailleurs, en français), De raisonnables désaccords (Petits Platons, 2022), je ne me sens véritablement chez moi nulle part au monde. Il s’ensuit – pour revenir à votre question – que je m’intéresse à la scène intellectuelle française autant qu’à la scène intellectuelle américaine. Je suis en fait, comme vous le dites, « entre les deux pays ». Dans une certaine mesure, Paris représente pour moi la liberté, puisque j’ai pu, entre la fin de mes études à Harvard et la poursuite de mon doctorat à Yale, passer un an, comme boursier étranger, à l’École normale de la rue d’Ulm, sans responsabilité aucune, en faisant des études avec, entre autres, Derrida et surtout Althusser. J’ai noué depuis beaucoup d’amitiés philosophiques en France, et j’y ai aussi des relations familiales. Mais si, évidemment, je ne suis pas devenu pour autant un philosophe français, je ne crois pas que je sois, dans un sens autre que circonstanciel, un philosophe américain. En tant que philosophe, je me tiens à peu près également au courant de ce qui se passe dans les deux pays. Et j’entretiens le même genre de rapport avec l’Allemagne et la philosophie allemande, ayant aussi publié en allemand.
Patrick Savidan : Dans votre premier livre, Patterns of Moral Complexity (1987), vous proposez une lecture nouvelle du sens du libéralisme. Pouvez-vous dire en quoi cette conception est nouvelle, et en quoi elle rompt avec les conceptions classiques de Locke, Kant et John Stuart Mill ?
Charles Larmore – Dans ce premier livre, j’ai voulu faire ressortir une faiblesse fondamentale dans la façon dont le libéralisme classique se justifiait et montrer la nécessité pour la pensée libérale d’y remédier. De l’époque de John Locke à la nôtre, les penseurs libéraux ont souvent présenté leur philosophie politique comme un individualisme global, préconisant de manière générale un détachement critique à l’égard des formes de croyance et des traditions culturelles héritées. Cela n’est pas surprenant. L’individualisme est un courant omniprésent dans notre culture. Il s’est développé à partir des caractéristiques fondamentales de la société moderne, en particulier des institutions de marché de l’économie capitaliste. Il s’appuie également sur la conviction, de plus en plus répandue depuis le XVIe siècle, que les questions morales tendent à être l’objet de désaccords, non seulement de désaccords nés de l’ignorance ou des passions, mais aussi de désaccords raisonnables, de sorte qu’on a souvent conclu que chacun doit élaborer lui-même sa propre conception du bien humain. Aussi l’individualisme a-t-il semblé constituer la base sur laquelle les termes de notre existence collective devraient être définis. Telle était l’approche adoptée par le libéralisme classique de Locke, de Kant et de John Stuart Mill, qui soutenaient tous les trois que les principes de la vie politique devaient renoncer, selon un principe de tolérance, à faire appel à des idéaux spécifiques du bien humain, afin d’exprimer l’esprit individualiste qui doit façonner l’ensemble de nos vies. Les libéraux classiques différaient, bien sûr, sur des points importants concernant la nature précise de l’individualisme qu’ils embrassaient. Mais ils étaient d’accord sur l’idée fondamentale que notre allégeance à toute vision substantielle du bien humain – à tout mode de vie concret impliquant une structure spécifique de fins, de significations et d’activités (comme, par exemple, une vie façonnée par certaines traditions culturelles ou consacrée à une religion particulière) – devrait toujours être contingente et révisable. De telles formes de vie ne peuvent avoir une valeur véritable, pensaient-ils, que si nous les comprenons comme celles que nous choisissons, ou que nous choisirions, à partir d’une position de réflexion critique. Et, surtout, ils s’accordaient à défendre leurs principes politiques dans le cadre de cette philosophie générale de l’individualisme. Notre statut de sujet politique ou de citoyen doit être indépendant de la vision du bien humain que nous affirmons, parce qu’ainsi les principes politiques respectent – comme l’auraient dit Locke, Kant et Mill – l’attitude faillibiliste, autonome ou expérimentale que nous devons maintenir en tant que personnes au niveau le plus profond de notre compréhension de nous-même.
Les choses ne sont cependant pas restées aussi simples. Des vues individualistes sont elles-mêmes devenues l’objet de désaccords raisonnables. En particulier dans le sillage du mouvement romantique, un nouveau sens de l’appartenance est apparu, une appréciation de la valeur de la tradition, pour lesquels la priorité accordée par l’individualisme à la réflexion critique a paru constituer un genre d’aveuglement moral.
En réalité, une attitude distanciée et non-conformiste à l’égard de traditions héritées n’est, a-t-on protesté, qu’une valeur parmi d’autres. Lui accorder une autorité suprême peut donc empêcher la reconnaissance de tant d’autres choses précieuses. Ainsi a-t-on dit que le bien offert par certains modes de vie ne nous est accessible que si notre allégeance n’est pas élective, dérivant d’une décision de notre part, mais plutôt constitutive de ce que nous estimons être précieux, enracinée dans un sentiment d’appartenance. L’importance de coutumes communes, de liens de lieu et de langue, et de la foi religieuse peut résider dans leur pouvoir de façonner la compréhension morale qui seule nous permet de faire les choix que nous faisons. En effet, n’est-il pas difficile d’imaginer que nos engagements moraux les plus profonds sont ceux que nous choisissons ou que nous choisirions d’affirmer à la suite d’un examen critique de leurs mérites ? Prendre un tel recul réflexif paraîtrait revenir à nous priver des ressources nécessaires pour toute sorte de délibération morale.
Je n’ai pas tant voulu endosser ces arguments romantiques que montrer qu’ils sont loin d’être déraisonnables. Car mon objectif était d’indiquer combien la pensée libérale se trouve confrontée à un défi qu’elle n’a pas encore relevé. Devrait-elle conserver, malgré cette controverse, son engagement classique en faveur d’une vision individualiste de la vie ? Ou bien, en continuant à prendre au sérieux le phénomène du désaccord raisonnable, devrait-elle chercher une reformulation qui puisse accueillir les deux parties de cette nouvelle dispute ? La seconde voie est celle du libéralisme maintenant strictement « politique » que Rawls et moi-même avons poursuivie. Son idée directrice est de fixer les principes de l’association politique en termes indépendants, non seulement des notions substantielles de la vie bonne, mais aussi des conceptions également morales, individualistes ou autres, qui prétendent déterminer l’attitude que nous devrions avoir à l’égard de telles notions. Ainsi compris, le libéralisme politique ne représente pas une rupture radicale avec les motivations de ses prédécesseurs classiques. La continuité sous-jacente est le souci de développer une réponse politique à la fréquence des désaccords raisonnables dans le domaine moral, et les différences proviennent de l’expérience dans la mesure où nous avons appris combien ce phénomène est en fait omniprésent. Il n’y a donc pas lieu de se demander pourquoi le libéralisme politique n’est pas apparu plus tôt. Il a fallu la critique romantique de l’individualisme et son absorption dans notre culture pour montrer à quel point des personnes raisonnables peuvent trouver contestable la perspective morale à laquelle le libéralisme classique a fait appel.
Luc Foisneau : Bien que votre conception semble, à certains égards, proche de ce que John Rawls entend par « libéralisme politique », vous avez critiqué l’approche de Rawls. Pouvez-vous préciser la nature de votre critique selon laquelle le libéralisme politique de Rawls serait trop marqué par une certaine conception de la philosophie morale, voire par un certain « moralisme » ?
Charles Larmore : Ma dette intellectuelle à l’égard de l’œuvre philosophique de Rawls est immense. Je ne suis sans doute pas le seul philosophe américain de ma génération dont la conception des tâches et des possibilités de la philosophie politique a été profondément marquée par son exemple.
Ce qui ne m’a pourtant pas empêché de trouver certains aspects de son œuvre contestables ou insatisfaisants. Il y a, en fait, deux critiques différentes que j’ai faites, successivement, de la façon dont Rawls a articulé le rapport entre philosophie politique et philosophie morale, critiques que j’ai adressées aux deux étapes de la pensée de Rawls lui-même – c’est-à-dire au Rawls de Théorie de la justice (1971) et au Rawls de Libéralisme politique (1993). Au premier Rawls j’ai reproché d’avoir lié trop étroitement les fondements de sa théorie de la justice distributive à un idéal individualiste, essentiellement kantien, de la personne, conçue comme capable et obligée de se détacher en tant qu’agent moral de toutes ses appartenances sociales et culturelles. Après tout, les principes de la justice sont, selon Rawls lui-même, à déterminer derrière un voile d’ignorance où l’on n’est pas censé connaître sa conception du bien humain, alors que cette conception kantienne en est certainement une. Rawls a ensuite voulu remédier à ce défaut en développant son « libéralisme politique ». Mais à mon avis, il n’a pas expliqué pourquoi, en raison de quels principes, on doit essayer de refondre une conception libérale de la vie politique sans faire appel à des idéaux individualistes de la vie bonne, tels qu’on en trouve dans le libéralisme classique de Locke, de Mill, ou de Kant. Ces principes sous-jacents doivent être de caractère moral, et ils comprennent notamment un certain principe d’égal respect, que j’ai essayé, pour ma part, de formuler par la suite. Ma deuxième critique de Rawls, dirigée contre sa version du libéralisme politique, a donc été qu’il n’a pas suffisamment fait ressortir la base morale de sa position. Alors que ma critique du premier Rawls a été, en revanche, qu’il a trop puisé dans l’éthique kantienne. C’est plutôt cette première critique, et non pas celle adressée à son libéralisme politique, qui l’accuse, si l’on peut dire, d’un certain « moralisme ».
Luc Foisneau : Dans la mesure où Théorie de la justice s’appuie sur l’idée qu’il existe un fait du pluralisme raisonnable, votre critique de Rawls ne s’appuie-t-elle pas (en partie du moins) sur une idée qui est déjà présente chez Rawls ? Pourquoi l’approche rawlsienne du pluralisme raisonnable ne suffit-elle pas selon vous à éviter les pièges que la philosophie morale tend à la politique ?
Charles Larmore : Pour répondre, d’abord une remarque de vocabulaire. J’évite moi-même l’expression de « pluralisme raisonnable », employée par Rawls, puisqu’elle risque de confondre deux notions bien distinctes. Le pluralisme des valeurs, tant prôné par Isaiah Berlin, est une doctrine éthique selon laquelle les sources du bien humain sont irréductiblement multiples, au lieu de se laisser ramener à une seule (comme au plaisir, à la liberté ou à la raison). D’un tout autre ordre est le phénomène répandu des désaccords raisonnables sur la nature du bien humain, désaccords qui ont pour objet des doctrines éthiques comme justement, entre autres, le pluralisme moral. Malgré la terminologie inexacte, c’est à l’évidence l’existence de désaccords raisonnables dans le domaine moral qui intéressait Rawls et qui vous intéresse aussi.
Or, ces désaccords raisonnables ne sont eux-mêmes qu’un fait, le fait que des gens se trouvent régulièrement en désaccord sur des questions morales, et cela, non seulement parce qu’on ne dispose pas tous des mêmes informations ou parce qu’en étant poussé par des passions, on ne réfléchit pas avec assez de calme et de soin, mais plutôt parce qu’on raisonne chacun à partir de perspectives différentes. Voilà le phénomène du désaccord raisonnable auquel tant de penseurs modernes, depuis Montaigne, ont été fort attentifs. Ce phénomène n’est pourtant en lui-même qu’un fait, moralement neutre, et toute la question, d’un point de vue politique, est de savoir comment on devrait – c’est-à-dire moralement – répondre au problème qu’il pose à la formulation de principes pour gouverner la vie commune. La réponse du « libéralisme politique » en général, qui, comme dans la version développée par Rawls, entend séparer la conception libérale de son passé individualiste, n’est pas du tout la seule concevable. On pourrait, par exemple, décider de rejeter le libéralisme et essayer de supprimer, autant que possible, la fréquence des désaccords raisonnables dans les questions morales comme un danger pour la possibilité de toute société viable. Ou bien, on pourrait insister sur un lien nécessaire entre une société libérale et des conceptions individualistes de la vie bonne. Si l’on veut, par contre, reformuler le libéralisme de façon qu’il ne favorise plus des idéaux individualistes mais devienne véritablement tolérant, il faut donc déterminer quels principes de caractère moral seraient aptes à mener à bien une telle réforme. En même temps, on doit également reconnaître que des vues et des doctrines morales tendent justement à être l’objet de désaccords raisonnables. Il ne s’agit donc pas de chercher quelque principe moral qui ne serait pas, lui, contesté. Car il n’y en a aucun. Au lieu de poursuivre le mirage d’un consensus universel, il faut plutôt articuler les convictions morales, rejetées sans doute par certains, qui pourraient justifier le projet de fonder la vie politique sur une base qui serait acceptable non seulement à des adhérents de conceptions individualistes mais aussi à ceux qui sont attirés par des conceptions plus communautaires ou traditionalistes du bien humain – pourvu, pourtant, qu’ils partagent tous ce projet lui-même. Je ne crois pas que Rawls ait prêté la même attention aux fondements moraux du libéralisme politique. En somme, la pensée morale ne constitue pas un piège pour la philosophie politique. Mais il faut l’y exercer avec précaution.