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La littérature prolétarienne américaine: Écrire la dissidence dans la terre du consensus

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Le rêve américain et la définition d’un « autre »

L’Amérique aujourd’hui a besoin non d’actes de bravoure, mais du temps de la guérison, non de panacée, mais de normalité, non de révolution mais de restauration, non d’agitation, mais de réadaptation, non de chirurgie mais de sérénité, non de spectaculaire, mais d’objectivité, non d’expérimentation mais d’équilibre, non de submersion dans l’internationalité mais de maintien d’une nationalité triomphante[1].

Le retour à la normale prôné par le président Harding dans ce discours de 1920 se construit en opposition à la politique de son prédécesseur, Woodrow Wilson. Aux incursions dans la politique internationale, il substitue le repli de l’Amérique à l’intérieur de ses frontières : son slogan de campagne est d’ailleurs « America first ! ». Mais qu’est-ce que cette « normalité » (normalcy) qu’il appelle à retrouver ?

Celle-ci ne peut être comprise que si l’on prend en considération l’« anormalité » à laquelle elle s’opposerait, les groupes qui furent exclus de la consolidation du récit national américain dans les années 1920. Derrière un vernis idéologique large et inclusif – la promesse du succès, la quête de la réussite, l’individualisme – se dessine en effet une identité sociale, ethnique et politique qui exclut les Noirs[2], les immigrés[3], les radicaux[4] ainsi que les artistes d’avant-garde : tous ceux-ci sont « un-American », et particulièrement les radicaux, suspects par leurs origines ethniques (nombre d’anarchistes et de communistes étaient étrangers, ou avaient des origines étrangères), sociales (croyant au prolétariat, ils ne pouvaient adhérer à l’individualisme) et par leurs convictions politiques (les « rouges », aux yeux des autorités, étaient forcément inféodés à la puissance étrangère qu’était l’Union soviétique).

Les écrivains et intellectuels de gauche, en particulier ceux de la mouvance « prolétarienne » du début des années 1930, tentèrent de construire des contre-récits à travers leurs œuvres, se réappropriant l’identité américaine pour mieux la redéfinir. C’est ainsi de l’intérieur même de l’histoire et du discours américains qu’ils voulurent faire entendre des voix différentes, en expérimentant, sur la forme comme sur le fond, en faisant émerger de nouvelles figures : l’ouvrier, le vagabond, les femmes. Mais ces œuvres ont pour la plupart été oubliées, et l’image que l’on conserve de la Grande Dépression est celle des fermiers pauvres (Okies) de Steinbeck ou des photographies de Dorothea Lange donnant à voir des visages stoïques face à l’adversité de la crise. Que reste-t-il alors de ces contre-récits ? Faut-il voir dans le peu de postérité des œuvres prolétariennes une victoire du mainstream, qui intègre ses marges en même temps qu’il les prive de leur capacité subversive ? 

Tentatives de contre-récits

La réaffirmation de l’identité américaine après la Première Guerre mondiale se traduit par des mesures concrètes de répression à l’encontre des groupes qui sont perçus comme des menaces vis-à-vis de cette identité. Lors de la « terreur blanche » (red scare) menée par le Ministre de la Justice A. Mitchell Palmer en 1919-1920, des centaines d’anarchistes, de socialistes, de communistes sont arrêtés, parfois battus et, pour certains, déportés vers la Russie[5]. Tout au long des années 1920, les grèves et mouvements ouvriers sont violemment réprimés, à l’image de la grève de Gastonia, en Caroline du Nord en 1929, qui inspirera de nombreux romans, parmi lesquels To Make My Bread de Grace Lumpkin et Beyond Desire de Sherwood Anderson, tous deux parus en 1932. Le symbole de la définition d’un « autre » que l’on exclut de la communauté nationale est l’arrestation, en 1920, de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, anarchistes, italiens, ouvriers, qui seront exécutés en 1927 et érigés par de nombreux écrivains et intellectuels en symbole de tout ce que l’Amérique rejette[6].

À partir de la fin des années 1920 cependant, la Grande Dépression vient remettre en question le récit national fondé sur la réussite économique individuelle. La gauche s’organise, le Parti communiste américain voit le nombre de ses membres augmenter[7] et la discussion théorique autour des objectifs culturels et politiques du mouvement s’enflamme. Dans des revues comme New Masses (fondée en 1926), intellectuels et écrivains débattent de la nature et de la portée d’une « littérature prolétarienne » : doit-elle être écrite exclusivement par des prolétaires ? Ne parler que du prolétariat ? Se distinguer par un style particulier ? Les débats font rage, notamment entre des intellectuels « organiques » du PCUSA, comme Michael Gold, et des compagnons de route (le dramaturge John Howard Lawson, l’écrivain John Dos Passos), accusés de tergiverser dans leur solidarité vis-à-vis des travailleurs. C’est à ces derniers, d’ailleurs, que s’adresse directement la revue, demandant aux prolétaires d’écrire, de raconter « leur » histoire, afin que leur voix ne soit pas confisquée par les écrivains professionnels, majoritairement issus de la classe moyenne[8].

Il se dessine progressivement un contre-projet à celui d’une Amérique capitaliste et individualiste, mis à mal par la profondeur et la gravité de la Grande Dépression. Un contre-projet qui reposerait non plus sur l’individu mais sur le collectif, sur une lutte des classes remettant en question l’un des fondements de l’idéologie américaine : la vision des États-Unis comme société d’opportunité, dans laquelle quiconque peut réussir s’il le souhaite et s’en donne les moyens[9].

Ce contre-projet se traduit dans les œuvres littéraires produites à l’époque. Si la rigidité du carcan idéologique imposé par le PCUSA, dans le cadre de la « troisième période » du Komintern[10], ne peut être niée, elle ne doit cependant pas non plus être surestimée. D’une part, parce que les débats étaient vifs au sein même des cercles de gauche sur la manière d’interpréter les directives de l’Union Soviétique. D’autre part parce que de nombreux écrivains et intellectuels n’étant pas « encartés », ils ne se sentaient pas totalement inféodés à la discipline du parti. Il est ainsi intéressant de voir la variété des productions littéraires de ce mouvement, telle qu’elle se manifeste par exemple dans l’anthologie Proletarian Literature in the United States, dirigée par Joseph Freeman et parue en 1935, dont l’écho médiatique alla au-delà des cercles de la gauche. On y retrouve différents genres : roman, poésie, théâtre, reportage et critique littéraire. Mais au sein même de ces genres, si les thèmes sont relativement homogènes (grèves, luttes sociales, conversions au communisme), la variété formelle, elle, est assez grande. Contrairement à une idée reçue selon laquelle les œuvres politiques seraient formellement simplistes, on constate dans ce livre que nombre de romanciers prolétariens emploient les techniques expérimentales issues des mouvements modernistes pour décentrer la perspective narrative, remplacer la voix individuelle du protagoniste par une voix collective et intégrer à leurs œuvres des formats de textes divers (articles de journaux, chansons populaires) par le biais du montage. C’est le cas de John Dos Passos, dans l’extrait de 1919 publié dans l’anthologie où une cérémonie en hommage au soldat inconnu devient une mise en accusation de l’establishment politique du pays, incarné par le président Harding, comme du romancier William Rollins Jr, dont le roman Strike ! se caractérise par la pluralité des voix et le montage (le bruit des gestes des ouvriers rythme les scènes et les conversations). À l’opposé, on retrouve dans la partie « fiction » la prose dense d’Erskine Caldwell et le style, proche du réalisme socialiste, de Grace Lumpkin[11].

Ces œuvres tentent de défaire un certain nombre de mythes fondateurs de l’éthos américain, en remettant en question, par exemple, l’illusion d’une mobilité libératrice, lorsque la figure du pionnier est remplacée par celle du vagabond[12], ou bien celle du pouvoir et de la responsabilité de l’individu, en faisant émerger des voix collectives[13]. De plus, elles mettent délibérément en scène des personnages d’étrangers (c’est souvent le cas des leaders ou des mentors dans les romans de grève) qui font prendre conscience aux Américains de leur aveuglement et d’une solidarité qui dépasse les frontières.

Malgré ces tentatives pour dénoncer l’illusion nationale, sur le fond comme sur la forme, la relation des écrivains radicaux à l’Amérique demeure ambivalente et complexe. Dans les débats théoriques comme dans les œuvres elles-mêmes, les références à la fondation des États-Unis sont récurrentes, comme si la dissidence ne pouvait se construire totalement contre le récit national, mais qu’elle devait en reprendre les éléments principaux pour en donner une interprétation nouvelle.

Ruines d’Amérique

Car l’exceptionnalisme a la dent dure. Staline lui-même le dénonce en 1929[14], dans trois discours où il accuse les communistes américains d’accorder trop d’importance aux spécificités du capitalisme dans leur pays et de céder au factionnalisme. Malgré cette condamnation, les débats sur les liens entre communisme et américanisme sont récurrents dans les revues proches du Parti au cours des années 1930, notamment en ce qui concerne les questions culturelles et littéraires. Ainsi, dans son article « Wilder : Prophet of the Genteel Christ », publié en octobre 1930 dans The New Republic, Michael Gold, rédacteur en chef de New Masses, accuse l’écrivain Thornton Wilder de « cosmopolitisme » : « M. Wilder est-il suédois ou grec, ou est-il américain ? Un étranger aurait bien du mal à le savoir, en lisant ses livres[15] ». Même après la purge de la fin des années 1920 et l’alignement sur le tournant prolétarien du Komintern, la question de l’américanité demeure. Les écrivains et intellectuels qui se rapprochent du Parti communiste et de ses idéaux pendant les années 1920 et 1930 se trouvent souvent en tension dans leur rapport à leur propre pays. S’ils condamnent de manière radicale le système capitaliste des États-Unis, nombre d’entre eux ne peuvent se résoudre à abandonner totalement l’idéal de l’Amérique. Après tout, dès 1921, Michael Gold voyait dans Walt Whitman le premier écrivain prolétarien américain[16]

Cette confluence sera couronnée par la politique de front populaire et le slogan d’Earl Browder en 1936 : « Le communisme, c’est l’américanisme du XXe siècle ». En écho à ce tournant, un débat publié dans Partisan Review and Anvil en 1936 sur la relation entre marxisme et américanisme montre bien les continuités qui existent, dans l’esprit de nombreux écrivains, entre la promesse de l’Amérique et celle du communisme. Josephine Herbst écrit ainsi : « Pour moi, l’Amérique est un pays qui ne s’est jamais entièrement réalisé ; elle ne peut y parvenir que par une révolution ». Pour Joseph Freeman, les idéaux fondateurs de l’Amérique mènent inévitablement au communisme :

Bien avant d’avoir entendu parler de Lénine, bien avant la Révolution d’octobre, j’ai appris, de sources américaines, ces idées qui, poussées à leur conclusion logique, mènent tout droit au communisme[17].

Dans les romans prolétariens, on retrouve de nombreuses références aux symboles de l’Amérique : la Guerre d’indépendance, le 4 juillet, le personnage de Washington, la Déclaration d’indépendance, qui visent à reconstruire une nouvelle Amérique, en dissociant ses fondations de celles du capitalisme. Cela apparaît très – même trop – clairement dans le roman de Clara Weatherwax, Marching ! Marching !, publié en 1935. À la fin du roman, l’un des personnages qui assiste à une réunion syndicale déclare :

Ils parlent de trucs radicaux venus d’ailleurs. Mais le communisme, c’est l’américanisme ! Voilà ce que c’est ! L’américanisme ? Est-ce qu’on n’a pas fait la révolution pour créer notre pays ? Pour avoir notre liberté d’expression ? Pour avoir un gouvernement pour le peuple et par le peuple ? Et le peuple, c’est pas les masses ? Ben tiens, je voudrais bien voir ce qu’on est si on est pas le peuple. Et maintenant que tous ces patrons et ces politiciens gouvernent le pays en s’en mettant plein les poches, il est temps de le leur reprendre pour le gouverner pour nous, les gens, de nouveau. On en a déjà enterré, des rois. On l’a fait en 1776, et bon Dieu on va l’refaire[18] !

L’histoire de la nation devient le prélude logique à une révolution communiste, dans laquelle « les masses » et « le peuple » sont strictement équivalents. Le marxisme, cette idéologie étrangère, se trouve réintégré au récit national.

Dans le roman autobiographique de Michael Gold, Juifs sans argent (Jews Without Money, 1930), on retrouve un semblable déplacement. L’Amérique est dépeinte aussi bien comme une terre d’illusion (qui se fait passer pour un nouvel Éden alors qu’elle est une nouvelle Égypte pour les immigrants juifs) que comme le pays de la liberté, qui offre la possibilité au narrateur de se construire une nouvelle identité. Entre les parents et les enfants, le fossé se creuse, les premiers se raccrochant aux reliques de leur passé, les seconds tentant de s’approprier l’Amérique malgré ses faux-semblants :

L’arrière-cour était un lieu étrange. Autrefois, c’était un cimetière. Certaines des vieilles pierres tombales américaines avaient été utilisées pour paver notre cour juive. Les inscriptions dataient de plus d’un siècle. Mais nous les avions toutes lues, et étions fatigués de tisser nos romances autour de ces ruines d’Amérique.

Un jour nous avions déterré une pierre blanche. Quelle aventure. Nous avions gratté la terre comme des créatures démoniaques jusqu’à trouver de vieux ossements humains à moitié pourris. Que d’excitation. Je m’appropriai des morceaux de rotule, des avant-bras jaunis et un morceau de crâne rongé par les vers[19].

En profanant des tombes américaines, les enfants se construisent une double identité : ils sont les barbares que les Américains « de souche » les accusent d’être, mais en même temps ils deviennent les véritables héritiers de ces corps abandonnés. La blancheur de la tombe est remplacée par les os jaunis, ces os qui à nouveau trouvent des propriétaires. Les enfants des immigrés veulent littéralement s’approprier ces ruines d’Amérique, même si elles prennent la forme d’un crâne rongé par les vers. L’excitation provient à la fois de la transgression et de la fierté d’avoir enfin acquis un morceau d’Amérique, quelque chose qui démontrent qu’ils appartiennent à ce pays.

La réintegration paradoxale de l’étranger au récit d’Amérique atteint son apogée à la fin de la trilogie U.S.A. de John Dos Passos, lorsque les personnages de Sacco et Vanzetti – italiens, ouvriers, anarchistes – sont comparés aux pères pèlerins fuyant l’Angleterre pour le nouveau monde au XVIIe siècle, et sont ainsi présentés comme les véritables fondateurs de l’Amérique :

comment peux-tu savoir qui sont tes traîtres Amérique ou que ce vendeur de poisson enfermé dans la prison de Charleston est un de tes fondateurs Massachusetts[20] ?

 À l’inverse, ce sont les « puissants » (juges, présidents d’université…) qui deviennent des traîtres, des étrangers, des « nouveaux venus qui ont retourné notre langue comme un gant, qui ont pris les propos propres de nos pères et les ont rendus visqueux et malsains[21] ». La lutte entre deux classes devient celle entre deux Amériques.

La réutilisation des symboles de l’Amérique par les romanciers prolétariens et radicaux revient-elle à une forme d’abdication de la contestation, qui ne pourrait que réitérer la promesse américaine sans jamais la remettre fondamentalement en question ? Le recours aux idéaux fondateurs nous semble au contraire être le vecteur d’une protestation assumée, mais qui se dit dans les mots de l’Amérique, pour dénoncer la construction d’un récit national qui, sous ses dehors universels, a en réalité pour objectif de protéger des intérêts de classe. Pourtant, malgré cette « américanisation » de la parole communiste, la postérité de ces œuvres a été pour le moins discrète, et leur radicalité bien vite supplantée par la rhétorique plus consensuelle des productions du Front populaire. Faut-il voir en cela la capacité du roman national américain à réintégrer, ou faire disparaître ses marges, ses voix dissidentes ? En somme, le triomphe du consensus ?

La victoire du consensus ?

Le critique Alan Wald a qualifié les années 1930 de « passé inutilisable » pour la gauche américaine[22]. De fait, la postérité de la « décennie rouge » a été complexe, et nulle part davantage que dans le domaine culturel. Dès la fin des années 1930, et en particulier après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs facteurs se conjuguent pour que les œuvres radicales et prolétariennes soient mises au ban de la critique littéraire.

La première cause, et la plus évidente, est la seconde chasse aux rouges, le mouvement Maccarthyste qui détruit de nombreuses carrières et contribue à une atmosphère hystérique qui veut oublier tout ce qui a été produit par la gauche dans les années 1930. De nombreux communistes ou sympathisants ont d’ailleurs eux-mêmes renié leurs productions de cette période, pour des raisons politiques et/ou personnelles (citons ici les exemples de Grace Lumpkin, John Dos Passos ou Henry Roth).

Cette évolution est également liée à celle de l’enseignement de la littérature à l’université, qui se tourne de plus en plus vers le formalisme et l’étude de textes, et érige le modernisme en parangon de ce que doit être la littérature. Le mouvement du New Criticism, incarné par les critiques Robert Penn Warren, Cleanth Brooks et John Crowe Ransom, construit le soubassement théorique de cette perspective, qui se conjugue aux transformations du public universitaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le vote de la G.I. Bill permet en effet aux soldats démobilisés de s’inscrire gratuitement à l’université. Les enseignants devant faire face à un public hétérogène, il leur faut pouvoir aborder des textes littéraires sans s’appuyer sur une connaissance approfondie de leur contexte d’écriture[23].

Avec les luttes sociales des années 1960-1970, un certain nombre de ces œuvres refont surface, grâce à la maison d’édition Feminist Press[24] par exemple, dans une perspective souvent politique et néo-marxiste d’élaboration d’un contre-récit de l’histoire et de la culture américaines, dans lequel les minorités, en particulier, prendraient enfin leur place. Cette réapparition des romans prolétariens donnera naissance, dans les années 1980 et 1990, à des études qui leur redonnent une place, bien que marginale, dans le canon de la littérature américaine[25].

Au-delà même de leur postérité, les œuvres prolétariennes ont toujours été minoritaires, même à leur époque, et ont bien vite été éclipsées par les icônes de la période dite du « Front populaire », à partir de 1935, lorsque les partis communistes du monde entier reçurent l’injonction de s’allier aux forces progressistes, celles-là même qu’ils avaient dû combattre jusque-là avec acharnement. Des communistes, des compagnons de route, s’engagèrent ainsi dans le mouvement syndical, mais également dans les initiatives lancées par le gouvernement Roosevelt pour « documenter l’Amérique ». Et ce sont ces images qui demeurent et représentent aujourd’hui dans nos esprits la Grande Dépression – ces visages de fermiers fatigués, stoïques, au milieu de paysages arides et désertés. Les photographies de Dorothea Lange, Walker Evans ou Margaret Bourke-White, les romans d’Erskine Caldwell ou John Steinbeck, ont pris le pas sur leurs devanciers prolétariens. L’image du métayer est devenue le symbole de la crise, alors même que les souffrances du monde agricole étaient bien antérieures à la crise de 1929, qui a eu des conséquences plus graves sur les populations urbaines.

Il serait cependant simpliste de ne considérer les œuvres du Front populaire que comme une version acceptable, vidée de sa substance, de la critique sociale portée par les communistes du début des années 1930. Tout d’abord parce que ces œuvres n’étaient pas à l’époque aussi consensuelles qu’elles le sont devenues aujourd’hui. Si Les Raisins de la colère, publié en 1939, fut un grand succès public, le roman fut violemment attaqué – notamment par les représentants des secteurs agricole et bancaire – pour l’image négative qu’il donnait de l’Amérique. De même, le livre de James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, considéré aujourd’hui comme un classique, ne trouva un éditeur qu’en 1941 (il était issu d’une enquête menée par les deux hommes en 1936), et fut un échec commercial avant d’être redécouvert dans les années 1960.

Par ailleurs, les romans prolétariens et radicaux du début des années 1930 ont contribué à mettre en avant des thèmes, des figures, qui demeuraient jusque-là aux marges de la littérature, thèmes et figures qui ont ensuite été ré-exploités dans un cadre moins directement politique. Il est à cet égard intéressant de comparer l’œuvre maîtresse de Steinbeck et le roman de Grace Lumpkin, lauréat du prix Gorki en 1933. Notre règne arrivera (To Make My Bread) fait le récit du destin d’une famille de fermiers pauvres des Appalaches, que le rêve d’une vie meilleure pousse à quitter leur terre pour aller travailler dans une usine textile. La réalité de l’usine est celle d’une misère encore plus noire et d’une aliénation complète. La mère, Emma McClure, se sacrifie pour l’avenir de ses enfants, Bonnie et John. Ceux-ci, comprenant qu’il n’y a aucun moyen pour eux, dans le système existant, de briser leurs chaînes, se mobilisent et participent à la grève. Le roman est avant tout une saga familiale, dans laquelle les femmes jouent un rôle primordial. On retrouve chez Steinbeck l’importance de la famille, opposée au modèle traditionnel de l’individu-protagoniste des romans réalistes, de même que le personnage de la mère, Ma Joad, qui met tout en œuvre pour sauver les siens. De même, l’émergence de la conscience politique chez son fils Tom se fait au contact des injustices commises à l’encontre des métayers chassés de leurs terres.

Ainsi, on ne saurait minimiser l’influence que les œuvres des années 1930 ont eue sur la manière dont l’Amérique se représente elle-même. Si l’action politique de Roosevelt a durablement transformé le rôle du gouvernement fédéral et la perception qu’en avaient les Américains, les productions culturelles de la « décennie rouge » ont contribué à la remise en question d’un credo américain fondé sur la responsabilité individuelle, associé jusque-là à une vision du roman liée à l’ascension progressive d’un protagoniste. Les romanciers prolétariens ont certes joué un rôle marginal dans cette transformation des représentations, mais leurs tentatives pour dénouer les liens entre les idéaux américains et le capitalisme ont permis de donner corps à des récits alternatifs et de faire émerger des figures – femmes, ouvriers, militants – pouvant les incarner.


[1] Discours du 24 mai 1920 à Boston. Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteure.

[2] La ségrégation demeure dans les États du Sud, de même que la ghettoïsation des populations noires dans les États du Nord.

[3] Après la grande vague migratoire des années 1860-1920, les États-Unis votent un certain nombre de lois restrictives, notamment le Johnson Reed Act de 1924 qui impose des quotas selon les nationalités, et interdit l’immigration des populations venues d’Asie et du monde arabe.

[4] Tout au long de cet article, « radical/radicalisme» sera employé au sens américain (radical/radicalism) et dans une acception politique désignant les mouvements, idées et acteurs de la gauche américaine.

[5] Les plus célèbres sont Alexander Berkman et Emma Goldman, envoyés en Russie en 1919 à bord du Buford, surnommé « l’arche soviétique » (et plus tard utilisé comme décor du film de Buster Keaton The Navigator). Voir D. Aaron, Writers on the Left : Episodes in American Literary Communism, New York, Columbia University Press, 1992 [1961], p. 119.

[6] Sur l’affaire Sacco et Vanzetti, voir entre autres B. Watson, Sacco & Vanzetti : The Men, the Murders, and the Judgment of Mankind, New York, Viking, 2007.

[7] Le PCUSA cependant n’atteindra jamais plus de 30 000 membres ; son influence politique, culturelle et syndicale pendant les années 1930 alla bien au-delà de ce nombre extrêmement modeste. Voir A. Fried (dir.), Communism in America. A History in Documents, New York, Columbia University Press, 1997, p. 19.

[8] M. Gold, « Write for Us ! », New Masses, juillet 1928, p. 2. Pour une discussion plus approfondie des débats autour de la nature et des objectifs du roman prolétarien, je me permets de renvoyer à A. Béja, Des mots pour se battre. John Dos Passos, la littérature et la politique, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 74-103.

[9] Sur la difficulté à parler des classes sociales aux États-Unis, voir A. Schrager Lang, The Syntax of Class : Writing Inequality in 19th century America, Princeton, Princeton University Press, 2003.

[10] Voir A. Fried, op. cit., p. 93.

[11] Voir J. Freeman et. al., Proletarian Literature in the United States, New York, International Publishers, 1935.

[12] Voir le roman de N. Algren, Un fils de l’Amérique, Paris, Editions 10/18, 2000 [1934].

[13] Voir G. Lumpkin, Notre règne arrivera, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2012 [To Make My Bread, 1932] et C. Weatherwax, Marching ! Marching ! New York, The John Day Company, 1935. Les deux auteures expérimentent autour de la voix collective pour faire émerger un « nous » au sein de leurs romans.

[14] Ces discours furent prononcés au présidium du comité exécutif de l’Internationale communiste, devant la commission chargée de la question américaine, les 6 et 14 mai 1929. Ils furent ensuite traduits et publiés aux États-Unis sous forme de pamphlet en 1931. J. Staline, Stalin’s Speeches on the American Communist Party, New York, Central Committee, Communist Party USA, 1931.

[15] M. Gold, « Thornton Wilder: Prophet of the Genteel Christ », New Republic, 22 octobre 1930, repris dans The Mike Gold Reader; from the writings of Michael Gold, New York, International Publishers, 1954, p. 49.

[16] M. Gold, « Towards Proletarian Art », Liberator, février 1921, p. 20-24.

[17] « What is Americanism? A Symposium on Marxism and the American Tradition », Partisan Review, avril 1936, p. 4-14.

[18] C. Weatherwax, op. cit., p. 208.

[19] M. Gold, Jews Without Money, New York, Carroll and Graf, 1996 [1930], p. 62.

[20] J. Dos Passos, U.S.A., Paris, Gallimard, 2002 [1938], p. 1127.

[21] Ibid., p. 1149.

[22] A. M. Wald, Writing from the Left : New Essays on Radical Culture and Politics, London, Verso, 1994, p. 39.

[23] Voir W. Kalaidjian (dir.), The Cambridge Companion to American Modern Poetry, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 123.

[24] Fondée en 1970 à la City University de New York, cette maison d’édition accompagne les combats de la deuxième vague du féminisme en faisant (re)découvrir des auteures devenues aujourd’hui majeures telles que Zora Neale Hurston et Charlotte Perkins Gilman et en publiant les ouvrages des militantes et écrivaines de l’époque (Grace Paley, Barbara Ehrenreich…).

[25] Citons ici simplement quelques-uns des chercheurs qui ont contribué à ce renouveau critique : Alan Wald, dont nous avons déjà parlé, Paula Rabinowitz (Labor and Desire. Women’s Revolutionary Fiction in Depression America, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1991), ou Barbara Foley (Radical Representations. Politics and Form in U.S. Proletarian Fiction 1929-1941, Durham, Duke University Press, 1991).

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