Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale. Pour une autre histoire des engagements littéraires au XXe siècle

Maria Teresa Ambrosi
Print Friendly, PDF & Email

Ce dossier est issu d’un colloque international et interdisciplinaire qui s’est tenu en juin 2015 dans le cadre du programme de recherche « Fiction littéraire contre storytelling : un nouveau critère de définition et de valorisation de la littérature ? » et organisé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Le colloque international et interdisciplinaire dont sont issus les articles qui composent le dossier s’est tenu en juin 2015 dans le cadre du programme de recherche « Fiction littéraire contre storytelling : un nouveau critère de définition et de valorisation de la littérature ? » [1]. Mené de 2013 à 2016, celui-ci se donnait pour tâche d’examiner les questions nouvelles que pose le détournement des formes et des usages littéraires du récit par un phénomène d’ampleur planétaire, que le public français a découvert en 2007 avec le livre polémique de Christian Salmon : Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits.

La nouveauté du concept de « storytelling » analysé par Christian Salmon a été remise en cause par certains lecteurs [9], tandis que son appel à une « contre-narration » en résistance au storytelling était compris par d’autres comme un nouvel épisode de la vieille répulsion de l’élite littéraire (française) vis-à-vis du « récit » (estampillé délice populaire), sur fond de théorie du complot [10].

Peut-être ces polémiques ont-elles trouvé un aliment dans certains flottements qui, dans l’ouvrage de Christian Salmon, accompagnent moins la définition du storytelling lui-même que l’appel à y résister : alors que le storytelling est analysé comme un ensemble de techniques nouvelles, mises au point dans les années 1990, les figures tutélaires de la résistance intellectuelle et existentielle selon C. Salmon demeurent celles du Centre universitaire expérimental de Vincennes (Deleuze et Foucault en particulier), tandis que les écrivains qui incarnent le mieux à ses yeux la « contre-narration » qu’il appelle de ses vœux sont des précurseurs (Melville, Gogol) ou des fondateurs (Kafka) du modernisme européen, ou encore des analystes des totalitarismes (Danilo Kiš, Hermann Broch, Witold Gombrowicz [11]).

Les travaux présentés ici partent de l’hypothèse que ces flottements temporels sont l’indice de la persistance – dans la longue durée de l’histoire littéraire depuis le tournant de la Révolution française – d’un engagement politique « contre-narratif » de la littérature : on sait par les recherches de Gisèle Sapiro [12] que l’autonomisation progressive du champ littéraire, du XIXe siècle à nos jours, est inséparable d’une histoire éthico-juridique : celle qui lie fermement les transformations historiques de l’engagement littéraire à l’évolution de la notion de responsabilité de l’écrivain, dans les aléas judiciaires de sa confrontation à la morale publique. Une caractéristique de la « littérature » (définie par Jacques Rancière comme ce « mode historique de visibilité des œuvres de l’art d’écrire [13] » né dans le sillage de la révolution romantique) pourrait être, dès lors, la résistance multiforme qu’elle oppose aux récits mythiques qui structurent l’idéologie dominante et la morale publique d’une société, à un moment donné de son histoire.

Tenter de baliser les grandes étapes des changements qui affectent les récits dominants, de l’orée du XXe siècle à nos jours, permet de dessiner les linéaments, esquissés dans la première partie – chronologique – de ce dossier, d’une histoire alternative des engagements littéraires, attentive aux variations – éthiques, politiques, formelles – qui affectent les modalités contre-narratives de la création littéraire, d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, en fonction des récits dominants qu’elle prend en charge pour les mettre en jeu.

D’autre part, la réflexion sur la notion de storytelling – sur ses modalités de définition et son champ de pertinence historique – aura contribué, comme en témoignent les études rassemblées dans la seconde partie – théorique – du dossier, à dissiper le malentendu, tenace en particulier dans les recherches sur la littérature française, qui tend à identifier la « contre-narration » littéraire avec un rejet pur et simple du récit : la littérature a partie liée avec le récit au sens où, selon notre hypothèse, elle naît dans le regard réflexif (et ce regard oscille de l’identification mimétique à la dénonciation la plus sarcastique) porté par un sujet individuel sur les récits sociaux dominants qui l’entourent – et dont les récits produits par une certaine Histoire officielle, en tel temps et en tel lieu, sont exemplaires. C’est aussi pour cette raison que l’attribution de la valeur littéraire à telle ou telle œuvre – ou son dénigrement comme produit avant tout commercial ou artefact « réactionnaire », par exemple – varie en fonction d’effets de lecture eux-mêmes tributaires de lignes de partage idéologiques et socio-culturelles dont on peut retracer l’histoire.