Telling storytelling : la métafiction moderne et postmoderne, négation et/ou affirmation du récit ?

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

—La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir notre désir même. Regarde, ami Sancho ; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu’ils sont. Avec leurs dépouilles nous commencerons à nous enrichir ; car c’est prise de bonne guerre, et c’est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre.

—Quels géants ? demanda Sancho Panza.

—Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long.

—Prenez donc garde, répliqua Sancho, ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent et ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs ailes, lesquelles, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin.

—On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n’es pas expert en fait d’aventures : ce sont des géants, te dis-je et, si tu as peur, ôte-toi de là et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille.[1] 

Le discours de don Quichotte illustre parfaitement la logique du « storytelling », au sens où Christian Salmon a introduit ce terme dans la langue française : le héros identifie un ennemi supposé dangereux dont il propose de sauver le monde et justifie ainsi sa propre existence en tant que chevalier errant indispensable comme protecteur du peuple malavisé en matière d’ennemis. Le storytelling est dans ce sens la pratique de raconter une histoire en faisant appel aux émotions plutôt qu’à des arguments abstraits dans le but de convaincre son audience de la valeur de la chose proposée. C’est désormais un procédé bien connu pour son succès et appliqué de manière stratégique en politique aussi bien qu’en marketing. Jacques Migozzi observe qu’il s’agit d’un exemple de ce que Patrice Charaudeau appelle des « stratégies de captation », qui « visent à séduire ou persuader le partenaire de l’échange communicatif de telle sorte que celui-ci finisse par entrer dans l’univers de pensée qui sous-tend l’acte de communication, et partage ainsi l’intentionnalité, les valeurs et les émotions dont il est porteur[2] ». Il y a donc deux sens distincts de « storytelling » : d’une part, le sens neutre d’acte de narration et (par extension) de « récit » en anglais, que nous indiquerons en mettant le mot en italiques et entre guillemets pour montrer qu’il s’agit du sens premier anglais, et celui de Christian Salmon, qui « francise » le terme anglais pour désigner dans son texte français cette stratégie de captation. Pour ce dernier usage, désormais bien assimilé et intégré dans le discours critique français, nous garderons les caractères romains et sans guillemets.

L’une des techniques fondamentales du storytelling consiste précisément à identifier un ennemi et à se présenter comme (l’unique) détenteur de la solution, comme le fait don Quichotte : « Have an Enemy and a Hero[3] » (« Prenez un Ennemi et un Héros »), tel est le premier des sept conseils que donne une spécialiste pour bien raconter une histoire visant à vendre un produit. « Stories need a good guy and a bad guy – also called a hero and an enemy. […] The arc of the story is how the hero beats the enemy » (« Tout récit a besoin d’un gentil et d’un méchant – aussi connus sous le nom de héros et d’ennemi. […] L’histoire raconte comment le héros bat l’ennemi »). Le « gentil » est bien sûr le produit à vendre, ou en politique, le candidat pour qui voter. La distinction entre le bon et le mauvais implique inévitablement un jugement de valeur.

Si la figure de l’ennemi s’avère particulièrement utile dans le monde des affaires et en politique, elle ne manque pas dans l’histoire de l’art non plus. Les mouvements artistiques se sont souvent définis contre les mouvements précédents ou concurrents – la Renaissance contre le Moyen Age, le romantisme contre le classicisme, le réalisme contre le romantisme… Ou en tout cas c’est comme cela que l’on conçoit souvent leur histoire, comme l’a fait Heinrich Wölfflin dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art au début du dernier siècle. Mais d’où vient, au fait, cette histoire ? Dans certains cas et dans une certaine mesure, ce sont bien des manifestes et des polémiques entre artistes ou écrivains qui en témoignent de manière directe et explicite. Mais n’est-ce pas que pour la plupart, nous nous fions à des historiens de l’art et de la littérature, plutôt que de connaître les faits de première main ? On peut dès lors se poser la question de savoir dans quelle mesure les historiens ont été guidés par la logique du storytelling, qui aime chercher l’ennemi et poser le héros, lorsqu’ils construisaient une vision dialectique de l’histoire des arts. Dans cet optique, le présent article a un double objectif : d’une part, revenir sur le concept de « récit » et de « storytelling » pour débrouiller les distinctions souvent ignorées entre leurs différents sens et usages ; et d’autre part, montrer comment cette multiplicité d’usages peut mener à des confusions qui peuvent rapprocher la critique littéraire même de la logique du storytelling. Ce questions se révèleront inséparables de la problématique de l’éthique et de l’engagement en critique littéraire.

Nous proposons l’analyse d’un essai récent qui porte le terme de « storytelling » dans son titre même : The Narrative Turn in Fiction and Theory : The Crisis and Return of Storytelling from Robbe-Grillet to Tournier (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014) (Le tournant narratif dans la littérature et dans la théorie : la crise et le retour du récit de Robbe-Grillet à Tournier) par Hanna Meretoja. Nous examinerons le discours critique et les procédés qui y servent à établir l’opposition centrale entre la littérature dite « antinarrative » du Nouveau Roman, et le « retour du récit » que représenterait Le Roi de Aulnes de Michel Tournier, paru en 1970 et suivi ensuite par de nombreux autres romans dans cet esprit à partir des années 1980, pour devenir ce qui est considéré de manière plus ou moins consensuelle le courant dominant du roman français jusqu’à nos jours. Tout en proposant une nouvelle perspective sur l’histoire du « Narrative Turn » par l’analyse combinée de ses racines dans le roman et dans la théorie et des raisons éthiques qui nourrissent les deux, cet ouvrage s’inscrit de son côté dans ce même Narrative Turn théorique, qui se conjugue de manière indirecte avec une pensée qui se veut éthique. Si le Narrative Turn littéraire et critique est accompagné par un « Ethical Turn », cette même association des deux tournants est visible dans le travail de Hanna Meretoja. Cependant, le passage de ce double tournant au niveau métadiscursif de l’essai traverse quelques points problématiques qui détournent les arguments proposés, de manière à produire un effet contraire à ce que l’ouvrage semble vouloir soutenir, à savoir une attitude éthique. L’argumentation soulignant le potentiel éthique du « storytelling » (du récit) finit par frôler – malgré soi, sans aucun doute – la logique du storytelling (la stratégie de captation). On s’intéressera donc à ce glissement en décortiquant quelques moments du texte qui y contribuent, pour identifier les stratégies discursives qu’ils cachent. Il convient néanmoins souligner que nous considérons ce genre de glissement loin d’être spécifique à cet ouvrage – on peut, au contraire, y voir les symptômes de cet aveuglément qui accompagne selon Paul de Man toute perspicacité critique[4]. Ce n’est dès lors qu’une question de proportions, de visibilité, et d’implications pour le message de la critique – et cet ouvrage nous semble servir de bon exemple pour souligner quelques dangers auxquels la critique fait face, en particulier lorsqu’elle traite d’éthique et littérature.

Cet ouvrage traite donc, comme l’indique son titre, du « retour du récit » dans le roman français vers la fin du XXe siècle[5], et du « tournant narratif » qui l’accompagne dans la théorie littéraire et en philosophie. L’auteure commence par examiner les raisons qui ont éloigné le roman de la tradition réaliste après la deuxième guerre mondiale, notamment les fondements ontologiques et épistémologiques du « soupçon » aussi bien ceux que du regain de confiance dans le récit qui le suivait, et montre que les deux réactions s’inscrivent dans des processus socio-culturels de l’après-guerre. Le Nouveau Roman est l’expression d’une crise du sujet et de l’identité, tandis que le retour du récit en littérature et le « tournant narratif » dans la théorie correspondent à une redécouverte de la capacité des récits à nous orienter dans le monde sans toutefois fournir des réponses préétablies. Les deux courants s’accordent à voir la réalité en soi dépourvue de sens et les récits comme un moyen d’y apporter des significations. Ce n’est que la réponse à cette reconnaissance du pouvoir qu’a le récit de donner du sens au monde qui diffère entre les nouveaux romanciers et les représentants du retour du récit : ceux-là considèrent le récit tel qu’il est pratiqué par la tradition dominante comme une distorsion de la réalité objective et cherchent donc de nouvelles manières d’écrire pour mieux approcher ce qu’ils pensent être la vraie nature des choses, tandis que ceux-ci maintiennent que le monde humain est celui qui est déjà imprégné par notre langue et le sens que nous lui donnons, dont fait partie intégrante le récit. Autrement dit, selon la première approche, la vraie réalité serait celle qui se trouve avant toute représentation et tout récit, tandis que la deuxième souligne qu’il n’y a pas de réalité pour nous sans le sens que notre perspective y ajoute. Le but proclamé de l’ouvrage est d’apporter, à travers l’examen du contexte historique et philosophique, de nouvelles preuves et une nouvelle perspective sur ce qui est posé comme un contraste entre Nouveau Roman et retour du récit. Les analyses approfondies des bases théoriques et philosophiques des deux approches concernant les relations entre la réalité et notre représentation de celle-ci sont en effet très convaincantes. Le problème tient seulement à leur manière d’entériner l’opposition de base.

Avant de procéder à l’examen des étapes de l’argumentation proprement dite, regardons donc de plus près la notion-clé qui constitue l’enjeu majeur du livre et dont la complexité théorique et historique induit certains glissements problématiques dans l’argument. De manière plus générale, de tels glissements peuvent aussi être rendus responsables des mécanismes qui gouvernent tout discours sur le Nouveau Roman en tant que tendances « anti-narratives » rejetant le « récit ».

Narrativité, récit, récits, storytelling

Nous proposons une distinction entre quatre sens ou usages associés au terme de « récit » – « narrative » ou « storytelling » en anglais, souvent utilisés de manière interchangeable par Meretoja, bien que « storytelling » mette l’accent sur l’acte de narration (« telling »). Il s’agit de phénomènes et de perspectives qui s’imbriquent et s’entrecoupent mais qui représentent néanmoins des approches différentes avec leurs implications qu’il importe de bien distinguer :

1. L’approche formelle

Le « récit » ou « narrative » considéré en tant que l’objet de l’acte de narration, dans son acception la plus dénudée et la plus neutre possible : ce qui produit la narrativité d’un texte à un niveau formel, linguistique ou discursif élémentaire. Gérard Genette définit le récit comme un « discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements[6] ». Cependant, on peut aller encore plus loin en éliminant la référence à l’événementialité et à la représentation, comme le fait la définition de Richard Walsh : « the semiotic articulation of linear temporal sequence » (« l’articulation sémiotique d’une séquence temporelle linéaire[7] »). Il faut également souligner l’ambiguïté du concept de « narrativité » que le terme français de « récit » cache sans vraiment l’éliminer : d’une part, il a un « sens fixe », auquel les définitions citées servent de base ; d’autre part il a un sens « scalaire », qui permet de parler du degré de narrativité d’un texte[8]. Il y a ainsi deux questions que l’on peut poser face à tout texte : (1) Est-ce un récit ? (question de genre ou de mode de discours dominant) et (2) Dans quelle mesure ce texte est-il narratif (c’est-à-dire, un récit) ? Un texte peut avoir un degré minimal de narrativité tout en étant perçu comme « récit » – c’est souvent le cas des nouveaux romans, et c’est dans cet esprit que Brian McHale parle de la « narrativité faible » (« weak narrativity ») de certains poèmes d’avant-garde[9].

2. L’approche cognitive

Le récit sert, selon la science cognitive, de mode de cognition et ce rôle constitue la base de nombreuses théories contemporaines du récit. Le récit ou la narrativité est dans cette perspective une manière de donner sens au monde par l’acte d’arranger les événements et les phénomènes dans une séquence temporelle et causale. Ainsi se constitue par exemple ce que Paul Ricœur appelle l’« identité narrative[10] ». D’autre part, la possibilité de relier les fragments narratifs d’un texte à « narrativité faible » dans une chaîne temporelle et causale logique paraît souvent la condition de sa compréhensibilité. Cependant, plutôt que d’y voir une qualité inhérente au récit dans son sens premier, ce rôle cognitif indéniablement fondamental du récit peut être attribué à l’association que l’on crée entre l’importance de la temporalité pour le récit d’une part, et pour la psyché et l’intelligence humaines d’autre part,.

3. L’approche fonctionnelle sociale (ou générique)

Cette troisième perspective se concentre sur les produits des diverses pratiques narratives, les manifestations du besoin et du désir de raconter. Parmi ces pratiques et produits, on trouvera la fiction fantastique aussi bien que le récit réaliste et les reconstitutions historiques factuelles, et toute sorte de récits établissant des liens temporels et causaux pour raconter une suite logique d’événements ou pour expliquer un phénomène réel ou fictif dans le temps. Ainsi l’histoire littéraire, l’histoire de l’art, et toute théorie fournissant une explication causale à des phénomènes y trouveront également leur place. Je souligne ici causalité et explication, qui sont fondamentales pour la grande majorité de ces pratiques. Cependant, ces traits ne sont pas non plus supposés par la définition formelle minimale du récit en tant que mode de discours. Un texte peut être qualifié de récit sans qu’il établisse des liens causaux ou offre des explications[11], même si ce n’est effectivement pas le cas le plus ordinaire et que l’on a tendance à considérer comme « récit expérimental » tout ce qui ne correspond pas à la pratique dominante.

4. Une pratique précise

Parmi ces diverses pratiques on distinguera le storytelling dans le sens décrit par Christian Salmon en tant que « stratégie de captation », cité ci-dessus.  

Glissements progressifs du discours

Gardons ces distinctions à l’esprit et revenons sur l’histoire proposée par Hanna Meretoja. Nous nous concentrerons sur quelques moments du texte qui nous semblent représentatifs des stratégies – ou failles – discursives qui constituent les bases de l’interprétation exposée dans l’ouvrage.

I. Une expérience antinarrative?

Dans l’introduction, l’auteure explique qu’elle propose

[…] a more nuanced understanding of experientiality by analysing how literary narratives give expression to radically different forms of the subject’s experience of the world, particularly in relation to how literature explores antinarrative and narrative modes of experience (p. 8-9)

[…] une lecture plus nuancée des liens entre récit et expérience, fondée sur l’analyse de la manière dont les récits littéraires expriment les expériences radicalement différentes que le sujet peut faire du monde, en particulier les moyens qu’a la littérature d’explorer des modes d’expérience anti-narratifs et narratifs.

La question se pose de savoir comment un mode d’expérience pourrait être « anti-narratif ». Non pas que l’on suppose que toute expérience doive forcément être « narrative », mais le préfixe « anti- » signifie avant tout « contre », en anglais comme en français – et il est peu évident qu’un mode d’expérience puisse se situer « contre » un autre mode d’expérience. Le dictionnaire d’anglais d’Oxford propose, il est vrai, le sens de « unlike » (« différent de ») parmi les acceptions du préfixe « anti- », comme dans les mots « anticlimax » ou « anti-hero ». C’est effectivement cette interprétation qu’invite le texte par la mention quelques lignes plus haut d’expériences « non-narratives » et la phrase suivante, qui évoque « how radically different forms of individual, collective and specifically literary storytelling practices respond to different historical experiences » (« comment des formes radicalement différentes de la pratique individuelle, collective et spécifiquement littéraire de la narration répondent à des expériences historiques différentes », loc. cit., nous soulignons). Il s’agit bien là de différences entre des modes ou des formes d’expérience, plutôt que d’opposition conflictuelle, comme le préfixe « anti- » le suggère. Cependant, l’auteure établit une correspondance entre ce mode d’expérience et ce qu’elle interprétera par la suite comme le refus de narrativité chez les nouveaux romanciers, considérés comme un mouvement « anti-narratif ». Cette mise en parallèle des types d’expérience avec des types de roman, renforcée par le contexte global de l’ouvrage, invite à entendre « anti- » dans le sens premier (opposition) même lorsque l’auteure parle d’expériences, tout en opérant un glissement imperceptible du sens faible de « différent de » vers le sens fort de « contre ».

On a affaire à une confusion entre deux modes de négation : l’une est celle où une chose se définit contre ce qu’elle n’est pas dans une relation binaire. Un mode d’expérience ne paraît pas capable d’en nier et d’en critiquer un autre dans ce sens ; il peut tout simplement en différer. L’autre type de négation, c’est la définition d’une chose « en creux », par contraste avec une autre qu’elle n’est pas, mais dans une relation non binaire. Cette négation veut donc dire simplement « être différent, faire autre chose ». La différence entre ces deux types de négation est celle que les logiciens établissent entre disjonction exclusive et disjonction non exclusive. Dans le cas des expériences, il s’agit du deuxième type de négation : ce qui n’est pas de caractère narratif n’est pas automatiquement « anti-narratif », comme dans une relation binaire, mais tout simplement « non-narratif ».

Cela peut paraître un petit détail sans importance mais il est loin d’être innocent dans la mesure où il témoigne de la manière dont une simple relation de différence se transforme en opposition binaire suggérant un conflit. Faire appel au préfixe « anti- »en parlant des expériences qui se trouveraient à la base des modes d’écriture dont les relations sont à leur tour interprétées en termes de conflit, semble bien servir le désir critique sous-jacent d’établir dès le départ des relations claires entre les phénomènes dont l’ouvrage propose de reconstituer l’histoire. Le champ est ainsi balayé d’emblée pour ne laisser subsister que deux camps, disposés l’un en face de l’autre, l’un posé en termes positifs, reconnaissant l’utilité du récit, l’autre posé en termes négatifs contre celui-ci. Et que le meilleur gagne. Cette propension du texte à l’opposition binaire est d’autant plus étrange qu’en même temps l’auteure dénonce explicitement les dichotomies qui masquent la complexité des phénomènes[12].

Le titre du livre montre par ailleurs déjà le parti pris implicite que l’on détecte ici. Parler d’une crise et d’un retour du récit suggère qu’il s’agit, dans le premier cas, de quelque chose de négatif et de temporaire qui n’est pas l’état « normal » et à quoi il faut trouver une solution. Le Nouveau Roman incarne pour l’auteure une telle « crise » ; c’est la base de toute l’histoire qu’elle propose, et le but de ses analyses est uniquement d’identifier les raisons de cette crise présupposée, sans qu’elle s’interroge vraiment sur cet intitulé. Or, la révision du genre romanesque et la découverte de tout un champ de possibilités du récit affranchi des impératifs de la représentation réaliste pourraient très bien être lues en termes positifs, comme elles l’ont d’ailleurs été par de nombreux critiques, et comme Hanna Meretoja reconnaît également lorsqu’elle parle de la contribution du Nouveau Roman au renouveau littéraire. N’empêche qu’en fin de compte, on a l’impression que ce n’est pas tellement le Nouveau Roman qui rejette le récit mais Hanna Meretoja qui rejette le Nouveau Roman.

II. L’antinarratif : contre quoi exactement ? 

Un peu plus loin, à la page 14, on lit :

In her essay from 1950, Sarraute questioned storytelling as a convention that gives characters a false « appearance of cohesiveness » and masks the way in which reality is in a state of constant transformation. Robbe-Grillet followed suit in his 1957 essay.

Dans son essai de 1950, Sarraute met en question le récit comme convention qui donne aux personnages une fausse « apparence de cohésion » et masque la manière dont la réalité est dans un état de transformation constante. Robbe-Grillet reprend cette idée dans son essai de 1957.

Quelques lignes plus bas, cela se traduit par « the nouveau roman’s antinarrative aesthetics » (« l’esthétique anti-narrative du Nouveau Roman » ; nous soulignons). La critique d’une convention narrative, certes dominante, se généralise en une « esthétique anti-narrative ». Et cela se radicalise encore à mesure que l’étude progresse : à la page 72 il s’agit déjà de « radical antinarrativism » (« anti-narrativisme radical »). Tout en citant Sarraute de manière précise sur ce qui est l’objet de sa critique, l’auteure lui attache une étiquette généralisatrice qui suggère un refus bien plus vaste : non seulement celui d’une convention bien définie, au sens (3) de notre liste ci-dessus, mais celui de la narrativité comme forme ou mode de discours en général, au sens (1).

Rappelons également que dans son essai de 1956 intitulé « Une voie pour le roman futur », Robbe-Grillet appelle justement à renouveler « l’art romanesque[13] », et non pas à l’éliminer. Tout en soulignant l’importance du descriptif, il ne renonce pas au narratif. Il se propose au contraire de « faire sortir le récit de ses ornières », de sa limitation à l’étude d’une passion et au « roman bourgeois ». L’esthétique du Nouveau Roman est une esthétique opposée à la réduction du concept de récit et du genre romanesque à ces formes dominantes, plutôt qu’une esthétique anti-narrative. Robbe-Grillet se défend justement de cette lecture en soulignant la présence d’« anecdotes » chez Proust, Faulkner, et Beckett[14], même si, comme il explique, ces anecdotes ne sont plus soumises à l’idée réaliste du réel dont la forme narrative est censée offrir l’enchaînement logique dans un ordre causal et chronologique. Ce n’est que cet ordre qui est l’objet du refus des nouveaux romanciers, et non pas la narrativité en tant que telle. Ici encore, la chose étrange est que Meretoja explique tout cela très bien – tout en continuant à se servir de termes généralisant le refus et simplifiant les relations.

L’usage du terme anglais « antinarrative » s’inscrit sans doute dans la tradition critique initiée par Sartre dans sa préface au Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute, souvent citée comme l’origine du terme « anti-roman » dans le discours critique sur le Nouveau Roman. Sartre parle de l’« l’apparition […] d’œuvres vivaces et toutes négatives qu’on pourrait nommer des anti-romans ». Il range dans cette catégorie les œuvres de Nabokov et d’Evelyn Waugh, et « en un sens » Les Faux-monnayeurs de Gide. « Les anti-romans conservent l’apparence et les contours du roman […] Mais c’est pour mieux décevoir, écrit-il : il s’agit de contester le roman par lui-même […] d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas[15] ». Le préfixe « anti- » réfère donc ici à l’inversion et à la subversion qu’opèrent certains récits à l’époque de leur écriture par rapport à la tradition romanesque préexistante. Il semblerait que ce soit dans le même sens que le terme « anti-roman » persiste aujourd’hui, et que « antinarrative » en anglais suive chez Meretoja cette logique. Sauf que ce texte de Sartre date de 1947, époque où le mot « roman » avait encore un sens différent de celui qu’il a aujourd’hui, à l’époque se référant justement à la tradition que les « anti-romans » sont venus renouveler tout en élargissant les limites du genre romanesque au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Aujourd’hui par contre, on ne pourrait  réduire le sens du « roman » à cette tradition « pré-antiroman », puisque l’« anti-roman » a désormais intégré le genre. Appeler le Nouveau Roman un « anti-roman » n’a ainsi de sens qu’en situant ce concept dans le temps. Or, faute de précisions à cet effet, cette perspective historique se perd dans l’usage contemporain du terme « antinarrative[16] ».

III. Si, puisque – évidemment…

Voici ensuite à la page 64 : « If narratives are about rendering experiences or events intelligible by establishing meaningful connections between them, then the nouveaux romans disrupt these connections. » (« Si le propos du récit est de rendre les expériences ou les événements intelligibles en établissant des liens significatifs entre eux, les nouveaux romans rompent ces liens. ») Effectivement, si le récit est cela, le Nouveau Roman n’en veut pas. Et quelques pages plus loin, sur un ton d’évidence incontestable : « Since narrativization is a matter of bestowing meaning on experience and of making meaningful connections […] » (« Puisque la narrativisation consiste à attribuer du sens à l’expérience et à créer des liens significatifs […] », p. 72, nous soulignons). Le « puisque » implique que cette interprétation de la narrativisation est prise pour une évidence. Mais narrativisation dans ce sens n’est pas la même chose que la production de textes narratifs. C’est la narrativisation du point de vue cognitiviste et pragmatique – reconstruire une séquence d’événements dans une représentation qui les relie dans une chaîne causale tout en fournissant une interprétation en même temps, ce qui correspond à l’approche (2) évoquée ci-dessus, gouvernant les pratiques dominantes mentionnées dans (3) – plutôt que la perspective du (nouveau) romancier visant à libérer le potentiel créateur de la forme narrative tout en revenant à l’approche (1) du récit et en dissociant celui-ci de la fonction représentationnelle, pragmatique, cognitive et sociale qu’il peut remplir dans la vie extralittéraire.

IV. Et encore évidemment…

The literary narrative turn responds to this criticism [against narratives that pretended to present the objective, undoubtable truth as observed by an omniscient narrator] by emphasizing the perspectival character of storytelling […]. [I]t suggests that in order to be ethical, storytelling should be coupled with a bold questioning of prevailing models of sense-making and openness to the experiences of others. (p. 214)

Le tournant narratif littéraire répond à cette critique [du récit qui prétend présenter la vérité objective et indubitable observée par un narrateur omniscient]. Il suggère que pour être éthique, la narration doit être accompagnée d’un vigoureux questionnement des modèles dominants de la production du sens et d’une ouverture aux expériences d’autrui.

On ne voit pas exprimée ici (et ailleurs non plus) l’ombre d’un doute sur le fait que le récit soit censé être éthique, avoir une dimension éthique. Ce présupposé est inscrit dans la deuxième phrase et dans le fait que le Nouveau Roman doit être dépassé en raison de son intention de libérer le récit de toute prise de position idéologique, avouée ou non – une attitude interprétée comme une absence de dimension éthique. Encore une fois, la prise de position du critique le range implicitement mais clairement du côté du tournant narratif littéraire contre le Nouveau Roman.

Résumons donc les procédés que l’on peut identifier dans le discours critique qui mènent à la définition du Nouveau Roman comme un mouvement « anti-narratif » :

  • Manque de définitions et flou conceptuel : dans cet ouvrage sur le récit et sur les différentes conceptions du récit (« narrative » ou « storytelling »), on ne trouve aucune tentative de définition de ce concept central et aucune prise de position directe et explicite de ce que l’auteure entend par ces termes. Or, les auteurs dont elle traite ne sont pas d’accord entre eux sur ce point, ni en théorie ni en pratique. Cela ouvre le champ à des glissements latents entre plusieurs approches et le Nouveau Roman se voit jugé selon une conception qui n’est pas la sienne, tandis que son « adversaire » est jugé selon son propre point de vue.
  • Glissements : « faire différent » devient « être contre » (implication du préfixe « anti ») ; être contre un certain type de récit dominant et une certaine conception du récit devient être contre le récit et la narrativité en général.
  • On trouve dans l’ouvrage la trace de présupposés conceptuels et pragmatiques qui révèlent le fort penchant de l’auteure pour la perspective propre au « Narrative Turn ». Il s’agit d’une prise de position implicite non seulement théorique, mais aussi morale : puisque le récit peut, il doit servir la bonne cause qui consiste à nous préparer à faire face au monde dans sa multiplicité déroutante et à prendre des décisions éthiques. Tout récit qui ne profite pas de cette capacité manque quelque chose, manque à son devoir, et se voit attribuer une moindre valeur.

De l’éthique à l’idéologie et à la logique du storytelling

Le résultat est que malgré toute la richesse et la sophistication des analyses, malgré encore de nombreuses observations judicieuses – selon lesquelles le Nouveau Roman ne critiquait que certaines conventions narratives et contribuait même au renouveau du récit qu’allait opérer le « retour du récit », dans la mesure où il avait été le premier à montrer le caractère illusoire du « mythe de la naturalité » (p. 220) du récit nourri par la tradition réaliste –, on constate une convergence souterraine de l’argumentation vers une représentation binaire : il y eut une crise qui devait être suivie d’un renouveau pour éviter la fin (de la littérature, de l’humanisme, de l’humanité… ?)[17]. Il y a une force positive – le pouvoir des récits employé à des fins nobles – et une force négative – le rejet du récit comme outil épistémologique. L’« ennemi » n’est certes pas sans mérite ; il joue un rôle indispensable en faisant éclater la « crise » qui nettoie le terrain pour le renouveau à suivre. On retrouve néanmoins ici la logique du storytelling au sens de Salmon qui opère en identifiant l’ennemi pour mieux mettre en relief les valeurs défendues contre lui.

Or, c’est justement le fait d’être « structuré par le dualisme sémantique (Bien / Mal ; Héros / Anti-Héros) » qui distingue selon Pierre V. Zima l’idéologie – tendant vers le dogmatisme et « bloqu[ant] la connaissance et la critique[18] » –, de la théorie proprement dit. On ne sera pas surpris de découvrir cette correspondance entre l’idéologie et la logique du storytelling en tant que stratégie de captation. Un deuxième point de distinction entre idéologie et théorie tient au fait de chercher à « naturaliser » sa propre interprétation en la présentant comme une implication logique indéniable de l’objet d’étude :

Nous appellerons « idéologie » tout discours se référant à une connaissance de la réalité matérielle qui vise à « naturaliser » cette connaissance, c’est-à-dire à l’expliquer ou à la faire apparaître comme étant la conséquence nécessaire de ce qu’est son objet[19]

C’est exactement ce type de naturalisation que permettent le flou conceptuel et les présupposés implicites cités dans les points III et IV de notre analyse ci-dessus.

Cette naturalisation de son propre point de vue revient également à « nie[r] sa propre contingence et [à] se présente[r] implicitement ou explicitement comme identique au réel » (loc. cit.), ce qui constitue la troisième caractéristique de l’idéologie au sens négatif selon Zima. Rappelons également la définition précitée des « stratégies de captation » – dont le storytelling fait partie – qui visent à faire entrer l’interlocuteur « dans l’univers de pensée qui sous-tend l’acte de communication ». Si le dualisme simplifie le discours et risque de bloquer la connaissance approfondie, la tendance à naturaliser sa propre perspective représente une fermeture à tout dialogue critique avec d’autres perspectives. Pour éviter ce court-circuit discursif de l’idéologie réductrice, propose Zima, le critique doit procéder à une « réflexion autocritique » (p. 20) pour révéler ses propres limites.

L’ouvrage de Hanna Meretoja ne manque en fait pas le geste réflexif, dans la mesure où elle admet que son argument a une dimension narrative et que comme tout récit, il pourrait être raconté autrement. L’auteure reconnaît également la nature inévitablement limitée de sa perspective :

My own account of the narrative turn inevitably contains a narrative dimension. Like all stories, it is an interpretation and it could be told otherwise, but it endeavours to be a well-grounded interpretation from its own limited perspective and one that invites further research in the crisis and return of storytelling. (p. 9)

Ma propre présentation du tournant narratif contient inévitablement une dimension narrative. Comme tout récit, c’est une interprétation, et elle pourrait être racontée d’une autre manière, mais elle cherche à être une interprétation bien fondée malgré sa perspective limitée, et qui invite à continuer la recherche sur la crise et le retour du récit.

Le seul problème tient dès lors au fait que ces réserves soient formulées de manière générale, sans préciser le parti pris du critique. En outre, même ce qui ressemble dans cette citation à une invitation au dialogue critique reste fondé sur le présupposé interprétatif qu’il s’agit là de l’histoire d’une crise et d’un retour, limitant la continuation éventuelle de la recherche sur le sujet à apporter de précisions au récit proposé, plutôt que d’envisager une lecture entièrement différente. L’aveu de ses propres limites n’a ainsi pas la force d’une vraie réflexion autocritique mais reste une formule sans poids face au discours qui domine l’essai.

Seule la recommandation de l’ouvrage par Liesbeth Korthals Altes, en quatrième de couverture, constate de manière explicite que l’étude présente une « engaged perspective » (« perspective engagée »). L’usage du concept de récit biaisé en faveur de l’approche cognitive et pragmatique, propre au Narrative Turn, ou le fait de ranger le Nouveau Roman dans le camp ennemi en le qualifiant d’« anti- », ainsi que les derniers mots du livre saluant le triomphe des récits qui nous accompagnent dans le « labyrinthe de nos vies » et qualifiant la vie d’« existence narrative », prenant la narrativité de cette existence pour un fait incontestable, sont autant d’éléments qui attestent que l’auteur s’identifie en effet à l’esprit du Narrative Turn. Autrement dit, cette histoire du « retour du récit » et du « tournant narratif » s’écrit de l’intérieur de ce nouveau paradigme « pro-récit ». Il s’agit donc bien d’un engagement théorique.

En même temps, cet engagement en faveur d’une perspective éthique sur le récit l’inscrit également dans le cadre de l’« Ethical Turn », le tournant éthique qui accompagne le tournant narratif dans la littérature et dans la théorie. Après le structuralisme et la (première) déconstruction, où l’auteur était déclaré mort et le texte le centre absolu de tout intérêt critique, la critique littéraire s’est (re)tournée vers des questions concernant la responsabilité de l’auteur et le rôle qu’il peut ou qu’il devrait jouer dans le monde à travers ses œuvres. La critique anglo-saxonne, souligne Liesbeth Korthals Altes ailleurs, a précédé la française dans cette redécouverte de la perspective éthique[20]. Lawrence Buell va jusqu’à désigner celle-ci comme le concept central du nouveau paradigme (« paradigm-defining concept ») dans la critique anglophone des années 90, après le focus sur la textualité dans les années 1970 et l’historicisme des années 1980[21]. Wayne Booth, Martha Nussbaum, Richard Rorty, J. Hillis Miller, Barbara Johnson sont les noms les plus souvent cités de ce tournant éthique dans la critique anglo-saxonne. Les approches féministes et postcoloniales ont introduit la perspective éthique en narratologie aussi, dans laquelle elle représente désormais un angle de questionnement fort productif[22]. Les philosophes français, en particulier Levinas, Foucault et Derrida ont joué un rôle crucial dans ce renouveau d’intérêt en Amérique[23], et l’application de l’analyse du discours par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau à l’examen de l’ethos d’auteur, la recherche de Jérôme Meizoz sur la posture d’auteur, les collectifs sur l’engagement et l’autorité littéraires dirigés notamment par Emmanuel Bouju, et les réflexions sur le storytelling dans le cadre du projet dont cet article est aussi issu, sont venues renforcer cette nouvelle direction de recherche et raffiner ses méthodes dans la critique française.

Cependant, « critique éthique » signifie non seulement l’intérêt porté aux questions éthiques posées par la littérature, mais également la critique qui assume un rôle éthique. Ce rôle peut également, quant à lui, être conçu d’au moins deux manières différentes : il consisterait ou bien à (se) poser des questions éthiques, ou bien à proposer des réponses en fonction d’un système de valeurs. La littérature du « retour du récit » telle que Michel Tournier, par exemple, la pratiquait, accepte seulement le premier sens, l’éthique en tant que processus dialogique – comme le montre très bien Hanna Meretoja qui loue le « renouveau » narratif justement à ce titre. C’est également dans ce sens que l’éthique déconstructiviste et la pensée levinassienne entendent l’éthique. L’autre sens, que l’on pourrait distinguer de l’éthique au sens précédent, en lui réservant le nom de « morale », équivaut à l’affirmation non-dialogique d’un choix – ce qui nous ramène de nouveau à la logique du storytelling, avec son choix évident de soutenir le héros face à l’ennemi, et à l’idéologie telle qu’elle a été définie par Pierre Zima.

Comme nos analyses l’ont montré, certains aspects du discours critique de Meretoja le rapprochent du storytelling. Ainsi, d’une manière qui semble paradoxale, l’engagement pour une littérature éthique au sens propre finit par faire basculer son adepte dans un discours moral qui est tout le contraire de l’attitude éthique prônée. Ce paradoxe peut être un effet secondaire du discours méta-éthique, comme Liesbeth Korthals Altes l’observe chez Shoshana Felman, qui « cherche à concilier une morale précise, qui n’est guère problématisée – fondée sur les valeurs de liberté, justice, solidarité avec les victimes de l’histoire – avec la remise en question du langage, du sujet et du sens, propre à la philosophie déconstructiviste[24] ». Dans le cas du discours critique sur l’éthique du Narrative Turn, Hanna Meretoja cherche à concilier le soutien qu’elle accorde à une certaine littérature favorisant le dialogue et la multiplicité des perspectives, avec la disqualification d’une autre perspective – celle du Nouveau Roman ou du formalisme narratif – pourtant non moins ouverte au dialogue et à la multiplicité à sa propre manière.

Éthique et engagement théorique

Cette aporie de la méta-éthique serait-elle inévitable ? Une critique littéraire engagée serait-t-elle inévitablement idéologique et susceptible de succomber à la logique du storytelling, ou bien existe-t-il un mode de discours qui combine une attitude éthique proprement dite et l’affirmation d’une approche particulière ? De manière plus générale, peut-on prôner le dialogue sans tomber dans un discours monologique ? Dans cette perspective, le problème que soulève l’essai de Hanna Meretoja va bien au-delà de ce qu’elle vise, montrer l’intérêt d’une littérature prête à assumer un rôle éthique. Ce qui est en jeu, d’un point de vue méta-critique, c’est la possibilité même d’une critique qui soit à la fois éthique et engagée au nom d’une éthique dialogique, évitant les écueils de l’idéologie et du storytelling[25].

Il nous semble qu’un tel discours critique, malgré l’ombre de l’aporie qui la hante, n’a rien d’impossible. Les moments problématiques identifiés dans l’ouvrage que nous avons analysé aident justement à formuler des stratégies susceptibles de conjurer l’aporie et de sauver le discours de l’emprise du storytelling :  

  • déclarer sa position ou son engagement théorique de manière directe, explicite et aussi précise que possible, tout en justifiant cette position, plutôt que de suggérer (même par le silence sur le sujet) que cette position est toute naturelle
  • ne pas faire l’économie d’une discussion des concepts clés, particulièrement lorsqu’il s’agit de termes chargés d’une histoire complexe et que chaque usage, chaque choix définitionnel implique inévitablement une prise de position théorique
  • résister à la tentation des oppositions binaires, ou en tout cas éviter d’en faire le cadre primaire et affiché de sa théorie, surtout lorsque cette opposition range le critique dans l’un des deux camps ainsi affrontés
  • pratiquer la réflexion critique de manière systématique et cohérente et se montrer ouvert au dialogue – si éliminer tout point aveugle ne peut être qu’un rêve idéaliste, il est toujours possible de chercher à converger vers cet idéal, et le dialogue est certainement l’un des moyens les plus efficaces pour les identifier
  • éventuellement, réfléchir de manière explicite à l’aporie ; chercher à identifier les aspects incontrôlables de son discours.

Il est possible que l’émergence d’une figure d’ennemi soit la conséquence inévitable de tout engagement, même théorique. Ou bien qu’elle soit nécessaire même pour toute définition de soi, comme le note ce grand admirateur de don Quichotte qu’est Éric Chevillard, non sans son ironie habituelle à double tranchant :

L’ennemi, aussi nécessaire que l’adversaire pour le joueur, l’antithèse contre laquelle articuler plus solidement sa thèse, l’Autre par excellence et irréductiblement celui que je ne veux pas être, clairement identifié, parfaitement circonscrit[26].

Par contre, Chevillard nous met également en garde contre nous-même :

Ce n’est malheureusement pas si simple. Certes, on le rencontre parfois, cet ennemi bien disposé, franc et loyal, ce repoussoir exemplaire, cet épouvantail. Mais je suis moi aussi planté dans mon jardin. Moi aussi je me fais peur. Et mal, souvent je me fais mal. Sans parler du tort que je me cause[27]

Le danger de la critique qui cherche à affirmer une éthique, c’est que son propre discours se tourne contre elle lorsqu’il est dirigé contre un Autre – et qu’il devient subrepticement son propre premier ennemi.


[1] M. de Cervantes Saavedra, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. par Louis Viardot, Paris, Dubochet et Co., 1836, tome 1, p. 124.

[2] P. Charaudeau et D. Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 92–3, cité par J. Migozzi, « Storytelling : opium du peuple et / ou plaisirs du texte? », French Cultural Studies, vol. 21, n°4,2010, p. 250.

[3] P. Neely, « 7 Storytelling Techniques and How to Apply Them », WebMarketingToday, 25 août 2014, URL : http://webmarketingtoday.com/articles/113094-7-Storytelling-Techniques-and-How-To-Apply-Them/ (consulté le 26 octobre). Toute traduction de l’anglais est la nôtre.

[4] P. de Man, Blindness and Insight : Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, 2nd éd., London, Routledge, 1983.

[5] Ce « retour » fait plus ou moins consensus parmi les critiques, bien que la forme exacte du terme – à savoir s’il s’agit d’un « retour du récit » ou plutôt d’un « retour au récit » – se discute, aussi bien que le sens exact de ce à quoi on retourne ou de ce qui retourne. Voir à ce sujet l’introduction de S. Kemp dans French Fiction into the Twenty-First Century : The Return to the Story, Edinburgh, University of Wales Press, 2010, p. 1-10. Kemp lui-même plaide en faveur de « retour au récit ».

[6] G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 71.

[7] R. Walsh et S. Stepney (dir.), Narrating Complexity, à paraître en 2016.

[8] Sur cette distinction, voir H. Porter Abbott, « Narrativity », dans Living Handbook of Narratology, 2014, URL : http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/narrativity#McHale2001 (consulté le 29 novembre 2015).

[9] B. McHale, « Weak Narrativity : The Case of Avant-Garde Narrative Poetry », Narrative, vol. 9, n°2, Contemporary Narratology, mai 2001, p. 161-167.

[10] P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

[11] La présence d’un lien causal comme condition sine qua non de la constitution d’un récit fait débat en narratologie et le gain de terrain de l’approche cognitive renforce justement le camp de ceux qui le considèrent comme indispensable. Cependant, le seul fait qu’un Nouveau Roman puisse être perçu comme un récit malgré sa subversion de l’ordre causal et chronologique témoigne de la validité de la perspective qui se passe du concept de causalité.

[12] Voir par exemple p. 122 sur l’opposition entre formalisme et forme narrative traditionnelle.

[13] A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 19.

[14] Ibid., p. 38.

[15] N. Sarraute, Portrait d’un inconnu [1956], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 9.

[16] Il existe une autre tradition critique dans l’usage du terme « anti-roman » que l’on peut distinguer du sens sartrien : c’est à partir de l’usage prémoderne chez Charles Sorel, qui a ajouté le sous-titre « Anti-roman » dans la deuxième édition de son Berger extravagant en 1633, qu’Aron Kibédi Varga propose une histoire du roman occidental en tant qu’anti-roman. Il met en avant que l’histoire du roman européen commence dès l’antiquité et non pas après l’épopée mais en réaction contre elle, en tant qu’une histoire parallèle : d’un côté, il y a le récit en prose « sérieux », épique, qui parle d’amour et de guerre, et d’autre côté il y a celui qui s’en éloigne puisque les mythes qui gouvernent le premier y défaillent. Kibédi Varga associe les deux côtés avec les deux traditions identifées par Northrop Frye, celle de la « romance » et celle du « novel » respectivement, celui-ci étant « a realistic displacement of romance [… with] a strong element of parody » (A. Kibédi Varga, « Le roman est un anti-roman », Littérature, n°48, 1982, p. 8). Kibédi-Varga appelle le premier le « roman », le deuxième « l’anti-roman ». L’auteur interprète l’histoire moderne du roman comme un passage du premier au second où le roman moderne serait l’anti-roman qui émerge comme le dépassement du « romance », une parodie des structures qui caractérisaient le roman d’avant.

[17] Meretoja note qu’elle ne voit pas la « crise » et le « retour » selon un ordre chronologique mais comme des réponses différentes à la même situation culturelle (p. 2-3). Cependant, la logique de l’histoire telle qu’elle la reconstruit requiert que la crise précède le renouveau, sinon appeler ce dernier un « retour » n’aurait pas de sens.

[18] P. V. Zima, « Idéologie, théorie et altérité : l’enjeu éthique de la critique littéraire », Études littéraires, vol. 31, n°3, 1999, p. 19. Zima distingue ce sens de l’idéologie de l’autre acception qui est neutre et qui réfère simplement à l’appartenance inévitable à un sociolecte. Celle-ci est partie intégrante de toute théorie et critique, tandis que l’autre, l’idéologie au sens fort, est la conséquence d’un parti pris (pas forcément explicite).

[19] L. J. Prieto, Pertinence et pratique. Essai de sémiologie, Paris, Minuit, 1975, p. 160, cité par Zima, loc. cit.

[20] Voir L. Korthals Altes, « Présentation », Études littéraires, vol. 31, n°3, Éthique et littérature, 1999, p. 7-13, et « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », ibid., p. 39-56.

[21] L. Buell, « Introduction : In Pursuit of Ethics », PMLA, vol. 114, n°1, Ethics and Literary Study, janvier 1999, p. 7.

[22] Comme la bibliographie de l’ouvrage récent de Liesbeth Korthals Altes en témoigne : Ethos and Narrative Interpretation : The Negotiation of Values in Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press, 2014.

[23] Voir par exemple R. R. Bernstein, The New Constellation : The Ethical-Poltical Horizons of Modernity/Postmodernity, Oxford, Polity Press, 1991 ; R. Eaglestone, Ethical Criticism: Reading After Levinas, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1997 ; B. R. Voloshin, « The Ethical Turn in French Postmodern Philosophy », Pacific Coast Philology, vol. 33, n°1, 1998, p. 69-86 ; T. F. Davis et K. Womack (dir.), Mapping the Ethical Turn : A Reader in Ethics, Culture and Literary Theory, Charlottesville, University Press of Virginia, 2001.

[24] « Le tournant éthique… », article cité, p. 44.

[25] Après, il y a bien sûr le type d’engagement qui ne se veut pas éthique dans ce sens et croit à la force affirmative de la morale et des choix tout faits au nom d’un système de valeurs considéré universel, consensuel et/ou indiscutable.

[26] É. Chevillard, Le Désordre azerty, Paris, Minuit, 2014, p. 28.

[27] Ibid., p. 29.