Le prix à payer pour une Europe politique : l’engagement des sanctions

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« En appliquant ce remède économique, pacifique, silencieux et meurtrier, nul besoin de recours à la force » déclarait Woodrow Wilson en 1919 en parlant des sanctions économiques. Alors que ce président américain fut à l’origine de l’histoire moderne des embargos, la guerre en Ukraine lui donne tort. Les sanctions contre la Russie sont tout sauf silencieuses et elles ne sont pas du tout une alternative à la guerre. De ce point de vue, Poutine a raison lorsque celui-ci déclare que « les sanctions seront considérées comme des armes de guerre ».

En envahissant l’Ukraine, la Russie a démontré à quel point elle ne prenait pas l’Europe au sérieux, sans doute convaincue par son expérience passée et l’histoire politique de l’Union Européenne, en laquelle elle ne voit qu’une association de démocraties bourgeoises préoccupées par le confort de leurs règles commerciales, sociales et juridiques et obsédées par leur homogénéité culturelle. Lorsque Poutine fut assuré qu’aucun soldat européen n’irait mourir à l’Est et que les sanctions qui seraient décidées contre la Russie semblaient un prix à payer acceptable pour atteindre ses objectifs, il décida de mettre en œuvre son plan.

La guerre n’est-elle pas le « royaume de la chance » ? S’il apparaît peu vraisemblable que l’Ukraine puisse résister à son envahisseur, si celui-ci déploie ne serait-ce qu’une partie de sa force, tout n’est pas écrit à l’avance et la réaction européenne fait partie de ces imprévus.

L’Europe est en train de changer. Elle sort de son apathie, en témoignent les sanctions prises, qui sont tout sauf anecdotiques. Y compris pour les pays européens. Ces sanctions sont en effet le prix à payer pour que l’Europe puisse se constituer en force politique alors qu’à sa périphérie l’heure est grave. Pendant la guerre froide, pour moquer ce vieux continent qui avait tourné la page de la grande politique du 19ème siècle, Henry Kissinger demandait quel numéro il devait composer pour passer un coup de fil à l’Europe. Aujourd’hui, les portables sonnent et la réponse des sanctions a été coordonnée : ce n’est pas rien que d’avoir un ennemi commun, de décider d’une vision stratégique homogène, d’accepter un effort économique important, de voir sa monnaie baisser, de partager des valeurs.

Pour maintenir ce cap politique, le chemin est semé d’embuches et trois principaux défis sont à relever en matière de sanctions.

Le premier est celui de « l’intelligence » des sanctions. Le débat sur les sanctions intelligentes (« smart sanctions ») date de la fin des années quatre-vingt-dix. De nombreuses études montraient alors que moins d’un embargo sur trois atteignait ses objectifs et que de telles mesures pouvaient être couteuses pour les censeurs tandis que les États visés parvenaient à les contourner. L’idée de cibler des personnes et leurs avoirs vit le alors jour. Ce qui se passe aujourd’hui avec les oligarques en découle, alors que ce ciblage a aussi une connotation morale, comme si soudainement il s’agissait de nettoyer au Karcher Courchevel et la Sardaigne ou Kensington et Mayfair en piquant dans la caisse d’une bande de mafieux et en les privant de leurs jouets. Nous verrons si ces mesures seront efficaces, il est en effet difficile de le savoir au préalable car il n’y a pas de précédent de cette ampleur (c’est justement tout l’art de la politique d’anticiper les conséquences de ses actes dans un épais brouillard). A l’inverse, les sanctions deviennent stupides et le pari politique risque un échec cinglant, si leur coût est tel que l’Europe s’affaiblit économiquement et donc politiquement, tandis que la Russie, en acceptant de faire porter sur sa population les coûts des restrictions économiques, se rapproche de la Chine, renforçant ainsi un pôle illibéral auquel viendra se joindre une série d’acolytes (au premier rang desquels les pays également ciblés par des sanctions).

Deuxièmement, les sanctions sont néfastes pour ceux qui les décrètent lorsqu’elles s’enlisent. Tout comme sur le terrain de bataille, il y a un bourbier des embargos. Le censeur continue de payer tandis que la cible s’adapte à un nouveau registre économique. Cuba s’est très bien accommodé de l’embargo américain. Les entreprises européennes ont été accueillies à bras demi ouverts, alors que celles-ci construisaient des hôtels dont plus de cinquante pour cent des parts étaient réservées au régime. Pendant ce temps, les États-Unis et ses patrons payaient la note, ils l’ont accepté pour des raisons de politique interne et parce que le manque à gagner était modeste. Mais, pour l’Europe, ici, l’échelle économique n’est pas la même.

Troisièmement, il faut réfléchir à la spécificité des sanctions comme arme dans la guerre. Dès lors que les bombardements russes s’intensifient, il est difficile de rester indifférent. Une erreur face à Poutine a été de lui signaler que l’Europe était politiquement faible. Mais quelle est aujourd’hui la marge de manœuvre dans la politique des sanctions ? Le boycott du gaz ? Cette menace peut être utilisée, mais gare aux lignes rouges qui ensuite ne sont pas respectées. A l’inverse, si les bombardements russes diminuent ou si un accord est possible, il faudra brandir l’allègement des embargos comme récompense. L’Europe, ainsi, s’invite à la table des négociations. Enfin, tout comme des bombardements qui effraient une population, les sanctions ont un effet sur la vie et sur le moral d’une population. Mais est-ce que les Russes se rebelleront contre Poutine en raison des conséquences désastreuses sur leurs mode de vie qu’a entrainées la décision initiale d’envahir l’Ukraine ? Ou au contraire vont-ils se rallier autour de son nationalisme abusif, victimaire et hypocrite (la nation russe a été brimée et l’Europe frappe injustement la Russie qui a le droit de veiller sa sécurité) ? Difficile de le dire, il faudrait essayer de pallier les effets négatifs des sanctions sur les Russes en faisant preuve de beaucoup d’inventivité et en prévoyant un soutien à une partie de la population (une sorte de « politique morale de l’ingérence »).

« Il vaut mieux triompher de son ennemi par la faim que le fer », ce sont les mots de Machiavel, ce philosophe de la Fortuna ; comme si la victoire était mieux assurée par un embargo que par des missiles. Est-ce aussi simple ? La Russie a été aveuglée par l’hubris et a commis une terrible erreur, elle demeure cependant un envahisseur redoutable et les Européens devront faire preuve de beaucoup d’habileté pour repousser Poutine. Dans l’exercice des sanctions, tels le Prince de Machiavel, ils devront à leur tour maîtriser la chance. Pour aider les Ukrainiens et aussi pour préserver leurs intérêts, cela sera indispensable.

Pour l’Europe, l’apprentissage du politique passera par l’économique et cette politique repose sur un calcul où s’agrègent des variables non commensurables, des intérêts politiques et économiques ainsi que les vies humaines d’un peuple assiégé ou d’une population prise en otage par un dictateur. Pour qu’une Europe véritablement politique voie le jour, le prix des sanctions doit être juste. Pour l’heure, l’Europe doit prendre des mesures rapides et, à terme, une vraie concertation doit avoir lieu au sein de toute l’Union européenne sur une politique qui ne peut être rien d’autre qu’internationale.

Ariel Colonomos est directeur de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po). Ses recherches portent sur l’articulation entre relations internationales et théories normatives. Il a publié dans le domaine de l’éthique de la guerre. Il a également étudié le rôle des prédictions dans les affaires internationales, notamment en soulignant leur dimension normative. Son dernier ouvrage paru, Un prix à la vie – le défi politique de la juste mesure (Puf, 2020).