Pour une civilité mondiale des excuses

La normalisation des excuses depuis la fin de la guerre froide conduit Ariel Colonomos à s’interroger sur leur rôle dans les relations internationales. Désormais parties intégrantes de la communication mondiale, elles revêtent à la fois une dimension symbolique et diplomatique, qui varie selon leur matérialité et leur justification. Cet article est initialement paru dans le dossier “Excuses d’Etat” du n°10 de la revue Raison publique (mai 2009).

Les excuses internationales ont leur originalité propre. Elles sont adressées à un ailleurs parfois bien « lointain ». Elles visent des individus, le plus souvent regroupés en communautés religieuses, en ethnies, en nations géographiquement, socialement, culturellement distants de celui, celle ou ceux qui les sollicitent. Finalement, le représentant de ceux qui, par son intermédiaire, présentent leurs excuses ne verra pas ou peu ceux auxquels elles sont destinées. Ce manque de visibilité est d’autant plus fort que parfois ces excuses sont adressées à des lignages, des généalogies, des ancêtres. L’éloignement temporel se superpose à l’éloignement géographique.

Ces manifestations occupent aujourd’hui une place de tout premier ordre ; chaque mot a son importance, parfois est-il même bien lourd de conséquences. C’est un fait marquant et historiens et sociologues s’emploient à expliquer ce phénomène désormais récurrent1. La nature et la forme du système international sont aussi déterminants. Le monde de l’après-guerre froide est en effet un terrain particulièrement favorable pour la naissance de la demande d’excuse, de réparation, de repentance2. La chute du mur libère une foule d’initiatives des entraves du secret d’État. Les historiens sont mieux à même de faire leur travail d’archives, ils accèdent à des documents inédits. Le monde, pour reprendre la belle formule de Derrida, serait atteint d’un « mal d’archive ». Preuves à l’appui, de nouveaux responsables de la souffrance des victimes de la deuxième guerre mondiale sont trouvés. Les banques suisses doivent verser des dédommagements aux victimes juives de la Shoah en raison des comptes en déshérence. Le scandale contribue à dévoiler publiquement la politique de coopération de ces institutions financières et de l’État Suisse avec le régime nazi. Les études historiques entrent dans une phase nouvelle. L’historien se fait détective3, il traque les erreurs et les crimes d’État. La demande d’excuse est dans certaines occasions une des conséquences de la démonstration de la culpabilité et de la responsabilité d’une institution étatique ou d’un grand groupe économique.

Le passage à ce nouveau régime tient également à la transformation du droit, notamment à l’impulsion de la société américaine qui encourage les plaintes en nom collectif et permet, en raison d’une loi qui date de 1789 – le Alien Tort Claims Act – à un ou plusieurs citoyens de n’importe quel État d’intenter une action en justice auprès d’une cour civile américaine contre une entité non américaine au titre de la juridiction universelle. Il est aussi implicitement question d’excuse dans ces tribunaux. Souvent, les plaignants savent que les chances d’aboutir à une condamnation et au versement d’une indemnisation sont faibles. Le procès a cependant une visibilité forte et il souligne la nécessité pour l’accusé de faire un geste auprès de la victime ou des descendants des victimes. L’excuse est une possibilité. Cette transformation du droit touche d’autres institutions. Dans la nouvelle Cour Pénale Internationale, une place est accordée aux réparations économiques des injustices auxquelles les victimes des crimes de masse peuvent accéder.

Pour certains, ce régime alimenterait une « industrie compassionnelle » : c’est là une « concurrence des victimes »4 qui prend forme, étend toujours plus ses frontières, se globalise. Formulés en ces termes, ce constat et cette explication ont des implications normatives évidentes. Les déclarations des Occidentaux, leurs excuses, leur repentance et leurs réparations seraient un des travers de nos démocraties occidentales où la parole victimaire se fait trop entendre. Elle mettrait à mal le lien social, car elle va dans le sens de la communautarisation. Elle fait en effet porter le poids de la responsabilité et de la culpabilité à des individus qui n’ont pas commis les crimes au nom desquels ces compensations matérielles et symboliques sont demandées ou exigées. Enfin, aux yeux de leurs critiques, ces actes de contrition et ces excuses sont extorqués sous la menace, par la force du chantage, et de ce fait manquent d’authenticité.

Il est pourtant difficile de s’en tenir là. Pour plusieurs raisons. En premier lieu, ces considérations portent sur le phénomène mémoriel et victimaire un regard très englobant qui juge chacune de ces demandes de compensation d’injustice historique comme une atteinte au politique et une hypocrisie morale. Ce jugement est hâtif et de surcroît ne tient pas compte de la différence entre compensation matérielle et réparation symbolique, de la spécificité des excuses eu égard aux regrets, à la repentance. Il ne tient guère compte des éventuels bienfaits pour les demandeurs de l’excuse. Enfin, il a le plus souvent pour unique référence un modèle politique, l’État républicain à la française, qui en raison de sa nature et de son histoire est peu compatible avec ces initiatives tumultueuses.

Le regard sur cette mémoire morale et cette morale de la mémoire doit être décentré pour comprendre le sens de ces initiatives dans un monde où l’excuse est désormais un des ressorts de l’interdépendance propre à la globalisation. L’excuse est finalement une modalité d’une vaste communication mondiale et il convient de préciser sa place.

Prendre le monde à témoin

Une excuse est en premier lieu une demande qui implique la reconnaissance de certains torts causés à la personne ou à l’entité à laquelle elle est destinée. Une excuse est présentée à ceux qui ont été lésés et ou à leurs descendants afin de leur communiquer cette reconnaissance de torts. La présentation des excuses et leur éventuelle acceptation sont les termes et les conditions d’un éventuel dialogue à instituer, à renouer ou à consolider. C’est une fonction proprement diplomatique de l’excuse.

Une excuse « internationale » concerne des personnes et des groupes de différentes nationalités : celui et ceux auxquels une demande d’excuse est adressée ne sont pas de la même nationalité que celui et ceux qui formulent cette demande. Il y a un décalage politique et culturel entre ces deux parties. La dimension internationale de cette adresse a une autre forme. Les demandes d’excuses internationales ont une forte visibilité. Leur caractère spectaculaire tient à leur nouveauté. Les années quatre-vingt-dix ont vu ces demandes se multiplier et nombre d’observateurs ont vu là le signe d’un temps où la place de l’État était redéfinie, où il cédait de sa puissance et de certaines de ses prérogatives – en matière de souveraineté notamment – au profit de groupes communautaires et de simples individus. Puisqu’un État est pris à parti, par analogie les autres États et les citoyens d’autres États se sentent concernés et manifestent leur intérêt ou leur inquiétude. Toute la logique de l’État est en question. L’excuse force l’État à la justification avec le monde pour témoin. Reconnaître sa faiblesse serait une faiblesse. Les excuses internationales sont soumises au même régime que la politique internationale, où priment les règles de la dissuasion et où baisser la garde est périlleux.

Cette confrontation est aussi la preuve de l’existence et aussi de la nécessité de l’écriture d’une histoire cosmopolitique, qui serait décentrée de l’ancrage étatique qui le plus souvent caractérise les histoires politiques. Les histoires dites critiques5 se détachent de l’État et « déconstruisent » l’écriture officielle de l’histoire. Cette histoire cosmopolitique est une initiative savante dont les implications politiques sont lourdes. Elle met l’accent sur le rôle des individus dans une histoire globale de l’humanité. L’excuse peut être le point de départ de cette investigation historique. L’excuse peut aussi être l’aboutissement de ce dévoilement.

La demande d’excuse et son éventuelle acceptation sont les formes et le contenu d’un dialogue entre celui à qui les excuses seraient adressées et le potentiel excusé. L’humanité est ici ce tiers qui est potentiellement pris à témoin. Ce témoin aussi neutre que virtuel sert d’intermédiaire. L’humanité – sous la forme d’une somme d’observateurs qui n’appartiennent à aucune des parties – est le garant de la légitimité de cet acte. Si les excuses sont formulées, si les excuses sont acceptées, si ces excuses sont validées par ce tiers, c’est la preuve d’une valeur intrinsèque de ce dialogue tandis que la pente naturelle de l’histoire et de la politique serait l’oubli. Faire retour sur l’histoire fait date. Les excuses historiques sont une modalité d’une écriture nouvelle de l’histoire. Mais il y a aussi une histoire des excuses qui prend note de l’accélération de ce phénomène. L’humanité est doublement prise à témoin, elle est le témoin actif d’une injustice historique, elle est alertée par la manifestation de l’excuse et la récurrence du phénomène qui aspire à devenir une norme dotée d’une certaine universalité.

Les formes et le contenu de ce dialogue

En 1998, lors d’un voyage qui a couvert l’ensemble du continent africain, le président Bill Clinton dénonce le rôle joué par l’Europe et l’Amérique dans la traite6. À l’occasion d’une autre halte, sur l’île de Gorée d’où partaient de nombreux bateaux à destination de l’Amérique qui transportaient des esclaves, Bill Clinton de nouveau fait un acte symbolique en se recueillant.

Cette démarche est véritablement internationale car elle implique à la fois les blancs (l’ethnie dominante des Européens et des Américains) et les noirs (les Afro-américains et les Africains), ainsi que trois continents (l’Afrique, l’Amérique, l’Europe). Elle est le fait du président de la nation la plus puissante du monde qui, en s’adressant aux Africains, s’adresse aussi au monde entier. Elle a lieu dans le cadre d’un voyage officiel et de ce fait devient un élément de la politique étrangère des États-Unis. Elle a également une résonance interne très forte. L’esclavage est une question de tout premier ordre dans la politique américaine et les Afro-américains sont une partie non négligeable de l’électorat démocrate. L’international et le national sont aussi intrinsèquement liés. En faisant sa déclaration en Afrique, le président Clinton a également évité d’encourager des plaintes juridiques et des demandes de réparation des descendants américains des esclaves qui auraient été adressées à l’État américain.

Que vaut l’excuse de Clinton ? Elle a tout d’abord plusieurs destinataires, les États africains (leurs représentants) et les Africains, les Afro-américains et les divers représentants de leur communauté aux États-Unis. Suivant les destinataires auxquels il s’adresse, ce message est susceptible de ne pas être interprété de la même façon. Dans le contexte des relations entre les États-Unis et les pays africains, ce message est un élément du dialogue entre le Nord et le Sud, entre des pays économiquement avancés et des pays qui ne le sont pas. Il est la reconnaissance d’une spoliation de la liberté et d’une exploitation économique, ainsi d’un tort passé. Il pourrait être perçu comme un gage de bonne volonté de la part des États-Unis, un signal qui pourrait présager des initiatives nouvelles en matière d’aide au développement. Clinton adresse également un message à destination de son pays en raison de la place qu’occupe la mémoire de l’esclavage dans la politique américaine. Il fait un geste qui se veut uniquement symbolique, il ne doit pas prêter à conséquence sur le plan économique et juridique. Cette parade risque d’être interprétée comme de la frilosité et un manque de cohérence. Si l’esclavage a été un tort, pourquoi ne pas dédommager ceux dont la trajectoire aurait été obérée par cette faute originelle ?

C’est une des modalités de l’excuse. Elle peut être dissociée de la matérialité ou pas. En se dissociant de la matérialité, elle est une fin en soi. Les mots guérissent par eux-mêmes et ils sont la matière du dialogue en vue d’une meilleure entente. Adresser des excuses, c’est-à-dire demander à être excusé, est un acte qui ne vaut que par son désintéressement, c’est-à-dire la croyance sincère en la nécessité de reconnaître ses torts et l’espérance d’être excusé. On se trouve ici devant un paradoxe. La matérialité peut perturber ce jeu de la sincérité, car s’il suffisait de payer des réparations pour être excusé et ainsi éviter des poursuites juridiques ou un blâme moral qui pourrait avoir des conséquences économiques (un boycott par exemple), la sincérité de l’excuse ne serait pas du tout une condition préalable. Cependant, la matérialité peut aussi être le gage de la sincérité de celui qui prononce ses excuses. Il donne la preuve par l’argent de la sincérité de ses dires.

La question de l’esclavage fut au cœur de la conférence des Nations Unies sur le racisme tenue à Durban en Afrique du Sud à l’été 2001. Au sein des pays africains et au sein de la communauté noire aux États-Unis, les positions étaient divisées. Certains pays africains, le Zimbabwe notamment, ainsi que des représentants afro-américains, des professeurs de droit de Harvard, voulaient que des réparations soient versées au titre de la compensation des souffrances occasionnées par l’esclavage. Ces sommes d’argent auraient été allouées aux pays africains. D’autres États africains ne partageaient pas cet avis, le Nigeria par exemple. Ils se déclarèrent hostiles à la demande de réparation financière et adoptèrent une autre ligne de conduite. Leur objectif était la reconnaissance de la part des représentants des États occidentaux de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Les représentants des États qui avaient œuvré à la traite et en avaient bénéficié devaient également s’excuser.

L’excuse est un mode de communication bien spécifique. La repentance est unilatérale, un exercice solitaire de la contrition. Le regret est l’expression d’un sentiment tourné vers le passé, tandis que, à la fois pour celui qui la prononce et celui qui l’exige ou l’attend, l’excuse est un acte orienté vers le futur. Prenons de nouveau l’exemple de l’esclavage. Les demandes d’excuses formulées à Durban ainsi que les réparations financières exigées aux États-Unis vont dans le sens d’un dépassement de la honte. Il est vraisemblable que certains descendants d’esclaves auraient reçu en héritage de leurs ancêtres la honte que ceux-ci avaient dû éprouver compte tenu de la position qu’ils avaient été forcés d’occuper. Cette lignée de la honte serait brisée dès lors que le descendant affirme sa propre identité et dénonce l’injustice que son ancêtre a subie. C’est le vocable souvent utilisé : cette dynamique tiendrait de l’empowerment, l’individu puiserait dans ses propres forces la capacité de se renforcer alors même que les conditions extérieures tiennent à l’affaiblir. L’empowerment combat la honte. Ce sentiment et cette posture sont tournés vers le futur tandis que la honte est un boulet qui arrime l’individu à un passé aliénant.

La justification

La relation entre celui qui présente ses excuses et son destinataire a plusieurs aspects et la scène internationale se prête tout particulièrement à ce dialogue à plusieurs étages.

Plusieurs cas de figure sont envisageables. Le premier et le plus courant est le suivant. Le représentant d’un chef d’État présente ses excuses à des individus d’un autre pays ou à un État étranger (formellement à son représentant), c’est-à-dire qu’il reconnaît des torts qui sont imputables à son gouvernement, à ceux qui l’ont précédé, ou bien qui sont imputables à une entité appartenant à son État, en raison de faits présents ou passés (un groupe d’individus, une organisation non gouvernementale, une entreprise). Cette adresse est une prière, puisque ces excuses peuvent être acceptées ou refusées. Le destinataire a une marge de manœuvre, celui qui présente ses excuses le sait, ses mots portent à conséquence.

On peut là encore s’intéresser au cas des excuses adressées par Clinton en Afrique en raison de l’esclavage. Clinton saisit l’occasion de son voyage en Afrique pour expressément le reconnaître que l’esclavage a été une faute. C’est une reconnaissance de torts. Libre aux Africains et à ceux qui le souhaitent de se reconnaître comme les destinataires de cette adresse. Cette excuse a aussi la forme d’une prière puisque Clinton se recueille à Gorée ; c’est là un acte de repentance qui n’appelle pas de réponse, d’acceptation ou de refus. Ces deux actes, la déclaration de torts et le recueillement, la présentation des excuses et la repentance, n’ouvrent pas la voie à d’éventuelles poursuites. Une fois l’excuse acceptée ou refusée, et c’est ce que souhaite le président américain, les livres devraient être fermés. L’excuse serait la fin d’un processus, prélude à une nouvelle histoire.

Il existe un deuxième cas de figure. Lorsque le Président Chirac reconnaît en 1995 que la France à l’égard des Juifs au cours de la deuxième guerre mondiale « ce jour-là commettait l’irréparable », ce message a plusieurs implications. La première est une reconnaissance de la continuité de l’État – Vichy n’est plus une parenthèse. Dès lors, c’est la responsabilité de l’État français qui est engagée. Le Président présente, par l’expression de ces torts, les excuses aux Juifs : les Juifs français comme ceux qui ne l’étaient pas au moment de la guerre ou ne qui ne le sont plus et qui aujourd’hui seraient citoyens d’autres États. Ces excuses sont de longue date attendues, elles sont aussi suggérées par un membre de la communauté juive, l’avocat Serge Klarsfeld. Est-ce là une façon de « fermer les livres » ? Pas vraiment : voient le jour de nombreuses plaintes de demandes de réparations, en raison de spoliations qui auraient été le fait d’institutions françaises. La reconnaissance de torts du Président Chirac peut servir de justification aux demandes de réparations. Ces demandes seraient d’autant plus valides que l’État français reconnaît par lui-même ses torts. Cette reconnaissance de tort tient de l’aveu, elle devient un élément dans une politique mondiale où les institutions ont à « rendre des comptes ».

Un troisième cas de figure est envisageable. Lorsque des excuses sont adressées aux États africains et aux individus dont les ancêtres ont souffert de la traite, un représentant des États dont les ancêtres ont bénéficié de la traite admet qu’une injustice a été commise. Cette reconnaissance de tort peut certes ouvrir la voie à des demandes de réparations. Cette excuse peut aussi servir d’excuse. Il y a transfert de l’excuse. La demande d’aide au développement adressée par certains dirigeants africains serait d’autant plus légitime. C’est un autre sens de l’excuse. L’excuse est une justification. Dans ce cas, les excuses adressées à l’Afrique deviennent une excuse pour certains États africains qui justifient leurs problèmes de développement économique du fait de la colonisation. Ils devraient fournir les preuves sinon d’une relation causale entre colonisation et défaut de croissance, d’une corrélation entre colonisation et sous-développement. Cependant les excuses occidentales déjà suggèrent l’existence d’un handicap, tout du moins d’une entrave.

L’apport des historiens est tout à fait décisif dans un tel débat car ce sont eux qui possèdent le plus d’éléments empiriques dans ce domaine. L’histoire a ici un double rôle. D’une part, « expliquer c’est excuser »7. Expliquer le sous-développement en mettant en évidence le rôle de la colonisation dans les trajectoires africaines, c’est contribuer à excuser l’Afrique. Les historiens peuvent contribuer à déresponsabiliser un État ou un groupe en faisant la lumière sur les conditions qui ont rendu impossible pour lui d’agir.

D’autre part, expliquer c’est accuser. Le regard de l’historien peut aussi se porter sur les dominants. À la suite de plaintes en faveur de la restitution de comptes en déshérence, des comptes ayant appartenu à des Juifs déportés au cours de la deuxième guerre mondiale et auxquels leurs descendants ne peuvent pas accéder, la Suisse se voit dans l’obligation de faire la lumière sur son passé. Une commission d’historiens est formée. Ce groupe d’historiens présidée par l’universitaire helvétique Jean-François Bergier va produire une histoire de la Suisse pendant la seconde guerre mondiale qui tranche radicalement avec l’histoire officielle. Cette histoire est une reconnaissance de torts qui fait notamment la lumière sur le rôle de l’antisémitisme dans ce pays pendant cette période. Cette histoire met aussi à mal un mythe entretenu par les historiens officiels de la Suisse suivant lequel la Suisse ne pouvait pas désobéir aux Allemands car elle aurait risqué d’être envahie. Des documents prouvent qu’après l943, les dirigeants suisses étaient conscients que les Allemands ne se seraient jamais lancés dans l’invasion de leur pays.

Selon que le récit historique est formulé en termes de structure (l’Afrique n’aurait jamais pu accéder au développement économique car elle a été colonisée) ou bien en termes de « mondes possibles »8 (la Suisse aurait pu ne pas collaborer), l’histoire contribue à renforcer la défense des dominés ou l’accusation contre les dominants. Dans un cas, il s’agit de trouver une excuse (aux dominés), dans l’autre de montrer qu’il n’y a pas d’excuse (pour les dominants).

Les excuses sont un moment crucial dans une escalade de l’accusation morale et politique. C’est aussi la raison pour laquelle à de nombreuses reprises les États refusent de présenter leurs excuses quand bien même la preuve de leurs agissements fautifs est avérée. Prenons l’exemple du vol 655 de l’Iran Air abattu en juillet 1988 par un missile américain tiré depuis le vaisseau USS Vincennes. En 1996, lors d’un règlement à la Cour Internationale de Justice, les États-Unis acceptèrent de verser plus de soixante millions de dollars en vue de régler cette dispute. Le gouvernement américain ne reconnut jamais sa responsabilité et, de fait, ne présenta aucune excuse. Le droit et le versement d’un dédommagement économique ont ici pour fonction d’acheter le silence et de faire taire les demandes d’excuse. Il existe d’autres cas similaires. À la suite des attentats qui ont vu la mort des athlètes israéliens participant aux Jeux Olympiques de Munich de 1972, Israël décida d’éliminer un par un les différents participants du commando retenu coupable de ces crimes. Cependant les services secrets israéliens tuèrent par erreur l’homonyme d’un des membres de ce commando. Israël ne reconnut jamais la responsabilité du meurtre, mais finit par verser un dédommagement aux membres de la famille. Dans un cas comme dans l’autre, deux États refusent de reconnaître leur responsabilité, refusent d’avouer qu’ils ont été faillibles, mais pour autant décident de donner des suites économiques et/ou se soumettent au droit en acceptant de verser une compensation. Cette solution est une façon d’éviter la surenchère morale et permet à l’État de se protéger. En effet, la reconnaissance de la faillibilité est dangereuse, elle est la marque de la faiblesse du souverain qui ne peut pas éviter de reconnaître qu’il a commis des erreurs. Au contraire, l’État tient à protéger sa souveraineté et, dans la droite ligne de la papauté, veut poursuivre la tradition de l’infaillibilité.

Pour la victime, accepter ce geste est aussi lourd de conséquences. En prenant la somme versée par le responsable qui nie sa responsabilité et refuse de reconnaître ses torts, la victime ou ses descendants donnent la possibilité aux responsables d’arriver à leurs fins : éviter que ne soit davantage questionné leur rôle et éviter d’autres conséquences morales et politiques de leurs actes. En acceptant cet argent, la victime serait le traître de sa propre cause. Elle contribue à l’oubli de l’injustice qui l’a frappé. Continuer d’exiger des excuses serait, à l’inverse, une fidélité à soi-même.

Le futur des excuses

Le temps des excuses est-il révolu ? Il est légitime de se poser une telle question lorsque l’on compare la décennie des années quatre-vingt-dix aux années qui ont suivi le 11 Septembre. Certes, contrairement à ce qui est souvent avancé, le 11 Septembre n’est pas la césure qui nous a fait basculer d’un monde à l’autre, à l’image par exemple du tournant radical de la chute du mur de Berlin. Mais il est vrai que les excuses n’occupent pas la même place dans l’une et l’autre de ces décades. Au temps de la prière, de l’aveu, de la compensation, a succédé une période où les États occidentaux, tout particulièrement les États-Unis, mais également Israël et le Royaume Uni, ont fait preuve d’une grande pugnacité et ont fait des paris audacieux. C’est peu dire que le comportement offensif et cette prise de risque tranchent singulièrement avec l’excuse.

Cependant, il n’est pas dit que cette humeur aventureuse et offensive se prolonge. Et peut-être que l’excuse, ainsi que la contrainte du droit et de la morale qui oblige l’État à rendre des comptes, refera surface9. Mais quel est son bilan ? Dans quelle mesure est-elle satisfaisante ? Deux écoles s’affrontent. Pour certains, les excuses ne servent à rien. Il s’agirait « d’avoir la paix » et non pas de « faire la paix ». Pire encore, les excuses sont un réservoir de frustration qui s’autoalimente. Elles sont un vecteur de l’expression du ressentiment. Pour d’autres, elles sont vertueuses par nature, elles sont l’expression de « bons » sentiments qui rapprochent. Les excuses seraient-elles utiles ? C’est l’approche plus pragmatique privilégiée dans certaines études empiriques qui montrent – et c’est plutôt une surprise – que les excuses servent à la réconciliation10. Les mots ont une valeur intrinsèque, les excuses sont une étape indispensable à des processus de paix.

Les excuses pourraient-elles devenir la règle ? Imaginons un espace international où cette forme de civilité serait la norme, où les excuses seraient une règle de bienséance. Dans la mesure où les excuses sont un phénomène en cascade, il est légitime de s’interroger sur la généralisation de cette pratique. Les excuses auraient alors un statut bien particulier. Tout comme le droit ou comme certains codes éthiques d’ores et déjà bien établis (la tradition de la guerre juste, les règles environnementales, la responsabilité sociétale des entreprises), elles seraient des pratiques instituées, dans ce cas des règles formelles qui accompagnent certains actes. On « apprendrait » à des collectifs à s’excuser. Bref, ce serait une nouvelle forme de diplomatie. Cet exercice pourrait se révéler intéressant et impliquerait une certaine imagination anthropologique (apprendre à s’excuser dans d’autres langues, d’autres cultures).

Mais peut-on indéfiniment continuer à s’excuser ? Y aurait-il une limite temporelle à l’excuse ? Cela ne devrait pas nécessairement constituer un problème. Au lieu d’être perçues comme des menaces pour celui qui est tenu de les formuler, si les excuses étaient acceptées comme une forme de sociabilité, elles pourraient agir comme lien social et le spectre d’être submergé par des flots d’excuses se dissiperait. Peu importe si les faits auxquels elles se rapportent sont lointains. Dès lors que cet effort est fait, l’excuse n’est pas un monologue mais véritablement le pilier d’une relation. Elle permet aussi de créer des liens internationaux qui font mieux connaître l’autre. Cette connaissance de l’altérité est potentiellement bénéfique, elle fait découvrir de nouveaux horizons. On n’attend plus de l’excuse qu’elle opère par magie la réconciliation des anciens ennemis, mais on œuvre plutôt à la découverte du lointain. L’excuse fait voir l’autre, elle est tournée vers le futur.

Les excuses appartiennent à des civilités mondiales qui font sortir du modèle trop contraignant et mal adapté de l’État-nation. Elles sont a minima des règles de conduite et des conventions. Des rituels diplomatiques au-delà des chancelleries. Elles peuvent conduire à la responsabilisation des parties en présence. Enfin, les excuses souvent concernent des moments cruciaux de l’Histoire. Elles ont une visibilité forte et de ce fait, grâce à cette publicité, elles alertent les consciences sur des méfaits et des injustices qui ont lieu au temps présent. C’est dans ce miroir entre passé et présent qu’elles pourraient avoir toute leur place.

 

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NOTES

  1. Le nombre conséquent d’ouvrages consacré aux victimes d’injustice historique en témoigne. Parmi une abondante littérature : Eleazar Barkan, The Guilt of Nations: Restitution and Negotiating Historical Injustices, New York, Norton, 2000. Roy Brooks, When Sorry isn’t Enough ? The Controversy over Apologies and Reparations for Human Injustice, New York, New York University Press, 1999. John Torpey, Making Whole What Has Been Smashed: on Reparations Politics, Cambridge, Harvard University Press, 2006.[]
  2. Ariel Colonomos, La Morale dans les relations internationales – Rendre des comptes, Paris, Odile Jacob 2005, p. 153-194.[]
  3. Il ne s’agit pas uniquement d’une image. Aux États-Unis, des cabinets d’historiens traquent les erreurs passées des entreprises ou des États afin d’alimenter des plaintes contre eux. www.historyassociates.com[]
  4. Chaumont est le premier sociologue à analyser ce phénomène dans toute sa singularité. Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Paris, Éditions la Découverte, 1997.[]
  5. Les histoires qui critiquent des écritures officielles de l’histoire, complaisantes avec leur objet d’étude. Sans qu’il n’y ait d’équivalence entre les « fautes » ou les responsabilités de ces États ou entre les conséquences de l’occultation de certains pans de leur histoire nationale, ce phénomène a touché nombre de pays occidentaux : la France et Vichy, Israël et le sionisme, la Suisse et la seconde guerre mondiale…[]
  6. Le terme employé par Clinton pour caractériser le rôle de l’Amérique et de l’Europe est « wrong ».[]
  7. Bien expliquée dans le travail de Paul Fauconnet sur la responsabilité. Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1928, p. 312.[]
  8. C’est l’approche des contrefactuels, un thème amplement débattu en philosophie comme en histoire. Pour l’histoire : Niall Ferguson (dir.), Virtual History : Alternatives and Counterfactuals, London, Picador, 1997. Geoffrey Hawthorne, Plausible Worlds Possibility and Understanding in History and the Social Sciences. Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Brian Fay, « Unconventional History », History and Theory, 2002, vol. 41 no 4, p.1-6. Gabriel Rosenfeld, « Why do we ask “What if ?” Reflections on the function of alternative history », History and Theory, 2002, vol. 41 no 4, p. 90-103.[]
  9. Déjà, apparaissent ci et là des signes avant-coureurs de cet éventuel retour. À la toute fin de son mandat, G. W. Bush reconnaît qu’il n’avait pas été assez « préparé » pour mener la guerre contre l’Irak.[]
  10. Scott Atran & Jeremy Ginges, « How Words Could End a War », New York Times, 24 Janvier 2009.[]

Ariel Colonomos est directeur de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po). Ses recherches portent sur l’articulation entre relations internationales et théories normatives. Il a publié dans le domaine de l’éthique de la guerre. Il a également étudié le rôle des prédictions dans les affaires internationales, notamment en soulignant leur dimension normative. Son dernier ouvrage paru, Un prix à la vie – le défi politique de la juste mesure(Puf, 2020).