Excuses d’Etat

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Ce dossier, coordonné par Jacques Semelin et Kora Andrieu, a été publié initialement en mai 2009 dans le numéro 10 de la revue Raison publique.

Au fond de moi, il n’est pas question de pardon ou d’oubli mais de réconciliation. Seule la justice peut pardonner ; il faut d’abord penser à une justice pour les rescapés. Une justice pour offrir une place à la vérité, pour que s’écoule la peur ; une justice pour se réconcilier.

Sylvie Umubyeyi citée dans Jean Hatzfeld, Dans le Nu de la Vie. Récits des Marais Rwandais (2000).

Toutes les souffrances peuvent être endurées si on les situe au sein d’une histoire, si l’on raconte une histoire à leur sujet. La narration révèle le sens de ce qui, autrement, serait reste une suite insupportable d’événements.

Hannah Arendt, Men in Dark Times (1970).

Ces dernières années, le statut des États s’est vu dramatiquement modifié. D’indéfectibles forteresses de souveraineté, ils sont devenus des entités vulnérables dont le droit dépend ultimement de la légitimité. Lorsque c’est l’administration elle-même qui commet un crime de masse, lorsqu’elle devient, pour reprendre les mots d’Edgar Faure à Nuremberg, un « service public criminel », l’État doit, littéralement, rendre des comptes. Cet effondrement de la communauté politique a des conséquences profondes et difficilement réparables. La « justice transitionnelle » est censée contribuer à rétablir ce lien essentiel de confiance civique et politique, à travers une approche holistique et fondamentalement ambitieuse, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de la métamorphose libérale d’une société qu’elle entend enfin réconcilier. Ainsi, l’une des mesures souvent adoptées après un crime de masse est celle des compensations ou des réparations. La demande croissante d’excuses officielles est à cet égard révélatrice, car il s’agit là d’une forme de justice correctrice qui n’est pas matérielle, mais symbolique.

Pourtant, le fonctionnement même de ces excuses demeure problématique : comment des mots peuvent-ils engager un changement si radical d’attitude ? Les excuses, seraient-elles la preuve que l’on peut « faire des choses avec des mots » ? Ce « mystère » performatif des excuses est d’autant plus frappant lorsqu’elles ont lieu entre des entités collectives après un crime de masse. Prétendre qu’une simple expression de regret peut suffire à effacer les torts causés par une guerre civile ou un génocide semble pour le moins choquant : le pardon, dit-on, est un processus trop intime et personnel pour avoir sa place dans l’espace public. Un État peut juger, mais il ne peut pardonner.

Comment, donc, penser politiquement la place des excuses, en particulier dans un contexte international ? Il est certain que les excuses peuvent avoir un rôle essentiel dans la redéfinition des normes après un conflit ou une violence de masse. L’acte d’offrir ou de refuser une excuse est un processus intersubjectif, qui peut aider à réactiver une communauté morale déchirée. Mais si ces normes sont pensées de manière compréhensive ou unilatérale, ne risque-t-on pas de contredire les principes mêmes de la raison publique ? Pour comprendre les excuses de manière plus libérale, ne faudrait-il pas les voir plutôt comme un cadre normatif commun, au sein duquel une pluralité de vues peut être raisonnablement adoptée ? Les excuses devraient donc ouvrir l’espace d’une discussion raisonnable, et non chercher à éradiquer tout conflit d’interprétation de l’espace public. Le passé ne doit pas prendre la forme fixe et stable d’un document historique, mais demeurer, essentiellement, sous la forme d’un argument. Comprises ainsi, les excuses pourraient avoir un avantage certain par rapport à d’autres mesures de justice transitionnelle, comme les poursuites pénales ou les réparations, qui sont une manière de tourner la page et de régler ses comptes. Les excuses, au contraire, sont, et doivent être, une conversation ouverte.

Sommaire

« Introduction. Les excuses d’Etat en politique étrangère après des crimes de masse », par Jacques Sémelin

Cas pratiques

« Japon-Corée : de vaines excuses ? », par Lionel Babicz

« Excuses et gestes symboliques dans le rapprochement de l’Allemagne avec ses voisins a l’Est », par Anne Bazin

« Exiger des excuses de la France », par Laetitia Bucaille

« La politique africaine de la Belgique : entre génuflexion et injonctions », par Valérie Rosoux

« Le legs colonial et la question des excuses dans la diplomatie britannique », par Élise Féron

Perspectives théoriques

« Le rôle des excuses dans les processus de réconciliation nationale ou comment promouvoir la confiance des citoyens envers des institutions dignes de confiance », par Pablo De Greiff

« L’éthique reconstructive comme éthique de la responsabilité politique », par Jean-Marc Ferry

« Le paradoxe des excuses », par Jean-Cassien Billier

« Pour une civilité mondiale des excuses », par Ariel Colonomos

Kora Andrieu est Senior Program Advisor au sein de l'American Bar Association Rule of Law Initiative. Ses recherches et son activité portent sur les enjeux et pratiques de la justice transitionnelle.

Jacques Sémelin a obtenu son doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne en 1986 et son habilitation à diriger des recherches à Sciences Po en 1997. Il est également titulaire d’un DESS de psychopathologie (université Paris 5) et de 1986 à 1988 il a été post-doctoral fellow à Harvard University (Center For International Affairs). En 2007, il a été qualifié par le CNU professeur des universités en science politique et en histoire moderne. Il a fondé et dirigé l’"Online Encyclopedia of Mass Violence", dont il est président depuis janvier 2011. Il est membre des comités scientifiques des revues European Review of History, Journal of Genocide Research et Vingtième siècle. Il est aussi membre de l’International Association of Genocide Scholars.