« Ce discours s’autodétruira dans quelques secondes » – exposition, contre-narration et montage documentaire

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Où commence la contre-narration[1] ? La question peut s’entendre à la fois dans un sens temporel (quand commence-t-elle ?) et définitionnel (à quelles conditions peut-on se mettre à parler de contre-narration ?). Situé à la croisée de ces deux interrogations, le geste consistant à prélever des énoncés non littéraires pour les recontextualiser au sein d’une œuvre – sans nécessairement les transformer, ni les intégrer à un autre discours – invite à envisager les pratiques esthétiques de résistance à la « machine à fabriquer les histoires » sous l’angle de ce double seuil, historique et conceptuel, au-delà duquel elles s’engagent dans une subversion du storytelling et de ses manifestations. Geste minimal et ambigu, il pose en effet la question d’un « degré zéro » de la contre-narration : exhiber un récit formaté suffit-il à le « contrer », et selon quelles modalités ? Mais il soulève également une question d’histoire littéraire, dans la mesure où de telles pratiques n’ont de toute évidence pas attendu l’ère néolibérale et la théorisation du storytelling pour se manifester dans les productions esthétiques[2]. Apparues dès les années 1920, avec les collages surréalistes et dada, mais surtout dans les années 1960, avec le cut-up de William Burroughs et le détournement des Situationnistes, elles caractérisent une littérature pensée comme réponse aux discours dominants et contestation de ces derniers, en écho aux procédés mis en œuvre par les arts visuels – collage, ready-made etmontage, notamment. Ce geste de réappropriation, qu’on pourrait considérer comme historiquement daté, associé à une période révolue des avant-gardes, a resurgi avec insistance dans la production littéraire des vingt dernières années, principalement dans la sphère poétique, aussi bien en France, au sein de petites maisons connues pour leur ligne éditoriale pionnière (POL, Al Dante, Publie.net), qu’aux États-Unis, du côté de ceux qui se désignent eux-mêmes comme « conceptual writers[3] ».

            Comment comprendre cette résurgence ? Elle se situe certes dans la lignée des pratiques qui, tout au long du xxsiècle, ont caractérisé la quête du nouveau lancée par les modernes ; mais la lecture qui en ferait une simple prolongation de ces dernières – position que défend Dominique Viart dans un texte qui s’interroge sur les « projets » que se donne la littérature d’aujourd’hui[4] – encourt le risque d’assimiler un courant entier de la poésie contemporaine à une bande d’irréductibles Gaulois qui résisteraient encore et toujours à la fin des avant-gardes. Interroger l’écho que certains gestes esthétiques caractéristiques du siècle dernier rencontrent dans la production actuelle peut également consister à les envisager sur un mode distinct de la reprise ou de la continuation. Si les écrivains et les poètes héritent de certaines pratiques, ils n’en demeurent pas moins conscients que le monde a changé, tant dans le rapport que nous entretenons aux discours véhiculés par les mass media que dans notre manière de penser le discours littéraire face à eux. On peut dès lors faire l’hypothèse que les formes littéraires qu’ils proposent prennent non seulement acte de ces changements, mais qu’elles permettent aussi de les éclairer, que ce soit en interrogeant l’explosion du storytelling et ses ressaisies critiques, ou les nouvelles modalités d’accès à l’information. Je défendrai l’idée qu’en analysant de telles œuvres en tant que dispositifs de contre-narration, on peut essayer de mettre au jour ce qui s’est infléchi dans le passage des productions avant-gardistes aux pratiques poétiques contemporaines qui ont recours à des techniques proches d’exposition et de recontextualisation de discours ordinaires, et que cet infléchissement a partie liée avec ces récits formatés que nous avons depuis nommés « storytelling», ainsi qu’avec la manière dont la littérature tente de se positionner face à eux. Pour ce faire, je m’attarderai plus précisément sur deux opérations que ces œuvres font subir aux discours, et qui peuvent être pensées comme deux manières de « contrer » le récit formaté : en le défaisant, d’abord, en le déplaçant, ensuite.

Défaire le récit formaté : du cut-up à l’inventaire d’un lexique stéréotypé

            La première opération de mise à mal du discours formaté consiste à le démonter. Dans cette perspective, le cut-up historique, comme avant lui le collage, adopte une stratégie de morcellement qui décompose l’énoncé en unités fragmentaires et en dissémine le sens. Le mythe de l’invention du cut-up par Brion Gysin, ami de Burroughs, dans une chambre d’hôtel de la rue Gît-le-cœur, à Paris, en fait le fruit d’un hasard[5], qui reconduit la méthode d’élaboration du « poème dans un chapeau » de Tristan Tzara[6]. Cette revendication d’une non-maîtrise se manifeste dans l’apparence volontairement chaotique de textes à la syntaxe déstructurée, dont le pouvoir de subversion tient à leur éclatement[7]. À travers ce geste, dont Christian Prigent, dans un article célèbre, a souligné la négativité[8], il s’agit à la fois de déconstruire des discours « tout faits » et de mettre l’accent sur la rencontre en tant qu’elle est susceptible de produire un sens inouï. Cut-up et collage revendiquent ainsi une esthétique du choc et de la collision des discours, qui se prolonge dans l’œuvre de certains contemporains[9] : on peut penser à Manuel Joseph dans Heroes are heroes are heroes dont la première page met en scène un cut-up du texte de définition de la propriété intellectuelle, ou à Jean-Michel Espitallier dans Gasoil, « démontage » d’un manuel technique consacré aux huiles, parasité par différents extraits de témoignages, de faits divers et de mémoires[10].

            Pour autant, cette technique directement héritée du cut-up historique coexiste avec d’autres, qui s’inscrivent dans des traditions et dans des rapports au texte-source légèrement différents. On peut penser notamment à celle qui consiste à prélever un discours et à en écrémer le surplus, en délimitant des extraits, en les versifiant et en supprimant certains termes. C’est ce que font, par exemple,  Emmanuel Adely dans Cinq suites pour violence sexuelle[11], à partir de différents discours de Nicolas Sarkozy, ou Franck Smith dans Gaza, d’ici-là[12], à partir de fragments d’un rapport de l’ONU qui décrit l’opération « plomb durci » à Gaza entre décembre 2008 et janvier 2009. Dans ces œuvres, le travail poétique de coupe n’oblitère pas le sens du texte initial. Il sert davantage à en révéler une part dissimulée selon une logique de décantation et de clarification, à travers la mise en avant de certains termes et le dégraissage de la machine discursive. Il s’ancre dans une tradition d’appropriation qui remonte elle aussi aux années 1960, du côté cette fois de l’objectivisme du poète Charles Reznikoff, dont se revendiquent nombre d’écrivains français contemporains – ce qui peut être interprété comme une manière de prendre leurs distances avec les traditions héritées du Surréalisme et de Dada.

            Une troisième technique visant à « défaire » la cohérence factice du récit formaté, plus spécifiquement contemporaine, peut-être, adopte la forme de l’inventaire ou de la liste. Un exemple célèbre en est Un ABC de la barbarie, de Jacques-Henri Michot[13], qui recense l’ensemble des expressions « barbares » prélevées dans les discours médiatiques, classées alphabétiquement et entrecoupées de citations d’écrivains et d’artistes, tandis que dans les notes en bas de page se déroule une fiction retraçant l’élaboration du livre par un certain Barnabé B. Le classement alphabétique, bien qu’il fasse figure de classement arbitraire, et même parasité par la fiction autant que par les citations, propose un début de mise en ordre qui diffère du choc provoqué par le collage ou le cut-up. À l’explosion du discours-source succède l’ambition d’esquisser un inventaire des expressions par lesquelles le storytelling fait irruption dans la langue, s’insinue dans les discours et les esprits. Édouard Levé mène dans Journal une entreprise comparable, à une échelle qui n’est plus celle de l’expression lexicalisée, mais celle du paragraphe[14]. Il accumule dans cet ouvrage des énoncés de presse, qu’il se contente de dépouiller de leurs noms propres et de classer par grandes catégories (« international », « économie », « météo », etc.). Rendus abstraits, vidés de leur portée informative (lieux, dates et noms), ces discours semblent dresser le portrait-robot des automatismes verbaux qui structurent notre rapport à l’actualité.

De telles techniques d’appropriation, dont la portée critique est manifeste, défont le lissage du réel mis en œuvre par le storytelling, mais elles n’obéissent plus tout à fait à la logique explosive, destructrice et spectaculaire du cut-up[15]. Elles manifestent une volonté de contrer les récits dominants qui vise moins leur désintégration pure et simple qu’elle n’ambitionne d’en cartographier scrupuleusement les points d’ancrage dans la langue, selon un principe qui privilégie l’examen et la classification. Il s’agit de décomposer les discours, politiques et médiatiques en particulier, d’isoler des unités, mais des unités dont le sens paraît complet, ou du moins susceptible d’être réapproprié sur le mode du glossaire. Ce que de telles pratiques révèlent, en dehors d’une posture moins directement offensive que celle propre aux avant-gardes, c’est que le storytelling a investi la langue dans ses unités les plus élémentaires. Dans ces répertoires de récits prêts à l’emploi de l’époque néolibérale, la story est parfois réduite à un mot, comme ces figures mythiques dont le nom suffit à mobiliser toute une histoire. Il ne s’agit donc plus seulement de déconstruire les idéologies telles qu’elles se manifestent à l’échelle des discours ou des systèmes sémiotiques, mais de dresser un état des lieux de leurs avancées dans le langage, à l’échelle réduite de la phrase et de l’expression lexicalisée. Autrement dit, là où le cut-up et le collage défaisaient le récit en rompant sa syntaxe, les œuvres mentionnées plus haut donnent à penser que la déconstruction n’est plus possible, dans la mesure où il n’y aurait plus de dehors à cette langue que Jacques-Henri Michot qualifie de « barbare ». Il ne s’agit pas simplement de la désigner comme la langue de l’ennemi, à laquelle s’opposerait une langue de culture, de résistance et de création, mais de reconnaître que cette langue médiatique est aussi devenue la nôtre, qu’elle a contaminé nos discours et nos modes de pensée. Le travail du poète passe dès lors moins par un éclatement des discours que par un examen scrupuleux des mécanismes qui président à leur élaboration. Comme un biologiste qui examinant le développement d’une bactérie, il se livre à une observation minutieuse de cette prolifération du récit formaté via les canaux de la langue courante, qui constituent une grille de lecture sous-jacente du réel et de l’actualité.

Déplacer : du détournement à la recontextualisation

            Une seconde opération visant à contrer le récit formaté consiste non plus à le décomposer mais à le déplacer. Les pratiques d’appropriation textuelle reposent en effet sur une logique de décontextualisation et de recontextualisation des discours qui invite à envisager l’œuvre littéraire comme un espace d’exposition dans lequel l’énoncé prélevé acquière un sens nouveau, lié au fait que ce cadre conditionne pragmatiquement chez le récepteur un autre type d’attentes, de nature esthétique. C’est la logique du ready-made tel qu’il a été inauguré par Marcel Duchamp avec sa fameuse Fontaine, et c’est pourquoi des théoriciens comme Gaëlle Théval ou Nicolas Tardy proposent de désigner de telles œuvres littéraires en termes de « Poésie ready-made », pour la première, ou de « Ready-made textuels », pour le second[16]. En-dehors du paysage littéraire français, qu’ils ont étudié en détail, on peut aussi mentionner le travail de poètes américains contemporains tels que Vanessa Place ou Kenneth Goldsmith. Dans Statement of Facts, la première, avocate spécialisée dans les crimes sexuels, retranscrit les témoignages et les comptes rendus juridiques issus de plusieurs cas de viols. Sous le titre Day, le second a publié un livre de huit-cent-trente-six pages entièrement constitué du recopiage intégral du numéro du New-York Times daté du 1er septembre 2000 (les indications boursières occupant à elles seules deux cents pages de l’ouvrage[17]). Dans ces deux livres, comme dans d’autres mentionnés plus haut, la recontextualisation des discours opérées par l’auteur n’a plus exactement le sens d’un détournement, au sens où l’a théorisé Guy Debord[18]. Le terme même de détournement engage une dimension subversive, possiblement parodique ; elle l’érige en arme dirigée contre le discours dont il se nourrit, qu’il mine et fait en quelque sorte imploser de l’intérieur. La stratégie mise en œuvre dans les textes de Kenneth Goldsmith et de Vanessa Place est elle aussi critique, mais de façon moins frontale ou provocatrice : elle engage davantage une défamiliarisation et une réévaluation des discours prélevés. Donner à lire sur le mode poétique certaines pages d’analyses boursière issues du numéro périmé d’un grand quotidien, des extraits de témoignages de victimes de l’opération « Plomb durci » ou de procès pour crimes sexuels n’implique pas une contestation de ces discours en tant que tels : il s’agit d’abord pour ces poètes de faire prendre conscience au lecteur d’une économie de l’attention organisée pour nous en détourner.

            La littérature contemporaine, si elle se nourrit des réflexions menées par les avant-gardes historiques sur les notions d’espace et de déplacement contextuel, propose ainsi une relecture des dispositifs de détournement théorisés au XXe siècle. Dans La Génération invisible, William Burroughs envisageait l’orchestration d’un véritable soulèvement urbain, grâce à l’installation dans les rues de haut-parleurs destinés à diffuser des cut-ups qui agiraient de façon en partie inconsciente sur les cerveaux des passants pour les inciter à la révolte[19]. On peut voir un écho à ce dispositif dans certaines installations de Jean-Charles Massera, qui réfléchit lui aussi aux moyens d’introduire un discours poétique critique dans l’espace public. Avec Barbie is dead, il a ainsi diffusé dans l’hypermarché Auchan de Mantes-Buchelay une bande sonore qui reprend tous les codes de la publicité commerciale (en ayant recours à la voix d’une professionnelle et au vocabulaire stéréotypé propre à ce type de discours) mais qui les infléchit de manière à en dénoncer ironiquement le sexisme[20]. Si le dispositif technique mis en œuvre est très semblable à celui décrit par Burroughs, il ne s’agit plus de soulever les foules, mais davantage de jouer des réflexes des consommateurs et d’utiliser un humour grinçant pour leur faire prendre conscience de certains mécanismes que dissimulent des gestes, des espaces et des discours rarement interrogés, bien que constitutifs de notre expérience quotidienne.

            Un tel écart de visées entre les propositions avant-gardistes et les modes contemporains d’appropriation textuelle engage un infléchissement du vocabulaire servant à les désigner : là où le « détournement » entretient un lien au piratage, voire au terrorisme, dans la mesure où il implique de retourner un objet contre l’objectif pour lequel il a été conçu, le terme de « recontextualisation », plus neutre, semble davantage approprié pour désigner certaines productions actuelles. Il engage de façon moins directement polémique le passage d’un espace d’énonciation à un autre, et une réflexion d’ordre pragmatique sur la manière dont le contexte oriente la réception d’un discours, laquelle remonte au moins à l’objectivisme américain.

            À cette première variation s’en ajoute une seconde, laquelle se manifeste y compris chez les poètes contemporains qui se revendiquent d’une esthétique révolutionnaire. Christophe Hanna, dans Poésie action directe[21], reprend implicitement à Burroughs la métaphore de la poésie comme virus. Mais, alors que chez Burroughs l’origine de la métaphore est évidemment biologique et épidémiologique[22], elle relève chez Hanna du domaine de l’informatique[23]. L’action du virus est moins pensée sur le modèle d’une contamination physique des individus que d’une perversion des machines destinées à la transmission de l’information : les ordinateurs. On touche là une des différences essentielles qui affectent la notion de déplacement contextuel entre les années 1960 et 2000 : en quarante ans, Internet a reconfiguré l’intégralité de notre rapport aux médias, aux savoirs et aux discours, et ce bouleversement est partout mis en scène chez les poètes qui pratiquent la réappropriation. Dans Portraits chinois, Franck Leibovici fait ainsi pivoter le livre à quatre-vingt-dix degrés pour qu’on lise la page dans le sens de la largeur, comme un écran où défileraient les discours qu’il a prélevés sur différents sites Internet[24]. À la fin d’Army, Jean-Michel Espitallier dresse la liste des références utilisées pour rédiger son livre : elles sont intégralement consultables en ligne[25]. Le geste de prélèvement se voit ainsi considérablement transformé : Reznikoff copiait à la main des témoignages conservés dans des archives juridiques difficiles d’accès, là où Jean-Michel Espitallier, Franck Leibovici ou Franck Smith exhibent le recours au copié-collé à partir de données accessibles à tous. Produire un contre-récit, en ce sens, c’est aussi et peut-être d’abord réfléchir aux outils qui informent notre pensée. Les poètes contemporains prennent acte du fait que les technologies de l’information ont transformé notre rapport à la documentation en générant une prolifération de données. Il ne s’agit plus tant pour eux de les rendre accessibles que de les sortir de la masse où elles sont noyées, afin de réfléchir aux conditions de leur visibilité et de leur réappropriation par les lecteurs.

            Le glissement d’un paradigme avant-gardiste vers un modèle qui semble privilégier la compréhension à l’action n’implique donc pas une totale disparition de l’ambition révolutionnaire. La révolution poétique des Surréalistes, et plus encore la révolution électronique de Burroughs, se voient en partie réactivées par une partie du champ littéraire à travers la revendication d’une poésie de combat, pensée sur le modèle de « l’action directe ». Elle ambitionne la création d’une « anarchie » discursive[26], dans la lignée de la déconstruction des systèmes symboliques du siècle précédent. Mais cette affirmation ne constitue plus un paradigme dominant, même au sein de la partie du champ poétique (relativement marginal, il faut bien le dire) qui adopte l’exposition et l’appropriation comme techniques privilégiées de contre-narration. À l’horizon révolutionnaire se voit préféré un objectif moins éclatant, mais qui n’est plus modeste et moins politique qu’en apparence : il confère au discours poétique la tâche d’organiser, de modéliser et de structurer les discours qui nous assiègent en organisant la masse exponentielle des données accessibles à l’heure du web 2.0. Dans un ouvrage théorique intitulé Des documents poétiques, Franck Leibovici convoque divers exemples de cette poésie documentaire qui met en ordre le monde : à côté de Témoignage de Reznikoff, il mobilise ainsi les dessins que l’Américain Mark Lombardi a intitulé des narrative structures[27]. Ces schémas représentent des réseaux de relations entre des figures centrales du pouvoir, de l’industrie et de la finance internationale, élaborés par l’artiste à partir de plusieurs années de documentation. Identifiant par différents types de lignes les modes de relation existant entre une foule d’acteurs interconnectés, ces nuages de noms mettent littéralement en lumière des informations impossibles à synthétiser sous forme de récit ou d’enquête de type journalistique. Fascinantes, ces œuvres illustrent parfaitement le nouvel impératif qu’une partie de la poésie contemporaine se donne à elle-même, et qui consiste à organiser, agencer, pour rendre visibles et intelligibles des données que notre expérience emmagasine de façon chaotique. Là où le storytelling tend à unifier artificiellement les faits par le biais du récit, une des ambitions de ces littératures consiste ainsi à trouver des modalités alternatives de mise en ordre de l’information. C’est également ce que propose Emmanuelle Pireyre, dans des schémas, des Powerpoint et des livres qui utilisent la fiction comme modalité de structuration du matériau documentaire[28]. À la logique linéaire simplifiée des récits stéréotypés, elle oppose la forme du rhizome, du réseau d’interconnexions caractéristique de notre expérience contemporaine.

            Peut-être cette apparente résurgence d’un geste d’exposition dessine-t-elle dès lors plus fondamentalement une évolution qu’un retour pur et simple aux réflexions esthétiques menées par les avant-gardes historiques : la production de dispositifs poétiques d’autodestruction des discours formatés correspondrait ainsi à un moment de l’histoire littéraire, auquel ne se limitent pas les pratiques contemporaines d’exposition littéraire. Entretemps, l’essor du storytelling et ses ressaisies critiques ont fait peser un soupçon sur le récit, soupçon qui invite à envisager la poésie, pourtant marginalisée dans l’économie du livre, comme lieu privilégié d’une résistance à la forme narrative dominante. Mais il s’agit aussi, plus fondamentalement peut-être, et comme le montre l’exemple d’Emmanuelle Pireyre, d’en transformer les définitions, et peut-être d’élargir le domaine de la poésie aux frontières de ce que nous nommons littérature : de l’envisager comme un usage du langage qui propose des manières alternatives d’agencer et d’ordonner les discours sur le monde.


[1] Dans la conclusion de Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Christian Salmon, après avoir cité un « manifeste » du cinéaste Lars von Trier, en appelle à « la résistance des pratiques symboliques visant à enrayer la machine à fabriquer des histoires, en “défocalisant”, en désynchronisant ses récits. Rien de moins qu’une contre-narration». C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La découverte/Poche, 2008 [2007], p. 213.

[2] Voir D. Evans (dir.), Appropriation, Cambridge, London, The MIT Press, Whitechapel, 2009.

[3] Voir C. Dworkin et K. Goldsmith (dir.), Against Expression: An Anthology of Conceptual Writing, Northwestern University Press, 2011.

[4] Revenant sur les techniques poétiques identifiées par les auteurs de la Revue de Littérature Générale Pierre Alféri et Olivier Cadiot (maquettes, inscapes, catalogues, cut-up, surcodages, standards, samples, télescopages, compressions, chiffrages), Dominique Viart défend l’idée que « [c]e catalogue n’est qu’une reprise et un prolongement des pratiques avant-gardistes : il dit l’épuisement de la pulsion de renouvellement, tant que celle-ci se situe dans un historicisme idéologique ». D. Viart, Quel projet pour la littérature contemporaine ?, texte publié et téléchargeable en ligne sur le site publie.net, texte non paginé. Paru en traduction anglaise dans The Art of the Project, M. Sheringham et J. Grafton (dir.), New York – Oxford, Berghahn Books, 2005.

[5] Comme l’écrit W. Burroughs : « Je suis un agent public et je ne sais pas pour qui je travaille, je reçois mes instructions d’affiches, de journaux, de bribes de conversations que je dérobe dans l’atmosphère comme un vautour arrache les entrailles d’autres bouches. » W. Burroughs, Trilogie. La Machine Molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express, [The Soft Machine, 1961 ; The Ticket That Exploded, 1962 ; Nova Express, 1964], trad. de l’anglais par M. Beach, Paris, Christian Bourgois, 1994, p. 64.

[6] Voir C. Houghe, Le Cut-up de William S. Burroughs, Histoire d’une révolution du langage, Paris, Presses du réel, 2014.

[7] « Le contrôle exercé par les médias est lié au fait même d’imposer certains axes d’association. Si ces axes sont coupés, les associations sont rompues ». W. Burroughs, La Révolution électronique, [The Electronic Revolution, 1970],trad. de l’anglais par S. Durastanti, Cergy, D’ARTS Éditeur, 1999, p. 8.

[8] C. Prigent, « Morale du cut-up », Revue de littérature générale, n°1, 1995, p. 108.  « Le but est de “détruire les principaux instruments de contrôle que sont la parole et l’image”. L’ennemi attaqué, ce sont lesdits “contrôles” : politico-policier (les plombiers et leurs micros), idéologico-esthétique (l’asservissement du langage au pli stéréotypé que repassent les médias et à l’ordonnancement aliénant du Spectacle), psychiatrique (le diagnostic “folie” comme critère d’exclusion sociale). À la date où roule pour lui le dé de l’invention, Burroughs appelle cut-up l’outil stylistique congruent à ce geste explicitement voué à la négativité. La technique requise doit répondre à la demande qu’engage la reconnaissance de la “réalité” comme trucage. Il faut un instrument rhétorique pour parler contre les contrôles, déchirer le voile du symbolique spectacularisé et défaire, pour le refaire autrement (sauf à être par lui refait, comme on dit en argot), le tissu des langues. »

[9] Ce qui n’empêche pas une certaine méfiance à son égard. Ainsi, pour Jean-Michel Espitallier, le cut-up a « tendance parfois à se faire un peu rouleur de mécaniques postmoderne, besogneux à force de se vouloir démonstratif, démonétisé comme valeur d’échange en ateliers d’écriture, conformiste à se croire naïvement visage de toutes les modernités, “très chic”, en somme, comme disait Flaubert de la métallurgie ! » J.-M. Espitallier, Caisse à outils, un panorama de la poésie française d’aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014, p. 198.

[10] M. Joseph, Heroes are heroes are heroes, Paris, POL, 1994 et J.-M. Espitallier, Gasoil : prise de guerre, Paris, Flammarion, 2000.

[11] E. Adely, Cinq suites pour violence sexuelle, Paris, Argol, 2008.

[12] F. Smith, Gaza, d’ici là, Marseille, Al Dante, 2013.

[13] J.-H. Michot, Un ABC de la Barbarie, Marseille, Al Dante, 2014 [1998].

[14] É. Levé, Journal, Paris, POL, 2005.

[15] «  Le cut-up récuse toute idée d’une représentation analogique du réel, posant d’abord qu’il n’est de réel que représenté. Il convient donc de le déchiffrer autrement et de résister aux pièges que nous tendent ces processus de représentation. Démontage des stéréotypes et des insanes inanités télémédiocratiques qui font écran au déchiffrement du monde, mise en scène/en page d’une fiction linguistique qui n’est que la critique de la “fiction de réel” que l’on nous sert (ces “trucs que vous appelez réalité”, écrit William Burroughs), fiction d’un réel avalé, remixé dans la pâtée communicationnée et le vaste spectacle (c’est-à-dire la vaste fumisterie) au sens où l’entend Guy Debord, le cut-up redispose autrement la langue pour que la langue se dispose à montrer comment elle indispose, réinterrogeant le réel qu’elle casse et reconstitue en le déplaçant, détramage/retramage du discours, déhiérarchisation des proses du monde. » J.-M. Espitallier, Caisse à outils, un panorama de la poésie française d’aujourd’hui, op. cit., p. 195.

[16] G. Théval, Poésies ready-made, XXe-XXIe siècles , Paris, L’Harmattan , coll. « Arts & Médias », 2015 et N. Tardy, Les Ready-made textuels, Genève, Haute École d’Art et de Design, 2006. Voir aussi : « Poésie (&) ready-made », dossier dirigé par Nicolas Tardy dans Action poétique, n° 158, 1er trimestre 2000, Farrago, 2000.

[17] V. Place, Statement of Facts, Los Angeles, Blanc Press, 2010 ; Exposé des faits, trad. de l’anglais par N. Peronny, Alfortville, Éditions è®e, 2010. K. Goldsmith, Day, Great Barrington, Massachusetts and Berkeley, The Figures, 2003.

[18] « Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours. S’en tenir au cadre d’un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L’interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d’une efficacité supérieure. Tout peut servir.//Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une oeuvre ou intégrer divers fragments d’oeuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations. De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l’état de choses littéraire nous paraissant presque aussi étranger que l’âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le rire en se référant à la notion d’une œuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain sublime. » G.-E. Debord et G. J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, no 8, mai 1956, repris dans G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 221-229. Voir aussi : N. Dupont et É. Trudel, Pratiques et enjeux du détournement dans le discours littéraire des xxe et xxie siècles, Québec, Presses universitaires de l’Université du Québec, 2011.

[19] W. Burroughs, The Invisible Generation, texte publié dans B. Gysin, Let the mice in, West Glover, Something Else Press, 1973. Mentionné dans La Révolution électronique : « Dans La Génération invisible […], j’envisage les possibilités qu’offrent des milliers de personnes munies de magnétophones, portatifs ou non, des messages transmis comme par tam-tam, une parodie d’allocution présidentielle résonnant à travers balcons, fenêtres, murs et cours, à laquelle font écho des aboiements de chien ; des grommellements de clochards, des bribes de musique et des rumeurs de circulation dévalant des rues ventées, traversant des jardins publics et des terrains de foot. L’illusion est une arme révolutionnaire. Citons certains usages précis qui pourraient être faits des armes révolutionnaires que constitueraient des enregistrements préalablement réalisés, puis retravaillés selon le principe du cut-up et rediffusés dans les rues. // Pour répandre une rumeur :
installez dans les rues en pleine heure de pointe dix opérateurs munis d’enregistrements soigneusement préétablis et voyez à quelle vitesse se propage la rumeur. Les gens ne savent pas où ils l’ont entendue, mais ils l’ont entendue.
Pour discréditer des adversaires […]. Comme arme idéale pour provoquer et aggraver des émeutes : cette technique n’a rien de mystérieux. En situation propice à une émeute, des bruits d’émeute peuvent provoquer une véritable émeute. Des enregistrements de coups de sifflet attireront des flics. Des enregistrements de détonation les feront dégainer. » W. Burroughs, La Révolution Électronique, op. cit., p. 5-6.

[20] J.-C. Massera, Barbie is Dead,  avec la voix de Natalie Castera, 2011, installation sonore au Centre commercial Auchan Mantes-Buchelay, consultable en ligne à l’adresse suivante : https://soundcloud.com/editions-pol/barbie-is-dead-une [dernière consultation le 7/01/2016].

[21] C. Hanna, Poésie action directe, Marseille, Al Dante, 2002.

[22] « J’ai envisagé la possibilité de produire un virus en laboratoire à partir d’infimes éléments sonores et visuels. Sans être biologiquement active en soi, une telle culture pourrait activer, voire générer des virus, chez des sujets vulnérables ». W. Burroughs, La Révolution électronique, op. cit., p. 25.

[23] Voir C. Hanna, Poésie action directe, op. cit., p. 24. Il va de soi que de tels virus étaient inconnus car inexistants à l’époque de Burroughs. On date en effet de 1971 l’apparition du premier d’entre eux, baptisé Creeper. Voir É. Filiol, Les Virus informatiques : théorie, pratique et applications, coll. IRIS, Springer, Paris, 2009.

[24] F. Leibovici, Portraits Chinois, Marseille, Al Dante, 2007.

[25] J.-M. Espitallier, Army, Marseille, Al Dante, 2008.

[26] C. Hanna, Poésie action directe, op. cit.

[27] Une partie de ses œuvres est visible en ligne sur le site de la galerie Pierogi : http://www.pierogi2000.com/artists/mark-lombardi/ [dernière consultation le 7.01.16]. Un documentaire sur l’œuvre de Lombardi a été réalisé par Mareike Wegener sous le titre Mark Lombardi, Kunst und Konspiration, 69 minutes, 2012.

[28] E. Pireyre, Comment faire disparaître la terre ?, Paris, Seuil « Fiction & Compagnie », 2006, et Féérie générale, Paris, L’Olivier, 2012.

Marie-Jeanne Zenetti est maîtresse de conférences à l'Université Lyon 2, où elle enseigne la littérature contemporaine et les études sur le genre. Elle travaille plus particulièrement sur les écriture documentaires et a publié en 2014 Factographies, l'écriture de l'enregistrement à l'époque contemporaine (Classiques Garnier). Ses recherches actuelles portent sur les liens entre littérature et épistémologies féministes, autour du concept de savoirs situés.