Contre-histoires kafkaïennes. Le point de vue du coupable dans Disgrace de J.M. Coetzee, The Human Stain de Ph. Roth et Mon cœur à l’étroit de M. NDiaye

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Trois romans qui paraissent à quelques années d’intervalle en Afrique du Sud, aux Etats-Unis et en France – Disgrace en 1999, The Human Stain en 2000 et Mon Cœur à l’étroit en 2007[1] – s’apparentent par un même emprunt à Kafka et spécialement au Procès. Tous trois mettent en scène un personnage identifié comme coupable, jugé et condamné pour une faute qu’il ne reconnaît pas. Dans les trois cas, c’est le point de vue du coupable qui structure le récit, qu’il s’agisse d’un roman à la troisième personne entièrement focalisé sur le personnage principal, comme celui de Coetzee, d’un récit autodiégétique comme celui de Marie NDiaye, ou encore d’un roman à la première personne dont le narrateur reconstitue la vie et imagine les pensées d’un autre personnage, comme chez Roth. Or, il s’agit toujours du point de vue d’un personnage qui ne comprend pas ce qu’on lui reproche, comme dans Le Procès où Josef K. est arrêté sans avoir « rien fait de mal[2] ». De sorte qu’on est amené à s’interroger sur la nature de leur culpabilité et à suspecter l’accusation elle-même : l’incrimination n’en dit-elle pas plus sur l’accusateur que sur l’inculpé ? N’en apprend-on pas plus sur la société qui juge que sur celui qu’elle juge ? En fait, devant cette accusation dont la légitimité paraît problématique, le point de vue du coupable ne nous offre-t-il pas la possibilité d’écrire une histoire qui contredise le storytelling national, à savoir une contre-histoire ?

Le châtiment cherche la faute

Chacun de ces romans s’ouvre donc sur une accusation. Dans la première partie de Disgrace, David Lurie comparaît devant une commission disciplinaire de son université après que son étudiante Melanie, avec qui il avait une liaison, l’a accusé de harcèlement sexuel. Dès les premières lignes de Mon Cœur à l’étroit, Nadia constate qu’on la « regarde de travers[3] », puis très vite son mari Ange est agressé et, quand elle sort lui acheter des compresses, elle affronte une réprobation unanime qu’elle ne peut s’expliquer. The Human Stain commence aussi par une mise en cause : le professeur Coleman Silk est accusé de racisme par deux étudiantes noires qu’il n’a jamais vues – comme elles étaient systématiquement absentes à ses cours il a demandé à la classe si elles étaient des spooks – spectres – évoquant, explique-t-il ensuite, la possibilité qu’elles n’aient « qu’une existence ectoplasmique[4] ». Mais spook signifie aussi « nègre », dans un argot américain des années cinquante, l’époque de la jeunesse de Coleman. Cet incident, avec un concours de circonstances trop complexe pour être résumé ici, le conduit à démissionner de l’université d’Athena, dont il avait été un doyen craint et respecté, et in fine provoquera sa mort.

Les trois accusations ont des conséquences en chaîne et déterminent le déroulement de l’intrigue dans les trois romans. Elles mènent les personnages à une séparation douloureuse suivie d’une remise en cause totale chez Marie NDiaye, à une disgrâce sans remède chez Coetzee et donc à la mort chez Roth. On aura reconnu ici un schéma hérité du Procès : dès l’incipit Josef K. est arrêté, cette procédure contamine son existence et en détermine tout le reste. De cet intertexte kafkaïen très présent dans les textes et dont on pourrait entreprendre un relevé – mais ce serait un autre sujet[5] –, je ne retiendrai ici qu’un trait : l’accusation n’y suffit jamais à définir la culpabilité de l’accusé. Comme chez Kafka, selon la formule de Kundera, « le châtiment cherche la faute[6] » et finit par la trouver : la faute est comme en suspens, jamais tout à fait explicite, même chez les réalistes Coetzee et Roth, où l’accusation réprime un acte particulier, mais déborde cet acte et condamne une existence tout entière pour des raisons qui ne peuvent pas être dites.

C’est que le véritable motif de l’accusation est plus trouble que ce qui est dit, il tient d’un jugement social, d’un verdict que la société a prononcé contre le personnage, mais qui ne peut s’énoncer clairement. Dans Mon Cœur à l’étroit, Nadia en fait l’expérience en achetant des compresses pour son mari blessé : la pharmacienne est embarrassée de la recevoir dans son officine, mais ne peut pas dire pourquoi. Elle proteste de sa sympathie pour Nadia et Ange, mais tout dans son attitude traduit l’hypocrisie ou la lâcheté : elle connaît le verdict tacite qui les condamne et ne s’y opposera pas. Ainsi, si elle assure à Nadia par trois fois qu’elle n’approuve pas « ce qu’il s’est passé », ses propos restent ambivalents : « Je ne devrais pas vous servir mais je le fais pour manifester mon désaccord et vous montrer que je n’oublie pas, moi, qui vous êtes réellement ». Paroles prononcées en observant la rue « avec une légère inquiétude[7] », comme si la commerçante se sentait compromise par une cliente réprouvée. Une sentence a été prononcée, mais tacitement. Personne n’en est l’auteur, mais tout le monde la connaît. Le châtiment rassemble toute la société contre le « coupable », qui devient un paria.

Ainsi l’affaire de l’accusé n’est pas une affaire privée : elle regarde tout le monde, elle est immédiatement politique. Philip Roth l’affirme aussi en situant l’histoire de Coleman Silk en 1998, année de l’affaire Lewinsky quand :

Un président des Etats-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion de l’Amérique, de toute son histoire peut-être son plaisir le plus dangereux et le plus pernicieux : le vertige de l’indignation hypocrite[8].

L’affaire Lewinsky charge de sens l’histoire de Coleman : celle-ci se trouve rapportée à l’histoire des États-Unis, elle devient un symptôme d’une maladie américaine dont Roth va chercher le premier diagnostic aux origines de la nation : « cette frénésie calculée que Hawthorne […] avait déjà stigmatisée à l’aube de notre pays comme le « génie de la persécution »[9] ». La condamnation du personnage est unanime parce qu’elle s’enracine dans une passion qui remonte aux premières décennies de l’Union.

Or, cette passion ne s’exprime pas simplement. On trouve la même difficulté dans Disgrace. Quand David Lurie se réfugie chez sa fille après son renvoi de l’université, il tente de lui expliquer pourquoi il a été révoqué, mais il s’aperçoit qu’il en est incapable. Les mots qui lui viennent ne lui semblent pas justes. « En fait, maintenant qu’il l’entend par les oreilles de quelqu’un d’autre, sa tirade entière prend une tournure emphatique, comme dans un mélodrame[10] ». La vérité de l’accusation ne peut pas se dire avec les mots du quotidien. L’accusé n’en est pas plus capable que l’accusateur : il est amené à chercher sa faute dans l’exacte mesure où il ne peut pas en dire la raison. Et plus il la cherche, plus il vit en réprouvé. « La plus grande blessure que la société puisse infliger au paria, écrit Hannah Arendt à propos du K. du Château, c’est de le faire douter et désespérer de sa réalité, de le condamner à ses propres yeux à n’être “personne”[11] ». On peut appliquer cette conclusion également à David Lurie, Coleman Silk et Nadia.

Devant la persécution, le paria se voit privé de son histoire parce que son histoire ne peut pas se raconter. Le premier réflexe de Coleman après sa démission est d’écrire un livre pour se justifier, mais il s’aperçoit qu’il ne peut pas l’écrire. En effet, sa véritable histoire est impossible à confesser : Coleman est noir, mais depuis sa jeunesse, il passe pour blanc grâce à sa peau claire. Il a rompu avec sa famille et ses amis, avec tout ce qu’il connaissait, pour vivre comme un Blanc dans l’Amérique ségrégationniste des années quarante et cinquante. Il a réussi : il est devenu un universitaire respecté ; père de quatre enfants qui se croient blancs – et juifs, puisqu’il a choisi de passer pour tel et a épousé une juive – comment pourrait-il avouer que ses études, sa carrière, son mariage et même l’identité de ses enfants reposent sur une imposture ?

Mieux : son imposture même relève d’un mythe américain. La première fois qu’il s’est fait passer pour blanc, c’était à l’école militaire de West Point, où il se rendait pour disputer un match de boxe. Ce jour-là, son entraîneur lui avait conseillé de ne pas avouer sa couleur – et s’il passait pour blanc, tant mieux. Cette dissimulation l’investit d’une force héroïque qui est celle du pays tout entier :

Ainsi, à West Point même, lieu magique, lieu mythique (ce jour-là, le drapeau flottant au bout de sa hampe lui paraissait concentrer plus d’Amérique dans le moindre de ses centimètres carrés que tous les drapeaux qu’il avait jamais vus, et le visage d’acier des cadets se paraît d’une aura héroïque toute puissante), ici même, au centre de gravité patriotique du pays, moelle épinière de la colonne vertébrale infrangible de son pays, en ce lieu que ses seize ans investissaient de fantasmes correspondant aux fantasmes officiels, où tout ce qu’il voyait l’emplissait d’une frénésie d’amour, […] ici même personne ne connaissait son secret[12].

La répétition qui structure toute cette phrase affirme bien que les fantasmes de l’adolescent noir rejoignent les fantasmes les mieux partagés de l’Amérique et les plus encouragés par l’Etat. Ce n’est pas son secret qui fait de lui un paria : il fait de lui un Américain comme les autres. Ou plutôt, son secret le dote du droit de devenir le héros américain qu’il rêve d’être. Ce qui, cinquante ans plus tard, fait de lui un paria, c’est l’impossibilité de révéler ce secret, c’est-à-dire d’expliquer les raisons du passing. C’est toute une histoire américaine qui s’en trouve forclose. Un épisode très fort du roman montre Coleman à New York, après la guerre. Il a une liaison avec Ellie, une jeune fille noire qui a percé son secret. Elle lui montre quantité de jeunes Noirs qui, comme lui, passent pour Blancs : il n’est pas seul. Le passing est la stratégie de toute une génération de Noirs qui veulent s’émanciper des années avant que la lutte pour les droits civiques n’ouvre à leurs cadets d’autres possibilités.

Suspendre les identités

Hannah Arendt, commentant Le Château, constate que le héros de Kafka « est impliqué dans des situations et des embarras typiquement propres à la vie juive[13] ». Pascale Casanova, qui la cite, tire parti de cette idée pour faire des romans de Kafka des allégories de la vie juive à Prague au début du XXe siècle : allégories « implicites », écrit-elle, dans la mesure où elles supposent un sens second qui n’est jamais actualisé, mais n’existe qu’en puissance et pose une énigme au lecteur qui se trouve dans l’obligation de la résoudre[14]. Cette lecture pose certes problème, au moins parce que l’allégorie suppose un sens latent déterminé et donc univoque, qu’on ne voit pas bien comment concilier avec l’équivocité du texte kafkaïen. Mais je conserve l’idée d’Hannah Arendt et je pose qu’à la manière de Kafka les trois romans de Coetzee, NDiaye et Roth mettent en scène des personnages issus de « minorités » et en butte aux discriminations.

C’est évident pour The Human Stain. Ce l’est moins pour Disgrace, dont le personnage principal est blanc. Mais c’est justement, quelques années après la fin de l’apartheid, ce qui lui conférait des privilèges qui sont devenus inutiles, voire dangereux. Le début du roman le met en scène en universitaire, enseignant de littérature et chercheur reconnu, spécialiste du romantisme. Mais suite à la « grande rationalisation » de l’université, le département de lettres a été fermé et il a été affecté en « techniques de communication[15] », où son savoir ne sert plus à rien, si sa validité n’est pas complètement niée. Plus loin, quand il est agressé avec sa fille par trois jeunes gens noirs, l’image qu’il peut se donner de lui-même n’a plus rien à voir :

Il parle l’italien, il parle le français, mais ni l’italien ni le français n’assureront son salut ici, au fin fond le plus obscur de l’Afrique. Il est désemparé, comme un personnage de bande dessinée, un missionnaire en soutane coiffé de sa calotte qui se tient les mains croisées, les yeux au ciel, tandis que les sauvages déblatèrent dans leur jargon, occupés aux préparatifs qui le mèneront au chaudron d’eau bouillante[16].

Dans la nouvelle Afrique du Sud, l’intellectuel cosmopolite n’est plus qu’une caricature de missionnaire, comme si l’histoire allait à reculons. La fin de l’apartheid signerait-elle le retour à une Afrique sauvage, précoloniale ? Le roman de Coetzee a reçu un accueil mitigé en Afrique du Sud où on a pu le lire comme une charge contre la « nation arc-en-ciel » post-apartheid. Disgrace refléterait la paranoïa des Blancs dans un pays où ils seraient désormais exposés au ressentiment violent de la majorité noire[17]. Cette critique n’est pas sans fondement ; on peut soutenir que l’agression de David, le viol de sa fille, l’incapacité de la police à identifier les criminels et plus largement l’isolement des personnages blancs et la manière dont les Noirs sont représentés relèvent de ce climat de peur et de rejet. Mais il faut souligner que c’est exactement la critique que Coetzee lui-même adresse au récit de Breyten Breytenbach Dog Heart, également paru en 1999 : les récits d’ « agressions épouvantables contre des Blancs dans la nouvelle Afrique du Sud post-apartheid […] rendent la lecture [de Dog Heart] dérangeante non seulement à cause de la violence pathologique des agressions elles-mêmes, mais tout simplement parce que ces histoires sont répétées. Car, dans un pays infesté par la criminalité […], ces histoires horribles font désormais partie du quotidien, en particulier parmi les Blancs qui vivent à la campagne, où les meurtres de fermiers sont habituellement vus sous le jour le plus sinistre qui soit : animés d’une intention politique, ayant pour but de pousser les Blancs à quitter la terre et en fin de compte à quitter le pays[18] ».

Il serait difficile de déduire de ce compte rendu que Coetzee adhère à la paranoïa blanche, et il serait encore plus difficile d’en conclure qu’il n’est pas attentif à la façon dont les histoires sont racontées. L’histoire officielle de la nouvelle Afrique du Sud chante la réconciliation nationale et l’hybridité consensuelle d’une nation multiraciale ; elle a son revers : les contes horrifiques colportés au quotidien par les Blancs repliés sur leur lopin de terre. Disgrace ne relaie ni l’une ni l’autre. Ce qui dérange Coetzee dans le récit de Breytenbach, c’est la répétition d’histoires semblables qui semble conférer une valeur de vérité à la paranoïa blanche. Or, dans Disgrace, l’agression, toute horrible qu’elle soit, s’articule à l’intrigue non comme une répétition, mais comme une inversion et comme une anticipation. Inversion parce qu’elle répond au viol de Melanie par David : la victime n’est donc pas toujours le Blanc. Anticipation, parce que la vision comique que David a de lui-même en missionnaire capturé par des cannibales trouve plus loin un écho qui lui donne un autre sens historique.

David Lurie va voir, au théâtre, une comédie post-apartheid dans laquelle « les vieux préjugés les plus grossiers sont déballés et liquidés dans le déchaînement des rires[19] ». Or, pour lui, ce spectacle, avec « son humour vulgaire » et « son propos crûment politique » est « difficile à supporter », au point que, parmi les spectateurs qui rient « à gorge déployée […] il ne pourrait se sentir plus étranger, plus imposteur[20] ». La comédie qui « liquide » les idées de l’apartheid exorcise le passé : elle ne l’explique pas, elle ne le dépasse pas, elle ne dit rien de ce qui, de lui, agit encore dans le présent. En vérité, elle cache la persistance du passé dans le présent, elle la fait disparaître sous les rires. Comme si on pouvait se débarrasser d’un demi-siècle d’histoire instantanément et sans effort. Ce n’est donc pas que l’histoire ramène David Lurie au temps des missionnaires, mais l’intellectuel libéral qu’il est, bien qu’il n’ait jamais soutenu l’apartheid, appartient à ce demi-siècle. Il se trouve rejeté en tant que témoin d’une époque dont on ne veut plus entendre parler. Son histoire devient dès lors une contre-histoire : elle contrevient au récit officiel de la « nation arc-en-ciel » qui célèbre le métissage et la tolérance, non pas parce que Lurie entretiendrait la nostalgie de l’apartheid, mais au contraire parce que son histoire conserve la mémoire des crimes de l’apartheid et maintient l’exigence de penser leurs effets dans le présent. Ses accusateurs ne peuvent pas le dire, ni sans doute le penser[21].

Le roman de Marie NDiaye est sans doute plus proche des procédés de Kafka, en ce que le récit réaliste de l’aventure de Nadia est troué de blancs et de phénomènes fantastiques qui obligent le lecteur à des hypothèses herméneutiques qui ne trouveront jamais de réponse. Mon cœur à l’étroit incite à une lecture allégorisante et la refuse. Ainsi Michael Sheringham, dans une lecture très attentive, voit dans ce roman une mise en scène des discours contemporains sur l’école. Nadia est institutrice. Elle se montre fière de son métier qu’elle exerce comme un apostolat laïc et semble évoluer en plein mythe : l’école semble correspondre pour elle aux idéaux d’égalité et d’universalité d’une certaine idéologie scolaire française. Or, l’école est pour elle un moyen d’effacer ses origines sociales.

Née de parents immigrés dans un quartier miséreux, Nadia a épousé un collègue issu de la bourgeoisie du centre-ville ; elle lui a caché ses parents, affirmant qu’ils étaient morts, et a voulu ainsi enterrer son passé. Avec son mari, elle a construit « une vie à deux fondée sur le snobisme intellectuel, le sentiment absolu de leur supériorité et le mépris du vulgum pecus ». Or, sa disgrâce l’amène à côtoyer un autre instituteur, Richard Noget, qui se trouve être un « écrivain à succès, familier des plateaux de télévision » et propagateur « d’idées réactionnaires sur l’éducation ». Sheringham rapporte ce dernier personnage à un roman de Richard Millet, Lauve le pur, dont le narrateur, professeur de français, se lamente pêle-mêle de « la fin de l’autorité », de celle de « la grandeur de la fonction » et du « repli ethnique » dans lequel vivraient ses élèves, ce qui le conduit à vivre sa « qualité de français comme une singularité coupable[22] ».

Lauve le pur est un roman idéologique, conclut Sheringham, qui voudrait « par le truchement d’un personnage et de son discours semé d’idéologèmes […] transmettre un message qui vaut pour la société dont le roman est le miroir[23] ». Mon Cœur à l’étroit s’en distingue parce qu’il ne véhicule aucun discours social ni ne renvoie ouvertement à aucun débat politique ou médiatique. On ne trouve pas d’idéologèmes dans le récit de Nadia, mais une langue qui s’écarte des usages, une langue qui nomme les choses sans égards aux classifications sociales, aux identifications habituelles, aux significations héritées. De sorte que si on comprend que le désir d’embourgeoisement du personnage s’étaye d’une vision mythique de l’école républicaine, rien n’identifie cette vision à un discours particulier, identifiable avec certitude, situable sur une cartographie des opinions[24].

Et comme le roman construit moins une idée de l’école qu’il n’élabore un récit qui conte l’impasse où Nadia s’enfonce à cause de son idée de l’école, il construit moins un discours sur l’immigration qu’il ne raconte l’impasse que constitue, pour Nadia, le reniement de ses parents immigrés. Rien n’est dit de l’origine de la famille, si ce n’est qu’elle vient d’un pays méditerranéen où on peut se rendre en ferry depuis Toulon. Ce qui fait écrire à Dominique Rabaté que Nadia rejoint ses parents en Corse[25]. Mais l’hypothèse corse  n’explique pas la commisération avec laquelle une compagne de voyage peut dire à l’héroïne : « c’est si dur pour les gens comme vous, si injuste[26]… ». Elle n’explique pas non plus la hantise particulière de Nadia, qui ne se résout pas à prononcer le prénom arabe de sa petite fille : Souhar. Tout s’explique au contraire si on admet que le roman refuse d’assigner une identité déterminée à ses personnages, mais incite le lecteur à rétablir les mots qu’il n’inclut pas : « immigré », « arabe », « maghrébin », « deuxième génération », comme il incite à reconnaître une certaine idéologie scolaire réactionnaire sans la nommer.

Tout incite donc à reconnaître en Nadia une enfant d’immigrés arabes et dans le pays méditerranéen qu’elle rejoint une figuration fantastique d’un pays du Maghreb. Comme Le Procès représente des expériences typiques de la vie juive d’il y a cent ans sans les désigner comme telles, Mon Cœur à l’étroit raconte une vie de famille de la France postcoloniale d’aujourd’hui sans assigner les personnages à une identité déterminée, de sorte qu’il revient au lecteur d’imaginer leur identité sans jamais pouvoir arrêter son jugement.

Cette façon de maintenir l’ambiguïté des identités et des origines permet de refuser tout essentialisme. Elle conduit au contraire à reconnaître l’opération d’assignation qui est toujours à l’œuvre dans l’attribution d’une identité. Elle interdit l’oubli, elle suspend les classements et les hiérarchies sociales, elle défait les évidences de la représentation et perturbe le récit national. L’histoire que le roman raconte introduit un malaise dans l’histoire officielle.

Des parias intempestifs

The Human Stain interdit d’oublier la ségrégation raciale aux États-Unis ; Disgrace interdit d’oublier l’apartheid, Mon Cœur à l’étroit dont la première partie se situe à Bordeaux, ancien port négrier, interdit d’oublier le passé colonial français. Contre le récit unanimiste de l’État, ces trois romans restaurent du dissensus : ils ouvrent d’autres regards sur le monde social. Le secret de Coleman n’est pas seulement ce qui lui ouvre les portes du rêve américain : c’est ce qui dénonce ce rêve comme un rêve qui ne s’adresse pas à tout le monde. La condamnation de Nadia montre la violence de l’assignation identitaire la plus banale, y compris quand elle s’exprime avec commisération comme dans la formule « les gens comme vous ». La disgrâce de David montre le mensonge d’un processus de réconciliation nationale qui prétendrait liquider le passé sans reste.

La solitude des personnages devant la solidité des récits auxquels ils s’affrontent est le meilleur indice de leur intempestivité. Le paria gêne dans la mesure où il introduit dans le récit de la communauté un élément inassimilable. A la fin des Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu évoque Le Procès et le monde social qu’il décrit, et dans lequel le sociologue estime qu’on pourrait voir « la limite de nombre d’états ordinaires du monde social ordinaire ou de situations particulières au sein de ce monde, comme celle de certains groupes stigmatisés[27] ». Le sort de Josef K. s’identifie alors au « destin de tous les dominés » : dépossédé du pouvoir de donner sens à sa vie par le tribunal qui, en donnant foi à la calomnie initiale, a mis en question son existence même, il connaît la situation de toutes les victimes d’une assignation identitaire qui doivent justifier d’exister comme ils existent. Question « inséparablement eschatologique et sociologique[28] », conclut Bourdieu.

Les trois romans qui nous intéressent ici en montrent trois autres victimes, trois imposteurs qui, en ne restant pas à la place qui leur était assignée, ou en ne se pliant pas aux règles du jeu, manifestent la règle de la répartition des places, montrent le fonctionnement du jeu. Coupables d’exister tels qu’ils existent, les parias sont les personnages de contre-histoires parce que leur histoire fait de la société un tribunal – ce dont le tribunal social ne peut pas les accuser, ce pourquoi il faut les accuser d’autre chose. De leur vie, tout doit être justifié : ils révèlent l’exigence sociale de conformité à la norme. Leurs itinéraires singuliers échappent à l’histoire officielle et nous fournissent autant de points d’appui pour nous en émanciper. Ce ne sont pas des allégories, mais des histoires qui prennent un sens immédiatement politique parce qu’elles renvoient immédiatement chacun à la sienne. Il ne s’agit pas non plus de sauver des histoires, ni des mémoires, particulières, ni celle des Juifs, ni celle des Noirs, ni celle des immigrés : il s’agit de refuser toute assignation d’identité, de composer des histoires qui fassent sens pour tous parce qu’elles montrent que la solitude du paria face au tribunal qu’est la société est la limite de la situation de chacun. Être sommé de justifier sa vie, c’est rencontrer le récit officiel de la communauté, c’est s’y confronter. Le roman est le lieu où cette confrontation, par le biais de personnages imaginaires, peut le mieux révéler l’arbitraire fondamental du storytelling national, son inconsistance, et finalement nous en libérer.


[1] Par la suite nous nous référerons aux éditions suivantes : J.M. Coetzee, Disgrace, Londres, Secker § Warburg, 1999 (traduction française C. Lauga du Plessis, Disgrâce [2001], Paris, Seuil, coll. « Points », 2002) ; Philip Roth, The Human Stain [2000], Londres, Vintage, 2001 (traduction française J. Kamoun, La Tache [2002], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013) ; Marie NDiaye, Mon Cœur à l’étroit [2007], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011.

[2] F. Kafka, Le Procès [1914-1925], Paris, Livre de poche, trad. Axel Nesme, 2001, p. 45.

[3] Mon Cœur à l’étroit, op. cit., p. 9.

[4] La Tache, op. cit., p. 18.

[5] Sur l’intertexte kafkaïen dans les romans de Coetzee et particulièrement dans Disgrace, lire C. Coquio, « Comme un chien. Coetzee et Kafka », dans J.M. Coetzee  et la littérature européenne. Ecrire contre la barbarie (J.-P. Engélibert dir.), P.U. Rennes, 2007, p. 89-106 ; pour Roth, voir la synthèse de V. Ivanova, Fiction, utopie, histoire. Essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 27-32.

[6] M. Kundera, L’Art du roman [1986], Paris, Gallimard, coll. « folio », 2014, p. 123.

[7] Mon Cœur à l’étroit, op. cit., p. 24-26.

[8] La Tache, op. cit., p. 12-13, traduction modifiée : « (…) a virile, youthful middle-aged president and a brash, smitten twenty-one-year-old employee carrying on in the Oval Office like two teenage kids in a parking lot revived America’s oldest communal passion, historically perhaps its most treacherous and subversive pleasure: the ecstasy of sanctimony. » The Human Stain, op. cit., p. 2.

[9] Ibid., p. 13.

[10] Disgrâce, op. cit., p. 86, traduction modifiée.

[11] H. Arendt, « Franz Kafka, l’homme de bonne volonté » [1944], La Tradition cachée, Paris, UGE 10/18, 1997, p. 206.

[12] La Tache, op. cit., p. 142. « So at magic, mythical West Point, where it looked to him that day as though there were more of America in every square inch of the flag flapping on the West Point flagpole than in any flag he’d ever seen, and where the iron faces of the cadets had for him the most powerful heroic significance, even here, at the patriotic center, the marrow of his country’s unbreakable spine, where his sixteen-year-old’s fantasy of the place matched perfectly the official fantasy, where everything he saw made him feel a frenzy of love […] – even here nobody knew his secret. » The Human Stain, op. cit., p. 101.

[13] H. Arendt, La Tradition cachée, op. cit., cité par P. Casanova, Kafka en colère, Paris, Seuil, 2011, p. 392.

[14] P. Casanova, op. cit., p. 386.

[15] Disgrâce, op. cit., p. 10.

[16] Ibid., p. 121-122. « He speaks Italian, he speaks French, but Italian and French will not save him here in darkest Africa. He is helpless, an Aunt Sally, a figure from a cartoon, a missionary in cassock and topi waiting with clasped hands and upcast eyes while the savages jaw away in their own lingo preparatory to plunging him into their boiling cauldron. » Disgrace, op. cit., p. 95.

[17] Voir sur ce point D. Attridge, J.M. Coetzee and the Ethics of Reading, The University of Chicago Press, 2004, p. 170 et P. Hayes, « Byron, Stavroguine, Lurie. Comique et gravité dans Disgrâce », dans J.M. Coetzee et la littérature européenne (dir. J.-P. Engélibert), op. cit., p. 135-147.

[18] J.M. Coetzee, « Against the South Africain Grain », New York Review of Books, 23 septembre 1999, p. 51-53, cité par D. Attridge, op. cit., p. 170 (ma traduction).

[19] Disgrâce, op. cit., p. 33.

[20] Ibid., p. 240, traduction modifiée.

[21] Voir l’épisode de la commission disciplinaire qui évoque clairement les audiences de la Commission Vérité et Réconciliation, ibid., p. 62-72.

[22] M. Sheringham, « Mon Cœur à l’étroit, espace et éthique », dans Revue des sciences humaines, n° 293, « Marie NDiaye : l’étrangeté à l’œuvre », 2009, p. 171-186, citations p. 175-178.

[23] Ibid., p. 108.

[24] Ainsi par exemple, les propos d’Ange sur l’école, tels que Nadia se les remémore en feuilletant un livre de Noget, sont-ils trop exaltés pour évoquer un discours idéologique contemporain : « La salle de classe ne doit en aucun cas être une réconfortante matrice mais le lieu d’une sévérité bien dosée et d’une implacable justice […]. Ce n’est pas le lait que nous devons apporter, il suffit qu’il ait été donné en abondance dans les premières années, ce n’est pas le lait suave mais, d’une certaine façon, ce qui lui est opposé, le sang, métallique, déplaisant et sublime ». Mon Cœur à l’étroit, op. cit., p. 353-354.

[25] D. Rabaté, Marie NDiaye, Paris, CulturesFrance/Textuel, 2008, p. 16.

[26] Mon Cœur à l’étroit, op. cit., p. 264.

[27] P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 271.

[28] Ibid., p. 279-280.