Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem : le récit fictionnel magico-réaliste comme contre-récit historique chez Maryse Condé

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem est l’une des fictions qui ont pour sujet la représentation du passé historique des populations noires ayant subi l’oppression de l’esclavage, et dont on voit croître le nombre dans les littératures américaines dans la seconde moitié du XXe siècle. Maryse Condé semble y adopter une démarche d’écriture proche de celle dont Toni Morrison trace les contours dans la préface ajoutée à l’une des rééditions de son roman Beloved, publié tout juste un an après celui de Maryse Condé :

The terrain, slavery, was formidable and pathless. To invite readers (and myself) into the repellant landscape (hidden, but not completely; deliberately buried, but not forgotten) was to pitch a tent in a cemetery inhabited by highly vocal ghosts[1].

La fiction de Condé, tout comme celle de Morrison, est, à double titre, une première forme de résistance. D’une part, l’auteure pénètre dans l’espace qu’est l’histoire de l’esclavage pour y tracer l’itinéraire d’un fantôme du passé : elle réhabilite la figure historique de Tituba, une esclave noire qui a été la seule des accusés à faire des aveux lors du célèbre procès pour sorcellerie de Salem de 1692. Elle lui donne le statut d’héroïne d’une fiction autobiographique et fait entendre sa voix à partir des rares paroles d’elle que les écrits ont conservées. D’autre part, en relevant un tel défi esthétique, Condé écrit d’emblée un « contre-récit », puisqu’elle choisit d’aborder un élément saillant de l’histoire dont les specialistes choisissent de ne pas tenir compte dans leur travail – un phénomène au sujet duquel elle émet une hypothèse d’explication polémique dans la « Note historique » placée après son roman :

Vers 1693, Tituba, notre héroïne, fut vendue pour le prix de sa « pension » en prison, de ses chaînes et de ses fers. À qui ? Le racisme, conscient ou inconscient, des historiens, est tel qu’aucun ne s’en soucie[2].

En marge du discours historique dominant, la fiction de Condé donne un autre récit des événements en faisant entendre une voix dissonante.

Elle semble ensuite mettre en œuvre une forme de résistance à travers son traitement particulier de la matière historique. Le récit se fonde certes sur des éléments sélectionnés dans des documents d’archive : comme le montre la « Note historique », Condé y a trouvé, en plus des informations sur Tituba, certains jalons chronologiques utiles pour la trame de son récit. Cependant, elle a recours aux ressources de la fiction pour s’intéresser à une période beaucoup plus vaste que celle des procès de Salem, et donc pour explorer de manière plus approfondie la condition d’esclave : ces procès, qui sont pourtant un événement majeur de l’historiographie américaine, ne sont que l’un des moments qui jalonnent la vie de Tituba. En outre, il est notable que la vie de l’héroïne commence et prenne fin sur l’île caribéenne de la Barbade, car la fiction construit alors un dialogue entre l’espace caribéen colonisé et l’espace nord-américain, tous deux liés à la traite des esclaves. Moi, Tituba sorcière… traite donc plusieurs des multiples facettes de l’esclavage, compare les formes qu’il prend selon les aires géographiques étudiées et laisse apparaître des rapports entre elles. Tout en prenant originellement comme sujet une période de l’histoire des États-Unis, Moi, Tituba sorcière… s’affirme donc dans le même temps comme un récit postcolonial.

Enfin, la fonction de « contre-récit » du roman réside dans l’articulation de deux dimensions indissociables : on n’y voit pas seulement parler des « fantômes » au sens figuré des oubliés de l’histoire occidentale, mais on les y voit aussi parler au sens propre. Le récit est narré par une sorcière : non seulement – et comme les autres esclaves de son île de la Barbade – elle possède une vision du monde où le dialogue magique entre le monde visible et le monde invisible se fait sans tensions, mais elle en maîtrise les codes, et peut elle-même l’initier, comme le montre la mise en scène énonciative de Maryse Condé, qui nous restituerait, en ouverture du roman, le témoignage de Tituba fait depuis l’au-delà : « Tituba et moi avons vécu en étroite intimité pendant un an. C’est au cours de nos interminables conversations qu’elle m’a dit ces choses qu’elle n’avait confiées à personne[3]. » Le récit nous donne donc une représentation de la réalité historique qui passe par une esthétique magico-réaliste, elle-même fondée sur une dimension anthropologique spécifique de l’aire géographique caribéenne. Elle nous permet d’avoir accès à une représentation plus précise, parce que plus intime, de l’esclavage.

            Il nous faut donc voir en quoi cette esthétique magico-réaliste est un élément essentiel permettant au récit fictionnel de combler les lacunes de l’histoire – en un mot, comment cette esthétique contribue à faire du récit de Tituba un « contre-récit » à dimension historique.

Une « contre-fiction » qui se fait « contre-récit » historique

Une « contre-fiction » magico-réaliste : « la production de l’étrangeté[4] »

Du fait de sa forme romanesque, l’ouvrage de Maryse Condé est tout d’abord un contre-récit fictionnel, ou « contre-fiction[5] ». Il possède en effet plusieurs des caractéristiques[6] qui démontrent, selon Yves Citton, son appartenance à cette catégorie de textes. Cependant, elles s’expriment d’une manière spécifique qui confère à cette contre-fiction sa dimension historique. Tout d’abord, celle-ci « [inclut] une pratique (et non seulement une visée) documentaire qui sa[it] accueillir l’empreinte de formes enregistrées dans le réel[7] », de deux façons indissociables. D’une part, l’auteure sélectionne dans les documents d’archives une figure d’esclave laissée de côté par les historiens, et en fait ensuite le point de départ de son récit, qui accueille donc les traces documentaires et à partir d’elles construit la figure de Tituba dans la temporalité d’une vie. D’autre part, une telle « pratique documentaire » se trouve renforcée par la prise en compte, pour constituer le point de vue qui est adopté dans le récit – et donc la forme même de celui-ci –, d’une dimension anthropologique spécifique de l’aire géographique caribéenne : c’est sur la croyance aux esprits par les communautés d’esclaves d’origine africaine que se fonde l’esthétique magico-réaliste du roman. La reconstruction de la figure de Tituba est consolidée par cette esthétique, qui apporte des nuances à la dimension autobiographique du récit : Tituba développe progressivement ses pouvoirs et s’interroge sans cesse sur le statut qu’ils lui confèrent, mais ne remet jamais en cause l’existence de la magie dans son principe. C’est ainsi que ce point de vue sur le réel, qui serait propre aux esclaves de la Barbade, permet la mise en place d’un réalisme spécifique. Cette esthétique particulière donne au texte la première des caractéristiques énoncées par Yves Citton, car elle rend visible sa « puissance de medium[8]. » Lorsque le lecteur aborde Moi, Tituba sorcière…, il n’accède pas directement et simplement à l’univers romanesque représenté, car le texte résiste doublement. Il reconstruit et questionne d’une part l’identité d’une figure peu représentée dans la littérature de l’aire géographique européenne – ou selon des modalités différentes. La fiction autobiographique dont le personnage principal est une femme noire et esclave possède un effet d’étrangeté qui se trouve d’autre part renforcé par l’esthétique magico-réaliste : ces deux éléments ébranlent l’horizon d’attente du lecteur. Il s’agit donc d’une contre-fiction parce qu’elle met en place « des formes de l’étrangeté[9] » qui résistent au lecteur et qui sont, selon Béatrice Bijon et Yves Clavaron, caractéristiques des littératures postcoloniales[10]. De ce fait, le récit s’oppose à une représentation du réel que l’on trouve à la fois dans le discours littéraire réaliste appartenant au canon et dans le discours historique, tous deux de type occidental.

Contrer l’oubli

Il semble alors possible de dire avec Yves Citton que cette fiction, dans laquelle la réalité historique est indissociable à la fois d’une figure singulière d’esclave et de l’esthétique magico-réaliste qui s’appuie sur cette dernière, « [s’efforce] de corriger les récits assénés par le haut en s’inspirant des histoires d’en bas[11] », dans une perspective de représentation de la situation d’une subalterne. Les événements qui jalonnent l’histoire de Tituba sont systématiquement liés à une interrogation sur son statut de sorcière, et même à un questionnement sur le sens du substantif sorcière, qui varie fréquemment. C’est parce que Tituba utilise ses pouvoirs pour punir sa maîtresse Susanna Endicott que cette dernière la vend à un pasteur qui quitte la Barbade pour Boston. C’est parce qu’elle a cette fois tenté de faire un bon usage de ses pouvoirs pour aider certains habitants de Salem qu’elle se heurte à la vision que les Puritains ont de la sorcellerie, et qu’elle est arrêtée et jugée. Enfin et surtout, son statut de sorcière lui confère une place particulière dans la communauté des esclaves lors de son retour à la Barbade. Le récit magico-réaliste à la première personne permet donc de donner à voir ce qui n’a pas fait l’objet d’investigations historiques précises : il tente d’aller à l’encontre de l’oubli, décrit par le personnage de Tituba comme étant inévitable :

Il me semblait que je disparaissais complètement. Je sentais que dans ces procès des sorcières de Salem qui feraient couler tant d’encre, qui exciteraient la curiosité et la pitié des générations futures et apparaîtraient à tous comme le témoignage le plus authentique d’une époque crédule et barbare, mon nom ne figurerait que comme celui d’une comparse sans intérêt. On mentionnerait çà et là « une esclave originaire des Antilles et pratiquant vraisemblablement le “hodoo” ». On ne se soucierait ni de mon âge ni de ma personnalité. On m’ignorerait[12].

Le texte justifie ici son existence, et explicite son opposition au discours historique de type occidental qui, dans sa sélection des éléments qu’il considère importants pour l’écriture de l’histoire, démontre les présupposés qui l’orientent. Moi, Tituba sorcière… tente donc de combler les lacunes de la trame historique, tout en dénonçant les rapports de domination qui sont à l’origine de sa constitution.

« Une entreprise d’énonciation du texte caché de l’histoire[13] »

            Maryse Condé donne à son récit la forme d’un témoignage qui, malgré son statut fictionnel, possèderait une certaine valeur de vérité. Le roman se fonde originellement sur les aveux de Tituba lors de son procès, retranscrits dans le corps même du texte. L’interrogatoire de Tituba ressemble à première vue à une pièce détachée, au statut particulier dans le récit : le chapitre qui le contient s’intitule « Interrogatoire de Tituba Indien[14] », comme un document judiciaire. Cependant, il est très rapidement recousu à la trame fictionnelle, car Tituba reprend le fil de son récit en faisant un commentaire en forme d’ellipse temporelle : « Cela dura des heures. J’avoue que je n’étais pas une bonne actrice[15] ». Cette courte citation nous pousse à considérer le roman comme une sorte de prolongement fictionnel de l’interrogatoire, un développement de la vie de l’héroïne jusqu’à ce témoignage, et après lui. Moi, Tituba sorcière… est donc construit sur une tension : certes, lorsque les sources se sont taries lors de ses investigations historiques, l’auteure a tenté de suivre au mieux les pistes de « vagues traditions[16] », comme elle le mentionne dans la « Note historique ». Elle admet cependant dans un entretien qu’il lui a fallu donner au personnage une enfance, une adolescence, et une fin « de [son] choix ». Dans un premier temps, le document prend donc une forme et une place spécifiques dans la trame fictionnelle, en perdant celles qui caractérisaient son ancrage dans la réalité. C’est là le premier mouvement du processus qu’Emmanuel Bouju qualifie de « détour de la représentation historique[17] » : « la fiction, comme assertion feinte, détache bien le référent historique de son ancrage pour le replacer (selon la métaphore searlienne de l’ “îlot”) dans un contexte d’auto-référence textuelle[18] ». Néanmoins, dans un deuxième temps et de manière contraire, cette tension initiale entre le document historique et l’écriture fictionnelle est renversée par l’esthétique magico-réaliste, qui permet à l’auteure de jouer sur la notion d’autorité – la sienne d’abord, puis par conséquent celle de son récit. Dans l’épigraphe au roman, elle feint de partager la vision du monde de Tituba en affirmant avoir été sa confidente bien après sa mort. Le roman instaure donc deux niveaux de discours : celui de l’auteure, présent au début du roman avec l’épigraphe et à la fin du roman avec la « Note historique », sert de cadre à celui de Tituba à la première personne. Moi, Tituba sorcière… fonctionnerait donc « sur le modèle historiographique documents/récit[19] » qu’Emmanuel Bouju définit à partir des travaux de Michel de Certeau, mais en constituerait un cas particulier :

Se pose comme historiographique le discours qui « comprend » son autre – la chronique, l’archive, le document –, c’est-à-dire celui qui s’organise en texte feuilleté dont une moitié, continue, s’appuie sur l’autre, disséminée, et se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l’autre signifie sans le savoir. Par les « citations », par les références, par les notes et par tout l’appareil de renvois permanents à un langage premier (que Michelet nommait la « chronique »), il s’établit en savoir de l’autre. Il se construit selon une problématique de procès, ou de citation, à la fois capable de « faire venir » un langage référentiel qui joue là comme réalité, et de le juger au titre d’un savoir. Aussi la stratification du discours n’a-t-elle pas la forme du « dialogue » ou du « collage ». Elle combine au singulier du savoir citant le pluriel des documents cités. Dans ce jeu, la décomposition du matériau (par l’analyse, ou division) a toujours pour condition de possibilité et pour limite l’unicité d’une recomposition textuelle. Le langage cité a ainsi pour rôle d’accréditer le discours : comme référentiel, il y introduit un effet de réel ; et par son effritement, il renvoie discrètement à une place d’autorité. Sous ce biais, la structure dédoublée du discours fonctionne à la manière d’une machinerie qui tire de la citation une vraisemblance du récit et une validation du savoir. Elle produit de la fiabilité[20].

       Dans Moi, Tituba sorcière…, le récit à la première personne fonctionne bien comme un témoignage recueilli par l’auteure, et donc comme une « citation ». En outre, deux caractéristiques du « discours-cadre » font de ce témoignage « un langage référentiel qui joue là comme réalité » : d’une part, nous sommes face à une fiction prenant en compte dans son esthétique une dimension anthropologique spécifique de l’aire géographique de l’auteure, et d’autre part, cette dernière rappelle dans sa « Note historique » que Tituba a bel et bien existé, mais que les documents d’archives manquent de précisions. Le témoignage de la figure historique recueilli après sa mort semble donc être le complément nécessaire des documents historiques existants. Et bien que fictionnel, il serait comme une « citation » qui produit « un effet de réel » et de la « fiabilité ». Cela serait néanmoins impossible sans le cadre qui l’accueille, et auquel Maryse Condé donne une forme proche de ce que Michel de Certeau décrit dans ses travaux, et pourtant suffisamment dissemblable pour que s’exprime pleinement sa dimension fictionnelle. À première vue, le discours de l’auteure n’est présent que dans les deux interventions qui encadrent le récit à la première personne qui forme le roman ; il semble donc que l’on soit dans la situation inverse de celle que Michel de Certeau met en valeur : ce serait le témoignage qui formerait la moitié « continue » du « texte feuilleté », tandis que le discours de l’auteure serait quant à lui « disséminé ». Néanmoins, Maryse Condé précise dans l’épigraphe que ce sont « d’interminables conversations » avec Tituba qui ont permis sa rédaction. Chaque entretien constituerait donc une partie du matériau cité et le récit romanesque aurait contribué à les recoller pour créer une unité textuelle. En même temps que s’efface « le pluriel des documents cités », le discours encadrant se fait discret : il est la condition de possibilité du récit à la première personne, mais n’est pas présenté avec celui-ci de manière conjointe dans l’ouvrage. Il n’est donc pas étonnant que le jugement qu’il produit et qui donne lieu à un savoir se trouve après le roman, dans la « Note historique ». L’auteure y fait quelques précisions rapides qui permettent de donner un éclairage chronologique à la fiction à la première personne, dans laquelle le personnage-témoin se soucie bien peu des dates, et explique l’absence de Tituba des ouvrages historiques. Ces éléments, s’ils ne sont pas des analyses du discours cité à proprement parler, contribuent à le mettre en perspective, et donc le constituent en tant qu’objet de savoir tout en ne donnant pas explicitement au lecteur les clés de ce qu’il signifie. Il s’établit donc effectivement en « savoir de l’autre », tout en garantissant que celui-ci soit indissociable d’une forme fictionnelle. Le discours encadrant joue donc, de manière paradoxale, à la fois à donner une valeur de vérité au discours cité et à s’effacer pour lui donner sa forme de fiction romanesque. Il fait de lui un objet de savoir tout en laissant au lecteur le soin de comprendre le contenu de ce savoir[21]. C’est du fait de cette forme particulière du « dédoublement historiographique documents/récits », si étroitement liée à l’esthétique magico-réaliste, que Moi, Tituba sorcière… peut être caractérisé comme roman historique. La fiction revient de manière indirecte à l’histoire en conférant une forme d’autorité au témoignage fictionnel, qu’elle révèle.

Le récit de Maryse Condé se donne donc la légitimité requise pour approfondir certains éléments souvent laissés de côté par l’écriture de l’histoire. Mais il n’est pas seulement question, dans Moi, Tituba sorcière…,de l’énonciation d’une face cachée de l’histoire, mais aussi de la correction de la représentation « occidentale » du passé colonial du continent américain, au moyen d’une représentation plus juste de l’identité des esclaves.

La reconstruction d’une identité collective

La mise en valeur d’une « présence noire[22] »

            Moi, Tituba sorcière… est aussi un contre-récit parce qu’il possède une dimension de résistance. Si Bernard Mouralis remarque que les textes « négro-africains » – qualificatif qui peut être étendu notamment à la littérature caribéenne – affirment d’abord une autonomie par la protestation[23], « [ils] se [proposent] aussi de défendre et de valoriser une culture jusqu’alors ignorée ou systématiquement rabaissée[24]. » Le roman de Maryse Condé résiste en effet au récit de l’identité collective des colons qui tendait à retirer aux esclaves leur statut d’acteurs de l’histoire en définissant leur identité en creux. Le dialogue qu’il met en place entre les deux espaces de la Barbade et de la Nouvelle-Angleterre est donc d’une grande importance : en associant l’esthétique magico-réaliste à la mobilité de Tituba, l’auteure donne une nouvelle expression à l’opposition entre la vision occidentale et une vision non occidentale du monde que l’on trouve régulièrement dans les récits postcoloniaux, qui ont souvent pour cadre des lieux circonscrits où les colons peuvent se trouver en minorité, et qui mettent à mal la vision du monde de ces derniers en insistant sur ses limites et sur sa superficialité. Cependant, dans Moi, Tituba sorcière…, une partie de l’action prend place à Salem, et alors même que le récit est toujours celui de l’esclave à la première personne, le point de vue des Blancs est dominant. Cela permet donc de mettre en scène de manière saillante la situation d’impuissance à laquelle les colons réduisent les esclaves. Pour la communauté de Salem, Tituba est l’Autre : elle est une esclave noire, qui a été achetée par le révérend Samuel Parris et elle cohabite donc avec sa famille sans en faire partie. Le fait qu’elle soit presque la seule esclave à Salem contribue à renforcer son statut de marginale dans ce monde où la culture dominante est celle du livre biblique : chez les Puritains, la frontière entre le monde visible et le monde invisible n’est pas franchissable et la magie va à l’encontre de l’ordre naturel. La vision du monde de Tituba et sa maîtrise du vaudou sont donc une transgression à la fois naturelle et morale, et sa connaissance approfondie de l’univers devient une faiblesse, car si elle n’est pas la seule à être accusée de la posséder, en revanche la communauté à laquelle elle ne peut pas appartenir l’associe nécessairement à son statut de femme esclave. Comme le souligne Dawn Fulton, celle qui n’est pas des leurs opère nécessairement les transgressions qu’ils condamnent[25] ; ils imposent donc à Tituba le récit de leur propre identité collective : « The function she holds as voiceless, invisible, and ultimately condemned is critical to the Puritan’s ability to successfully invent their own collective identity narrative[26] ». On trouve donc représenté dans Moi, Tituba sorcière… un récit auquel celui du roman, à travers la voix de l’esclave, tente de s’opposer : celui qui construit l’identité des Noirs comme étant tout ce qui est hors des caractéristiques du groupe social dominant – une identité qui n’existe qu’en creux. John Indien, le compagnon de Tituba, le comprend avant elle :

Je te regarde, ma femme rompue, depuis ces années que nous sommes ensemble et je me dis que tu ne comprends pas ce monde de Blancs parmi lequel nous vivons. Tu fais des exceptions. Tu crois que quelques-uns d’entre eux peuvent nous estimer, nous aimer. Comme tu te trompes[27] !

La formulation de John Indien rend compte de la situation : ils vivent « parmi » les Blancs, c’est-à-dire au sein de leur monde, sans pour autant être dans celui-ci. Et le déterminant démonstratif ce met en valeur l’effet de distance. Dawn Fulton souligne justement que l’accusation de sorcellerie permet à la communauté de désigner comme Autre toute personne marginale qu’elle souhaite évincer, et que le cas de Tituba est particulièrement clair :

In Tituba’s case, this mechanism is particularly useful in that it allows Puritan society to bypass the question of her race, thereby concealing the role played by racism in her condition. While it is her racial difference that secures her link to Satan in the eyes of the Puritans, in other words, Tituba is explicitely not accused of being black, but of being a witch[28].

       L’esthétique magico-réaliste met donc en place un détour au sein du roman. À travers elle apparaît, dans un déplacement lexical, ce que le récit de l’identité collective des colons prend pour cible : non pas seulement la sorcellerie de Tituba, mais bien plutôt la cause de celle-ci, le fait qu’elle soit noire. En suggérant un tel déplacement, le roman de Maryse Condé résiste au récit de l’identité collective de la population blanche américaine dans le domaine littéraire, où son expression est, pour Toni Morrison, particulièrement problématique.

There seems to be a more or less tacit agreeement among literary scholars that, because American literature has been clearly the preserve of white male views, genius, and power, those views, genius, and power are without relationship to and removed from the overwhelming presence of black people in the United States. This agreement is made about a population that preceded every American writer of renown and was, I have come to believe, one of the most furtively radical impinging forces on the country’s literature. The contemplation of this black presence is central to any understanding of our national literature and should not be permitted to hover at the margins of the literary imagination[29].

Avec son récit d’esclave, Maryse Condé concentre l’attention sur cette « présence noire » essentielle : bien qu’il n’appartienne pas à la littérature nord-américaine, Moi, Tituba sorcière…, qui donne une place importante au séjour de l’esclave à Salem, est un roman possédant une dimension africaine-américaine. L’esthétique magico-réaliste permet la représentation du personnage d’une sorcière qui tente de comprendre l’étendue et la fonction de ses pouvoirs en se confrontant aux Puritains qui la rejettent : sa marginalisation pour faits de sorcellerie assure d’une part  la cohésion de la communauté, et d’autre part dissimule les véritables conditions de possibilité de cette cohésion. Le récit de Tituba montre combien le récit de l’identité culturelle des Puritains a besoin d’elle, esclave noire et sorcière, pour se développer, et déconstruit la représentation erronée d’elle qu’il contient. Il combat dans le même temps l’illusion qu’il puisse y avoir un récit culturel et historique américain qui passe sous silence le rôle que joue la communauté noire, ainsi que l’illusion du discours littéraire auquel ce récit donnerait sa forme : ceux-ci ne peuvent trouver leur cohérence que dans un traitement spécifique de la figure de l’Autre.

La résistance à l’histoire occidentale de l’esclavage

            Le roman de Maryse Condé comporte donc une narration qui s’oppose aux idéologies collectives qui ont longtemps orienté la perception de la période coloniale et qui étaient renforcées par le fait que les seuls documents auxquels les historiens avaient accès étaient ceux des colons. L’historien Gabriel Debien souligne les limites qu’une telle situation pose à l’étude de l’esclavage :

Décrire la vie des esclaves d’après ces sources est un paradoxe. Ce ne sont jamais eux qui parlent, qui témoignent, mais les gérants ou les maîtres, qui sont blancs et qui s’expriment en colons. Au XVIIIe siècle les voyageurs sont rares qui reviennent avec des yeux innocents et écrivent. Devant ces documents, l’esprit critique doit rester en éveil, se méfier toujours, opérer une double rectification. Il a à se rappeler que ce sont des blancs qui ont la parole, puis que la plupart de ces blancs ne sont pas les maîtres, mais des gérants qui s’adressent à d’anciens colons, ou même parfois à des propriétaires sans expérience coloniale, tous très éloignés, et qu’ils ont souvent intérêt à tromper, et d’abord au sujet des esclaves[30].

Dans un mouvement contraire au discours historique, Moi, Tituba sorcière… redonne la parole aux esclaves – une parole à travers laquelle le passé est ressaisi et par laquelle ils se représentent comme pouvant façonner le déroulement historique. Le roman met donc en scène un contraste entre la situation de l’héroïne à Salem et sa situation à la Barbade. Sur son île, la sorcière est représentée comme un personnage capable d’action et qui joue progressivement un rôle déterminant au sein de la communauté des esclaves. Peut-être Maryse Condé essaie-t-elle de rappeler au lecteur, en lui présentant dans un récit à la première personne la trajectoire d’une seule esclave qui n’en voit pas elle-même la finalité, qu’elle cherche avant tout à réhabiliter une figure historique spécifique ; il n’en reste pas moins que l’on ne peut s’arrêter à cette lecture, et que tout au long des déplacements de Tituba apparaît son désir de trouver sa place dans la communauté dans laquelle elle se trouve. Le choix d’une esclave sorcière comme héroïne du récit implique nécessairement une réflexion de nature historique plus vaste, puisque la sorcière est traditionnellement une figure centrale de la communauté des esclaves, qui est donc abordée indirectement. Dès la première partie du roman, alors que Tituba se trouve encore à la Barbade, l’esprit de Man Yaya, la vieille femme sorcière qui l’a éduquée après la pendaison de sa mère, lui révèle qu’elle possède un destin lisible et que ses pouvoirs magiques ont pour fonction de venir au secours de sa communauté[31]. Tout au long de ses aventures, Tituba tente donc d’assumer cette fonction de guérisseuse, et la confrontation du récit de son impuissance en Nouvelle-Angleterre avec celui des actions qu’elle entreprend après son retour à la Barbade montre que c’est sur le territoire spécifique de l’île qu’elle peut enfin contribuer à redonner aux esclaves leur rôle d’acteurs de l’histoire. Au terme de son existence, après être passée dans le monde des invisibles, Tituba devient la garante d’un territoire, d’une culture et d’une histoire spécifiques : si elle se « confond[32] » tout d’abord avec son île, elle aide ensuite sa communauté et la pousse à l’action[33]. À la fin de sa vie, et alors qu’elle se trouvait au bord de l’effacement historique, Tituba se confond donc, par un renversement, avec l’identité de la Barbade et son mouvement historique lui-même. Elle est la figure par laquelle se structure l’identité collective des esclaves et le récit de son existence devient donc le récit de l’appropriation de celle-ci. Ce récit, avant d’être fait par Tituba à l’auteure, est déjà répété par les esclaves eux-mêmes :

Voilà l’histoire de ma vie. Amère. Si amère.

Mon histoire véritable commence où celle-là finit et n’aura pas de fin. Il s’est trompé, Christopher, ou sans doute aura-t-il voulu me blesser : elle existe, la chanson de Tituba ! Je l’entends d’un bout à l’autre de l’île, de North Point à Silver Sands, de Bridgetown à Bottom Bay[34].

       La figure de la sorcière permet donc l’établissement d’une mémoire collective par laquelle les esclaves maîtrisent l’expression de leur histoire, et donc celle du réel. Le texte développe un effet de mise en abyme : l’auteure entérine par la forme écrite le récit oral de Tituba qui entérine lui-même le récit également oral sur Tituba transmis par les esclaves longtemps après sa mort. « La chanson de Tituba » a donc une valeur documentaire. Cette mise à distance dans la désignation fait de cet objet oral une « trace » du passé dans laquelle s’exprime l’identité des esclaves de la Barbade. Certes, ce récit qu’ils se transmettent s’oppose à l’absence de discours sur la figure de Tituba dans la culture occidentale, mais le roman, en reconstruisant un récit orienté selon le point de vue spécifique de la sorcière, reconstruit aussi une vision collective cohérente et donc un récit historique spécifique. Maryse Condé a fait la déclaration polémique qu’en écrivant Moi, Tituba sorcière…, elle n’écrivait pas un roman historique[35] ; pourtant, la réalité historique y est traitée, par des détours. Le premier détour est la fiction qui prend largement l’ascendant sur les documents historiques. Le second est la (re)création du parcours d’une figure singulière sur laquelle se fonde la fiction. Il serait certes maladroit de considérer que l’histoire de Tituba évoque celle de l’esclavage en général. Mais il est vrai que le point de vue spécifique de cette esclave[36], sur lequel se fonde l’esthétique magico-réaliste du roman, constitue une porte d’accès au réel historique, et le développement progressif de ses pouvoirs de sorcière qui coïncide avec son insertion progressive dans la communauté des esclaves permet à l’histoire singulière de se fondre progressivement dans la grande Histoire. Ce qui n’était au départ que la réhabilitation d’une figure historique spécifique devient donc, par la construction de l’itinéraire de Tituba choisi par Maryse Condé, un récit fictionnel qui résiste à l’histoire écrite orientée par un point de vue occidental. L’accès au référent historique ne se fait certes que par le point de vue d’une figure spécifique, mais celle-ci peut être in fine étendue à toute la communauté des esclaves : par cette fixation écrite d’éléments oraux, le roman nous donne à lire une vision renouvelée du déroulement historique. Ce n’est donc pas uniquement en s’appuyant sur des faits laissés de côté que Moi, Tituba sorcière… accède au statut de contre-récit historique, mais en adoptant aussi un point de vue singulier et subversif qui acquiert, tout comme le récit fondé sur lui, le statut de trace d’un discours historique spécifique qui redessine de manière nuancée les formes de la domination coloniale.

À travers les pérégrinations de Tituba, une vision nuancée du passé de l’esclavage

Le récit de Maryse Condé fait encore un dernier détour : par son esthétique magico-réaliste particulière, il se distancie des récits de la Caraïbe qui dénoncent également les préjugés coloniaux pour reconstruire l’identité des populations noires en se fondant sur une poétisation des origines africaines, une fiction parfois mythique pour maintenir la continuité historique et donc un lien culturel entre l’Afrique et les différentes communautés de la diaspora noire, et pour contrer le violent déchirement à l’origine de la présence des populations noires sur le continent américain. Il semble que ce soient pour elle des récits qui combattent l’imaginaire collectif occidental en lui en substituant un autre fondé sur la reconstruction d’une mémoire. Maryse Condé tend à déstabiliser cette représentation de la continuité historique à travers l’identité également déstabilisante de Tituba. Bien loin d’être exemplaire et souvent naïve, cette dernière n’est pas non plus une figure parfaite de la quimboiseuse – la sorcière guadeloupéenne – car elle n’acquiert tous ses pouvoirs qu’après sa mort. Par cette figure ambiguë, Maryse Condé ne semble pas remettre en cause l’esthétique magico-réaliste du roman, mais plutôt la renouveler, pour discuter la place de l’Afrique dans le passé de la Caraïbe et donner une représentation plus nuancée de la réalité historique. L’essai de Patrick Chamoiseau Écrire en pays dominé est certes postérieur à Moi, Tituba sorcière…, mais sa description du quimboiseur conserve cette référence à l’Afrique primordiale.

L’apparition du Quimboiseur rappelle ce savoir-là. La chair poussant mémoire. Le geste obscur qui se souvient. La voix rythmée en mots indécodables. Des images fondues sur les marques d’alentour. À travers le Quimboiseur, l’Afrique se dresse dans les esprits brisés par l’écrasement esclavagiste. Il assure permanence à cette source[37].

Le quimboiseur est d’abord souvent un danseur – il sait ranimer un rythme originel à travers son corps – et un conteur, avant d’être aussi un guérisseur. À travers chacune de ces fonctions, il est « chair poussant mémoire », son corps permet d’exprimer un savoir ancestral dont l’origine est, pour Chamoiseau, l’Afrique, et autour duquel il rassemble la communauté. Or Tituba est bien loin de ressembler à cette figure publique. Elle soigne la communauté, mais après avoir eu des difficultés à s’y intégrer de son vivant[38] ; elle ne sait pas danser[39] et n’est pas non plus conteuse : l’histoire de sa vie racontée depuis le monde invisible n’est entendue que d’elle-même et de l’auteure. En représentant Tituba comme une quimboiseuse incomplète, Maryse Condé questionne la place que doit prendre l’Afrique dans la représentation du passé caribéen, et affirme l’écartèlement entre le continent africain et la zone caribéenne. La représentation de la traversée de l’Atlantique qui ouvre le roman semble être une manière de souligner que c’est aussi par des ruptures que se structure le déroulement historique. Il n’est absolument pas question pour Maryse Condé de nier le traumatisme que représente la traversée de l’Atlantique, puisqu’elle fait partie du passé de Tituba : celle-ci a été conçue sur un bateau négrier, et elle est le fruit d’un viol qui est présenté crûment en ouverture du récit. Il s’agit toutefois d’un déplacement du motif de l’origine africaine : l’auteure semble utiliser le symbolisme de l’espace maritime comme un espace vierge et indéfini, qui est le lieu des modifications, des possibles créations (comme celle de Tituba), ou bien sûr du silence, de l’engloutissement (nombreux sont les esclaves anonymes qui ont péri dans les naufrages pendant la traversée).  De plus, son héroïne, dont le placenta a été enterré par son père adoptif sous un fromager, appartient pleinement à l’espace de la Barbade. Par ces deux éléments, le texte de Maryse Condé semble exemplifier ce que Bernard Mouralis souligne dans Les contre-littératures : si les textes de la production littéraire « du monde noir » ont des points communs qui sont l’expression d’une histoire partagée[40], il n’en reste pas moins qu’ils ne constituent pas une littérature homogène[41]. Le roman prend en compte bon nombre d’éléments africains mais nous invite à lire l’identité de Tituba comme libérée de la dislocation fondamentale entre les continents situés de part et d’autre de l’Atlantique. En forgeant cette identité de sorcière particulière, Maryse Condé utilise une forme singulière de l’esthétique magico-réaliste pour remettre en question le récit du mythique passé africain de la Caraïbe.  De plus, en plaçant au cœur de son récit les pérégrinations de Tituba entre son île et Salem, elle contribue à apporter un nouvel éclairage à l’histoire de l’esclavage, en proposant une histoire plus « américaine » de la diaspora. Comme le rappelle Bernard Mouralis, la présence de l’Afrique était plus prononcée dans les littératures antillaises antérieures que dans la littérature des États-Unis[42]. Cependant, Maryse Condé choisit de déplacer le « centre de gravité » de son roman pour le faire résonner plus clairement avec les textes afro-américains. C’est donc aussi en prenant de la distance avec des récits qui l’ont précédée que Maryse Condé nous offre une vision nuancée du passé historique.

            Ainsi, Maryse Condé aborde bien le passé historique de l’esclavage dans Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, mais en déstabilisant sans cesse le lecteur par les détours qu’elle emprunte pour le faire. Elle ébranle son horizon d’attente par son choix d’une forme particulière de l’esthétique magico-réaliste, indissociable en outre de la réhabilitation d’une figure historique singulière dont elle souligne, parfois avec une claire ironie, les imperfections. Elle ne nous donne pas à lire la quête épique, qui serait peut-être rassurante, d’une héroïne guide de sa communauté et se dirigeant vers la réalisation du grand destin qui serait de redonner à celle-ci toute sa légitimité historique : au contraire, ce n’est qu’à tâtons qu’elle trouve sa place et parmi les esclaves, et dans l’histoire de la Barbade – et c’est là toute une stratégie pour construire une écriture de l’histoire orientée selon une réflexion postcoloniale nuancée. Moi, Tituba sorcière… supplée donc les incomplétudes du discours historique occidental et le corrige aussi, en plaçant toujours le lecteur dans un inconfort indispensable à son efficacité de contre-récit.


[1] T. Morrison, Beloved, London, Vintage, 2005 [1987]. « Le terrain, celui de l’esclavage, était effroyable et vierge. Inviter des lecteurs (et moi-même) dans ce paysage repoussant (caché, mais pas complètement, délibérément enfoui, mais pas oublié) consistait à planter une tente dans un cimetière habité par des fantômes extrêmement bruyants. » (Nous traduisons).

[2] M. Condé, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, Paris, Folio, 2013 [1986], p. 278.

[3] M. Condé, ibid., épigraphe, p. 7.

[4] L’expression est de B. Bijon et Y. Clavaron, dans leur ouvrage La production de l’étrangeté dans les littératures postcoloniales, actes du colloque international organisé à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne le 17 et le 18 janvier 2008, Paris, Champion, 2009.

[5] Le terme est celui d’Yves Citton, dans son article « Contre-fictions en médiocratie », dans Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine n°6 : « Fictions et démocratie », 2013, p. 132-42.

[6] Y. Citton, ibid., p. 141.

[7] Y. Citton, ibid., p. 141.

[8] Y. Citton, op. cit., p. 140.

[9] B. Bijon et Y. Clavaron, « Introduction. Étrangetés postcoloniales », dans B. Bijon et Y. Clavaron (dir.), La production de l’étrangeté dans les littératures postcoloniales, actes du colloque international organisé à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne le 17 et 18 janvier 2008, Paris, Champion, 2009, p. 9.

[10] Ibid., p. 8-9 : « Les littératures postcoloniales placent en leur centre un questionnement sur l’identité – personnelle, culturelle ou nationale – mutilée par la colonisation et dont la restauration s’avère un défi. Celui qui fut longtemps l’étranger, défini uniquement par une logique d’opposition et d’exclusion, essentialisé dans un statut d’infériorité, tend à se reconstruire, mais n’en conserve pas moins en lui-même une forme d’opacité, une “inquiétante altérité”. » Voir également p. 13 : « Les écrivains postcoloniaux mettent parfois en œuvre une esthétique qui accueille l’irrationnel et le surnaturel, et envisagent différentes modalités de subversion du réalisme, productrices d’étrangeté. »

[11] Y.Citton, op.cit., p. 141.

[12] M. Condé, op.cit., p. 173.

[13] L’expression est d’Emmanuel Bouju, dans La transcription de l’histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 129.

[14] M. Condé, op. cit., p. 163-7.

[15] M. Condé, ibid., p. 166.

[16] M. Condé, ibid., p. 278.

[17] E. Bouju, op. cit., p. 111.

[18] Ibid., p. 111.

[19] On trouve cette analyse et la référence à M. de Certeau dans ibid., p. 127.

[20] M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard NRF, 1993 [1975], p. 111.

[21] Emmanuel Bouju formule cette idée en ces termes éclairants, dans E. Bouju, op. cit., p. 126 : « la reconstruction par la fiction du référent historique suppose (et permet) qu’auteur et lecteur s’engagent conjointement dans une même épreuve axiologique, sensible et cognitive. »

[22] Cette expression est employée par Toni Morrison, dans Playing in the Dark. Whiteness and the Literary Imagination, Cambridge, Massachusetts and London, England, Harvard University Press, 1992, p. 5.

[23] B. Mouralis, Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975, p. 168 : « La protestation constitue le fondement de la littérature négro-africaine moderne : elle est en effet le renversement nécessaire au terme duquel le texte négro-africain, cessant d’être subordonné à l’initiative européenne, devient une production littéraire proprement africaine. »

[24] Ibid., p. 181.

[25] Voir D. Fulton, Signs of Dissent. Maryse Condé and Postcolonial Criticism, Charlottesville and London, University of Virginia Press, 2008, p. 41 : « Tituba learns that her subjugated position will ultimately mean her condemnation in the eyes of Puritan society, as one of those accused of sorcery ». « Tituba apprend que sa position d’esclave signifiera finalement sa condamnation aux yeux de la société des Puritains, parmi ceux qui sont accusés de sorcellerie » (Nous traduisons).

[26] Ibid., p. 40.

[27] M. Condé, op. cit., p. 118.

[28] Dawn Fulton, ibid., p. 43. « Dans le cas de Tituba, ce mécanisme est particulièrement utile : cela permet à la société puritaine de contourner la question de sa race, et par là-même de dissimuler le rôle joué par le racisme  dans sa situation. Alors que c’est sa différence raciale qui assure son lien avec Satan aux yeux des Puritains, en d’autres termes, Tituba est accusée explicitement non pas d’être noire, mais d’être une sorcière. » (Nous traduisons).

[29] T. Morrison, Playing in the Dark. Whiteness and the Literary Imagination, op. cit., p. 4-5. « Il semble y avoir un accord plus ou moins tacite chez les lettrés selon quoi, puisque la littérature américaine a été clairement le domaine réservé du génie, du pouvoir et des opinions du mâle blanc, ce génie, ce pouvoir et ces opinions n’ont aucun rapport ni proximité avec la présence incontournable des Noirs aux États-Unis. Cet accord se fait au sujet d’une population qui a précédé tous les écrivains américains de quelque renom et qui, j’en suis venue à le croire, a été une des forces qui ont secoué le plus violemment, dans l’ombre, la littérature de ce pays.  Contempler cette présence noire est essentielle à toute compréhension de notre littérature, et on ne devrait pas la laisser errer dans les marges de l’imagination littéraire. » (Nous utilisons ici la traduction de Pierre Alien, Paris, Christian Bourgeois, 1993).

[30] G. Debien, Les esclaves aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles), Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe et Fort-de-France, Société d’histoire de la Martinique, 1974, p. 8.

[31] Ibid., p. 51 : Alors que Tituba veut punir sa maîtresse Susanna Endicott, Man Yaya intervient : « – Ne te laisse pas aller à l’esprit de vengeance. Utilise ton art pour servir les tiens et les soulager. »

[32] Ibid., p. 270-1 : « Et puis, il y a mon île. Je me confonds avec elle. […] Cette constante et extraordinaire symbiose me venge de ma longue solitude dans les déserts d’Amérique. »

[33] Ibid., p. 268 : « Car, vivante comme morte, visible comme invisible, je continue à panser, à guérir. Mais surtout, je me suis assigné une autre tâche […]. Aguerrir le cœur des hommes. L’alimenter de rêves de liberté. De victoire. Pas une révolte que je n’aie fait naître. »

[34] Ibid., p. 267.

[35] Voir par exemple F. Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, Paris, Khartala, 1993, p. 96 : « Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem est un roman d’aujourd’hui et ce n’est pas du tout un roman historique. »

[36] Il est intéressant de noter que Moi, Tituba sorcière… a été publié en 1986, dans une période d’évolution importante de l’historiographie de l’esclavage, notamment aux États-Unis où Maryse Condé enseignait alors. Betty Wood fait des analyses essentielles dans son chapitre « Black Women in the Early Americas », dans D. Eltis, and S. L. Engerman, The Cambridge World History of Slavery, Vol. 3, AD 1420-AD 1804, Cambridge University Press, 2011. Elle rappelle d’abord que jusqu’à la fin des années 1970, l’historiographie de l’esclavage était asexuée, et que lorsque les femmes étaient spécifiquement mentionnées, elles faisaient l’objet d’une représentation stéréotypée : « For many years, regardless of their ethnicity and nationality, their age and their religious preference, women featured scarcely at all in most scholarly accounts of the transatlantic slave trade and the evolving slave systems of the early modern Americas. All too often, the false impression was conveyed to readers as well as to other audiences that this was a trade, and that these were systems, that principally involved either men or sexless and genderless objects, the “slave” and the “slave owner”.» (p. 538). « Pendant de nombreuses années, indépendamment de leur origine ethnique et de leur nationalité, de leur âge et de leur préférence religieuse, les femmes n’apparaissaient presque pas dans les études académiques sur le commerce d’esclaves transatlantique et sur le système d’esclavage en pleine évolution des Amériques du début de l’époque moderne. Bien trop souvent, une fausse impression était communiquée aux lecteurs tout autant qu’aux autres publics : celle que c’était là un commerce, et que c’était là des systèmes qui impliquaient principalement soit des hommes, soit des objets sans sexe ni genre, l’« esclave » et le « maître ». » (Nous traduisons). Cependant, de nouvelles approches historiographiques apparaissent à la fin des années 1970, au moment où les études sur la communauté africaine-américaine et les études féministes se développent et se rencontrent. On peut penser que le choix par Maryse Condé de la figure de Tituba résonne avec ces avancées historiographiques : sa dimension intersectionnelle permettrait de renouveler la représentation du passé historique et de nuancer celle qui était dominante jusqu’alors, en sexuant la figure d’esclave personnage du récit et en s’opposant aux catégories avec lesquelles elle aurait pu être analysée.

[37] P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p. 175.

[38] Tituba vit seule après la mort de Man Yaya, la sorcière qui lui a appris son art. Les esclaves, qui ne sont pas accoutumés à sa présence, craignent ses pouvoirs. Voir M. Condé, op.cit., p. 26 : « Cette rencontre avec les miens fut lourde de conséquences. C’est à partir de ce jour-là que je me rapprochai des plantations, afin de faire connaître mon vrai visage. […] Peu à peu, les esclaves s’accoutumèrent à ma vue et vinrent vers moi, d’abord timidement, puis avec plus de confiance. J’entrai dans les cases et je réconfortai malades et mourants. »

[39] M. Condé, Ibid., p. 32 : Elle avoue à John Indien : «- Je ne sais pas danser. »

[40] B. Mouralis, op. cit., p. 171-2 : après avoir évoqué « la diversité des milieux culturels dans lesquels s’est élaborée la production littéraire négro-africaine », l’auteur souligne : « Mais il importe également de tenir compte de l’unité qui caractérise ces milieux et qui se fonde à la fois sur une histoire commune à toutes les collectivités noires marquées profondément par l’expérience de la traite, de l’esclavage, du colonialisme, du racisme et des ghettos de toutes sortes et sur la permanence ou le renforcement de traits culturels propres aux sociétés négro-africaines. »

[41] Ibid., p. 172-3 : « Mais, au-delà de cette répartition géographique qui contribue à constituer, parce qu’elle est justement la conséquence d’une histoire particulière, l’originalité de la production littéraire négro-africaine, il convient de préciser également, cette fois au niveau des textes eux-mêmes, les éléments qui structurent l’univers auquel se réfèrent les écrivains. En particulier si, globalement, l’espace et le temps auxquels renvoient ces textes ne sont pas ceux que nous avons l’habitude de découvrir dans les œuvres littéraires qui nous sont familières, ils ne sont pas non plus homogènes d’une extrémité à l’autre du monde noir et nous prenons ainsi conscience progressivement de l’existence d’une différence à l’intérieur même de la différence. Dans les textes antillais comme dans les textes négro-américains retentissent le souvenir et les conséquences toujours actuelles de l’esclavage, mais leur centre de gravité respectif n’y est pourtant pas le même. »

[42] Ibid., p. 173 : « Aux États-Unis, l’Afrique en tant que modèle est toujours demeurée plus lointaine, plus improbable qu’aux Antilles. »