Récits d’Ellis Island : Georges Perec face au « storytelling de la mémoire »

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

La présence de Georges Perec dans le cadre d’un volume sur le thème « littérature contre storytelling» pourrait étonner, dès lors qu’on pense à l’écrivain amateur de prouesses oulipiennes, qui conçoit la littérature comme un jeu. Mais il y a aussi le Perec qui, des Choses à L’Augmentation (sa pièce de théâtre qui constitue l’une des premières tentatives littéraires de démontage du discours libéral), a montré une sensibilité particulièrement aigüe aux discours dominants et à leur pouvoir d’aliénation – et l’on sait ce que les Choses doivent aux Mythologies de Barthes, qui constituent évidemment l’un des jalons majeurs dans la généalogie du storytelling et de son décorticage.

C’est toutefois sur une autre œuvre que je voudrais m’arrêter, Récits d’Ellis Island, un film documentaire co-réalisé avec Robert Bober, sorti en 1979, devenu ensuite un album publié chez P.O.L en 1980[1], pour lequel Perec réalisa le commentaire et Bober les images. Ellis Island est une île située à quelques encablures de New York, où furent situés, durant la première moitié du XXe siècle, les bureaux d’immigration américains, ce qui en faisait le passage obligé des nouveaux arrivants sur le sol américain. Comme le note Perec dans son commentaire, Ellis Island marque

l’avènement d’une émigration officialisée, institutionnalisée et, pour ainsi dire, industrielle. De 1892 à 1924, près de seize millions de personnes passeront par Ellis Island, à raison de cinq à dix mille par jour […]. En somme, Ellis Island ne sera rien d’autre qu’une usine à fabriquer des Américains, […] une usine à l’américaine, aussi rapide et efficace qu’une charcuterie de Chicago [2].

Les bâtiments d’Ellis, longtemps désaffectés, ont été rouverts au public peu de temps avant la visite de Perec et Bober, après avoir été transformés en musée. Devenu « Musée de la mémoire », réhabilité par le travail muséographique, le site devient le porteur d’un discours officiel véhiculant une certaine conception de l’Histoire et de la mémoire collective, que le texte de Perec questionne ; la confrontation entre son discours et celui de l’institution permet de dégager ce que l’on pourrait qualifier de « storytelling de la mémoire », et de préciser les enjeux de l’alternative que l’écrivain lui oppose.

I. La muséification de la mémoire

Ellis Island, tel que le vit Perec, constitue l’une des premières tentatives de ces dispositifs muséaux à l’américaine, « musées de la mémoire » aujourd’hui en plein essor à travers le monde. Il en serait même un précurseur, puisque François Hartog, dans Régimes d’historicité, date des années 1980 le plein développement de ce phénomène[3]. Ellis Island venait de rouvrir quand Perec l’a visité ; le site a été fermé quelques années après sa venue, pour une grande restauration, qui dura de 1984 à 1990 et ne fit qu’accentuer la muséification que l’écrivain dénonce dans son texte.

Si le dispositif muséal paraît relever du storytelling, c’est précisément parce qu’il est conçu comme un récit, récit qui raconte une histoire relayant un discours officiel idéologiquement marqué. Perec et Bober filment les visites guidées et donnent à entendre de nombreux extraits du discours du guide, qui raconte le parcours-type de tout émigrant à Ellis Island, au fur et à mesure qu’il le refait avec les visiteurs (qui passent ainsi de l’inspection des papiers à la visite médicale, puis au bureau de change, etc.). Son récit est ponctué de micro-récits, anecdotes concernant par exemple les changements de nom fréquents, destinés à « américaniser » le nouveau venu (tel cet homme venu de Berlin qui fut nommé « Berliner[4] »). Ce récit, le guide le fait essentiellement à la deuxième personne : car tout se passe comme s’il s’agissait de faire revivre aux visiteurs l’expérience-type d’un émigrant, en leur faisant ainsi refaire physiquement, par la déambulation, le trajet des candidats à l’immigration au travers des différentes salles du bâtiment. Cette stratégie muséographique a perduré après la rénovation du site : ainsi, le guide dont j’ai suivi la visite en 2015 a, à plusieurs reprises, placé l’un des membres de notre groupe dans la peau d’un immigrant, lui demandant de répondre aux questions rituellement lancées (« Quel est votre nom ? / D’où venez-vous ? /Quel est votre métier ? / Avez-vous des contacts aux États-Unis ? » etc.) ou encore de réussir l’un des tests d’intelligence destinés à déceler une infirmité mentale. Comme l’indique d’ailleurs le site officiel du musée sur internet, à propos des audio-guides offerts à l’entrée : « The 45-minutes audio tour, available in nine languages, invites visitors to relive the immigrant experience as if they were the “new arrival” [5] ». (« L’audio-guide, d’une durée de 45 minutes, disponible en neuf langues, invite les visiteurs à revivre l’expérience de l’immigration comme s’ils étaient le “nouvel arrivant” »).

Ce que Perec pointe précisément dans son texte, c’est la manière dont le discours du guide, comme la mise en scène des objets et des espaces, concourent à raconter une histoire qui repose sur un présupposé : celui d’une appréhension directe, et identique pour tous, du passé, de la mémoire du lieu. Il s’interroge :

Sous la sécheresse des statistiques officielles,

Sous le ronronnement rassurant des anecdotes mille fois ressassées par les guides à chapeaux scouts,

sous la mise en place officielle de ces objets quotidiens devenus objets de musée, vestiges rares, choses historiques, images précieuses,

sous la tranquillité factice de ces photographies figées une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur noir et blanc,

comment reconnaître ce lieu,

restituer ce qu’il fut ? (37)

Perec laisse ainsi entendre que le dispositif muséal masque plus qu’il ne révèle la réalité du lieu. Face au discours officiel, sa réponse va consister en la dénonciation de trois illusions, qui tiennent toutes en un syntagme : le récit/au passé/anonymisé – qu’il va remplacer par une formule tenant elle aussi en un syntagme : une description/au présent/par un « je » qui s’affirme comme tel.

En effet, ce qui pose tout d’abord problème dans le discours institutionnel, c’est qu’il prétend nous donner accès au passé, via le discours du guide, qui invite les visiteurs à se plonger dans le passé, en faisant fréquemment appel à leur imagination, avec des phrases du type : « Imaginez ici un escalier… », « imaginez qu’ici il y avait des bancs et des centaines de personnes attendant dessus leur tour… ». Comme si cette plongée dans le passé allait de soi. Comme si les médiations mises en place (le discours, mais aussi les objets et photographies, qui s’offrent comme des traces indubitables de ce passé) suffisaient pour cela. Le discours du guide paraît en cela représentatif de la perspective alors naissante des « musées de la mémoire », qui jouent précisément sur le fantasme d’une appréhension directe du passé. Je renvoie ici aux analyses de l’historien François Hartog dans son article « Le témoin et l’historien », qui évoque un musée construit plus tard, le United States Holocaust Memorial Museum, inauguré à Washington en 1993 :

L’exposition combine photos, films et objets, comme autant de stratégies d’appréhension du réel. Les organisateurs du musée ont en effet pensé qu’il était important d’avoir des objets authentiques, présents dans leur matérialité, permettant presque un contact physique[6].

C’est bien le cas aussi à Ellis Island, où, aujourd’hui comme en 1978, nombre de reliques sont exposées : malles et valises, vaisselle, mobilier… Le fantasme d’une appréhension concrète du passé est achevé, dans le Musée de Washington, par la distribution à l’entrée de cartes d’identité de déportés : il s’agit littéralement, pour les visiteurs, d’endosser la défroque d’un prisonnier de camp de concentration. Comme l’explique Hartog,

toute la pédagogie du musée vise à amener les visiteurs, pendant leur visite, à s’identifier avec les victimes. Par-delà cette mise en musée de I’Holocauste pour les siècles, la visite voudrait transformer chaque visiteur, et ils se comptent par millions, en un témoin délégué, un témoin de substitution, un vicarious witness[7].

La transmission du passé trouve ainsi son point d’achèvement dans cette fonction de vicarious witness, qui transforme le visiteur en porteur de mémoire.

Perec, à Ellis Island, se trouve lui confronté à la difficulté d’avoir accès à la mémoire du lieu : à la conception muséographique de la mémoire, il répond que les vestiges du passé n’en sont pas l’émanation évidente, éloquente à elle seule. Il révoque en doute les souvenirs que présente le musée. Ainsi, les photos, lorsqu’il évoque dans le passage précédemment cité l’« évidence trompeuse » d’un noir et blanc censé fonctionner comme signe indubitable du passé. « Cela ne veut rien dire, de vouloir faire parler ces images, de les forcer à dire ce qu’elles ne sauraient dire » (41), poursuit-il.

Ce que nous voyons aujourd’hui est une accumulation

informe, vestige de transformations, de démolitions,

de restaurations successives,

entassements hétéroclites, amas de grilles,

fragments d’échafaudages, tas de vieux projecteurs

des tables, des bureaux, des armoires-vestiaires et des

classeurs rouillés, des montants de lits, des bouts de bois, des bancs, des rouleaux de revêtements pour toitures, n’importe quoi : une grande casserole, une passoire,

une pompe à incendie, une cafetière, une machine à calculer […] (53) 

Or, l’impossibilité d’un tel accès évident au passé fonde chez Perec l’impossibilité du récit : parce qu’il n’est pas de mémoire susceptible de se laisser dérouler selon un fil continu, il ne saurait être question de composer un récit avec ce qu’il implique d’unification, de mise en ordre de l’expérience. Il s’agit, pour l’écrivain, d’inventer une forme qui puisse faire place aux blancs, au manque. Ce refus est sans doute aussi celui des effets que le récit susciterait trop facilement, adhésion trop immédiate ou complaisance dans l’émotion. En témoigne le procédé de distanciation que lui et Bober ont utilisé : leur film joue sur la répétition des mêmes passages du discours du guide ; une même anecdote peut ainsi être montrée à plusieurs reprises, énoncée devant des groupes de touristes différents[8], manière d’en exhiber la dramatisation et de mettre à distance l’émotion suscitée à la première écoute. Dans Factographies, Marie-Jeanne Zenetti, qui examine Récits d’Ellis Island dans son corpus consacré à ces écritures factuelles qui s’attachent à consigner des faits et se tiennent à distance du récit, souligne précisément le pouvoir de distanciation opéré par ce type d’écriture : « S’il ne s’agit ni d’émouvoir ni d’émerveiller, la visée que se donnent les factographies pourrait rejoindre la création d’un espace littéraire pensé comme espace critique[9]. »

Si, dans les écritures littéraires contemporaines, ce sont le plus souvent les valeurs néolibérales véhiculées par les stories pré-formatées qui sont objet de critique, plutôt que « l’art de conter » en tant que tel, Récits d’Ellis Island oppose pour sa part au storytelling muséographique une critique qui porte autant sur la forme du récit que sur le rapport à la mémoire qu’il implique. En effet, Perec n’oppose pas vraiment au discours officiel une « contre-narration », telle que certains, comme Christian Salmon[10], appellent de leurs vœux – mais plutôt une mise en question de la narration, une mise en pièces du récit : au récit unifié, bien rodé du guide, l’écrivain répond par un discours éminemment fragmenté. Son texte se caractérise par sa disparate. Certes, il y a des « récits » dans Récits d’Ellis Island, comme le titre l’indique. Mais l’important est précisément que le mot y soit mis au pluriel : car il s’agit de micro-récits, présentés au sein du texte de Perec (telle l’histoire d’Annie Moore, la jeune Irlandaise qui mit le pied la première à Ellis Island et à qui l’on remit une pièce d’or en guise de bienvenue, ou encore celle du grand-père de Bober, refoulé car il avait attrapé le trachome durant la traversée) ; mais le terme de « récits » renvoie surtout à la deuxième partie du film, composée d’entretiens menés par Perec avec d’anciens émigrants, qui chacun lui racontent leur passage sur l’île. Le commentaire de Perec compose quant à lui un ensemble très disparate, incluant passages en prose et passages versifiés, éléments d’information et fragments d’autobiographie. De plus, il privilégie des formes telles que la nomination, l’énumération, qui jouent en soi sur la fragmentation. Face à la difficulté de prendre prise sur la réalité de ce lieu, tel qu’il s’offre à ses yeux, hors du discours institutionnel, à l’écart du parcours tout tracé par le guide, Perec se propose en effet de commencer par un exercice simple de nomination, d’énumération :

Au début, on ne peut qu’essayer

de nommer les choses, une

à une, platement,

les énumérer, les dénombrer,

de la manière la plus

banale possible,

de la manière la plus précise

possible, en essayant de ne rien oublier (41) 

Si Perec oppose la description à la narration, il s’agit donc d’une description à son degré zéro, si l’on peut dire, qui prend la forme de la liste, comme en témoigne aussi l’extrait cité précédemment, tiré de la page 53. Cet exercice de nomination est pour l’écrivain une manière d’exercer son œil à regarder le lieu autrement, hors de l’orientation donnée par le guide. Il s’interroge ainsi :

Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?

Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ? 

Pour Perec et Bober, il s’agira ainsi d’abord d’interroger le « quotidien », l’« ordinaire » de ce lieu désaffecté : l’écrivain met ici en œuvre la méthode qu’il avait forgée pour explorer « l’infra-ordinaire », ce « bruit de fond » qui fait le soubassement de nos existences, ces menus gestes et habitudes répétés jour après jour, que nous accomplissons sans plus même y penser, et qu’il s’attache dans les années 1970 à explorer, dans le cadre de la revue Cause commune. Or, il s’agit précisément pour lui d’aller via cette méthode contre les représentations autorisées. Comme il s’en explique dans un entretien :

Ma « sociologie » de la quotidienneté n’est pas une analyse, mais seulement une tentative de description, et plus précisément, description de ce que l’on ne regarde jamais parce que l’on y est […]. Il s’agit d’un déconditionnement : tenter de saisir, non ce que les discours officiels appellent l’événement, l’important, mais ce qui est en dessous, l’infra-ordinaire, le bruit de fond qui constitue chaque instant de notre quotidien[11].

Perec est particulièrement virulent envers les médias, accusés de négliger cet aspect fondamental de nos existences. Il écrit ainsi dans « Approches de quoi ? », son texte-manifeste de l’« infra-ordinaire » :

Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient […] ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.

Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les « malaises sociaux » ne sont pas « préoccupants » en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an[12].

Il s’agit ainsi, pour le Perec de l’infra-ordinaire, de se positionner contre un certain discours institutionnel, contre des modes de pensée dominants. Or le point de départ de ce « déconditionnement » est, chez lui, cet exercice simple qui consiste à regarder et à nommer, qui fonctionne comme une sorte d’épochè phénoménologique, en ce qu’il favorise la déprise des discours et des représentations qui recouvrent habituellement notre infra-quotidien. Il s’agit de regarder et de nommer au présent, contre l’illusion, véhiculée par le dispositif muséographique, d’une appréhension du passé : ce qui compte, « c’est ce que l’on voit aujourd’hui et l’on sait seulement que ce n’était pas ainsi au début du siècle/mais c’est cela qui nous est donné à voir et c’est seulement cela que nous pouvons montrer » (45).

Décrire au présent, cela revient aussi à réintroduire un sujet (regardant), contre le discours du guide, qui entend rassembler tout le groupe sous un discours commun anonymisé : le discours officiel repose sur un effacement des subjectivités, du locuteur comme de ceux qui sont en face de lui, réduits à une écoute passive. Or, Perec dans son texte réintroduit le « je ». Il s’agit, pour lui, d’affirmer un regard et un discours singulier – non pas au sens où il serait original, mais tout simplement où il serait celui d’un sujet. Au monologue désindividualisé du guide, il oppose des discours marqués par une forte subjectivité, le sien et celui des anciens immigrants, dans les dialogues qu’il mène avec eux. À l’univocité du discours du guide s’oppose ainsi la pluralité des voix, des sources de discours que fait entendre l’écrivain.

II. L’affirmation d’un sujet

Ainsi, à la visite balisée du guide, Perec oppose la promenade erratique ; à l’écoute du discours officiel, l’effort subjectif du regard et de la mise en mots. Perec affirme ainsi un « je » qui ne prétend pas représenter le passé, mais qui se pose dans le présent. Ce qu’il s’agit pour lui de signifier, c’est qu’on ne peut être un vicarious witness, un témoin de l’après ; que cela n’est pas même possible lorsqu’on se trouve, comme à Ellis Island, sur les lieux mêmes. Comme il le constate, « Rien ne ressemble plus à un lieu abandonné qu’un autre lieu abandonné » : l’essence du lieu ne rejaillit pas miraculeusement au présent. On peut lire en ce sens le dispositif choisi par lui et Bober, qui consiste à replacer, sur les lieux mêmes où elles ont été prises, des tirages agrandis de photographies anciennes d’immigrants en transit sur l’île : les replacer sur les lieux n’est pas une manière d’effacer la distance entre passé et présent, mais au contraire de l’accuser. L’idée d’un rapport immédiat, et commun (partageable par tous) au passé est une illusion. Seul est possible un rapport individuel, et au présent, au lieu visité. Perec dans son texte ne cesse d’insister sur cette subjectivité[13].

Ainsi, il transforme ce qui pourrait être considéré comme un manque, un défaut (le fait de ne pas avoir été un témoin – d’Ellis Island, comme en un autre temps d’Auschwitz), en une force critique – qui lui vient précisément du fait qu’il n’a rien à voir avec ce lieu. Ainsi, il se positionne contre une certaine manière de fonder du collectif, qui présuppose d’emblée une unité où les singularités pourraient se dissoudre, via les pensées autorisées, les discours d’autorité, tel celui du guide, derrière lequel est censé se fondre le groupe silencieux des visiteurs de l’île : à cette parole « ronronnante », « ressassante », qui ne peut fonder qu’un collectif imaginaire, fantasmé, Perec oppose sa propre parole, éminemment subjective. Il propose une autre manière de concevoir le collectif, comme somme de subjectivités distinctes, à partir de l’expérience, de la pratique singulière de chacun. Il ne s’agit pas d’effacer les différences, mais au contraire de les affirmer, comme il le fait dans son texte[14]. C’est dans cette perspective aussi qu’il faut comprendre les entretiens menés par Perec et Bober dans la deuxième partie du film, « Mémoires ». Autrement dit, le discours du guide manque autant la réalité du lieu que celle des individus qui composent son public, censés se mouler dans un collectif imaginé sans eux.

Perec ne cherche donc pas à contrer le storytelling muséographique en se plaçant sur son propre terrain. Au flot des chiffres, des informations, des anecdotes drôles ou touchantes, il n’oppose pas un contre-récit haut en couleurs, mais une parole hésitante, qui demeure plate, lacunaire, qu’il s’agisse de décrire le lieu ou d’évoquer ce que cette visite fait résonner en lui. En effet, le propos autobiographique qu’il tient dans son texte est lui-même déceptif : ce que ce lieu évoque pour lui, c’est un « silence », une « absence » (58) : « Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part » (56) :

ce qui pour moi se trouve ici, ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure, et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif. (56)

Cette manière de placer le silence, la coupure au cœur du propos autobiographique ne surprendra certes pas les lecteurs de Perec – que l’on pense à W ou le souvenir d’enfance et à sa construction fragmentaire, entre deux récits alternés, dont l’un seulement est explicitement autobiographique, et au milieu desquels se trouve un silence fondateur (un blanc qui renvoie à l’indicible de la mort maternelle). L’écrivain exprime par là l’impossibilité du récit unifié, de l’enchaînement attendu des souvenirs dans un ordre chronologique valant pour ordonnancement logique. Comme s’il y avait là un certain « storytelling de l’autobiographie », qu’il refuserait ? On peut en tout cas souligner qu’il met en œuvre dans Récits d’Ellis Island une critique de différentes formes de récits (muséographique, autobiographique), qui ont pour point nodal la mémoire et son usage. Comment établir une relation juste avec le passé ? Tel est assurément l’un des questionnements fondateurs de son œuvre, auquel son histoire l’a pour ainsi dire assigné.


[1] Le film est aujourd’hui disponible en DVD, dans le coffret Georges Perec, vol. 1, DVD 1 (1e partie « Traces », 57 min., 2e partie « Mémoires », 60 min.). Pour le livre : Récits d’Ellis Island, Paris, P.O.L./Institut National de l’Audiovisuel, 1994 [1980].

[2] G. Perec, Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 10. Les références de page à cette édition seront désormais données directement dans le corps du texte.

[3] Voir François Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Seuil, coll. « Points », 2012 [2003], p. 25 : « De fait, les années 80 ont connu le déploiement d’une grande vague : celle de la mémoire. Avec son alter ego, plus visible et tangible : le patrimoine : à protéger, répertorier, valoriser, mais aussi repenser. On a élevé des mémoriaux, rénové et multiplié les musées, grands et petits. »

[4] Ou encore : « On conseilla à un vieux Juif russe de se choisir un nom bien américain que les autorités d’état civil n’auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle des bagages qui lui proposa Rockefeller. Le vieux Juif répéta plusieurs fois de suite Rockefeller, Rockefeller pour être sûr de ne pas l’oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l’officier d’état civil lui demanda son nom, il l’avait oublié et répondait, en yiddisch : schon vergessen (j’ai déjà oublié), et c’est ainsi qu’il fut inscrit sous le nom bien américain de John Fergusson » (G. Perec, Récits d’Ellis Island, op. cit., 17-18).

La référence aux « stories » est très présente dans le musée, comme en témoigne la description qui en est faite sur le site internet : « During the years of Ellis Island immigration from 1892-1924, there were more than twenty million individual stories that would eventually be shared with family and friends. » (De 1892 à 1924, pendant les années où Ellis Island fonctionna comme centre d’accueil des immigrés, plus de vingt millions d’histoires individuelles furent partagées avec les familles et les amis). Ou encore : « The French Renaissance Revival structure, restored to its 1918-1924 appearance, tells the moving tales of the 12 million immigrants » (L’architecture de style Renaissance française du bâtiment,  qui a retrouvé l’aspect qu’elle avait en 1918-1924, raconte les histoires émouvantes de 12 millions d’immigrants). Cf. http://www.libertyellisfoundation.org/about-the-ellis-island Consulté le 14 octobre 2015.

[5] Voir http://www.libertyellisfoundation.org/immigration-museum Consulté le 14 octobre 2015. Je souligne.

[6] François Hartog, « Le témoin et l’historien », Gradhiva, n°27, 2000, p. 4. Disponible en ligne : http://www.oslo2000.uio.no/program/papers/m3a/m3a-hartog.pdf

[7] Ibid.

[8] Voir par exemple Récits d’Ellis Island, DVD 1, 0’30 min. : la série de 29 questions que l’inspecteur devait poser à chaque immigré en deux minutes.

[9] Marie-Jeanne Zenetti, Factographies : l’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2014, p. 327.

[10] Voir C. Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

[11] « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner », L’Arc (Aix-en-Provence), n°76 : « Georges Perec », 3e trimestre 1979. Republié dans D. Bertelli et M. Ribière (dir.), Perec. Entretiens et conférences, vol. 2, Nantes, Joseph K., 2003, p. 93.

[12] G. Perec, « Approches de quoi ? », L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1989, p. 10.

[13] Voir par exemple p. 56 : « ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, […] c’est en ce sens que ces images me concernent… » (Je souligne). Il insiste aussi, dans ces pages, sur ce qui peut distinguer sa démarche de celle de Bober, en lien au rapport qu’ils entretiennent chacun avec leur culture juive.

[14] Voir par exemple p. 59-60 : « Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque / chose de moi-même ; / quelque part, je suis « différent », mais non pas / différent des autres, différent des « miens » : je / ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, / je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent / avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait / qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, / leur espoir, ne m’a pas été transmis. / Je n’ai pas le sentiment d’avoir oublié, / mais celui de n’avoir jamais pu apprendre ; / c’est en cela que ma démarche est différente de celle / de Robert Bober […]. »