Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.
D’une certaine manière se cache et se déploie dans les débats littéraires autour du storytelling une certaine appréciation, peut-être même quelque chose comme un bilan de l’évolution de la littérature française et de la théorie littéraire au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Quand Daniel Bougnoux constate dans un compte-rendu du livre d’Yves Citton sur la Mythocratie et le Storytelling que « La disparition des conteurs (au profit des compteurs) est liée à notre enseignement qui survalorise le raisonnement et l’explication, au lieu d’entretenir notre capacité à raconter des histoires », c’est pour déplorer, en se situant dans la suite de Walter Benjamin, que « notre communauté désœuvrée [Jean-Luc Nancy] a perdu sa ressource mythique, et se méfie des “grands récits” [Lyotard][1] ». Une fois qu’on les a abandonnés ou déclarés anachroniques dans nos temps (postmodernes ?), on n‘est pas très crédible en se plaignant de ce que « l’œuvre avec sa durée, sa concaténation interne ou sa ramification exigeante passe mal la rampe. » En renonçant aux mythes (modernes ou traditionnels) et à la possibilité de raconter des histoires un peu vastes, on ne gagne pas seulement une littérature théoriquement consciente et critique d’elle-même, on perd en même temps une littérature de la modernité qui pouvait offrir aux lecteurs des histoires qui prennent position dans l’Histoire des temps modernes et actuels en pratiquant ce que Bougnoux appelle de ses vœux à la fin de son article : « il nous faut des histoires, encore des histoires ! » Au-delà de la question de l’évolution littéraire, cela pose aussi la question de savoir si nous vivons dans une postmodernité, dans une « modernité inaccomplie » (Jürgen Habermas) ou une « seconde modernité » (Ulrich Beck) ou dans une époque de présentisme, de circulation et de plasticité omniprésents, qui aurait laissé derrière elle ce qu’Andreas Huyssen a qualifié de « grand divide[2] », c’est-à-dire la distinction entre un art et une littérature de masse et un art et une littérature élitiste. .
Les deux ouvrages de référence sur le storytelling abordent cette question d’un point de vue économique, politique ou théorique. Christian Salmon, tout en constatant l’importance de la fiction et des récits dans la société d’aujourd’hui, analyse ce qu’il appelle « Un nouvel ordre narratif » (le titre de la « Conclusion ») surtout dans le discours politique et économique[3]. Et Yves Citton, tout en illustrant son argumentation par des œuvres littéraires et artistiques (Diderot, Wu Ming, Sun Ra), développe une conception de la culture actuelle qui doit avoir pour but pratique, si j’ose dire, l’établissement d’un imaginaire politique réinventé[4]. La question de la littérature comme du storytelling n’apparaît que dans ce contexte, il est donc problématique d’en tirer des éléments pour les confronter à un contexte littéraire proprement dit. La plupart des études littéraires se consacrent au contraire aux applications de ce qui est (presque[5]) un nouveau paradigme en choisissant les exemples dans la littérature au présent, surtout le roman.
Ce qui justifie peut-être ma tentative de mettre en relation le débat actuel avec un phénomène historique, est une situation analogue entre la littérature d’aujourd’hui et celle d’il y a 100 ans. Salmon parle d’un « hold up sur l’imagination[6] », du genre « How the Economy Has Stolen the Narration to literature » (How New York Stole the Idea of Modern Art de Serge Guilbaut) et Yves Citton voit « les ressources du storytelling […] accaparées par des idéologies réactionnaires[7] ». Les avant-gardes historiques, si l’on se réfère à la thèse de William Marx, voulaient combattre une littérature « s’enfermant d’avantage dans son monde artificiel[8] », et selon la thèse de Marx cette tendance de longue durée caractérise l’ensemble du siècle dernier et expliquerait ainsi l’abandon du storytelling dans la deuxième moitié du XXe siècle, la littérature étant occupée avec elle-même.
Mais quand Catherine Grall, dans son article « Storytelling entre distance ironique et production d’immédiateté » constate : « Ce que le storytelling construit, repose sur un désir humain très simple que la littérature moderne avait déconstruit : le caractère de modèle motivant du protagoniste[9] », tout dépend de ce qu’on comprend par « littérature moderne » et par le caractère de modèle des protagonistes. Quand, à la fin de ce texte elle revendique à la littérature « d’intégrer la capacité de la narration romanesque, autofictionnelle ou factuelle d’aujourd’hui […] désormais dans son retour à une représentation du monde et à un questionnement des valeurs », c’est un « retour au récit » que les études sur la littérature au présent constatent depuis une vingtaine d’années. La question se pose`de savoir si ces revendications – et cela vaut aussi pour l’exclamation de Daniel Bougnoux (« des histoires, encore des histoires ! » ) – peuvent être accomplies sans, au moins partiellement, un retour aux grands récits ?
Il se pourrait donc qu’avec la critique et l’abandon de « ce que peut un récit » (Bougnoux) et de la référence au monde extérieur, la littérature ait abandonnée un terrain que le storytelling a pu occuper et déplacer d’autant plus facilement. La critique et l’abandon de ce positionnement pourrait être une condition préalable pour une littérature qui veut être réécoutée parce qu’elle a des histoires à raconter et un savoir à transmettre qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Le storytelling comme mythmaker
Christian Salmon définit la notion de storytelling ainsi : « il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de séries et des stories. […] Le storytelling met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles[10]». Yves Citton critique cette conception qui est aussi résumée par le sous-titre de Salmon, La machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits, en lui opposant que « le récit peut servir à mobiliser, pour le meilleur comme pour le pire[11] ». Une flexibilité est pourtant admise par Salmon quand il évoque la nouvelle « organisation narrative » de Nike comme celle d’une « constante mutation, communiquant à l’intérieur comme à l’extérieur grâce à des stratégies alternées de narration et de contre-narration[12] », même si c’est plutôt pour le pire. Grâce à cette disponibilité, les marques ne deviennent pas seulement un « récit » mais un mythe, avec ses « mythmakers » (faiseurs de mythe) contemporains. Mais cette mythologie nouvelle n’est pas si postmoderne qu’il semble. Il y a bientôt un siècle, le surréalisme a insisté sur la nécessité et la double face du mythe. Aragon n’ouvre pas seulement son Paysan de Paris (1926) par une « Préface à une mythologie moderne » (d’abord parue en 1924), mais il aborde dans « Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont » la mythologie comme signe caractéristique de son époque. Elle produit une « représentation figurée de ses divinités » qui sont apostrophées par exemple ainsi : « O Texaco motor oil, Eco, Shell, grandes inscriptions du potentiel humain ! Bientôt nous nous signerons devant vos fontaines et les plus jeunes d’entre nous périront d’avoir considéré leurs nymphes dans le naphta[13] ». Mais à la différence de la mythocratie actuelle, le surréalisme, peut être parce qu’il avait un plus ou moins grand récit à raconter, opposait sa mythologie moderne à celle d’une instrumentalisation économique et sociale pour laquelle les marques citées par Aragon sont emblématiques – encore aujourd’hui. Et il n’essaye pas de les combattre par un « mythe interrompu » (Citton) mais en analysant ce qu’Aragon appelle le « Caractère tragique de toute mythologie[14] ».
Ainsi « L’homme a délégué son activité aux machines. Il s’est départi pour elles de la faculté de penser. Et elles pensent, les machines. Dans l’évolution de cette pensée, elles dépassent l’usage prévu[15] », et cette situation ne semble pas avoir changé depuis. La question qui se pose alors est celle de la possibilité d’une « mythologie moderne » de nos jours. Non pas que celle rêvée dans « Le sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont » correspondrait à notre situation, mais elle développe une utopie dépassant cette situation en faisant « du mythe une sorte de résolution dialectique du conflit entre imagination et connaissance sensible » (Michel Murat[16]), 106/07). Une telle utopie, comme l’était le projet du surréalisme à l’époque, une utopie comme « contre-fiction en médiocratie » est-elle encore possible aujourd’hui, ou bien l’échec des avant-gardes historiques, apprécié comme définitif par la Théorie de l’avant-garde de Peter Bürger, l’a-t-il rendue non seulement anachronique mais obsolète ? La « mythologie moderne » d’Aragon correspond moins à la notion du mythe dans les Mythologies de Roland Barthes, critiquant ses « fausses évidences » et sa fonction d’ « alibi » qu’à celle qu’on trouve chez Hans Blumenberg (Arbeit am Mythos) : chez lui, le mythe permet de dépasser « l’absolutisme de la réalité » et « le travail du mythe » représente ainsi une « performance de la distance » avec la domination du réel[17]». Si cette performance était définitivement « interrompue » (Citton) pour n’exister plus que dans la forme détournée et déviée des mythes créés par le storytelling, cela enlèverait à la littérature une de ses dimensions et une de ses potentialités essentielles.
Storytelling et Dream Society
Il y a une autre mythologie du surréalisme qui préfigure les débats autour du storytelling d’une manière étonnante. Christian Salmon aborde, dans la première partie de son livre portant le titre « Des logos à la story » ce qu‘il désigne comme « The Dream Society », notion développée par Rolf Jensen dans : The Dream Society. How the Coming Shift from Information to Imagination Will Transform Your Buisiness (Londres, McGraw-Hill, 2001). Dans Les Vases communicants, Breton espérait : « le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve », pour revendiquer que grâce au rêve, « après tant d‘interprétations du monde il était temps de passer à sa transformation[18] ». Le storyteller de la Dream Society n’envisage pas d’utopie révolutionnaire ou marxiste : sa « transformation » est plus matérialiste que le rêve surréaliste : « transform your business ». On peut y voir une confirmation de l’échec des avant-gardes, leurs procédés et leurs productions n’ayant pas seulement été institutionnalisés par les musées et la publicité, mais tournés contre leur intention : « La société du rêve montre comment une culture de la consommation comme la nôtre raconte des histoires à travers les produits que nous achetons […][19] ». La partie « La chasse au silence et l’injonction de son récit » du texte de Salmon montre cependant que dans une « culture de la communication comme la nôtre », ce dream-telling n’est plus une affaire individuelle comme les rêves que raconte Breton dans Les Vases communicants. C’est une entreprise d’ensemble, structurée et organisée : il s’agit d’un procédé de production synthétisant planification et bricolage : « Les gens confient leur histoire par fragments avec des interruptions continuelles de collègues, qui rajoutent des éléments venant de leur propre expérience… Ainsi se construit une narration collective, polyphonique, mais aussi dissonante, constituée de fragments entretissés, d’histoires qui se parlent, s’échangent, parfois se contredisent, l’entreprise devenant ainsi une organisation narrative (organizational storytelling) dont les récits peuvent être écoutés, régulés et bien sûr contrôlés[20] ». Là où le Manifeste de Breton voulait libérer l’imagination de son instrumentalisation (utilitariste), individuellement ou par des expériences du groupe, l’imagination de la Dream Society donne l’illusion d’une libération pour instaurer une « servitude volontaire ». Le but du surréalisme de pratiquer l’imaginaire pour libérer l’individu, se révèle donc une critique précurseur de son détournement actuel, produisant des récits « régulés et bien sûr contrôlés ».
Mythocratie ou mythe collectif
Une narration collective produisant un « mythe collectif » est un concept central du surréalisme de Breton dans les années 1930. Déjà dans la Position politique de l’art aujourd’hui, ayant constaté « que nous vivons à une époque ou l’homme s’appartient moins que jamais », ce qui montre qu’il ne prévoyait pas l’aliénation de la Dream Society, Breton revendiquait de renoncer à «la création d’un mythe personnel » (notion défendue par Malraux) pour proclamer : « avec le surréalisme […] la création d’un mythe collectif [21]». Et précisant les « limites et frontières du surréalisme » dans La Clé des champs (1953), presque 20 ans plus tard, Breton insiste sur la nécessité de « l’élaboration du mythe collectif propre à notre époque[22] ». Ce n’est pas le moment d’approfondir la question de l’évolution de ce mythe chez Breton[23], comme dans « L’Ode à Charles Fourier » qui proclame un « mythe social ». Mais il est clair que presque au même moment (en 1957), les Mythologies de Roland Barthes avaient une fonction mythocritique différente et analysaient une société qui, pendant les Trente Glorieuses, ne croyait plus avoir besoin d’un mythe collectif et social. Que ce refoulé mythique soit retrouvé, réapproprié ou réinventé par le storytelling peut être apprécié comme une (mauvaise) ruse de l’histoire.
Dans son grand essai Mythocratie, storytelling et l’imaginaire de gauche (2010), Yves Citton définit ainsi l’un des trois concepts de son titre :
Le terme de mythocratie […] désigne aussi la capacité du « mythe » […] à frayer de nouveaux devenirs, individuels et collectifs. […] « Essayer la mythocratie » pour reprendre la citation de Sun Ra qui sert d’exergue à ce livre, c’est précisément s’affronter à l’ambivalence qui permet au mythe (parole, histoire) à la fois de nous endormir et de nous faire rêver pendant notre sommeil, nous frayant par là-même un premier accès imaginaire à ce que nous ne sommes jamais devenus de ce que nous devrions être[24].
Ceci ressemble à une réécriture du projet surréaliste et au lieu de reprendre la citation de Sun Ra, Yves Citton aurait pu aussi reprendre une des citations d’Aragon ou de Breton (Breton exige « une prompte réponse à la question : « Que penser du postulat « pas de société sans mythe social » ; dans quelle mesure pouvons nous choisir ou adopter, et imposer [la scénarisation] un mythe en rapport avec la société que nous jugeons désirable ?[25] »). Face au « mythe social » ou « collectif » de Breton, le « mythe interrompu » de Citton est confronté à la question que pose Florence Botello dans son compte-rendu : « Reste à savoir comment appliquer cette définition à la postmodernité[26] ». Elle renvoie à la référence de Citton à Jean-Luc Nancy et à sa défiance face aux « grands récits ». Avec Nancy, Citton voit dans « l’interruption du mythe » la seule mythologie contemporaine, se manifestant dans une littérature comme :
[…] événement « qui nous arrive aujourd’hui en commun » parce que nous sommes appelés à y réagir à l’horizon d’une « communauté qui arrive » et parce qu’il est de la nature même de l’événement de ne prendre sens qu’à travers les interprétations, les soins et les fidélités dont ses traces font l’objet[27].
Là encore on peut constater plus que des analogies avec le surréalisme, même si la terminologie est différente, par exemple « événement » au lieu de « hasard objectif » ou « rencontre ». Le point essentiel me semble être le « mythe interrompu » qui est mis à la place du mythe collectif et social chez Breton. Pour Nancy, « C’est l’interruption du mythe qui nous révèle la nature disjointe ou dérobée de la communauté. […] Dans l’interruption du mythe, quelque chose se fait entendre, ce qui reste du mythe lorsqu’il est interrompu, rien, sinon la voix même de l’interruption, si on peut dire », et Citton y voit une nouvelle définition de la communauté[28]. Je vois une séparation ou un hiatus entre cette « voix même de l’interruption » et « l’accès imaginaire [par le rêve] à ce que nous ne sommes jamais devenus de ce que nous devrions être ». Dans ce rêve éveillé se dessine l’utopie d’une « vraie vie qui serait ailleurs », mais le mythe interrompu devenu « la voix même de l’interruption » ne peut être que la trace de l’absence du mythe. Si l’un et l’autre coexistent mutuellement, ils s’excluent aussi l’un l’autre. D’un côté, Citton associe cette voix même de l’interruption » du mythe avec l’écriture, par exemple celle de « la syntaxe avortée des personnages de Jean-Luc Lagarce[29] ». De l’autre côté, il cite les « pratiques d’écriture proposées par Wu Ming » comme référence : « Ces récits sont épiques parce qu’ils ont pour objet des faits historiques ou mythiques[30] ». Cela correspond à la revendication « de contre-fictions pour animer, susciter, dynamiser, renforcer, programmer des actions collectives reposant sur nos désirs de compagnonnages et d’exaltations communes[31] ». Entre les deux exemples existe le même clivage qu’entre le rêve « de ce que nous devrions être » et la voix de l’absence en tant que présence du mythe. Et on peut se demander si le storytelling de gauche, voulu par Citton et basé sur cette « écriture » peut avoir plus de chances d’efficacité que le mythe collectif des surréalistes, pour ne pas parler de leur « écriture ». Nous en parlerons plus loin.
Storytelling et fin des grands récits
Le volume collectif sur le storytelling en langue allemande que j’ai mentionné, et qui porte le sous-titre : La production narrative d’identité après la fin des grands récits, propose une appréciation (plus que) globalement positive du storytelling[32]. Le sous-titre est programmatique car il revendique pour le storytelling, qui n’est d’ailleurs jamais défini en tant que tel, une des fonctions traditionnelles qu’avaient les grands récits: la recherche et la production d’identité. Les éditeurs citent dans leur « Introduction » l’œuvre récente de Albrecht Koschorke, Vérité et invention – l’allusion à la grande œuvre de Gadamer (Vérité et méthode) est évidente – qui constate que « la narration intervient dans le monde qu’elle semble seulement refléter, et le laisse d’une certaine manière vraiment se constituer par le processus d’appropriation créative[33] », cette structure fondamentale contribue certainement à la « production d’identité » mais concernant la littérature en général et non pas seulement le storytelling. En outre, après les discussions sur la narrativité de disciplines comme l’histoire, la sociologie ou la philosophie, et leurs discussions sur le savoir de la littérature, on est amené à se demander en quoi consiste la capacité spécifique du storytelling.
Elle est vue dans « l’expérimentation ludique des possibilités d’actions futures », (Koschorke, p. 10), en faisant allusion à une notion privilégiée par Yves Citton : « Une activité de scénarisation [je souligne] peut donc s’appliquer à la fois à des personnages fictifs joués par des acteurs et à mes propres comportements d’individu réel[34] », la « scénarisation » impliquant une dissolution de la frontière entre narration/récit et la vie. Mais cette « scénarisation » peut venir d’en haut, comme l’indique le titre d’un chapitre de Citton, et peut donc être instrumentalisée et manipulée. On se demande quel type d’identité peut ainsi être produit. Citton donne pour cette « scénarisation d’en haut » le bel exemple de l’histoire de Mme de la Pommeraye dans Jacques le fataliste (Mme de Merteuil aurait aussi bien pu faire l’affaire) qui montre de manière exemplaire comment les protagonistes (et les lecteurs) sont conditionnés par ce type de « scénarisation ». Mais ce concept de « scénarisation », spécialement venant « d’en haut » a provoqué des critiques. Françoise Lavocat, qui a participé au dossier sur le storytelling de la revue Lendemains, remarque : « Cette proposition nous semble difficilement compatible avec l’affirmation répétée des sujets de choisir les histoires bonnes pour eux […] Comment la liberté de choix pourrait-elle coexister avec l’éventualité d’être scénarisé à son insu ? » et cette critique concerne également la « production narrative d’identité ». Elle s’étend au storytelling proprement dit, au moins dans la version qu’en donne Citton : « conformément à un topos postmoderne nous n’avons même plus accès aux petits récits […] mais à des fragments, des éclats de narrativité […] Nous avons du mal à comprendre, continue Lavocat, comment un environnement aussi incohérent pourrait produire quelque reconfiguration que ce soit, synthétiser l’hétérogénéité du monde […] donner accès à des mondes possibles, littéraires et politiques[35]».
Le bricolage hétéroclite comme modèle littéraire ?
Indépendamment du fait de savoir si les grands récits ont vraiment disparus de la littérature (il est intéressant que, dans le recueil allemand, on trouve une analyse de Houellebecq), si nous avons encore accès aux petits récits ou si des fragments ou des éclats de narrativité sont devenus le modèle littéraire, la question de la reconfiguration reste essentielle. Les fragments chez Citton ne sont plus ceux du romantisme allemand. Chez Friedrich Schlegel, ce ne sont pas des éclats de quelque chose (dé- ou du passé) mais ils se présentent comme l’esquisse de quelque chose à venir. Chez lui, ces fragments n’ont plus besoin d’un accomplissement dans la réalité extralittéraire, au contraire, ils s’accomplissent dans leur caractère provisoire[36]. Les avant-gardes ont réactualisé cette théorie du fragment, surtout avec la forme du manifeste. Les manifestes entreprennent une sorte de « scénarisation », souvent performative et spectaculaire, mais l’hétérogénéité des manifestes est synthétisée par ce que nous avons appelé, il y a un certain temps, le « projet d’avant-garde[37] », c’est-à-dire celui d’une « reconversion de l’art dans la vie concrète », selon la thèse centrale de la Théorie de l’avant-garde de Peter Bürger[38]. Ce projet peut être qualifié de « grand récit », mais avec la mise en question de la frontière entre l’art et la vie, avec sa situation à l’extérieur de l’intérieur, il évite d’être un projet totalisant. De cette manière, l’avant-garde participe à expérience de ce que Françoise Lavocat désigne comme « frontière » : « l’oscillation qui nous semble intéressante […] l’entre-deux du jeu et du mensonge[39] », et ce n’est pas pour rien que le « mentir vrai » que Lavocat mentionne dans ce contexte, a été proclamé par un ancien surréaliste (Aragon).
Salmon avait déjà souligné qu’après le reflux des grands récits, les anecdotes, le miroitement des petites histoires sont devenus le procédé du storytelling politique. Et Yves Citton, le sous-titre : Storytelling et imaginaire de gauche, souligne qu’il veut remplacer ou au moins opposer à « L’omniprésence des récits (de droite) » (titre d’une partie d’un chapitre, « L’activité de scénarisation »), des récits et un storytelling de gauche. Le storytelling de gauche se sert cependant d’autres sous-formes génériques que les récits de droite. Ceux-ci correspondent à une forme traditionnelle du genre : « un récit doit à la fois […] s’inscrire dans des schémas d’explications causales qui permettent de lui reconnaître une certaine consistance logique et accorder à son récepteur une certaine marge de liberté interprétative. […] C’est de ce type de tension que l’activité narrative tient à la fois sa capacité de rassemblement (potentiellement conformiste) et son pouvoir de transformation sociale (potentiellement émancipateur)[40] ». Mais cet équilibre précaire qui laisse déjà supposer les préférences de l’auteur, est mis en question par « la spécificité de ce qu’il est urgent de construire ensemble » : « un bricolage hétéroclite d’images fragmentaires, de métaphores douteuses, d’interprétations discutables, d’intuitions vagues, de sentiments obscurs, d’espoirs fous, de récits décadrés et de mythes interrompus[41] ». Les éléments de cette belle énumération qui pourraient aussi caractériser certains manifestes dadaïstes (Tzara, Manifeste Dada, 1918) doivent prendre ensemble :
[…] la consistance d’un imaginaire, moins du fait de leur cohérence logique que par le jeu de résonances communes qui traversent leur hétérogénéité pour affermir leur fragilité singulière. C’est à l’émergence d’un tel imaginaire que le présent essai souhaite apporter sa modeste contribution[42].
La dernière phrase montre que cet imaginaire à venir est au centre du projet d’Yves Citton. Mais si la consistance d’un imaginaire doit résulter du jeu de résonnances communes qui traversent les éléments hétérogènes et fragiles, il faudrait être convaincu d’un hasard objectif ou de l’intervention d’une main invisible qui conçoivent la mélodie qui résonne dans chacun des éléments et dans leur ensemble, dans le sens d’une « scénarisation d’en haut ». Et comme Citton ne veut probablement pas réintroduire une téléologie accordant une fonction à chacun des fragments et un sens à leur ensemble, il faudrait supposer l’existence d’un narrateur métadiégétique (hétérodiégétique et extradiégétique à la fois) ayant « écrit en haut » ou dans la « prévoyance » du narrateur dont le pouvoir de consistance est encore augmenté par la métalepse généralisée revendiquée par Citton.
Ce modèle me semble la seule « théorie d’ensemble » dont le storytelling dipose actuellement.
J’ai déjà mentionné les réserves émises par Françoise Lavocat et je voudrais essayer de comparer l’ « émergence de l’imaginaire » auquel Citton veut contribuer avec un autre projet caractérisé par cette émergence, le surréalisme. Sans entrer trop dans les détails de la naissance et du développement de ce mouvement, il me semble significatif que les futurs surréalistes qui écrivent au printemps 1919 Les Champs magnétiques se convertissent au début de l’année suivante au dadaïsme. Les textes des années 1920 à 1922 que Breton réunit dans Clair de terre (1923) et plus encore les manifestes que le mouvement dada « scénarise » pendant cette époque correspondent à l’énumération de Citton, introduite par « un bricolage hétéroclite d’images fragmentaires ». Et cet ensemble est certainement autant caractérisé par un « jeu de résonnances communes » que celui de Citton. Mais comme Dada à Berlin, Dada à Paris fut d’une durée relativement courte. À Berlin, le storytelling politisé échouait avec la révolution sociale du début des années 1920. Dada à Paris trouvait sa fin parce que l’éclatement et la fragmentation permanents ne pouvaient pas être instaurés dans la durée (voir le manifeste-proclamation « Après Dada » de mars 1922). Dans la proclamation-appel « Lâchez tout » (avril 1922), Breton résume l’expérience Dada en citant Tristan Tzara ainsi : « Un jour ou l’autre on saura que, avant dada, après dada, sans dada, envers dada, contre dada, malgré dada, c’est toujours dada » pour en tirer la conclusion que Dada « se prive par là même de toute vertu, de toute efficacité […] Il y a longtemps que le risque est ailleurs[43] ». L’appel se termine par l’apostrophe : « Lâchez tout. Lâchez Dada[44] » etc. Je me demande si la déconstruction et la fragmentation dont l’énumération de Citton fait l’éloge et qu’il semble tenir pour la signature de notre époque, ne correspond pas à la co-présence de l’avant-après-sans-envers-contre-malgré et toujours dada, c’est-à-dire qu’on peut la pratiquer de manière ininterrompu. Peut-être que « le risque est ailleurs ». La question que le mythe interrompu dont il ne reste plus que « la voix même de l’interruption » nous pose est celle de savoir s’il peut mettre en question la frontière entre fait et fiction ou pour le dire avec la Théorie de l’avant-garde, entre l’art et la vie. Nous savons qu’après « Lâchez tout », il fallut plus de deux ans à Breton pour trouver quelque chose. Le résultat fut le Manifeste du surréalisme et ce qui s’en suivit. Si ce manifeste se veut être une « contre-fiction », il est pourtant aussi un grand récit, celui d’une tentative de changer la vie par la reconduction de l’art dans celle-ci.
La question qui se pose donc est celle de savoir si l’on doit remplacer un storytelling de droite comme dirait Citton, ou bien politique selon Salmon, par un storytelling de gauche ou s’il ne faudrait pas mettre en question l’une et l’autre des formes de storytelling. L’une parce qu’elle trouve sa destinée dans l’illustration d’une marque commerciale ou politique et qu’une narration remplissant cette fonction sera bientôt et nécessairement remplacée par une autre. Et l’autre parce qu’elle risque de se perdre et de se complaire dans « un bricolage hétéroclite d’images fragmentaires » sans fin.
Cette question se pose d’autant plus si, derrière le storytelling de droite ou politique ne se cache pas un autre discours, une sorte de méta-discours ou de grand récit. Il y a deux mois, Franco Moretti et Dominique Pestre ont publié dans la New Left Review (mars/avril 2015) un long article sous le titre : « Bankspeak. The language of World Bank Reports[45] ». Analysant les changements linguistiques de ces rapports au cours des cinquante dernières années, ils constatent une tendance nette allant d’histoires-narrations que racontaient ces rapports à leur public, vers des nominalisations et des abstractions de plus en plus nombreuses. « Their abstraction was the perfect echo of a capital that was itself becoming more and more deterritorialized […] freeing a statement from all determinants of place and time[46] ». Le discours peut ainsi se présenter comme étant sans alternatives et gagne un statut autoréférentiel, quasi-grammatical. Peut-être la littérature devrait-elle être une « contre-fiction » à ce discours-là dont il faudrait « interrompre » le mythe. Il n‘est pas sûr cependant que le « mythe interrompu » soit un tel contre-discours et il faudrait peut-être un mythe collectif comme contre-modèle littéraire. Mais au moins devrait-on prendre en compte dans les débats du storytelling l’histoire des avant-gardes du 20e siècle et leurs tentatives de « contre-fictions ».
[1] D. Bougnoux, « Quels récits faut-il à la gauche ? », La Vie des idées, 3.3. 2010. URL : http://www.laviedesidees.fr/Quels-recits-faut-il-a-la-gauche.html, consultée le 19 août 2016.
[2] A. Huyssen, After the Grand Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1986.
[3] C. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008.
[4] Y. Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, 4e de couverture.
[5] Il n’est pas sans intérêt que le débat autour du storytelling n’existe qu’à peine chez les littéraires allemands. Monika Fludernik parle du « conversional storytelling », mais son article porte le titre « Conversional narration, oral narration » (2013) et la conception du GRK (école doctorale) « Faktuales und fiktionales Erzählen » ne mentionne le storytelling que dans un contexte « économique » et « pédagogique ».
[6] C. Salmon, op. cit., 4e de couverture.
[7] Y. Citton, op. cit., p. 12.
[8] W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe – XXe siècle, Paris, Minuit, 2005, p. 80.
[9] C. Grall, « Storytelling entre distance ironique et production d’immédiateté », dans Storytelling in der Romania. Die narrative Produktion von Identität nach dem Ende der großen Erzählungen (dir. C. Krauss, N. Rentel, U. Urban), Berlin, Lit-Verlag, 2014, p. 206.
[10] C. Salmon, op. cit., p. 16-17.
[11] Y. Citton, op. cit., p. 80
[12] C. Salmon, op. cit., p. 31.
[13] L. Aragon, Le Paysan de Paris [1926], Paris, Gallimard, coll. Folio, 1979, p. 145. Nietzsche avait déjà demandé en 1888 : « Et combien de dieux sont encore possibles ? », dans : Nachgelassene Fragmente, Kritische Studienausgabe, Bd 13, München, dtv, 1999, p. 525.
[14] Ibid., p. 146.
[15] Ibid.
[16] M. Murat, Le Surréalisme, Paris, Livre de poche, 2013, p. 106-107.
[17] H. Blumenberg, Arbeit am Mythos, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1979, p. 15.
[18] A. Breton, Œuvres complètes, vol. II,Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1992, p. 208.
[19] C. Salmon, op. cit., p. 40.
[20] Ibid., p. 55-56.
[21] A. Breton, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 439.
[22] A. Breton, Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1999, p. 667.
[23] Voir: W.Asholt « L’avant-garde, le dernier mythe de l’histoire littéraire ? », dans Les Mythes de l’avant-garde (dir. V. Léonard-Roques et J.-Ch. Valtat), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 19-32.
[24] Y. Citton, op. cit., p. 16-17.
[25] A. Breton, « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » [1942], Œuvres complètes, vol. III, op. cit., p. 10.
[26] F. Botello, « Ce que peuvent les récits », Acta fabula, vol. 11, n° 9, Essais critiques, Octobre 2010, URL : http://www.fabula.org/revue/document5924.php, consultée le 19 août 2016.
[27] Y. Citton, op. cit., p. 165.
[28] Ibid., p. 163.
[29] Ibid., p. 165.
[30] Ibid., p. 167.
[31] Y. Citton, « Contre-fictions en médiocratie », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, dossier « Fictions et démocratie », n° 6, 2013
[32] Storytelling in der Romania. Die narrative Produktion von Identität nach dem Ende der großen Erzählungen, op. cit.
[33] A. Koschorke, Wahrheit und Erfindung. Grundzüge einer allgemeinen Erzähltheorie, Fankfurt, Fischer, 2012, p. 22.
[34] Y. Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, op. cit. p. 85.
[35] F. Lavocat, « Du récit au “storytelling”: enjeux pour la fiction », Lendemains, dossier « Storytelling »(dir. C. Krauss et U. Urban), vol. 38/n°149, 2013, p. 19 et 20.
[36] Voir P. Büger, Prosa der Moderne, Francfort, Suhrkamp 1988, p. 67-79.
[37] W. Asholt et W. Fähnders, « Projekt Avantgarde », dans Die ganze Welt ist eine Manifestation. Die europäische Avantgarde und ihre Manifeste (dir. W. Asholt et W. Fähnders), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 1-18.
[38] P. Bürger, Théorie de l’avant-garde, trad. J.-P. Cometti, Paris, Questions théoriques 2013, p. 89.
[39] F. Lavocat, op. cit., p. 23.
[40] Y. Citton, op. cit., p. 72.
[41] Y. Citton, op. cit., p. 16.
[42] Ibid.
[43] A. Breton, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1988, p. 262-263.
[44] Ibid.
[45] F. Moretti et D. Pestre, « Bankspeak. The Language of World Bank Reports », New Left Review, mars-avril 2015, p. 75-99
[46] Ibid., p. 92 et 96.