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« Et pourtant ». Hugo, Kafka : le bond hors du mythe

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

On se propose, en ces lignes, de considérer le storytelling comme une forme particulière de récit mythique, comme un « néo-mythe ». Du « mythe », nous retiendrons essentiellement six traits qu’il nous semble retrouver dans le récit néolibéral. Le mythe célèbre la gloire de l’activité, de la réalisation (d’une action, d’un objectif). Il raconte un changement ; le récit néolibéral, lequel transforme cet aspect en un principe à la fois narratif et existentiel, reposant pour sa part sur une « injonction constante au changement[1] ». De la sorte, se constitue, se consolide un Moi[2], un sujet, individuel et/ou collectif : selon un principe de dramatisation orientée, le récit présente les progrès du sujet individuel, ou la manière dont une communauté, son « esprit », prennent corps. C’est la structure du récit, sa temporalité « courbe » pourrait-on dire, qui en signale la complétude et l’homogénéité, en manifeste la signification : les épisodes s’enchaînent, début et fin se répondent. Une continuité, plus généralement, est établie entre le sensible et l’idéal, le concret et l’abstrait, l’immanent et le transcendant. Ce récit mythique, enfin, construisant une image réconciliée et complète, appelle l’identification et la répétition : ce qui a été raconté est porteur d’un sens, d’une sagesse à reprendre, indéfiniment[3]. Le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe a précisément insisté sur ce point :

Le mythe a toujours fonctionné comme un dispositif chargé de procurer une identité à ceux qui y adhèrent, d’une manière ou d’une autre. Et adhérer au mythe, cela veut dire se laisser dicter par lui, consciemment ou inconsciemment, les conduites pratiques de l’existence[4].

À ce mythe[5], à la forme de récit qu’il promeut et déploie, à cet impératif de la liaison (entre soi et soi, entre soi et le monde, entre les membres du collectif, entre le sensible et l’idéal, entre le récit et le lecteur), on opposera ici deux gestes, radicalement différents[6], d’écrivains : celui de Victor Hugo (dans Les Misérables[7]) et celui de Franz Kafka dans quelques nouvelles[8] – retenues soit parce qu’elles sont des réécritures de « mythes », soit parce qu’elles sont particulièrement emblématiques de la manière de faire de l’écrivain, de l’effet et du ton Kafka. Sans doute y a-t-il quelque paradoxe à mobiliser face au storytelling et au mythe, des œuvres littéraires qui en sont si éloignées dans l’espace et le temps. Mais leur actualité est toujours celle que leur confère un acte de lecture. Son objet ? Ce que Hugo et Kafka nous font ici et maintenant, ce que nous faisons avec Kafka et Hugo, la manière dont ils nous permettent d’échapper à l’emprise du storytelling, en dessinant un autre espace, que nous appellerons le Tiers lieu littéraire. Une perspective attentive au jeu des formes, aux formes comme propositions et réponses, permettra d’articuler les différents aspects du bond hors du mythe auquel nous sommes conviés. Hugo et Kafka brisent, disjoignent, déplacent ou débordent ce que les récits mythiques assemblent et développent (1. « Défaire le mythe ») ; refusant le mythe comme son envers critique, ils proposent, dans l’interstice, une forme différente de fiction, présentant d’autres modes de significations (2. « Le tiers-lieu littéraire ») ; leur voix, leur parole, rend sensible à la possibilité d’une signifiance à « rebrousse-poil », à l’écart des lois du monde, et donne peut-être au récit une dimension et une tâche « prophétiques » (3. « Une écriture prophétique ? »).

Défaire le mythe

       « Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée […] » : la version kakfaïenne de l’histoire nous place d’emblée non dans le temps de l’action héroïque ou de sa motivation – « parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes » – mais dans celui de l’après – « il fut enchaîné sur la Caucase » (544). Kafka aborde la légende par le milieu[9], se focalise sur une seule de ses parties, déplaçant en quelque sorte le lieu du récit. Étrange(s) récit(s) d’ailleurs qui, en un étonnant décentrement, fait, dans son ultime élan, du rocher et non de Prométhée, le véritable héros de l’histoire. Le changement de lieu apparaît plus manifeste encore chez Hugo, prenant pour objet un groupe à l’écart, les « misérables », qui subit l’histoire et l’Histoire, plus qu’il ne la fait. Jean Valjean, Gavroche, Thénardier, Javert même vivent dans les marges de la société plus qu’ils n’en sont les représentants. Aucun n’occupe le cœur bourgeois de la vie parisienne. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Valjean, et le roman avec lui, en viennent à parcourir l’espace caché, souterrain et profond des égouts (t. II, V, 2 et 3), pour y trouver leur vérité. Rien d’étonnant non plus à ce que le personnage proclame jusqu’au bout sa pauvreté – « Mes enfants, vous n’oublierez pas que je suis un pauvre » (t. II, V, 9, 5, p. 1943) – et son exclusion, son « extranéité » – « Je suis le malheureux ; je suis dehors » (t. II, V, 7, 1, p. 1097).

Les personnages de misérables apparaissent, plus globalement, dépourvus de qualités. L’entreprise de « déshéroïsation » va jusqu’à les priver d’identité. Même dans le cas de Jean Valjean, le roman ne constitue pas le personnage en Sujet. Qu’on pense au fameux chapitre, « Une tempête sous un crâne » (t. I, I, 7, 3, p. 320), centré sur les tourments intérieurs d’un Valjean déchiré : le mode de représentation de sa vie intérieure en fait un champ de forces plutôt que, sur le modèle de l’individu, l’incarnation d’une idée ou d’une qualité. Bien plus tard, la fin du personnage, qui pourrait donner lieu à un tableau sublime, à la célébration emportée de la grandeur d’une figure, souligne l’échec et l’effacement d’un être. Le roman ne s’achève d’ailleurs pas sur les derniers instants de Valjean mais sur l’évocation de son tombeau, peu à peu englouti par la végétation, et sur la mention de l’épitaphe en alexandrins « qui probablement sont aujourd’hui effacés » :

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,

Il vivait. Il mourut quand il n’eut plus son ange ;

La chose simplement d’elle-même arriva,

Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.

(t. II, V, 9, 6, p. 1946)

La simplicité du style, la brisure de l’alexandrin par l’organisation syntaxique, le mouvement même de l’énonciation mettent en scène une disparition : celle du jour, du personnage et du texte. L’explicit du roman, passant « d’une véritable suractivation de la parole à son amuissement progressif[10] », d’une expressivité du personnage à son retour au silence et au vide, dit bien une impossible constitution et l’effacement final d’une trajectoire.

Si le recours à la première personne, chez Kafka, semble parfois poser un sujet, le mouvement du texte, comme dans « Une vieille page », déroule un processus de réduction de l’espace intérieur (l’homme se résume à son territoire et à la lutte qu’il mène) comme de l’espace extérieur. En une série de brèves scènes et de petits tableaux, n’est proposée que l’investigation minutieuse d’un univers clos et réduit. Plus éclaté, « Prométhée » expose quatre modes de dissipation du sujet et de résorption de la narrativité : par la mort (première légende) par l’identification avec la neutralité, l’opacité du rocher (deuxième légende), par le passage du temps, l’oubli du sens de l’histoire et du combat mené (troisième légende), par la fatigue d’être, pourrait-on dire (quatrième légende, qui supprime jusqu’à la mention de la figure).

C’est que l’écrivain procède plus globalement par soustractions successives, « retire chaque affirmation une fois qu’énoncée[11] ». Le mouvement du récit est celui d’une annulation, d’un retrait du sens. Aucune action, dès lors, ne se réalise pleinement ; le texte ne raconte que l’impossibilité de l’acte, qu’une « contre-action[12] ». Prométhée n’est-il pas dans la mythologie grecque l’incarnation même de la gloire de l’Acte ? Il perd progressivement, chez Kafka, tout rapport à l’histoire qu’il a enclenchée : la lutte cesse, ainsi que le souvenir de cette lutte et de ses raisons. « Les armes de la ville », représentant a priori la génération, active et contestatrice, de Babel, se présente, en réalité, comme « le récit de son propre effacement : d’ajournement en ajournement, l’histoire qu’il se proposait de raconter se dissout jusqu’à s’évanouir, de même qu’à force de perfectionner les moyens de sa construction, celle-ci [la tour] finit par être abandonnée. Le passage biblique se retourne en son contraire[13] ».

Pourquoi donc donner aujourd’hui jusqu’à la limite de ses forces? Cela n’aurait de sens que si l’on pouvait espérer bâtir la tour dans le temps d’une génération.

Il ne fallait pas compter là-dessus. Il était beaucoup plus logique d’imaginer, tout au contraire, que la génération suivante, en possession d’un savoir plus complet, jugerait mal le travail fait, abattrait l’ouvrage des devanciers et recommencerait sur de nouveaux frais.

De telles idées paralysaient les forces et, plus que la tour, on s’inquiétait de bâtir la cité ouvrière. Chaque nation voulait le plus beau quartier, il en naissait des querelles qui finissaient dans le sang. (550-551)

La nouvelle ne raconte plus une construction, une action collective et sa condamnation par le divin, mais les raisons d’une non-construction, en l’absence du divin : à la lutte contre la transcendance se substitue la lutte entre les hommes, à l’activisme unificateur et totalisant, s’opposent l’éclatement des rationalités et la procrastination généralisée. De ce fait, la progression du récit semble s’enrayer : loin de toute linéarité orientée, le texte kafkaïen présente des personnages qui, pensant toujours avoir du temps, n’ont en fait pas d’avenir et n’habitent pas leur présent. La temporalité flottante, déréglée du récit n’est plus saisissable.

En ce sens, la composition de ces récits diffère de celle des mythes ou des tragédies et l’on pourrait reprendre en ce point l’opposition que dégage Jean-François Lyotard entre le récit de L’Exode et celui des mythes :

Le livre de l’Exode raconte une histoire ou des histoires qui ne sont pas agencées à la manière des mythes. Dans ceux-ci […] la fin répond au commencement, lui fait « rime », écrivait Hölderlin, de sorte que les événements sont résorbés dans le vouloir-dire d’un destin, qui vaut moralité. La sortie d’Égypte est commandée non par un destin d’accomplissement, mais par la promesse d’une destination. Cette promesse se solde, se monnaie en avatars, bonheurs et malheurs, très concrets, petits ou grands, énigmatiques comme dans les récits de Kafka parce qu’ils sont tous naturels et nullement naturels. […] La vérité ici n’est pas l’appropriation du sens de l’événement, elle est de le lire (de l’écouter), un effort qui aussitôt disperse ou épanouit ce sens […][14].

Les forces antagonistes ne se conjoignent pas, aucune communauté « naturelle » ne s’établit. Dans « Une nouvelle page » notamment, revient inlassablement l’idée d’un « désassemblement », d’une division de la communauté. L’énonciation en première personne a aussi pour effet de marquer l’isolement du narrateur, tout entier défini par sa parole et ses vains efforts pour comprendre le sens de ce qui arrive.

Sur un tout autre mode, la composition du roman de Victor Hugo manifeste un même éclatement du sens et de la collectivité, qui empêche la constitution d’un mythe. La marque la plus évidente de cette atomisation et de ces écarts est peut-être la fréquente absence d’adéquation entre les titres et le contenu des parties ou des chapitres du roman. Pensons à l’étonnante manière dont est introduite dans l’œuvre une figure aussi importante que Marius. Alors qu’il donne son nom à la troisième partie du roman (la fin du livre premier de la troisième partie, p. 821, annonce le personnage de Marius mais à la page suivante il est question de Monsieur Gillenormand), le personnage ne surgit qu’à la fin du Livre premier de cette partie, au détour d’une page, après l’évocation détaillée du gamin de Paris et de Gavroche. Manière de donner à éprouver, dans la composition même du roman, la « déliaison » régnante. On ne reviendra à Marius que quinze pages et deux chapitres plus tard. La manière dont Les Misérables, plus généralement, fait se télescoper en permanence des destins, des trajectoires, passant sans transition d’un personnage à un autre, en un récit étoilé, « mal cousu[15] », accuse les fractures de la communauté présentée. Êtres et réalités, à Paris notamment, existent juxtaposés plutôt que coordonnés, comme dans l’immeuble de Marius, masure « habitée par plusieurs individus qui, du reste, comme cela est toujours à Paris, n’avaient aucun lien ni aucun rapport entre eux. » (t. I, III, 1, 13, p. 819)

C’est parfois même d’une phrase à l’autre, que l’absence de lien, le refus de l’enchaînement causal, s’expose outrageusement : « pourquoi s’appelait-il Gavroche ? Probablement parce que son père s’appelait Jondrette » (t. I, III, 1, 13, p. 821) lit-on par exemple. Le lecteur éprouve un écart, un vide, une séparation, par la « contre-action » du texte.

En un sens, nos auteurs s’en prennent même au récit. Qu’est-ce qu’un récit – nous sommes chez Kafka – donné sans explication, sans la présence d’un métadiscours accompagnant la présentation des faits, des êtres et des événements ? Un récit qui prive le lecteur, en manque, de repères, qui le livre à lui-même ou au texte, sans médiation constituée et constituante. Qu’est-ce qu’un récit à l’inverse – nous sommes chez Hugo – constamment noyé, débordé, par le discours narratorial ? Un récit travaillé par l’abstraction, pulvérisant et élevant tout à la fois – par télescopage et arrachement – le sens immédiat de l’histoire racontée. Interrompant la narration par d’incessantes digressions, philosophiques, politiques, sociologiques ou poétiques, contestant la domination du régime narratif par le flux d’une parole en excès, Les Misérables est aussi un roman qui « remet en cause la prédominance du récit comme mode de configuration majeur[16]. »

Intrigue, action, sens, personnages, Sujet : tout ce qui fait la fiction – invention d’une structure et connaissance tout à la fois – se retrouve ainsi chez Hugo et Kafka déformé ou déplacé.

Le tiers-lieu littéraire

Nous n’avons pas fait davantage, jusqu’ici, que de lire leurs textes comme des contre-mythes. Ce pourrait être assez, si cette approche n’impliquait pas une forme d’infidélité aux textes de Kafka, au roman de Hugo et à ce qu’ils produisent. Car nos auteurs ne se contentent pas d’opposer au mythe le désenchantement d’une démythification, au « continuisme » unitaire du mythe la division tranchante d’un contre-récit, de se placer dans le camp du « réel » contre l’intelligible. Chez Kafka, lisons-le comme un symptôme, le récit ne donne figure ni au Mal ni au Bien : un malaise, un « boitement », est représenté et donné à éprouver, mais dans la forme d’un récit. Faut-il alors jouer, lisant Kafka, le particulier, l’humain, l’infraordinaire, l’infime, contre le « général », le « gigantisme » ou l’extra-ordinaire du récit mythique ? Ou, lisant Hugo, l’expressivité emportée, le lyrisme emphatique, la particularité des figures, contre la hauteur et l’exemplarité du mythe ? Frappe plutôt la manière dont Kafka et Hugo abandonnent ou contournent un certain nombre d’oppositions paradigmatiques. Contre tous les dualismes faciles, nos auteurs dessinent une troisième voie, construisent d’autres configurations narratives et signifiantes, en un autre espace qu’on pourrait appeler le « tiers-lieu littéraire ». Il faut trouver un passage, penser entre les catégories. « On casse le tic tac du oui / et du non[17] ».

En ce point, les méthodes divergent et l’on considèrera pour commencer le singulier régime narratif du texte kafkaïen et sa manière d’inquiéter le sens. Si un récit comme « Les Armes de la ville », par exemple, semble être l’histoire d’une suite d’atermoiements et d’un échec, sa ligne narrative principale fait progressivement place à une série de micro-histoires et d’événements « latéraux ». Le combat vertical – les hommes contre Dieu, le monument comme prolongement de l’affirmation humaine… – n’aura pas lieu, mais des liaisons étranges et horizontales s’établissent. La question de la possibilité d’une relation s’en trouve déplacée et problématisée.

Cette progression du récit sur deux plans en même temps prend parfois la forme d’une superposition sémantique. « Je sais nager… » raconte littéralement deux choses à la fois : l’histoire de celui qui sait nager et l’histoire de celui qui ne sait pas nager, qui est encore celui qui ne sait pas nager. Le sujet de l’énonciation et l’énonciation du récit sont le lieu de la rencontre entre le passé et le présent, de la coexistence des deux moments. Le texte s’engage sur une voie sans en avoir fini avec la voie opposée ; il fait éprouver le temps comme instabilité et coexistence – à la fois A et non A –, non comme enchaînement causaliste. Dans « Une vieille page », le narrateur, dans le même souffle, en appelle à la raison, à la logique, et la congédie, en brandissant la nudité d’une volonté de vivre. De la même façon, en déclinant en quatre récits l’histoire de Prométhée, la nouvelle éponyme défait la nécessité, l’inéluctabilité de ce qui est raconté et desserre l’étau tragique. Aucune version n’est la « vraie » : la vérité tient à la pluralité et aux possibles articulations des quatre versions. Tel est le régime de sens « instable » que promeut le texte kafkaïen, opérant par « disjonctions inclusives[18] », avançant par étoilement des significations et entremêlement des couches de sens.

Toute avancée suppose une correction, tout blocage appelle une relance, affirmations et concessions se succèdent, chiasmes, parallélismes, inversions animent l’émergence du sens, dilemme, paradoxes, oxymores en dramatisent la manifestation. « Assaut contre les frontières[19] », l’écriture de Kafka attaque et fait dévier tout ensemble, paralyse et met en mouvement personnages, significations et lecteurs. Dès lors, le « sujet » kafkaïen ne peut être celui du storytelling contemporain : le discours, en effet, va et vient, du personnage au monde, des êtres aux choses, des présences aux obstacles. Dans « Une vieille page » notamment, tout est toujours avec, aucune réalité ne peut être envisagée en soi. Le discours oscille pareillement entre le singulier et le général, entre le cas particulier et l’idée abstraite. La pensée « joue à la généralité, mais n’est pensée que prise dans l’épaisseur d’un monde réduit à l’unique[20]. » Rapportant le singulier au général, corrigeant le général par le singulier, le récit kafkaïen n’est donc pas fondé, comme dans le storytelling, sur la rupture ou l’épiphanie, mais sur l’exploration de rapports, la reprise d’éléments qui reviennent, comme si aucune visée ne pouvait arrêter le mouvement et la distinction des niveaux. Tout se passe comme si les récits kafkaïens – d’où la fascination qu’ils suscitent – exposaient littéralement le processus de constitution de leur sens.

Constitution compliquée, complexe, qui dispose des univers en vis-à-vis, sans les faire se rencontrer. Ainsi d’« Une vieille page », reposant sur une distinction-séparation des plans et des mondes. Les protagonistes appartiennent à des espaces hétérogènes et ne communiquent pas, ou pas directement. Ici, on ne parle pas la même langue, comme s’il n’y avait récit que de la séparation, de la confrontation à une altérité, loin de toute croyance en l’évidence et la simplicité du dialogue[21]. Aucune parole ne s’échange, le discours est ici puissance de division plutôt que d’union, l’histoire est occasion d’un mouvement plus que d’un jugement. Au cœur de la nouvelle donc : la structure du malentendu, mais d’un malentendu non tragique. « C’est un malentendu et nous en périssons. » (490) Aucun élément extérieur, aucune impulsion du sujet, ne vient relever ou résoudre la situation. Mais l’exposition de la non-coïncidence des plans et des conséquences de cette disjonction produit un récit pluralisé, le récit d’un monde pluralisé : il n’y a qu’un seul monde (tous les personnages, toutes les entités, sont mis en relation), à l’intérieur duquel se distinguent cependant des « petits » mondes, dont le récit dégage les zones de frottement et de rapport paradoxal.

Ces mondes sont, dans « Une vieille page », au nombre de trois : le narrateur, le peuple, sujet agressé, bouleversé, du côté du Logos ; les Barbares, altérité qui attaque et dérange, du côté du désir et de la vie nue ; L’Empereur, bloc compact et indifférent, présence en retrait. Appelons cela la loi du trois : chez Kafka, un troisième terme toujours (la pierre ou les aigles dans « Prométhée », l’autre « je » dans « Je sais nager… », l’optimisme historique dans « Les armes de la ville »,…) vient introduire du jeu dans les face-à-face, instaure un suspens ou un suspense, révoque les antithèses figées[22], et participe à la reconfiguration de l’univers et du sens.

Mais l’antithèse, ici rejetée, peut aussi être l’instrument de cette reconfiguration. Dans Les Misérables, si riche en antithèses, la figure de style, au cœur de la vision du monde de Hugo, est le nom d’une « loi de succession et de contraste » (t. II, IV, 15, 1, p. 1550). Confrontant, opposant, à l’échelle de la phrase comme du roman en son entier, deux termes, l’antithèse « fait la lumière[23] » parce qu’elle permet à la fois de saisir la singularité des pôles opposés et de concevoir la possibilité d’une synthèse. Avec elle, les symboles, les hyperboles, le pathétique contribuent à cette intensification de la représentation, qui fait voir autrement. Mais ce que l’antithèse fait voir est une réalité complexe, dans laquelle tout attribut, toute identité, répond un autre attribut, une autre identité. Le gamin de Paris est un « géant » tout autant qu’un « marmot » ; « Cet enfant du bourbier est aussi enfant de l’idéal » (t. I, III, 1, 9, p. 809). Tout le sens de l’antithèse et, au-delà, du récit hugolien tient en cet « aussi », en cette manière d’organiser la « coexistence des contraires » et d’échapper à toute idée d’une identité simple. Saut de Hugo, passant d’une figure qui arrête à une vision ouverte, en mouvement : « ce que les rhétoriques appellent l’antithèse » est en fait « la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses[24]. » Écrire une réalité (idée, être, événement, lieu ou chose) consistera dans cette perspective à en trouver le point de contradiction, le point de division et, dans le même geste, à élaborer un passage, une articulation paradoxale et transitionnelle.

Car le roman hugolien, refusant les liens évidents et univoques, tisse des relations, fait surgir des rapports inédits. Sur le plan narratif d’abord, par son écriture de la scène, la multiplication des coïncidences[25], des scènes de rencontres, par son principe de condensation événementielle et de dramatisation. Sans cesse les univers, les zones sociales, les personnages (Javert-Fantine, Valjean-Marius, Valjean-Thénardier, Valjean-Javert, Marius-Gavroche…) sont mis en présence. Sur le plan de l’écriture, ensuite, antithèses, oxymores, et, surtout, métaphores, établissent des relations entre ce qu’on pensait sans rapport. Cette puissance de liaison « imageante », fait de toute réalité évoquée une entité hétérogène. Exemple emblématique de cette constitution d’une réalité composite et contradictoire, la description de la masure Gorbeau : « Phrases alambiquées, balancements, oppositions, tout dans cette description met en valeur la composition complexe et contradictoire de la masure Gorbeau[26]. » « C’était un lieu habité où il n’y avait personne, c’était un lieu désert où il y avait quelqu’un […]. » (t. I, II, 4, 1, p. 597). La masure est d’ailleurs située dans un terrain vague en périphérie, dont la nature emblématise la démarche et le regard mêmes du romancier. Pensons à la manière dont ce terrain est décrit par le regard du narrateur-promeneur : « Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin de l’herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure divin, commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêt extraordinaire. » (t. I, III, 1, 5, p. 798-799) La banlieue touche autant à l’ancien qu’au nouveau Paris industriel : à proximité se trouvent des ruines urbaines mais aussi des usines qui répandent « la tristesse lugubre des angles droits ». Comme l’a bien souligné Wolfram Nitsch[27], la masure Gorbeau, entourée de ce terrains vagues, apparaît dans cette perspective comme « un lieu éminemment intermédiaire », entre l’agitation urbaine et le vide de la campagne, entre le passé et le futur. Nul hasard à ce que la masure ait un double numéro « numéro 50-52 » (t. I, II, 4, 1, p. 600). Le lieu principal de l’action du roman est, au sens strict du terme, insituable. Tel est lieu du romanesque hugolien : un espace intersticiel, transitionnel, décentré[28], mais que le discours du roman fait saillir. Leregard et la voix du flâneur, en ce cinquième chapitre du Livre « Paris étudié dans son atome »,introduit ainsi à un autre rapport au temps et au tout, à un autre sujet, double et flottant. L’espace n’est plus simplement investi et caractérisé par des codes et des signes sociaux, il mélange, mêle des traits, comme l’être, à la fois particulier et typique, qu’il abrite : le gamin de Paris. Plongé dans la misère, cette figure, dont Gavroche est l’incarnation, est une contradiction vivante, qui brouille les partages générationnels, symboliques, sociaux. Raconter les misérables, c’est inventer des identités inédites. Un plus avant dans le roman, les enfants des Thénardier sont décrits de la sorte : « misérables êtres qui n’étaient ni des enfants, ni des filles, ni des femmes, espèces de monstres impurs et innocents produits par la misère » (t. II, III, 8, 4, p. 1013). Le roman ne repose pas seulement sur un changement de focale, un ajustement ou un déplacement du regard : il s’agit plutôt de gagner un lieu qui rend impossible les mesures, ou force à un changement d’unité de mesure, par les connexions aberrantes qui y sont établies.

D’un personnage à l’autre, à une échelle plus vaste, des convergences et des divergences sont exposées. On retrouve certes dans le roman une identité diffractée – celle de misérables –, un fonctionnement par séries, mais la différence entre les misérables (entre Thénardier et Valjean par exemple) est affirmée. Cette différence est marquée par les prédicats qui caractérisent ses figures et leur action propre, mais des événements discursifs ou narratifs les font entrer en rapport. Le récit hugolien repose donc sur le principe de la « synthèse disjonctive », telle que la définit G. Deleuze : « chaque “chose” s’ouvre à l’infini des prédicats par lesquelles elle passe, en même temps qu’elle perd son centre, c’est à-dire son identité comme concept ou comme moi. À l’exclusion des prédicats se substitue la communication des événements[29]. » Mais, précise le philosophe, «[L]e procédé de cette disjonction synthétique affirmative […] consiste dans l’érection d’une instance paradoxale, point aléatoire à deux faces impaires, qui parcourt les séries divergentes comme divergentes et les fait résonner par leur distance, dans leur distance[30] » . Dans Les Misérables, peut-être cette instance paradoxale, élément mobile qui fait le lien, en manifestant leur écart, entre les éléments de la série, est-elle la figure de Marius, personnage à cheval sur les identités, les temps et les lignes narratives (il est lié par son père à Thénardier, par Cosette à Jean Valjean, à Gavroche ou Éponine…).

Écart, attention à la marge, établissement de relations inédites, mise en mouvement du sens[31] : l’image du polype – utilisée pour caractériser l’égout[32] ; « L’égout, en effet, reçoit tous les contrecoups de la croissance de Paris. C’est, dans la terre, une sorte de polype ténébreux aux mille antennes qui grandit dessous en même temps que la ville dessus. » (V, 6, 6, t. II, p. 1701) – pourrait être considéré, nous suivons ici Judith Wulf, comme l’emblème de ce que fait le récit hugolien. Tel un polype, le roman polymorphique qu’est Les Misérables avance sur plusieurs plans à la fois (narratif, pathétique, philosophique, symbolique…), et articule des réseaux de sens et des modes énonciatifs différenciés : récit, méditation lyrique, roman d’aventure, description, drame, analyse sociologique, essai philosophique, roman historique, roman d’analyse, roman policier, traité de physiologie… Loin du discours unifié du storytelling, visant à donner image au pouvoir, la mobilisation du multiple et du minoritaire.

Le polype offre une nouvelle forme de multiplicité ; […] soustraction, creusement de flux minoritaires qui étendent le champ de forces en introduisant une nouvelle forme de déséquilibre. Le polype ne se contente pas de multiplier les connexions mais il en introduit de plus faibles, courants sous-jacents qui l’empêchent de se stabiliser dans un courant dominant[33].

De la sorte, émergent une communauté et une réalité, celle, par-delà de la logique sociale, des « déclassés », des « misérables ». Le discours narratorial, élargissant la portée des figures par des métaphores cosmiques, croisant méditation philosophique et élans lyriques, la structuration de l’œuvre, faisant entendre des échos, tissant des relations nouvelles et hasardeuses entre les réalités et les significations, construisent une « identité » plus métaphysique que sociale. Comme chez Kafka, l’invention esthétique ne consiste plus simplement à « défaire » l’ordre sensible commun mais aussi à proposer, loin de toute finalité directement expressive ou narrative, une autre articulation des différentes parties du monde. Ni agonique (une littérature de contestation, ou de combat), ni utopique (la projection imaginaire d’un autre lieu, d’un ailleurs désirable), la littérature devient représentation virtuelle. Tourbillon du sens d’un côté (Hugo), étrangeté, consistance de l’univers construit de l’autre (Kafka), nos auteurs échappent à la simple opposition extraordinaire-infraordinaire.

Disons le autrement, avec J.-L. Nancy : les récits de Kafka et de Hugo importent aujourd’hui en ce qu’ils sont des récits du sens, au sens fort du terme[34], qui font voir ce qu’est le sens en vérité : « Le sens est en somme le fait du fait, la poussée et la pulsation qui le mettent au monde et qui font ainsi un “monde”, c’est-a-dire un espace de circulation de sens[35] ». « Ici, la vérité est l’impossibilité d’arrêter le sens[36]. » Ces récits, plus précisément, conjoignent deux procédures : ils sont achevés, séparés – distinguons le tranchant de leur singularité, de leur unicité consistante, de la répétition, du caractère « sempiternel » du storytelling – et en même temps dans l’incomplétude – distinguons l’ouverture de l’infini, de la boucle, du « bouclage » du storytelling. La littérature « expose simultanément la finitude du récit découpé et l’infinitude du flux dans lequel il est découpé[37]. »

Un discours-méditation du narrateur hugolien, interrompant pour un temps le récit de la vie de J. Valjean et de Cosette dans leur maison de la rue Plumet et s’attardant sur le jardin, théorise ce principe anarchique de prolifération des liaisons dans toutes les directions, sans mesure aucune :

Tout travaille à tout.

L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose ; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule ? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l’être, et les avalanches de la création ? (IV, 3, 3, t. II, p. 1201) 

Dès lors, l’instrument du romancier est aussi bien le microscope que le télescope : « Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? Choisissez. » Microscope ou télescope, la perspective littéraire pluralise l’univers et dégage, dans les interstices, des modes de liaisons paradoxaux, de nouvelles voies de circulation du sens.

Une écriture prophétique ?

Il est cependant une autre façon de lire les nouvelles de Kafka et le roman de Hugo. Les Misérables, présentant curieusement, dans la partie intitulée « Marius », le gamin de Paris puis Gavroche, avant d’arriver au personnage de Marius, institue de la sorte un sujet – le gamin de Paris – sujet à la fois singulier et collectif dont le sens même tient à son pouvoir de retournement et de vivification du monde, comme ajouté au réel.

L’espace exploré par le récit kafkaïen est également, sur un tout autre mode, la « zone frontière entre la solitude et la vie en commun[38] ». Le « nous » d’« Une vieille page », utilisé par un être sans qualités, arrache le texte au lyrisme de la complainte sans se référer à une catégorie constituée sur laquelle viendrait s’appuyer le texte. Les personnages ne viennent pas d’une histoire, comme dans le mythe, mais font naître l’histoire. Ils n’ont pas une histoire, ils la produisent. L’énonciation institue dès lors une collectivité confrontée à des questions politiques (un espace à défendre, des ordres à respecter…). L’émergence d’un espace, d’un groupe, d’un être, chez Hugo (Paris, le gamin de Paris, Gavroche), d’une voix chez Kafka, n’ont donc pas pour fonction d’opposer une subjectivité, une singularité, au collectif, au général, mais d’en manifester une autre articulation, débordant, « supplémentant », les identités établies. Dans le vocabulaire hugolien, déployer une âme, et non un moi, comme dans le storytelling contemporain.

À l’échelle de la phrase comme à celle du récit, le cheminement du sens en passe par une interruption, une rupture, un détournement. Ce qui est posé est déposé par une autre affirmation, qui manifeste le surgissement d’une force, d’un sujet, encore méconnu. Aussi bien la vérité est-elle, chez nos auteurs, l’interruption du sens. Ainsi de cette phrase des Misérables : « Qu’un chat puisse se changer en lion, les préfets de police ne le croient pas possible ; cela est pourtant, et c’est là le miracle du peuple de Paris. » (I, 3, V, p. 197) Le renversement oppose, de part et d’autre du point-virgule, le possible et l’impossible, l’état d’une situation et une réalité neuve. La structure est récurrente[39] et se retrouve à l’échelle du roman en son entier pour en dire la possible bascule. Présentant, saisissant un personnage (Jean Valjean…), un lieu (l’espace parisien…), une situation (un certain rapport entre personnages), un événement (les insurrections parisiennes…) comme un tout, porteur de sens, Hugo en fait voir en même temps un autre aspect, en surplus, qui bouscule les significations établies. Lors de la première évocation de la masure Gorbeau (t. I, II, 4, 1, p. 597-604) le lieu et l’espace urbain qui l’entoure apparaissent liés à une obscurité négative, à la mort et au crime. Mais le roman fait plus tard retour sur le lieu, lors de l’évocation du gamin de Paris et de Gavroche, qui y introduit vie et mouvement. De la même façon, la peinture des terrains vagues de la banlieue parisienne, essentiellement dysphorique, conduit les lecteurs aux enfants qui y jouent et semblent y trouver leur bonheur.

Il suffit qu’il [le titi parisien] soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance d’enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à un battement d’ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure, sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis[40]. (t. I, III, 1, 3, p. 796)

En fait, souligne justement W. Nitsch, sensible à l’ouverture du texte hugolien sur la possibilité d’un autre futur, « [c]e sont précisément ces êtres turbulents d’origine modeste qui incarnent dans le roman métropolitain de Victor Hugo l’énergie sociale qui ouvre une perspective utopique et qui à la fin trouve à se décharger dans les combats des barricades. Investis par leurs jeux, ce lieu sinistre apparaît comme l’atelier d’où sortira une société meilleure[41]. » Nul hasard à ce que, chez Hugo, le surgissement du « pourtant », dans l’ordre du discours et non, simplement, de l’histoire racontée, soit systématiquement lié à la thématique du peuple et de la lumière.

Cette manière d’ajouter à et de transformer la signification du monde à partir d’un même lieu, peut-être pourrait-on l’appeler, avec Kafka, le principe du « pourtant », du « trotzdem[42] », qu’il faut entendre à la fois comme concession – « il est vrai… » – et comme relance – « mais toutefois », « malgré tout ». Maurice Blanchot, notamment, a été sensible à ce « pourtant » et au possible qu’il ouvre :

Quand tout est impossible, quand l’avenir, livré au feu, brûle, quand il n’y a plus de séjour qu’au pays de minuit, alors la parole prophétique qui dit l’avenir impossible, dit aussi le “pourtant” qui brise l’impossible et restaure le temps. […] « Ce “pourtant” est aussi “de même” : Mais maintenant et pour la même raison. […] Lorsque Kafka met tout son espoir dans le mot “pourtant”, “en dépit de tout”, trotzdem, c’est l’espoir prophétique qui parle en lui[43].

Que serait dans cette perspective une écriture « prophétique » ? Comment dépasser les lois du monde sans s’installer dans la tranquille assurance d’un discours surplombant ?

Chez Hugo, la manière dont le discours accompagne le récit, l’ « enveloppe » par une méditation sans fin dont l’objet se dérobe à mesure qu’on s’en approche, la multiplication des digressions, des généralisations, des métaphores ou des métonymies, ouvrent le texte à un autre plan d’investigation.

Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini.

L’homme est le second. (Les Misérables, t. I, II, 7, 1, p. 705)

L’unité de mesure – l’infini et non l’individu – n’est plus la même. Le roman « fait signe vers autre chose[44] », se propose de suggérer l’infini, d’explorer inlassablement les plis et les déplis de la conscience[45], par la symbolisation, la dramatisation, la représentation de la vie intérieure comme lieu d’une tension, par le mouvement d’un discours mimant celui de la pensée. Parfois, c’est le passage par l’épique qui permet le changement de plan et l’ouverture à l’infini : la dilatation de la représentation transforme le statut des misérables et la perception des lecteurs. Le texte surligne à l’envi ce passage à la limite et ce changement de niveau d’appréhension.

Ce qui serait inharmonieux sur la terre perd la dissonance en se dilatant jusqu’au zénith. La laideur se dissout dans la grandeur. L’infini pénètre de toutes parts et fait formidable une grimace mêlée aux constellations[46]

Parfois, la saisie se fait par la négative : points de suspension, interrogations, négations, phrases fragmentées, expressions elliptiques et obscures, adversatifs, manifestent la difficulté à dire et dessinent les contours d’une signifiance plus élevée.

Il ne s’agit pas simplement de tisser des réseaux de sens dans toutes les directions, mais de faire apparaître une forme de stratification qui creuse la représentation et empêche l’effet de clôture et d’ordonnancement propre aux récits mythiques. La mobilisation d’un imaginaire de la profondeur (pensons à l’évocation des égouts de Paris, lieu enfoui, enfoncé, de la vérité de la ville), fait de la lecture l’expérience d’une quête, d’un accès progressif ou soudain à l’idée. Dans Les Misérables, tout n’est que précipices, gouffres et abîmes, figurations concrètes de ce qui se trouve à la fois contre et au-delà de l’ordre du monde[47]. De la même façon, les changements de focalisation, la représentation des insuffisances du regard du narrateur, les interruptions de la narration, les passages en focalisation externe qui laissent les actions et les comportements des personnages (ceux de Jean Valjean[48] et de Javert notamment) à leur opacité, travaillent à désigner à la fois l’espace de la signifiance et la distance qui nous en sépare. Hugo appelle d’ailleurs fréquemment l’ « ombre » cette unité de l’Être, cette fusion entre le moi et l’infini, construite par la voix du narrateur, et donnée à éprouver au lecteur.

L’important est alors moins le contenu de l’histoire racontée, le sort ou la situation des personnages, que le rapport à la voix, et, peut-être, le fait même que quelque chose se dise. Ainsi de la nouvelle « Une vieille page » qui, si elle raconte le sort apparemment tragique des habitants d’une ville, fait surtout entendre la voix d’un récitant, d’un survivant, qui donne tout son prix au geste de raconter et d’exposer. Ce qui reste, c’est le récit, comme abstrait de ce qu’il raconte, là où le « succès » la production d’un effet, d’une émotion, du récit du storytelling vient redoubler le succès de l’être célébré.

[L]’écriture de Kafka […] s’abolit et fait malgré tout advenir quelque chose dans ce processus – justement le récit lui-même. Ce dernier devient ainsi le reste existentiel qui demeure au terme de tous les vains calculs d’une logique qui se désavoue elle-même et qui fait de l’activité de l’écriture […] un événement par-delà toute fin et tout résultat[49].

« Une nouvelle page », au-delà de l’histoire qu’elle raconte, a précisément pour enjeu de construire une scène d’énonciation et un espace de répartition des voix et des regards. Cela passe par l’adoption d’un ton – froid, analytique… – décalé par rapport à ce que vit et éprouve le personnage-narrateur. « Calme, contrôle de soi, œil mi-clos[50] » : le texte s’intéresse à la façon dont les choses s’ordonnent les unes aux autres, s’articulent. Il donne à percevoir, par une série de petits détails saillants, des formes, et irradie le concret. D’où cette conjonction particulière d’un effet de distance (les faits et les gestes sont souvent donnés sans leur signification) et de proximité (grâce à l’intensité et au dépouillement de l’expression). On le sait, tout récit a, chez Kafka, quelque chose de l’ordre du protocole d’expériences : « En tout cas ils sont là » (489). Empoignant le monde tout en le démontant, « Une vieille page » ou « Je sais nager… » font entrer en contact avec les événements et les êtres. Mais l’important est ici que ce pouvoir instituant du récit, pourrait-on dire – une succession de noms et de verbes, et non d’adjectifs, fait émerger un monde, dans un texte tout entier requis par le présent de la situation – repose sur une double dissociation : entre le monde et le sens, entre le récitant, sa voix, et son récit. La clarté de l’expression ne vient pas, précisément, redoubler la complexité et l’opacité de ce qui est raconté et décrit. Tel est d’ailleurs un des sens de l’acte d’écriture pour Kafka : « La création d’un écrivain est une condensation, une concentration[51]. » Non pas un enfouissement, une immersion dans le monde, mais la constitution d’un autre régime d’expression et de vision.

Ce détachement, ce décollement, du récit par rapport à son contenu narratif et à sa thématique, s’éprouve également à la lecture des Misérables : l’écart y est la condition de l’existence pleine du texte et de l’accès à la forme d’infini qu’il promeut. Le roman ici fait spectacle de son énonciation, de la variété des formes déployées, de son jeu avec la langue, de la liberté de son ton, de son rythme singulier.

Le narrateur réfléchit et médite, il établit des distances ironiques et des identifications pathétiques. Mais la perspective choisie est sans cesse remplacée/complétée par une autre. Aussi le lecteur est-il contraint d’accommoder constamment le regard qu’il porte sur ce qui est présenté. […] Le discours n’épouse pas le cours de l’histoire : il en dispose, il joue avec elle, il crée par le langage des distances qui vont jusqu’à l’ « arbitraire du langage ». Tout semble permis : jeux de langage, écart, ruptures, changements brusques. Chaque phrase du roman est un événement langagier où s’affirme l’autonomie du discours par rapport à l’histoire exposée[52].

La portée utopique de ce roman de la ville, des promesses qu’elle recèle tout de même, tient aussi à sa manière de donner le spectacle de sa parole « bondissante », non « limitée », de sa souveraine position d’indépendance.

Mais il est encore une autre manière de faire émerger du possible et de déplacer ce qui a été posé : une exception – le « pourtant » prend alors la forme d’un « excepté », d’un « sauf », « sinon que » – surgit, le récit conduit le lecteur à une rencontre avec un noyau de sens irréductible, qui manifeste l’infini d’une résistance. Le récit n’oppose pas seulement à l’univocité du storytelling mythique la pluralité d’un récit en réseaux, mais fait d’un point hors du tout, hors de la totalité construite, son sujet propre. Pensons, à l’échelle d’une phrase, à cet exemple, emblématique de la prose hugolienne : nous sommes au début des Misérables, un conventionnel et Monseigneur Bienvenu dialoguent et débattent rationnellement, la conversation et le récit avancent, quand s’opèrent une bifurcation, un renversement, un saut dans un autre dimension.

Le conventionnel ne se doutait pas qu’il venait d’emporter successivement l’un après l’autre tous les retranchements intérieurs de l’évêque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprême ressource de la résistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole où reparut presque toute la rudesse du commencement (t. I, I, 1, 10, p. 76).

Un élément en réserve déséquilibre l’économie de la phrase et du tout et ouvre une nouvelle possibilité de parole et de sens. Un long développement, d’allure sociologique, consacré aux enfants errants, vagabonds, et à ce qu’ils disent des crimes de la société, est soudainement interrompu : « Exceptons Paris pourtant » (t. I, III, 1, 6, p. 802). Là le gamin, incorruptible, conserve sa fondamentale innocence. Formellement et sémantiquement, le texte fait droit à l’exception. « [P]ar quoi vient faire incise, dans le phrasé continu d’un monde, la fragile scintillation de ce qui n’a pas lieu d’être[53]. » Car ces exemples ont ceci d’intéressant qu’ils attirent l’attention sur un fonctionnement plus général du roman. Pour saisir la société, Hugo évoque les misérables, pour saisir le monde, le romancier évoque la France et Paris, pour saisir Paris, il évoque le gamin de Paris, selon un principe d’écart et d’entre-expressivité généralisé. « Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde. » (t. I, III, 1, 10, p. 810) Le roman fait surgir un événement, un personnage, un être unique, totalité intensive et à part qui vient modifier le point de vue sur le tout. « Paris, étudié dans son atome » dit le titre du livre premier de la troisième partie (p. 791), consacré au gamin de Paris ; « L’atome fraternise avec l’ouragan » dit le titre du livre onzième de la quatrième partie (p. 1441), consacré à Gavroche. Au cœur du roman : un atome, une partie hors du tout, hors du cadre, de plus en plus singularisée (de l’infini à Gavroche) qui, mise au centre, brise la fausse unité et la clôture de la représentation. Alors, par ce décalage, se dessine une autre vision, se lève le souffle révolutionnaire. L’enfant « est à l’âge adulte ce que Paris est à la Province et la France aux autres nations, destiné à fraterniser avec l’ouragan révolutionnaire[54] » note justement Guy Rosa. À côté de l’expansion, de la circulation incessante du sens, son resserrement autour de l’énigme du sujet, de l’ « âme atome », point de fuite et de butée tout à la fois, point d’appui à partir duquel ébranler le monde.

Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l’âme atome. » (t. II, IV, 3, 3, p. 1202)

À une échelle plus réduite, des textes comme « Prométhée » ou « Les armes de la ville » mettent également en évidence un point hors du tout, qui échappe à la dichotomie. « Les armes de la ville » raconte ainsi les tergiversations de l’humanité, remettant sans cesse le projet de construction de la tour de Babel, se perdant en des ratiocinations sans fin ou des combats divers. Puis survient le dernier paragraphe, isolé typographiquement et syntaxiquement :

Tout ce qu’il y est né de chants et de légendes est plein de la nostalgie d’un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d’un gigantesque poing. Cinq coups qui se suivront de près. Et c’est pourquoi la ville a un poing dans ses armes. (551)

Le texte, construit sur une rupture, s’achève sur l’image frappante d’un poing qui pulvérise et balaye de la sorte tout ce qui avait été raconté précédemment. Un saut dans le temps, un changement de modalité (entre passé et futur, entre regret et espérance, les habitants sont nostalgiques d’un événement à venir), une transformation stylistique : le contraste saisissant avec ce qui précède n’a de sens qu’à faire exister une différence. Le texte s’arrache à ce qui est, désigne un lieu autre, sans l’occuper, sans le décrire réellement, en la laissant à son absence d’explication : figure de l’indestructible[55] comme ce qui pulvérise, pluralise et demeure, en son unicité. De la même façon, « Prométhée » a finalement pour « héros », dans le paragraphe conclusif qui suit les quatre versions du récit, un élément qui échappe aux dichotomies : ni du côté de Prométhée ni du côté des Dieux et des aigles, le rocher se tient, persistant et énigmatique ; par la déliaison, par la perte des liens, se recrée une forme de communauté paradoxale (sa persistance génère la légende qui en raconte l’histoire).

Restait l’inexplicable roc. – La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable. (545)

Une autre courte nouvelle de l’auteur du Procès, consacrée à une communauté de « scélérats » qui agit et réagit ensemble, se finit de la sorte :

À les voir voler, on aurait pu croire somme toute à la plus pure innocence enfantine. Mais comme, en face du ciel, tout est fracassé et réduit à ses éléments, ils dégringolaient, vrais blocs de rocher[56].

Tel est l’effet de l’écriture de Kafka : elle « brise » et réduit le réel à ses éléments, elle fait des parties du tout des blocs de pierre, inentamables et vrais.

Refus du monde comme totalité inclusive, dépassement du vécu, de la simple expression de soi, oscillation entre les temps, frayage d’un sens, malgré tout, hors de la loi du social, croyance en la possibilité d’un bond hors du monde, construction d’un autre plan d’énonciation et de communication : tenons-nous là les traits de ce qu’on pourrait appeler, après d’autres, une parole ou une écriture prophétique ? « L’écrivain a pour tâche de faire accéder à la vie infinie ce qui est isolé et mortel, et à la nécessité de la loi ce qui est contingent. Il a une tâche prophétique[57]. » Cette sublimation, cette interruption, cette temporalité oscillante, entre le passé attaqué et le présent d’un processus d’énonciation et de pensée ouvert, signent la force, n’en doutons pas, du récit littéraire. Là, dans le refus des liaisons imaginaires et d’un Sujet qui fait corps, se crée un rapport et s’invente un espoir. Tout le reste est projection d’une image de soi et construction d’une cause : storytelling ou mythe des temps nouveaux.

À l’ombre de l’infini

Bien mieux qu’une laborieuse synthèse, sans doute, un poème de Paul Celan pourrait, en guise de conclusion, faire entendre les divers aspects de la parole interstitielle – refus du dualisme, quête du sens, assurance du possible surgissement d’un vrai paradoxal :

Parle

Mais ne sépare pas le non du oui

Donne aussi le sens à ta parole.

donne-lui l’ombre. […]

Parle le Vrai, qui parle l’Ombre[58].

Un texte, une voix, suspendu entre le « toujours déjà » et le « jamais encore », défait les entités constituées, à la recherche de la justice et de la justesse, entre les blocs. Au-delà du faux-semblant du combat, importe le reste, la « frange obscure de la réalité[59] », qui seule permet d’échapper au cercle du discours efficace, à la pensée du temps et de l’action qui l’accompagne. Peut-être est-ce là l’enjeu ultime du bond hors du récit néolibéral : ouvrir le fini à l’infini.


[1] C. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, p. 88.

[2] Un « Ego émotionnel » dans le cas du story-telling (Ibid.).

[3] « Il n’y a rien à rajouter, ni en avant ni en après, mais en même temps le récit est interminable car il ne cesse de se réciter par cœur. » (J.-L. Nancy, Demande. Littérature et philosophie, Paris, Galilée, 2015, p. 11-12)

[4] P. Lacoue-Labarthe, Entretien : « De Hölderlin à Marx : mythe, imitation, tragédie », Labyrinthe n° 22, 2005 (3), p. 125-126.

[5] Pour une vision plus précise et plus nuancée, renvoyons, dans une vaste bibliographie, au travail et aux réflexions philosophiques de P. Lacoue-Labarthe (voir notamment, avec J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, La tour d’Aigues, Éditions de L’Aube, 1991), et à celles, plus récentes, de son compagnon de réflexion, J.-L. Nancy (notamment, avec M. Girard, Proprement dit : Entretien sur le mythe, Paris, Lignes, 2015). Pour une approche plus « littéraire », voir notamment V. Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Vox Poetica, 21/05/2006, http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/gely.html

[6] Il s’agira moins en ces pages de comparer Hugo et Kafka, de les rapprocher, que de considérer comment deux écritures que tout oppose – l’une, pour le dire vite, du côté de l’excès, l’autre, de la soustraction – témoignent, face à l’emprise du storytelling, de ce qu’on osera encore appeler les ressources de la littérature.

[7] V. Hugo, Les Misérables, t. I et II, Paris, Le livre de poche, coll. « Les classiques de poche », 1998. Les références à cette édition se feront dans la suite de notre article dans le corps du texte (indication du tome, de la partie, du livre et du chapitre de l’extrait cité, suivi du numéro de page).

[8] « Une vieille page », p. 488-490 ; « Prométhée », p. 544-545 ; « Les armes de la ville », p. 550-551 ; « Je sais nager […], p. 586, in Franz Kafka, Œuvres complètes, t. II, trad. C. David, M. Robert, A. Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1980. Les références à ces nouvelles de Kafka se feront dans la suite de notre article dans le corps du texte.

[9] « C’est qu’en effet, toutes les choses qui me viennent à l’esprit se présentent à moi non par leur racine, mais par un point quelconque situé vers leur milieu. Essayez donc de les retenir, essayez donc de retenir un brin d’herbe qui ne commence à croitre qu’au milieu de la tige, et de vous tenir à lui. » (F. Kafka, Journal, trad. M. Robert, Paris, Grasset, « Le Livre de poche », 1991, p. 4)

[10] Y. Reboul, « Hugo sublime : la clausule des Misérables », dans La Littérature et le sublime (dir. P. Marot), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 351.

[11] V. Liska, « Infinitudes ou les fins de Kafka », Les Cahiers de L’Herne, « Kafka » (dir. J.-P. Morel, W. Asholt), Paris, Éditions de l’Herne, 2014, p. 296.

[12] A. Villani, « Kafka et la conscience de l’abîme », Les Cahiers de l’Herne, op. cit., p. 197.

[13] S. Mosès, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992, p. 11.

[14] J.-F. Lyotard, Un trait d’union, Sainte-Foy / Grenoble, Les Éditions d’Argile, Presses Universitaires de Grenoble, 1993, p. 95-96.

[15] Nous reprenons ici le titre d’un chapitre des Misérables, t. II, IV, 1, 2, p. 1121.

[16] J. Wulf, Étude sur la langue romanesque de Victor Hugo. Le Partage et la composition, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 173.

[17] G. Luca, La Paupière philosophale, Paris, José Corti, 2016, p. 46.

[18] A. Villani, « Lettre à Alain Saudan sur mon chemin en philosophie », http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2014/02/arnaud-villani-un-parcours-philosophique.html

[19] F. Kafka, Journal, op. cit., p. 530.

[20] M. Blanchot, « La lecture de Kafka », De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1981, p. 64.

[21] Sur cette absence de dialogue chez Kafka, voir M. Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1959, p. 213.

[22] « Je suis sûr de mon aversion pour les antithèses. […] Autant elles peuvent être variées, autant elles sont sans nuances » (F. Kafka, Journal, op. cit., p. 145-146).

[23] V. Hugo, Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie, Œuvres complètes : Critique, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 699.

[24] V. Hugo, William Shakespeare, Œuvres complètes : Critique, op. cit., p. 345.

[25] Thomas Pavel a bien montré la manière à la fois invraisemblable et frappante dont les personnages importants des Misérables ne cessent de se retrouver dans les mêmes lieux (exemple par excellence, la masure Gorbeau) et de, littéralement, se tomber dessus (La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2003, p. 258).

[26] J. Wulf, op. cit., p. 104.

[27] W. Nitsch, « Terrain vague : poétique des espaces urbains intermédiaires dans la littérature française contemporaine », Viatica [En ligne], L’Art des autres, mis en ligne le 18/02/2015, URL : http://viatica.univ-bpclermont.fr/l-art-des-autres/varia/terrain-vague-poetique-des-espaces-urbains-intermediaires-dans-la-litterature-francaise-contemporaine

[28] Karlheinz Stierle y insiste justement : « Ce sont essentiellement trois aspects qui définissent la représentation de Paris par Hugo : le Paris périphérique des faubourgs, le Paris souterrain des égouts et le Paris idyllique des îlots d’intemporalité en pleine ville. » (La Capitale des signes : Paris et son discours, Paris, Les Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 331)

[29] G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 204.

[30] Ibid.

[31] Il s’agit de faire « de l’idée un tourbillon » (t. I, III, 1, 12, p. 817).

[32] Voir également l’usage du terme à propos de quatre mystérieux voleurs, caractérisés par leurs « ramification » et le « réseau sous-jacent de leurs relations » (Les Misérables, t. II, III, 7, 4, p. 574).

[33] J. Wulf, op. cit., p. 534.

[34] Le sens comme mise en rapport continuée, qui reconfigure le partage du sensible et mêle les régimes discursifs.

[35] J.-L. Nancy, Demande. Littérature et philosophie, Paris, Galilée, 2015, p. 70.

[36] Ibid., p. 10.

[37] Ibid., p. 11.

[38] F. Kafka, Journal, op. cit., p. 523.

[39] Voir, par exemple, « Pourtant il y avait quelque chose au delà de cette ombre, il y avait une lumière ; il y avait une vie dans cette mort. » (t. I, II, 6, 1, p. 667-668)

[40] Ce retournement du fond de cale en Paradis est « toute l’entreprise de Jean Valjean […] dans la fiction et de Hugo dans Les Misérables » note justement G. Rosa (note 1, p. 796).

[41] W. Nitsch, art. cit.

[42] Voir Lettres à Milena, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, « Idées », 1983, p. 168 et Correspondance 1902-1924, trad. M. Robert, Paris, Gallimard, 1980, p. 195.

[43] M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 112. Sur ce « pourtant » kafkaïen, voir aussi le précieux article d’Arnaud Villani, « Kafka et la conscience de l’abîme », art. cit., p. 194-199.

[44] Y.Reboul, art. cit., p. 353.

[45] Ce que dit, hyperboliquement, ce passage du roman : « L’œil de l’esprit ne peut trouver nulle part plus d’éblouissements ni plus de ténèbres que dans l’homme ; il ne peut se fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus mystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme.  […] Chose sombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés de son cerveau et les actions de sa vie ! » (t. I, I, 7, 3, p. 320-321)

[46] V. Hugo, « Les Fleurs », Proses philosophiques des années 1860-1865, Œuvres complètes : Critique, op. cit., p. 544.

[47] Sur ce point, voir J. Wulf, op. cit., p. 204-205.

[48] Voir, par exemple : « Où allait-il ? Il n’eût pu le dire. Pourquoi se hâtait-il ? Il ne savait. Il allait au hasard devant lui. […] Ce qui se passait en lui, personne ne saurait le dire » (t. I, I, 7, 5, p. 347).

[49] V. Liska, art. cit., p. 298.

[50] A. Döblin, L’Art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-1948), trad. Vanoosthuyse, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2013, p. 85.

[51] G. Janouch, Conversations avec Kafka [1968], Paris, Maurice Nadeau, 1978, p. 59-60. De façon plus globale, la littérature, aux yeux de Kafka, semble supposer une dissociation, un pas de côté par rapport au monde et à la vie sensible : « La musique est une multiplication de la vie sensible. La Littérature au contraire en est le domptage et la sublimation. » (ibid., p. 185-186)

[52] Voir K. Stierle, op. cit., p. 338.

[53] A. Badiou, Logiques des mondes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2006, p. 53.

[54] Les Misérables, t. I, III, 1, 10, note 2, p. 810.

[55] Il est tentant de faire résonner ce que présente le texte kafkaïen avec ce que Kafka avance sur un plan philosophique et existentiel. Ainsi de ces formules : « L’homme ne peut vivre sans une confiance durable en quelque chose d’indestructible en lui » (F. Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. B. Pautrat, Paris, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 2001, p. 48) ; « L’indestructible est tout un, tout individu l’est et c’est en même temps commun à tous. Voilà ce qui explique l’indissoluble lien entre les hommes » F. Kafka, Cahiers in-octavo (1916-1918), trad. P. Deshusses, Paris, Payot Rivages, 2009, p. 193) ; « Théoriquement, il existe une parfaite possibilité de bonheur : croire à l’indestructible en soi et ne pas le rechercher. » (Ibid., p. 193) Sur ces textes, voir Ghyslain Lévy, « D’un principe d’épuisement », Cahiers de l’Herne, op. cit., p. 181-187.

[56] F. Kafka, « Il était une fois […] », Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 544. On en trouve une autre traduction dans les Cahiers in-octavo (op. cit.), « Tel qu’ils volaient, l’ensemble donnait le spectacle d’une pure innocence enfantine. Mais comme arrivés au ciel tout se brise et est réduit à ses éléments, ils tombèrent, véritables blocs de pierre. »

[57] G. Janouch, op. cit., p. 230-231. Voir aussi cette définition de M. Blanchot, commentant André Neher : On peut donc dire : la parole prophétise quand elle renvoie à un temps d’interruption, cet autre temps qui est toujours présent en tout temps et où les hommes, dépouillés de leur pouvoir et séparés du possible (la veuve et l’orphelin), sont les uns avec les autresdans le rapport nu où ils étaient au désert et qui est le désert même, rapport nu, mais non immédiat » (M. Blanchot,, Le Livre à venir, op. cit., p. 112).

[58] P. Celan, « Parle, toi aussi », De Seuil en seuil, trad. V. Briet, Paris, Christian Bourgeois, 1991, p. 104-105.

[59] G. Janouch, op. cit., p. 165.

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