Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.
Un certain type de littérature, un certain type de storytelling
Au cours des deux derniers siècles, la littérature n’a pas toujours été, comme on le croit souvent, résistance aux récits mythiques qui structurent l’idéologie dominante. Il est arrivé, et cela se produit peut-être de plus en plus souvent, que ce soit au contraire l’idéologie dominante qui infiltre l’art du récit littéraire et – surtout – paralittéraire. Littérature et pouvoir, ce n’est donc pas seulement un combat, c’est aussi, parfois, une alliance. Mon propos soulignera donc moins une opposition (« littérature contre storytelling »), qu’un rapport (« littérature et storytelling »). Pour autant, j’essaierai de m’appuyer sur des tendances lourdes et en partie inédites de la situation actuelle, et surtout sur un certain type de littérature (assurément pas la meilleure, mais la plus proche des fantasmes du « lecteur de masse » contemporain) et sur un certain type de storytelling. En ce qui concerne le premier élément – la littérature – je voudrais souligner la fortune que rencontre aujourd’hui ce qu’on appelle la paralittérature. En voici quelques indices :
- le succès de toutes les écritures de genre, traditionnellement considérées « de seconde zone » – et la tendance culturelle diffuse à les promouvoir comme des lectures « de première zone ».
- le déclin actuel de ce qu’on pourrait appeler « la littérature d’autrefois » ; déclin de l’idée d’œuvre d’art comme projet formel, pourvu d’un mandat éthique, métaphysique et quasi-religieux, doté d’un style original, unique ; de l’œuvre d’art comme produit de la sédimentation de valeurs profondes et création porteuse de grandes ambitions. En somme, déclin de l’idée postromantique, puis moderniste, de l’œuvre littéraire conçue comme œuvre spirituelle, philosophique et culturelle en Occident.
- la force commerciale que détient aujourd’hui la paralittérature proprement dite, favorisée par le développement de l’édition digitale; son omniprésence médiatique mais aussi dans les conversations, sur le web – au détriment de travaux plus ambitieux. Aujourd’hui plus qu’hier, les succès littéraires de masse sont souvent issus de la paralittérature.
Tout cela m’amène à dire qu’une grande partie de la littérature qui se publie aujourd’hui penche en réalité vers la paralittérature. De la même manière, une grande partie de la paralittérature tend à son tour vers le storytelling idéologique dominant – non pas, bien sûr, « l’art de conter » en général, mais cette forme spécifique de communication narrative, douée d’une visée ouvertement stratégique (managériale, politique, publicitaire…).
C’est même, plus précisément, le « brand storytelling », la nouvelle communication publicitaire, qui fascine toujours plus la paralittérature, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on se rappelle que la communication publicitaire elle-même s’est récemment beaucoup narrativisée : en moins de quinze ans, le marketing moderne est passé de la focalisation sur le produit à la focalisation sur le logo, puis de la focalisation sur le logo à la focalisation sur la « story » : de l’image de la marque à l’histoire de la marque[1].
Pour mieux percevoir le rapport entre récit de consommation et brand storytelling, il me faudra observer de près quelques exemples actuels de paralittérature italienne et française, dans le domaine du nouveau roman sentimental. Ce dernier est en effet le genre paralittéraire qui résiste le mieux à la récupération des genres « par le haut », phénomène typique de la postmodernité[2]. Les pages que nous allons lire ne sont pas mémorables, loin de là, mais comme nous le verrons c’est justement cela qui importe : dans ce cas, plus ces récits sont fragiles du point de vue littéraire, plus ils sont significatifs du point de vue politique.
« Impossible is nothing »
L’interpénétration entre paralittérature et brand storytelling est favorisée par des points de convergence anciens et structurels. Le principal est assurément la saturation narrative qui les distingue tous deux, c’est-à-dire la vocation à miser sur la fiction narrative et la forme anecdotique[3]. Un autre point commun concerne cette manière spécifique qui les caractérise d’éroder les barrières entre réalité et fiction. L’un et l’autre ont en effet pour but une résolution imaginaire des contradictions. Ce que Fredric Jameson disait du romance et de l’interprétation qu’en proposait Northrop Frye[4]vaut aussi, et peut-être surtout, pour le brand storytelling, par nature lui aussi tourné vers l’imaginaire : il n’opère pas « le remplacement du réel ordinaire par un monde plus idéal», comme c’est le cas dans l’idylle de la fable pastorale, « mais plutôt un processus de transformation de la réalité ordinaire »[5].L’aspect rationnel et conceptuel se trouve donc aboli au profit de l’émotionnalité. Certes, toute la littérature en appelle à la fois à l’émotion et à la raison, mais seule la paralittérature parvient à dissoudre entièrement la vérité romanesque dans le discours émotionnel. Or c’est exactement de cette manière qu’opère la communication publicitaire.
Si paralittérature et communication publicitaire se ressemblent donc beaucoup aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. Il est possible, en effet, de repérer des différences, voire même des oppositions, entre la paralittérature traditionnelle, moderne, et celle, ultra-contemporaine, qui emprunte au brand storytelling certains de ses caractères spécifiques. Dans le champ du roman sentimental traditionnel des XIXe et XXe siècles, cet effacement des barrières entre réalité et fiction se produisait habituellement à travers la mise en scène d’une totale autosuffisance amoureuse (« le romance est un fantasme d’auto-suffisance de l’amour », écrit John G. Cawelti ; plus précisément, elle découlait de l’idée, sous-jacente à toute l’œuvre, que les sentiments l’emportent sur tous les obstacles (« Le fantasme moral du romance est celui de l’amour triomphant et éternel, qui surmonte tous les obstacles et les difficultés »[6]).
Dans les livres de Federico Moccia, l’auteur italien de romans sentimentaux pour adolescents le plus populaire aujourd’hui, cette idée a de nouveau cours. Mais chez lui il n’existe même plus de véritable obstacle, et l’autosuffisance amoureuse fait partie d’une autosuffisance plus grande : l’amour triomphe parce que la liberté individuelle triomphe, l’absence d’obstacles au désir fait signe vers une absence plus générale de limites à tous les formes possibles de désir. « Je ne veux pas avoir de limites[7] » déclare Carolina, la jeune protagoniste de Amore 14 ; « j’ai besoin d’une liberté totale, complète, sans aucune limite, d’aucun type[8] » affirme Niki, l’héroïne de Scusa ma ti voglio sposare. Le refus des limites consiste en un refus de renoncer devant les contradictions : dans ses romans, Moccia fait souvent l’éloge de la liberté de l’amour, c’est-à-dire pourtant de la chose la moins libre qui soit. Les contradictions de Moccia sont des contradictions sans ambivalence, comme celles qui construisent le personnage de Niki : « adolescente et sage, instinctive et cultivée, ingénue et pornographique, distraite et efficace, courageuse et fragile »[9].
Il n’est pas difficile de comprendre que la liberté dont il s’agit est en réalité la liberté de consommation, dont la liberté amoureuse n’est qu’un reflet. Une preuve parmi d’autres : dans la trilogie que Moccia lui consacre, Niki tombe amoureuse d’Alex, un jeune publicitaire de trente-six ans qui dans le premier roman la séduit, – en faisant d’elle le personnage d’une campagne publicitaire au succès mondial – et dans le deuxième l’épouse. La publicité est donc également un thème de la série, et c’est la réalisation d’un spot à succès qui couronne l’amour des deux héros. Par ailleurs, les marchandises de marque, les logos, les noms de marque sont très présents dans les livres de Moccia, ils sont même au centre de sa rhétorique. Un exemple concret : voici comment le personnage de Guido s’adresse à Niki dans Scusa ma ti voglio sposare : « Tu ne pensais pas que j’y arriverais, hein… Il ne faut jamais défier l’impossible, ou ne pas croire aux possibles… Comme dans ce slogan pour Adidas que j’adore, “Impossible is nothing[10]” » (je traduis). Effectivement, dans l’univers narratif de Moccia, malgré la façade réaliste, « rien n’est impossible » (de même que « dans les livres de Jules Verne rien n’est complètement impossible[11] » remarquait Gramsci dansses notes « sur le roman populaire »). Les difficultés du réel sont complètement refoulées. Dans ses romans, comme dans la publicité, le négatif n’a pas droit de cité. C’est une différence de taille par rapport à l’ancienne paralittérature, née à l’époque moderne sur les cendres de la dichotomie classique entre littérature sociale et « genres nobles ». Là aussi, bien sûr, l’identification se faisait toujours au profit du monde du Bien (c’est une des différences avec la vraie, la grande littérature moderniste, qui refuse les arguments moralistes de la tradition idéalisante » ; Là aussi la fin heureuse est garantie ; mais dans cette paralittérature nouvelle – contemporaine ou, si l’on préfère, hypermoderne – on ne trouve pratiquement plus d’élément antagoniste: la fin heureuse ne résout pas un vrai conflit, elle met fin, sans solution de continuité, à une série de refoulements. Par exemple, dans le finale de Amore 14 Carolina découvre qu’elle a été trahie par son petit ami Massi, mais il lui suffit de trois pages et quelques minutes pour se remettre en selle (« Je respire longuement et je me sens un peu plus sûre de moi[12] »). C’est là un phénomène systématique chez Moccia, et pas seulement chez lui : on retrouve la même chose chez l’autre représentant italien du nouveau roman sentimental à succès, Fabio Volo. Dans Un giorno in più, la fuite de la femme aimée, Michela, ne dure pas plus d’une trentaine de pages – et de toute façon la douleur qui en découle est expressément censurée, expulsée du récit :
Il y a eu une période, il a deux semaines, où elle est partie. Je n’arrivais pas à me tranquilliser. Cette séparation m’angoissait, et aussi le sentiment d’impuissance : je ne pouvais pas la revoir ni en retrouver la trace, je ne savais plus rien d’elle. De ces tristes matins je ne veux pas parler[13].
Naturellement le corollaire de la liberté est la facilité narrative, laquelle est à son tour favorisée par la vitesse : tout se produit très rapidement, mais sans vraies blessures ni motivations puissantes. La liberté découle de la facilité, qui découle de la fluidité : autant d’éléments idéologiques qui se répercutent sur la forme du texte, et sont mimés à plusieurs niveauxpar l’écriture – dans la syntaxe, dans le lexique, dans l’architecture textuelle. Aucun personnage n’opère de choix définitif et douloureux, parce que les dilemmes durent peu et trouvent des solutions faciles : les souffrances et les conflits qui devraient s’ensuivre n’ont ni le temps ni les moyens de se produire. Par rapport aux prototypes du XIXe ou du XXe siècles, il n’y pas plus de friction(du temps ou des personnages), plus d’antagonisme, et même plus de suspense. Moccia et Volo le considèrent trop anxiogène pour leurs lecteurs : si la tension risque d’altérer la fluidité du récit, mieux vaut dispenser de la sérénité, arrondir les angles et « penser positif ».
J’ai beaucoup insisté sur Moccia parce que chez lui en particulier s’affirme quelque chose de relativement inédit, même dans le champ du roman de consommation ; c’est lui l’écrivain italien le plus emblématique de ce récit « publicitaire » et directement consumériste, dans lequel la tautologie publicitaire remplace l’analyse psychologique, et où les sentiments sont forgés par le marketing et par l’idéal – ou plutôt l’impératif – du feel good. (« Tout doit rester positif[14] » pense Caroline au début de Amore 14).
Tout est possible
L’Italie est-elle en cela une exception ? Si l’on cherche les homologues français de Moccia et Volo, il me semble que Marc Lévy et Guillaume Musso peuvent convenir, du moins en ce qui concerne le choix du genre et le positionnement commercial. Aucun des deux ne ressemble superficiellement à Moccia : Lévy est résolument hostile à la consommation, favorable à l’écologie, plein de bons sentiments, et plus attiré par l’enfance que par l’adolescence ; Musso mise beaucoup sur le suspense et parfois même surla violence. Mais derrière ces différences de surface on trouve plusieurs analogies, par-delà même le choix commun d’une totale standardisation linguistique. Je ne m’arrête pas sur les constantes thématiques les plus évidentes – l’intérêt exclusif pour les personnages de classes moyennes-supérieures, avec des métiers précaires mais « tendance » (« DJ », cuisiniers, médecins sans frontières ; même libraires) ; la tendance marquée à un exotisme léger,qui mise sur des lieux touristiques mais familiers (New York, Londres, San Francisco, Manchester) : un peu ailleurs, un peu ici, à l’image des personnages qui sont eux-mêmes ordinaires et spéciaux.
Je préfère m’intéresser à certaines constantes profondes, dont les plus importantes sont en rupture avec la paralittérature à l’ancienne et renvoient directement au brand storytelling (même si, chez Musso et Lévy, on ne trouve pas de marques). La constante la plus visible est le recours au « positive approach » : non pas le récit euphorique, à fin heureuse, du vieux roman sentimental, mais le « positive thinking » de la publicité et de la communication motivationnelle, à la limite du « feel good book » d’importation américaine : « tu peux y arriver, tout est possible, si tu as la bonne attitude mentale » – c’est-à-dire un optimisme sans failles. Le roman est plus un générateur de bonheur qu’une simple occasion de divertissement ; au centre de cette idéologie on trouve un optimisme irrationnel et infantile, et du reste ce sont souvent des personnages enfantins ou très jeunes qui actionnent les ressorts de l’intrigue. « Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est jamais perdu d’avance. Il faut avoir la volonté d’un vainqueur pour avoir ses chances[15] » – voilà le genre de phrases que prononcent les personnages de Lévy ; un « positif possible » qui se décline plutôt en version altruiste, là où chez Moccia il était égoïste (« Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard quand on aime, aide-le à réaliser ce qu’il voulait être[16] »).Dans L’Appel de l’ange, l’adolescente Alice sauve le personnage principal du suicide qu’il avait soigneusement planifié en lui laissant un petit mot ; la révélation se produit ainsi : « En lisant ces mots, la vie reprit soudain le dessus et je fondis en larmes, tout seul, comme un con, dans ma voiture[17] ». Fin du chapitre, la vie peut recommencer.
Il faut remarquer que, chez Moccia comme chez Lévy et Musso, l’affirmation euphorique se fonde sur l’affaiblissement des liens de cause à effet : « Pourquoi les adultes ont-ils besoin de trouver une explication à chaque chose ? » ; « Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche[18] ». Le recours au merveilleux semble moins débiteur de la tradition du romance que de l’exigence narrative de gagner du temps et de tout dire avec le moins possible de médiations. Ce qui, du reste, est le rêve des nouveaux médias. Ce n’est pas un hasard si ce « merveilleux publicitaire » de Lévy et Musso s’exerce précisément dans le domaine de la communication et de la culture. Quelques exemples :
- Le jeune protagoniste du Voleur d’ombres possède le don surnaturel de communiquer magiquement avec les ombres des personnes qui lui sont chères (le titre du roman n’est donc pas métaphorique). Le fantasme autour duquel tourne le roman est celui d’une communication magique, immédiate et intense, forcément impossible dans la réalité ; à plus forte raison quand la jeune fille dont on est tombé amoureux est sourde et muette de naissance, comme c’est le cas ici.
- À propos de Cléa : il est intéressant de remarquer que la petite, malgré son handicap, réussit à réaliser son rêve de devenir concertiste, virtuose du violoncelle :
Ils l’ont inscrite dans une école spécialisée […]. Ah, je vous demande bien où s’arrêtera le progrès ! D’habitude, je suis plutôt contre, mais là, je dois reconnaître que c’était utile. Le professeur de Cléa a commencé à lui faire apprendre les notes sur les partitions, et c’est là que le miracle s’est produit. Cléa, qui n’avait jamais répété un mot correctement, a prononcé Do, ré, mi, fa, sol, la, si, so tout à fait normalement[19].
Le miracle de Cléa n’est que l’application d’une formule cruciale du brand storytelling, et de toute l’industrie culturelle contemporaine : « l’acculturation instantanée[20] », c’est-à-dire l’appropriation immédiate – au sens de littérale, de non médiatisée – d’un savoir spécifique qui, habituellement, requiert nécessairement un travail et des efforts. C’est un phénomène intimement lié à la crise de la Bildung qui affecte le roman contemporain : pas plus qu’il n’y a de temps pour grandir et se transformer, il n’y a de temps pour les médiations, surtout pour les médiations culturelles. Mais comme les lecteurs d’aujourd’hui ont encore plus besoin que ceux d’autrefois de culture comme toile de fond, la culture doit être lyophilisée.
À cet égard nos auteurs, Moccia et Musso en particulier, qui font un grand usage de l’allusion et de l’ implicite, sont très différents voire même opposés au roman sentimental traditionnel, toujours beaucoup plus explicite. Les personnages de Moccia, qu’ils soient vieux ou adolescents, ne cessent de citer dans leurs conversations quotidiennes des poètes, des romanciers, des dramaturges ; des philosophes et des hommes politiques ; mais aussi des musiciens, des cinéastes, et même des athlètes. Le roman de Lévy s’ouvre sur une double épigraphe, de Shakespeare et Gary ; dans le roman de Musso, chaque chapitre – et il y en a beaucoup – s’ouvre sur une citation sentencieuse en épigraphe ; dans la note finale, l’auteur admet :
Depuis des années je note les phrases qui me font rêver ou rire, qui m’émeuvent ou même qui m’impressionnent. Elles viennent, livre après livre, appuyer ce que j’essaie de transmettre à travers un chapitre ou un autre. Les lecteurs français et étrangers s’y sont attachés et je reçois de plus en plus de messages me demandant d’où je les tire[21].
Suit une page chargée de références, précédée d’une autre page non moins chargée de remerciements («…à Pierre Hermé, merci d’avoir pris le temps de m’éclairer sur le mécanisme de création de vos desserts. Notre conversation a nourri mon imaginaire pour les élans créatifs de Jonathan[22] »). Et c’est là encore un signe distinctif de la nouvelle œuvre paralittéraire, que de se présenter à la fois comme produit de la « griffe » de l’auteur et comme l’aboutissement d’un travail collectif, en somme comme le résultat final d’une série de collaborations et synergies, qu’elles soient amicales ou éditoriales.
À son âge d’or, entre les XIXe et XXe siècles, la paralittérature moderne allait en direction contraire ; elle évitait les citations ostentatoires, dans le texte ou en exergue, de même que les épigraphes, les dédicaces et les remerciements. Le nouveau roman de consommation, pour sa part, se cherche une légitimation et la trouve grâce à ce métalangage[23] – qui suggère en arrière-plan la présence de tout un réseau social – mais aussi de l’acculturation instantanée.
Conclusion
Intéressante sur le plan sociologique et culturel, la relation entre brand storytelling et paralittérature pourrait sembler marginale d’un point de vue strictement littéraire. Les chefs-d’œuvre romanesques qui continuent à être publiés aujourd’hui n’ont évidemment rien en commun avec cette prose banale, rapide et hyper-fluide. En revanche, on peut se demander si un phénomène de contagion n’affecte pas la zone intermédiaire de la production narrative occidentale, celle que l’on retrouve souvent dans les meilleures ventes mais qui garde un certain prestige culturel. Par « zone intermédiaire », j’entends ce type de littérature qui n’est ni littérature de pure consommation, ni grande littérature, mais littérature de « noble divertissement », pourrait-on dire : c’est sur elle qu’aujourd’hui misent beaucoup les éditeurs et les libraires.
Certes, la paralittérature s’adresse surtout à des lecteurs peu cultivés, en quête de régression et de rêve ; celle de « noble divertissement » à des lecteurs qui craignent d’être peu cultivés, qui veulent se sentir adultes et « dans le ton ». Les différences sont énormes. On peut toutefois se demander si certains des concepts que nous avons passés en revue (l’acculturation instantanée, la crise de la Bildung, la fluidité narrative extrême, l’abolition ou la forte réduction des éléments d’antagonisme et de conflit, l’idée même d’une lecture facile et d’une esthétisation simple), ne peuvent pas cependant satisfaire les uns et les autres – et par conséquent, si ces deux littératures ne partagent pas un patrimoine formel en partie commun.
[1] Ch. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Paris, 2007, p. 36.
[2] U. Eco, Postille al Nome della rosa, in «Alfabeta», 49, 1983, publié ensuite dans U. Eco, Il nome della rosa[1980], Milano, Bompiani, 1983, p. 528 et suivantes.
[3] U. Volli, Semiotica della pubblicità, Roma, Laterza, 2004, pp. pp. 74-82.
[4] N. Frye, The Secular Scripture, Cambridge, Harvard University Press, 1976.
[5] «Not the substitution of some more ideal realm for ordinary reality (…), but rather a process of transforming ordinary reality». F. Jameson, The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act, London, Routledge, 1996 [1981], p. 110. [La traduction en français des citations en anglais et en italien est la mienne]
[6] «Romance is a fantasy of the all-sufficiency of love. (…) The moral fantasy of the romance is that of love triumphant and permanent, overcoming all obstacle and difficulties». J. G. Cawelti, Adventure, Mystery and Romance: Formula Stories as Art and Popular Culture, Chicago and London, University of Chicago Press, 1976, p. 41.
[7] «Non voglio avere limiti». F. Moccia, Amore 14, Milano, Feltrinelli, 2008, p. 12.
[8] «Ho bisogno della mia libertà più totale e completa, senza nessun limite, di nessun tipo». F. Moccia, Scusa ma ti voglio sposare, Milano, Rizzoli, 2009, p. 522.
[9] W. Siti, « Ma Moccia ci è o ci fa? », Vanity Fair, 22 marzo 2007, p. 156.
[10] «Non pensavi che ce la facessi, eh… Non bisogna mai sfidare l’impossibile o non credere nelle possibilità…Come in quella pubblicità dell’Adidas che mi piace da morire, “Impossibile is nothing “». F. Moccia, Scusa ma ti voglio sposare, op. cit., p. 382.
[11] A. Gramsci, « Letteratura popolare » (1934-1935), Letteratura e vita nazionale, Roma, Editori Riuniti, 1991, p. 127-128.
[12] «Faccio un respiro lungo e mi sento un po’ più sicura». F. Moccia, Amore 14, op. cit., p. 411.
[13] «C’è stato un periodo, circa due settimane, in cui è mancata. (…) Non riuscivo a darmi pace. Quella separazione mi angosciava, mi angosciava il senso di impotenza : non potevo rivederla o rintracciarla, non sapevo nulla di lei . // Di quelle tristi mattine non voglio parlare». F. Volo, Un giorno in più, Milano, Mondadori, 2007, p. 24-25.
[14] «Deve rimanere tutto positivo». F. Moccia, Amore 14, op. cit., p. 13.
[15] M. Lévy, Le Voleur d’ombres, Paris, Robert Laffont, 2010, p. 44-45.
[16] Ibid., p. 152. Ou encore: « L’été où vous n’êtes plus revenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, elle voulait se mettre au violoncelle. Imagine la tête de sa mère. […] Votre enfant sourde qui veut devenir musicienne, c’est comme si vous aviez mis au monde un cul-de-jatte qui voudrait être funambule. […] C’est le papa de Cléa qui a trouvé le courage, il a dit à sa femme : si c’est ce qu’elle veut, on trouvera un moyen d’y arriver ». (Ibid., p. 226-227).
[17] G. Musso, L’Appel de l’ange, 2011, Paris, XO Éditions, 2011, p. 208.
[18] M. Lévy, Le Voleur d’ombres, op. cit., p. 26 et p. 33.
[19] Ibid., p. 227.
[20] T. Labranca, Chaltron Hescon. Fenomenologia del cialtronismo contemporaneo, Torino, Einaudi, 1998, p. 29.
[21] G. Musso, L’Appel de l’ange, op. cit., p. 386.
[22] Ibid., p. 385.
[23] « Le métalangage participe des mécanismes de légitimation littéraire ». D. Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1997, p. 49.