Le 2 avril est un jour bleu : des bouquets de ballons bleus s’envolent dans les jardins, de petits rubans bleus fleurissent aux revers des vestes, les façades s’illuminent pour la Journée Mondiale de sensibilisation à l’autisme. Des manifestations de l’Autistic Pride Day1 aux différents Plans Autisme lancés par le gouvernement français2, la question de l’autisme semble aujourd’hui occuper une place grandissante dans l’espace public. Les arts, à commencer par le cinéma et la littérature, ne sont pas étrangers à ce phénomène. Depuis le succès du film de Barry Levinson Rain Man3 en 1988, de nombreux personnages autistes ont été représentés au cinéma. Dans What’s eating Gilbert Grape ?4 de Lasse Hallström, le héros éponyme prend en charge sa famille et son jeune frère autiste après le suicide du père. En 2001, I am Sam5questionne les rapports du handicap et de la parentalité à travers la quête d’un père autiste cherchant à récupérer sa fille, qui lui a été retirée, tout comme Snow Cake6quelques années plus tard, confronte une femme autiste à la mort accidentelle et brutale de sa fille. Enfin, plus récemment, le jeune chirurgien héros de la série télévisée The Good Doctor7 est atteint d’une forme d’autisme appelée le syndrome d’Asperger.
Dans le même temps, le milieu éditorial voit apparaître de nombreuses autobiographies de personnes autistes. Temple Grandin, la première, publie en 1986 Ma vie d’autiste8, dans laquelle elle rend compte de son chemin et de son expérience, depuis son enfance difficile jusqu’à ses études supérieures en passant par l’invention de la hug box, ou squeeze machine, qui l’a rendue célèbre9. Depuis, les témoignages de personnes autistes sont légion. Pour ne citer que les plus médiatiques, nous mentionnerons Si on me touche je n’existe plus10 de Donna Williams, Je suis à l’est11 ! de Josef Schovanec, ou encore le best-seller Je suis né un jour bleu12 du britannique Daniel Tammet, célèbre pour avoir récité publiquement les 22 514 premières décimales de pi. C’est également le temps des blogs dont les plus célèbres en France sont sans doute ceux de Julie Dachez13 et d’Alexandra Reynaud14.
Ce phénomène d’exposition croissante, notamment par et dans la littérature, pose question. L’autiste, relégué autrefois dans la catégorie clinique des idiots, sort de l’ombre et se voit, en quelque sorte, réhabilité. Mais au-delà d’une mise en visibilité qui peut valoir comme reconnaissance, cette exposition vaut-elle aussi comme revalorisation ? Loin d’être seulement un individu égal aux autres en droits et en dignité, l’autiste ne serait-il pas en passe de devenir, dans une société de plus en plus marquée par la neuroculture – c’est-à-dire sensible aux interrogations qu’elle soulève, aux réponses qu’elle peut apporter – une « figure emblématique 15 » de notre époque ?
Ce sont les enjeux d’un tel questionnement que nous souhaiterions aborder ici en nous concentrant sur une figure singulière, celle de l’enfant autiste. Depuis le succès du roman d’Howard Buten Quand j’avais cinq ans je m’ai tué16, paru en 1981 et qui nous ouvre les portes d’un hôpital psychiatrique pour enfants, l’enfant autiste acquiert en effet une centralité croissante : Le Petit Prince cannibale17 de Françoise Lefèvre (1990), Au clair de la Louna18 de Kochka (2002) ou encore Pibi mon étrange ami19 de Jin-Heon Song (2003) mettent tous en scène un enfant autiste, tout comme les romans à partir desquels nous mènerons notre réflexion et qui sont un peu plus récents, s’inscrivant dans la première décennie du XXIème siècle : Le Bizarre incident du chien pendant la nuit20 de Mark Haddon (2003), La Bécassine de Wilson21 d’Elisabeth Mostsch (2008) et enfin Un garçon singulier22de Philippe Grimbert (2011).
La figure de l’enfant vient charger l’autiste de nouvelles valeurs et de nouveaux enjeux, voire de nouveaux mythes, qu’il convient d’interroger en se référant tout d’abord aux diverses mythologies de l’enfance élaborées à partir de la fin du XVIIIe siècle et, surtout, au XIXe siècle. La réactualisation de certaines de ces représentations idéalisées de l’enfance permettra d’éclairer en partie la réception de la figure de l’enfant autiste dans la société contemporaine. Face aux angoisses climatiques, technologiques ou citoyennes de notre époque, l’enfant autiste nous semble représenté comme porteur de cet espoir ténu que symbolise, chez Dante, Pasolini ou encore Didi-Huberman23, la lueur de la luciole. En ce sens, l’enfant autiste ne pourrait-il pas être envisagé, à notre époque, comme une figure d’enfant-luciole ?
L’enfant double et la double enfance
Comme l’a démontré Philippe Ariès dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime24, longtemps, l’enfant n’a pas été considéré comme très différent de l’adulte. Simple petit adulte en devenir, il n’avait pas de statut particulier. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que cette situation a commencé d’évoluer et que l’enfant s’est progressivement singularisé et différencié de l’adulte, au point même que Roland Barthes a pu parler de l’enfance comme d’une « race particulière, close, essentiellement autre25» et inaccessible à l’adulte. Doublé d’un handicap tel que l’autisme, l’enfant s’apparente à une figure d’altérité radicale qui peut susciter aussi bien l’effroi que la fascination.
Les troubles du comportement, qui vont parfois jusqu’à la violence, font en effet de l’enfant autiste un enfant-monstre qui tient à la fois de l’animal et de la machine. Christopher, le héros du roman de Mark Haddon, est ainsi régulièrement comparé au chien qui donne son titre au livre : il est agressif, hurle, grogne et gémit « comme un chien qui s’est fait mal à la patte26». Il rejoint alors une autre figure, celle du dégénéré abondamment étudiée au XIXe siècle, chez qui « la bestialité domine dans ce qu’elle a de plus hideux », chez qui manque également « tout ce qui fait l’homme27», et notamment la parole. En effet, l’enfant autiste, lorsqu’il est mutique comme l’est Iannis dans Un garçon singulier – nous verrons que tous ne le sont pas – tend à basculer du côté du « primitif » et de l’enfant sauvage tel qu’il a été immortalisé par les récits relatifs à Victor de l’Aveyron. Sans doute, la proximité de l’enfant et du « primitif » n’est pas neuve. Parce qu’il est au premier âge de la vie, et donc tout proche encore du commencement des choses, l’enfant est une figure des origines et de la primitivité. Cependant l’enfant autiste paraît en incarner l’envers négatif et inquiétant. En effet, si l’enfant est bien, étymologiquement, l’infans, c’est-à-dire « celui qui ne parle pas », sous-entendu « qui ne parle pas encore », l’enfant autiste, infans littéral, met au jour le caractère monstrueux d’une figure d’enfant qui, dans les faits, ne parle pas. En outre, l’absence apparente d’affect et le déficit d’empathie, décrits par les études cliniques et reconduits dans les œuvres romanesques, font croire à des êtres dénués de sentiments : « Quel genre de crise cardiaque28 ? » demande le héros de Haddon en apprenant la mort de sa mère. Tel le Meursault de Camus, l’enfant autiste ne joue pas le jeu social et sa froideur désarmante, de par la rigueur logique et rationnelle à laquelle elle obéit, confine autant à l’inhumain et au monstre qu’au non-humain et à la machine, dont les gestes autistiques stéréotypés tendent à reproduire la régularité mécanique et l’absence d’exception.
Mais si l’enfant autiste incarne tout ce qui, dans l’enfant, est effrayant ou ambigu, il en possède aussi les traits les plus mélioratifs et poétiques. Des vertus magiques, angéliques ou féeriques lui sont si souvent prêtées qu’elles tendent à lui ôter son caractère réel, ou réaliste, pour en faire, selon l’expression d’Alfred et Françoise Brauner, un « enfant déréel29 ». Transformé en une sorte d’effigie, l’enfant autiste est « un elfe30» chez Mark Haddon, « un pur Narcisse31 » chez Grimbert, et Gabriel, dans le roman d’Elisabeth Motsch, ressemble à l’archange dont il porte le nom. Ces enfants ont, en outre, « une silhouette de chevreau […] tremblant à chaque pas32 », des « jambes de fil de fer33 », une « démarche de funambule34 », en somme une apparence fluette de petit animal qui contraste avec la figure du primitif bestial. L’enfant autiste, ainsi représenté, appelle d’autant plus l’attachement du lecteur qu’il fait preuve d’une grande naïveté, sensible notamment dans sa mécompréhension du langage. Lorsqu’il entend dire par exemple : « ils ne sauront même pas où est le magot », Gabriel « songe que le magot ne doit pas être un singe35 ». Ainsi l’enfant autiste, souffrant d’une altération de la communication dans ses aspects sociaux et pragmatiques, saisit mal l’ironie, le second degré, les métaphores ou l’homonymie. Comme l’idiot avant lui, il est « incongru dans une assemblée dont il ignore les codes, seul importun parmi les hommes36 ».
Toutes ces caractéristiques héritées de l’enfant tel qu’il a été mythifié par le XIXe siècle, notamment romantique, se voient cristallisées dans une figure d’enfant autiste qui ne vieillit pas. En effet, malgré l’âge réel des personnages évoqués, qui sont en fait adolescents, le récit les maintient dans un état d’enfance qui n’a que faire du temps. Ainsi l’enfance métaphorise le retard de développement lié à l’autisme mais, en contrastant avec ses manifestations les plus effrayantes, qu’elle contribue à excuser, elle lui confère également ce que Philippe Forest a appelé un « alibi poétique ». Il souligne en effet dans Près des acacias que « quand le malade vieillit, les signes s’inversent. Ce qui les faisait aimables les rend détestables. Lorsque l’enfance cesse d’être l’alibi poétique de la folie, cette dernière – aux yeux du monde – se trouve aussitôt rendue à son inacceptable, à son injustifiable nature37». C’est pourquoi l’enfant autiste se voit sanctifié en un enfant éternel, mi-angélique, mi-maléfique, qui cristallise les deux faces d’un même mythe de l’enfance : double-enfant de par son jeune âge et son innocence, sa folie autistique, il est à la fois l’anti-enfant et l’enfant essentiel.
C’est sur cette première mythification littéraire de l’enfance que nous semble s’appuyer une seconde mythification, d’ordre social, voire philosophique, et qui tend à faire de l’enfant autiste un mythe au sens que donne à ce terme Roland Barthes dans ses Mythologies, c’est-à-dire « un objet de monde » passé à « un état oral, ouvert à l’appropriation de la société » et « adapté à une certaine consommation, investi de complaisances littéraires, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière38 ». Dans son contexte de réception actuel, la figure de l’enfant autiste telle que nous venons de l’analyser pourrait agir comme « signifiant » ou « forme », pour reprendre la terminologie barthésienne, d’une mythification sociale puisant aux grands questionnements de l’époque : l’écologie, l’intelligence artificielle et l’épanouissement de l’individu.
Le Bon sauvage et le surdoué : régression ou progrès ?
Face à l’urgence climatique, l’enfant autiste peut apparaître comme une réactualisation écologiste du Bon Sauvage de Rousseau. Dans La Bécassine de Wilson, Gabriel est ainsi en communion avec une nature luxuriante, romantique et idéalisée qui, comme chez Rousseau, tient du locus amoenus et figure une lieu protecteu39. C’est une « échappée hors du monde40 », « à mille lieues du centre psychiatrique41 », un espace autarcique et clos sur lui-même, un foyer de verdure où enfance et autisme font Arcadie. L’enfant autiste à la sensorialité exacerbée y est l’homo percipiens par opposition à l’homo cogitens que la raison aurait perverti. Asocial, mutique, il ne semble corrompu ni par le langage ni par la société et, ainsi retranché du monde extérieur, l’enfant autiste, lorsqu’il sort, apparaît dans toute son ignorance, portant sur le monde un regard distancié. Ce regard, comme le regard persan qui est au cœur du dispositif énonciatif des Lettres Persanes de Montesquieu, permet l’étrangéisation du familier, qui peut alors être critiqué ou démystifié. Ainsi la voix de Christopher, qui est le narrateur autodiégétique du roman de Mark Haddon, est proche de l’écriture blanche théorisée par Roland Barthes, c’est-à-dire « neutre […] au milieu des cris et des jugements, sans participer à aucun d’eux42 ». Les descriptions sont objectives et objectales : « l’escalator était un escalier qui bougeait43». Comportements et codes sociaux, observés de loin et pour eux-mêmes, comme dépouillés de leur usage concret, apparaissent arbitraires voire absurdes : « Mme Alexander faisait ce qu’on appelle bavarder ; c’est quand on se dit des choses qui ne sont ni des questions ni des réponses et qui n’ont pas de lien44». L’innocence incongrue de l’idiot est devenue philosophique : le naïf est Candide, l’innocent Ingénu. Au brouhaha des sociétés, il oppose son silence et/ou une compréhension littérale qui présente à la civilisation le miroir de sa propre absurdité. La critique de la société contemporaine ainsi exprimée peut aller jusqu’à verser parfois dans l’occidentalisme tel que le conçoivent Ian Buruma et Avishai Margalit, c’est-à-dire une « hostilité […] envers la ville et son cosmopolitisme arrogant, cupide, décadent, frivole et superficiel, envers l’esprit occidental45 », par opposition aux sociétés orientales comme la Chine, dont les traditions sont vantées dans La Bécassine de Wilson qui passe néanmoins sous silence son régime dictatorial. Face à la corruption économique et à la déshumanisation des sociétés occidentales de consommation, l’enfant autiste, à peine sorti de l’état de nature, serait un être pur, resté proche de l’essentiel que le consommateur aurait perdu de vue, aveuglé par sa propre pollution. Face au catastrophisme écologique actuel, l’enfant autiste, qui donne lieu à une nouvelle appropriation idéologique de l’enfant comme être pur, semble réactiver le mythe rousseauiste non plus tant comme état originel que comme solution utopiste pour l’avenir.
Symbole d’une régression positive, l’enfant autiste peut aussi incarner l’intelligence de l’avenir, selon le stéréotype institué qui reconduit dans le « geek » d’aujourd’hui l’idiot savant d’hier. Christopher, chez Mark Haddon, est ce qu’il convient d’appeler un prodige ou un surdoué : il déploie dans sa tête les circonvolutions de ses raisonnements logiques – reproduits sous forme de schémas sur les pages du roman –, possède de fabuleuses capacités d’observation, de mémoire et de calcul mental, excelle en informatique, en jeux de logique et de rapidité, il possède en somme toutes les qualités attribuées au type du « geek ». Ainsi l’enfant-machine, que ses comportements stéréotypés rendaient effrayant, peut aussi incarner un espoir car il porte, comme le suggère Eric Laurent, « [les] couleurs de l’humanité dans sa rivalité avec le pouvoir de calcul des machines46 ».
Entre homme originel d’hier et intelligence de demain, l’enfant autiste, en qui l’on pourrait voir alors une figure de rédempteur, témoigne d’une société qui tente, dans un paradoxe proche de l’aporie, de faire coexister et avancer sur la même voie le retour à une harmonie idéale avec la nature et l’aspiration à transcender, par le progrès technologique, les limites de la biologie et du cerveau humain.
En 1979, Christopher Lasch, dans La Culture du narcissisme, constatait déjà cette tendance, estimant que l’homme contemporain des années 1970, déchiré entre ces deux mouvements, se repliait sur ce qu’il lui restait : lui-même. « Le nouveau Narcisse » écrit-il « est hanté, non par la culpabilité mais par l’anxiété. Il ne cherche pas à imposer ses propres idées aux autres ; il cherche un sens à la vie. Libéré des superstitions du passé, il en arrive à douter de sa propre existence47 ». Le narrateur d’Un garçon singulier, dont la diégèse se déroule d’ailleurs précisément dans les années 1970, paraît correspondre à la description de Lasch : en effet, Louis « traînait son existence, d’année en année, à la poursuite d’un futur qu’il n’avait pas choisi48». Sa rencontre avec un garçon autiste sera pour lui le premier pas d’un chemin initiatique conduisant à l’acceptation et à la libération de soi. Pour tenter de saisir les enjeux de la présence d’un enfant autiste sur le chemin de la connaissance de soi et du développement personnel, il pourrait être intéressant de se rappeler une figure plus ancienne, celle du voyant rimbaldien, que l’enfant autiste tend parfois à réactualiser.
Autisme clinique et narcissisme social : l’enfant autiste comme nouveau voyant ?
Les propos de Rimbaud, dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, sont connus :
Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! – Car, il arrive à l’inconnu !
Et puisque « JE est un autre », il s’agit de voyager en soi-même et d’en rapporter des visions car « le poète est vraiment voleur de feu […] il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe49 ». Pour parvenir à cette forme de voyage introspectif ou ontologique, Rimbaud préconise de « s’encrapuler50». Mais l’enfant autiste, déjà fou et malade, déjà souffrant et enfermé en lui-même comme dans un coffre-corps où pense cet autre qui fait « moi », n’a besoin ni de débauche ni de paradis artificiels pour atteindre l’inconnu de « là-bas ». En tant qu’enfant, il est déjà essentiellement autre. Soumis aux affres d’une sensorialité déformée, il est naturellement ailleurs. Est-ce à dire qu’il est naturellement voyant ?
Dans Un garçon singulier de Grimbert, c’est bien au contact de l’enfant autiste, qui a d’ailleurs l’«apparence d’un poète maudit51», que le narrateur, Louis, renoue avec ses peurs, ses angoisses, ses souvenirs d’enfance et jusqu’au traumatisme, l’ami qu’il a laissé mourir, et dont il avait enfoui le souvenir au fond de son inconscient. Le suivant dans les lieux clés de son propre passé, Louis constate que l’enfant est « branché sur nos pensées les plus secrètes, […] telle une éponge, il absorbait nos émotions et nos angoisses52». Ainsi l’enfant déréel, dont l’apparence fluette rejoue celle d’Arthur Rimbaud lui-même, acquiert l’aura d’un voyant, passeur muet vers un autre réel. Il s’écarte pourtant légèrement du modèle rimbaldien : il voit, mais chez l’autre, car les visions qu’il ramène sont celles de Louis. En forçant l’autre à se regarder et à atteindre son propre inconnu, l’enfant autiste n’est plus de l’autre côté du miroir, il est le miroir et devient le guide d’un voyage intérieur et initiatique vers soi-même : « Mes fantômes, mes craintes, se sont évanouis » énonce Louis dans l’excipit du roman, « est-ce grâce à Iannis53 ». Au miroir de l’enfant autiste, Narcisse s’est rencontré.
À cet égard, l’enfant autiste pourrait témoigner de la société décrite par Christopher Lasch, où l’individu se replie sur son Moi intérieur et sa zone de confort. De fait, les symptômes apparents du narcissisme social et de l’autisme clinique se ressemblent suffisamment pour prêter à confusion et peuvent être compris comme les deux faces d’un même phénomène. Là où l’autiste est englouti par l’hyperesthésie qui décuple chaque événement sensoriel en une catastrophe que seule l’absorption dans des gestes compulsifs peut faire cesser, le Narcisse voit la pleine conscience si recherchée des méditatifs. Là où l’autiste est prisonnier d’un coffre-corps et d’une geôle psychique, le Narcisse voit un jardin intérieur, lieu amène du développement personnel, épuré des souillures du monde, où survit l’idée d’un homme originel et où le Bon Sauvage est aussi ontologique. Là où l’autiste peine à atteindre et à conceptualiser l’altérité, le Narcisse voit une autosuffisance idéale, autarcie érigée en force face à des relations interpersonnelles qu’il juge « contraignantes, artificielles et incompatibles avec la spontanéité affective54» et dont, par conséquent, il se défie au nom de l’authenticité. De la solitude autistique, le Narcisse semble faire un solipsisme philosophique. Il transforme la pathologie en posture théorique, et fait du prisonnier un ermite.
Si le Narcisse de Lasch peut apparaître comme une figure anachronique parce qu’elle se réfère à la société américaine telle que l’auteur la voyait il y a quarante ans, sa réactualisation, ainsi que sa mise en regard avec la figure, encore plus ancienne, du voyant rimbaldien, permettent peut-être de saisir quelque chose du phénomène actuel de médiatisation de l’autisme et des personnes autistes elles-mêmes, qui semblent parfois érigées en modèles voire en mythes.
En tant que mythe, l’enfant autiste peut en effet se comprendre comme l’expression d’angoisses philosophiques qu’il transcende en leur offrant non plus seulement un miroir mais une réponse, une rédemption. Il serait l’homme originel au si précieux silence et qui chemine au gré de besoins primaires, essentiels, au sein d’une nature en sursis. Il serait l’homme de demain aux formidables aptitudes cérébrales, sauveur d’une humanité en perdition. Il serait Narcisse naturellement épanoui au bout d’un voyage qu’il n’a pas eu à faire. Ces trois représentations font de l’enfant autiste une figure que nous proposons d’appeler l’enfant-luciole. Comme pour rappeler qu’asile est l’anagramme du mot ailes, l’enfant autiste s’est envolé en luciole, est devenu le malgré tout d’un monde sans magie. Mais qu’elle soit feu sacré ou brillance des prodiges, l’on peut se demander combien de temps encore pourra subsister cette lueur : car si depuis Dante les lucioles donnent l’espoir aux hommes, qui donne l’espoir aux lucioles ?
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NOTES
- Manifestation ayant pour objectif de valoriser, au-delà de leurs seuls troubles, les capacités humaines des personnes autistes qui peuvent alors exprimer librement leur fierté d’être tels qu’ils sont.[↩]
- Voir par exemple le quatrième plan autisme 2018-2022 : Sophie Cluzel, « Autisme. Changeons la donne ! », dossier de presse, 6 avril 2018, https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/04/dossier_de_presse_-_stategie_nationale_pour_lautisme_-_vendredi_6_avril_2018_2.pdf[↩]
- Barry Levinson (réalisateur), Rain Man, United Artists, 1988, 133 minutes.[↩]
- Lasse Hallström (réalisateur), What’s Eating Gilbert Grape ?, J&M Entertainment Paramount, 1993, 118 minutes.[↩]
- Jessie Nelson (réalisateur), I am Sam, New Line Cinema, 2001, 132 minutes.[↩]
- Marc Evans (réalisateur), Snow Cake, Rhombus Media, Revolution Films, 2005, 107 minutes.[↩]
- David Shore (créateur), The Good Doctor, 3AD, Enter Media, Shore Z Productions, diffusé sur American Broadcasting Company, 2017, 2 saisons.[↩]
- Temple Grandin, Ma vie d’autiste, [Emergence. Labeled : autistic, 1986], traduit de l’américain par Virginie Schaefer, Paris, Odile Jacob, « Poches », 1994.[↩]
- Il s’agit d’un appareil à pression conçu pour rassurer, en les contenant physiquement, les personnes autistes ou hypersensibles, et dont Temple Grandin a développé un modèle agricole pour apaiser les animaux partant à l’abattoir.[↩]
- Donna Williams, Si on me touche je n’existe plus. Le témoignage exceptionnel d’une jeune autiste, [Nobody Nowhere. The Extraordinary Autobiography of an Autistic Girl, 1992], traduit de l’anglais par Fabienne Gérard, Paris, J’ai lu, 1993.[↩]
- Josef Schovanec, Je suis à l’est ! Savant et autiste : un témoignage unique, Paris, Plon, 2012.[↩]
- Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu. A l’intérieur du cerveau extraordinaire d’un savant autiste, [Born on a Blue Day. Inside the Extraordinary Mind of an Autistic Savant, 2006], traduit de l’anglais par Nils C. Ahl, Paris, Editions des Arènes, 2007.[↩]
- http://emoiemoietmoi.over-blog.com/[↩]
- http://les-tribulations-dune-aspergirl.com/author/alxsa/[↩]
- François Ansermet, Ariane Giacobino, Autisme, à chacun son génome, Paris, Navarin / Le Champ freudien, « Cahiers de l’autisme », 2012, p. 82.[↩]
- Howard Buten, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué [When I was five I killed myself], traduit de l’anglais par Jean-Pierre Carasso, Paris, Seuil, « Points », 1981.[↩]
- Françoise Lefèvre, Le Petit Prince cannibale [1990], Arles, Actes Sud, « Babel », 2005.[↩]
- Kochka, Au clair de la Louna, Paris, Magnier, 2002.[↩]
- Jin-Heon Song, Pibi mon étrange ami [2003], traduit du coréen par Noëlla Kim, Paris, Le Sorbier, 2008.[↩]
- Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit [The Curious Incident of the Dog in the Night-Time, 2003], traduit de l’anglais par Odile Demange, Paris, Pocket Jeunesse, 2019.[↩]
- Elisabeth Motsch, La Bécassine de Wilson, Arles, Actes Sud, 2008.[↩]
- Philippe Grimbert, Un garçons singulier, Paris, Grasset et Fasquelle, « Le Livre de poche », 2011.[↩]
- Dante, dans la Divine Comédie, faisait de la lueur tremblante des lucioles les prémices d’un paradis trop aveuglant. Pasolini, dans « Il vuoto del potere in Italia », dit aussi « article des lucioles », voyait en elles des étincelles de vie et de transgression face au nouveau fascisme italien (Ecrits corsaires [Scritti corsari, 1975], traduit de l’italien par Philippe Guilhon, Paris, Flammarion, 2005, p. 181-189). Aujourd’hui Georges Didi-Huberman les érige en flammes vives contre la déshumanisation consumériste (Survivance des lucioles, Paris, éditions de Minuit, 2009).[↩]
- Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime [1960], Paris, Seuil, « Points Histoire », 1975.[↩]
- Roland Barthes, « Pour une histoire de l’enfance », Œuvres complètes, volume I, Paris, Seuil, 1993, p. 548.[↩]
- Mark Haddon, op.cit., p. 283.[↩]
- Henri Thulié, Dressage des jeunes dégénérés ou Orhtophrénopédie, Paris, Alcan, 1900, p. 51.[↩]
- Mark Haddon, op.cit., p. 60.[↩]
- Alfred et Françoise Brauner, L’Enfant déréel. Histoire des autismes depuis les contes de fées. Fictions littéraires et réalités cliniques, Toulouse, Privat, « Sciences de l’homme », 1986.[↩]
- Mark Haddon, op.cit., p. 271.[↩]
- Philippe Grimbert, op.cit., p. 79.[↩]
- Elisabeth Motsch, op.cit., p. 44.[↩]
- Ibid., p. 65.[↩]
- Philippe Grimbert, op.cit., p. 121.[↩]
- Elisabeth Motsch, op.cit., p. 101.[↩]
- Pierre Senges, L’Idiot et les hommes de paroles, Paris, Bayard, « Archétypes », 2005, p. 37.[↩]
- Philippe Forest, Olivier Menanteau, Près des acacias. L’autisme, une énigme, Arles, Actes Sud / 3CA, 2002, p. 12.[↩]
- Roland Barthes, Mythologies [1957], Paris, Seuil, 2002, https://books.google.fr/books/about/Mythologies.html?id=MxV4CAAAQBAJ&printsec=frontcover&source=kp_read_button&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false [↩]
- Sur l’héritage du locus amoenus chez Rousseau, voir par exemple Frédéric S. Eigeldinger, Raymond Trousson (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Honoré Champion, « Champion classiques », 2006, entrée « nature, état de nature ».[↩]
- Elisabeth Motsch, op.cit., p. 33.[↩]
- Ibid., p. 87.[↩]
- Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, « Points », 1953, p. 59-60.[↩]
- Mark Haddon, op.cit., p. 278.[↩]
- Ibid., p. 79.[↩]
- Ian Buruma, Avishai Margalit, L’Occidentalisme. Une brève histoire de la guerre contre l’occident [Occidentalism. A Short History of Anti-Westernism, 2004], traduit de l’anglais par Claude Chastagner, Paris, Climats, 2006, p. 20.[↩]
- Eric Laurent, La bataille de l’autisme. De la clinique à la politique, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2012,p. 49.[↩]
- Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances [The Culture of Narcissism. American Life in An Age of Diminishing Expectations, 1979], traduit de l’américain par Michel L. Landa, Paris, Flammarion, 2006, p. 24.[↩]
- Philippe Grimbert, op.cit., p. 177.[↩]
- Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny », Lettres de la vie littéraire, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1990, p. 45-48.[↩]
- —, « Lettre à George Izambard », 13 mai 1871, ibid., p. 38 : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible ».[↩]
- Philippe Grimbert, op.cit., p. 141.[↩]
- Ibid., p. 78.[↩]
- Ibid., p. 174[↩]
- Christopher Lasch, op.cit., p. 58.[↩]