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Politique du deuil: entre reconnaissance et invisibilisation

Vous savez bien qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre du monde. Il est de notre devoir de le rappeler sans que cela atténue notre tristesse pour les victimes des Twin Towers, notre effroi ou notre colère devant ce crime. Il est de notre devoir de rappeler que le retentissement de ces meurtres n’est jamais purement naturel et spontané. Il dépend d’une machinerie complexe (historique, politique, médiatique, etc.). Qu’il s’agisse de réponse ou de réaction psychologique, politique, policière ou militaire, il faut se rendre à une évidence – à la fois qualitative et quantitative : pour l’Europe, pour les États-Unis, leurs médias, leur opinion publique, des tueries quantitativement comparables ou même supérieures en nombre, qu’elles soient immédiates ou indirectes, ne produisent jamais de bouleversement aussi intense quand elles se produisent hors de l’espace européen ou américain (Cambodge, Rwanda, Palestine, Irak, etc.).

Et puis tuer, est-ce nécessairement « faire mourir » ? N’est-ce pas aussi « laisser mourir » ? Est-ce que « laisser mourir », « ne pas vouloir savoir qu’on laisse mourir » (des centaines de millions d’êtres humains, de faim, du sida, de non-médicalisation, etc.), ne peut pas faire partie d’une stratégie terroriste « plus ou moins » consciente et délibérée ?1

            Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, Jacques Derrida ouvrait avec le rappel de cette « évidence », encadré par le diagnostic de Michel Foucault sur le fonctionnement biopolitique de l’État moderne2, un espace de réflexion inconfortable : à quelles conditions la perte de vies humaines ordinaires peut-elle être enregistrée comme un évènement historique dont la portée est, pour un reprendre un terme cher à Kant, cosmopolitique ? Plus connue pour ses études sur le genre dont elle est une figure incontournable, la philosophe américaine Judith Butler a également, dans les années qui suivirent, alimenté cet espace de réflexion de plusieurs textes consacrés à l’examen des significations du deuil public post 11 septembre, et réciproquement de son absence en d’autres circonstances analogues mais non datées dans la mémoire collective3. Elle y interroge à la fois les raisons et les effets de cette asymétrie, à des fins non pas de critique du deuil public mais, et au contraire, de mise au jour des opportunités critiques qu’il recèle pour appréhender nos réactions aux violences et aux pertes dont l’impact dépasse le « cercle des proches » habituellement en jeu dans l’épreuve personnelle du deuil. Si le deuil public, en particulier lorsqu’il a lieu ou semble en tout cas avoir lieu à l’échelle internationale, est un opérateur de reconnaissance mutuelle entre les vies perdues et celles qui les pleurent, il s’agit pour Butler de se demander à quel prix, c’est-à-dire de questionner le sens de la solidarité et de la communauté qu’il révèle et façonne dans le même temps.

            À ma connaissance et sauf quelques très rares exceptions, ces textes n’ont à ce jour pas été mentionnés dans l’effervescence discursive déclenchée par les attentats parisiens du 13 novembre 2015, alors même que le deuil public auquel nous avons assisté et participé a pris des formes largement comparables, toutes proportions gardées, à celles qui ont été pour partie inaugurées lors du deuil public post 11 septembre. L’hypothèse qui guide le présent article est celle de leur pertinence locale, pour éclairer moins ce qui nous est arrivé que les appropriations et les contestations du « nous » à qui c’est arrivé et à qui cela peut arriver. En guise de préambule, je commencerai par évoquer deux figures issues de la littérature, familières à tous, qui permettront d’esquisser le cadre général des réflexions de Butler sur le deuil public, tel qu’il est accompli collectivement par les citoyens mais aussi organisé et orchestré par les pouvoirs publics et les institutions de la société civile. Après un rappel des faits et des acteurs de ce deuil à la fois national et international, je restituerai ensuite la controverse qui, dans la presse et sur les réseaux sociaux, a immédiatement mis en question l’ « évidence » de l’ampleur des réactions suscitées par les attentats, mais qui sur le moment n’a pas été très audible et à laquelle Butler a contribué. Dans un troisième temps, je propose une prise de recul sur cette actualité à la lumière du rapport général à la mort et aux morts qui est censé être caractéristique des sociétés occidentales contemporaines, mais que le deuil public que nous avons vécu, dans sa prise en charge par l’État, bouscule quelque peu. Enfin, je développerai avec Butler les tenants et les aboutissants d’une réflexion qui cherche à faire du deuil un concept central de l’éthique et de la politique, c’est-à-dire un concept qui contribuerait à renouveler notre conception de la justice globale. On verra que dans cette perspective, il fonctionne comme une clé d’articulation entre l’actualité du 13 novembre et celle, qui l’a précédée bien en amont, de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des réfugiés », sur laquelle Butler vient de prendre publiquement position avec plusieurs personnalités et intellectuels européens4.

Meursault et Antigone

       On peut situer la réflexion de Butler dans un cadre familier en revenant sur deux textes littéraires connus de tous : L’Étranger d’Albert Camus et, plus loin de nous, Antigone de Sophocle. On se souvient que dans le premier, Meursault est condamné à la guillotine moins pour ce qu’il a fait que pour ce qu’il n’a pas ressenti, c’est-à-dire moins pour le meurtre de l’Arabe que pour celui, symbolique, de sa mère : ne pas avoir pleuré à sa mort, ne pas en avoir porté le deuil ou ne pas avoir ostensiblement accompli ce qu’on appelle aujourd’hui le « travail de deuil » fait de lui, aux yeux de la société, son assassin. Camus l’a lui-même commenté : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort5 ». Avec Erving Goffman, on dirait que tout homme qui ne présente pas publiquement à ses concitoyens la face attendue de la douleur intime de la perte risque l’ostracisation6. Meursault incarne ainsi une figure contemporaine du matricide commis par Oreste dans la mythologie grecque, lequel nous rapproche évidemment d’Antigone.

       Cette seconde figure est en quelque sorte inverse de la première, puisque dans la tragédie de Sophocle Créon, roi de Thèbes, interdit de pleurer publiquement la mort de son frère Polynice : pour lui et à la différence d’Étéocle, il n’y aura « ni tombeau, ni lamentation : on le laissera là, sans larme ni sépulture, proie magnifique offerte aux oiseaux affamés en quête d’un gibier7 ». La lapidation, mort promise à ceux qui se rendent coupables de haute trahison ou de sacrilège, attend celui ou celle qui oserait braver l’interdit souverain en cherchant à enterrer Polynice dans le respect des rites funéraires. C’est cet interdit que brave Antigone en revendiquant l’expression publique de son deuil privé, et en réclamant ainsi la reconnaissance par la cité de la perte qui pour elle a eu lieu. Condamnée à être enterrée vivante, elle va recevoir progressivement l’appui du peuple de Thèbes. Créon finit par céder mais trop tard pour empêcher le suicide d’Antigone, suivi de celui de son fils Hémon puis de son épouse Eurydice.

            L’évocation de ces deux figures familières permet de rappeler une chose : le deuil n’est pas seulement, comme le soulignait déjà Émile Dürkheim, « l’expression spontanée d’émotions individuelles8 ». Autrement dit, ce n’est pas seulement une expérience solitaire menée dans le for intérieur des personnes, quelque chose qui se passe « dans la tête » ou « dans le cœur », dans les replis de l’appareil psychique et dans l’intimité du rapport à soi ainsi qu’à celui ou celle qu’on a perdu. Sous les deux formes, en contrepoint l’une de l’autre, du deuil obligé et du deuil interdit, du deuil forcé et du deuil empêché, du deuil « normal » et du deuil illégitime, les figures de Meursault et d’Antigone mettent a contrario en pleine lumière la dimension institutionnelle et normative du deuil, affaire de convention et de régulation sociale mais aussi – et de façon plus marquée dans le cas d’Antigone auquel Butler s’est particulièrement intéressée9 – enjeu de l’exercice de la souveraineté ou du pouvoir politique.

            On pourrait se dire qu’il n’y a là rien qui méritait d’être rappelé : on sait bien que le deuil est une institution et qu’on ne pleure pas ses morts comme on veut mais aussi comme on le doit. Il suffit pour s’en convaincre de convoquer les conduites et les attitudes qui, de façons diverses selon les cultures, constituent les « rites de passage » permettant au corps social d’apprivoiser la mort de ses membres et d’instituer tel ou tel type de relation entre les vivants et les défunts. Les figures de Meursault et d’Antigone sont toutefois porteuses d’un enseignement qui va au-delà de ce topos anthropologique. Elles montrent en effet que le sentiment même de la perte, l’émotion ressentie, l’affliction, constitue la cible ou l’enjeu de la régulation et de l’organisation publiques du deuil. Or, ce qui est par là façonné et sanctionné, ce qui fait l’objet d’une négociation, d’une validation ou d’une négation, c’est non seulement l’importance des liens qui nous rattachent à telle personne plutôt qu’à telle autre, ou à tel groupe de personnes plutôt qu’à tel autre, mais aussi la valeur des vies auxquelles il est ou non reconnu que nous sommes ainsi (r)attachés10. C’est en tout cas l’hypothèse explorée par Butler : dans la publicité des affects du deuil – on pourrait parler de l’ « extimité » du deuil au sens lacanien du terme11 – se donneraient alors à lire la structure et les limites du corps social et politique auquel nous appartenons.

Le deuil public après le 13 novembre 2015 : de quoi est-il légitime de s’indIgner?

            Si c’est bien là ce que les figures de Meursault et d’Antigone offrent à penser, qu’est-ce que cela a à voir avec les diverses manifestations de deuil public qui ont débuté au soir du 13 novembre 2015 ? Un rappel, tout d’abord, des faits et des acteurs de ce deuil public, en commençant par l’État. Le 14 novembre, François Hollande a décrété un deuil national de trois jours inédit par sa durée ; il faut ajouter à cela que sous la Ve République et jusqu’au 14 septembre 2001, les journées de deuil national avaient toujours été réservées aux décès de présidents ou d’anciens présidents de la République. Il y eut ensuite l’hommage national aux victimes des attentats, rendu le 27 novembre dans un lieu hautement significatif puisque c’est à l’Hôtel des Invalides que l’on célèbre traditionnellement, depuis Napoléon Ier, les héros militaires et les combattants « morts pour la France »12. Des civils anonymes y ont ainsi gagné, de façon inédite à nouveau, le statut de victimes ayant donné leur vie pour la Nation.

            Ces civils ne sont toutefois pas restés anonymes puisque leurs noms ont été égrenés un à un durant cet hommage. Dès le 23 novembre, le quotidien Le Monde a par ailleurs commencé à publier les portraits nécrologiques des 130 personnes décédées afin de ne pas les « réduire à un chiffre », de « rendre à chacune son nom, son visage, son histoire » et de « les garder en mémoire, collectivement »13. La réunion de ces portraits, dressés avec l’aide des proches des victimes, a permis l’élaboration progressive et toujours en cours d’un « Mémorial » visible sur le site internet du journal14 – sur le modèle de ce qu’avait fait le New York Times en publiant, quotidiennement du 15 au 31 décembre 2001 puis à un rythme plus espacé ensuite, les « portraits of grief », toujours accessibles aujourd’hui et augmentés depuis 2011 de celui des familles endeuillées15. Des « vies minuscules », pour reprendre un titre de l’écrivain Pierre Michon, sont ainsi devenues des « vies exemplaires »16. Un autre mémorial est depuis le 10 décembre 2015 en cours de constitution aux Archives de Paris17, composé à partir des messages papiers, des dessins et des photographies récupérés sur les lieux des attentats où l’on trouvait aussi, de part et d’autres des gerbes de fleurs officielles déposés par les chefs d’État venus s’y recueillir et des drapeaux de tous pays, d’innombrables bouquets et bougies, mais aussi des objets de toutes sortes, de la peluche d’enfant à la bouteille de vin rouge, déposés par les parisiens résidents ou de passage.

            Comme ce fut le cas ailleurs en France dès le samedi 14 novembre, ces mêmes parisiens se sont rassemblés en masse sur ces lieux mais aussi place de la République, malgré l’interdiction de la préfecture de police de Paris et de quelques autres en province, et alors que dans plusieurs grandes villes les « rassemblement spontanés sur la voie publique » devaient à tout le moins être « évités ». De tels rassemblements ont aussi eu lieu devant les ambassades ou consulats de France à l’étranger, où de nombreux monuments se sont illuminés des couleurs du drapeau français. Comme l’a souligné François Hollande dans son discours du 27 novembre, « les images de la planète entière » ont alors semblé montrer, sur les écrans de nos télévisions ou de nos ordinateurs, que « c’était le monde entier qui se couvrait de deuil »18.

            Enfin, ce même drapeau a bénéficié d’une circulation épidémique, à l’échelle de la planète en effet, grâce à l’initiative du réseau social Facebook. Celui-ci n’a pas seulement, dans la nuit du 13 au 14 novembre, mis en place la fonctionnalité « Safety Check » permettant de faire savoir à ses amis que l’on était en sécurité. Dès le 14 novembre, il a aussi proposé à ses utilisateurs, sur le mode de l’injonction, d’activer sur la photo de leur profil un filtre temporaire tricolore explicitement chargé de manifester leur solidarité : « Changez votre photo de profil pour montrer votre soutien à la France et aux parisiens ». Alors que chaque citoyen français pouvait, quelques mois plus tôt, s’approprier la formule « Je suis Charlie », déclinée ensuite en « Je suis Charlie, flic, juif, musulman… », chaque citoyen du monde connecté était ainsi incité à dire « Je suis français ».

Une brèche dans le consensus

            Tous ces faits sont connus. Ce qui l’est peut-être moins, c’est que cette dimension internationale de la solidarité et du deuil public a d’emblée suscité des réactions sceptiques et même ouvertement critiques, faisant le constat de « deux poids, deux mesures » ou bien d’une « compassion à géométrie variable ». Le 12 novembre en effet, veille des attentats à Paris, Beyrouth a été frappée par une double attaque-suicide, également revendiquée par l’État Islamique, qui a fait 43 victimes civiles et 239 blessés. Or, non seulement l’évènement – un « évènement » dans la mesure où la capitale libanaise n’avait pas connu d’attaque aussi meurtrière depuis la fin de la guerre civile il y a plus de vingt ans – n’a pas eu le même retentissement émotionnel, ni « virtuel » ni « matériel », mais il a même été complètement éclipsé par les attentats de Paris et a ainsi semblé avoir eu lieu dans l’indifférence générale. Aucun discours n’a été produit sur les morts de Beyrouth, aucun discours en tout cas qui ait été entendu, et à la mesure de ce silence ou de cette omission, on dira avec Butler que « rien de tout cela n’a [eu] lieu19 ». Ou alors seulement « par défaut » : comme le journaliste Justin Peters le fait observer le 16 novembre, « il a parfois semblé, ces derniers jours, que les seules personnes qui parlaient de Beyrouth étaient les critiques se demandant pourquoi les Occidentaux ne se soucient pas autant de Beyrouth que de Paris20 ».

            Le 15 novembre, un article du New York Times relayait la perception de l’asymétrie Paris/Beyrouth par les Libanais eux-mêmes, déplorant la partialité de l’indignation et de la solidarité internationales, qu’il s’agisse de celle des réseaux sociaux ou des chefs d’État21. Il en tirait avec eux l’implication suivante : « les vies arabes comptent moins », moins que les vies parisiennes, françaises et au-delà occidentales22. Un extrait du post en date du 14 novembre sur le blog de l’étudiant en médecine Elie Fares, cité dans l’article :

Quand les gens de mon peuple sont morts dans les rues de Beyrouth le 12 novembre, les dirigeants du monde ne se sont pas levés pour condamner les attaques. Il n’y a pas eu de déclaration pour exprimer sa sympathie avec le peuple libanais. Il n’y a pas eu d’indignation générale pour dire que des gens innocents dont la seule faute était d’être au mauvais endroit au mauvais moment n’auraient jamais dû partir de cette façon ou que leurs familles n’auraient jamais dû être brisées de cette façon […]. Obama n’a pas publié de communiqué pour dire en quoi leur mort était un crime contre l’humanité ; après tout qu’est-ce que l’humanité sinon un terme subjectif cernant la valeur de l’être humain qui est ainsi désigné ?

[…]

Quand les gens de mon peuple sont morts, aucun pays ne s’est préoccupé d’illuminer ses monuments avec les couleurs de leur drapeau. […]

Quand les gens de mon peuple sont morts, ils n’ont pas mis le monde en deuil. Leur mort n’a été qu’une tâche insignifiante dans le cycle des actualités internationales, quelque chose qui arrive dans ces parties du monde23.

Quelque chose auquel on est donc habitué, qui est dans l’ordre des choses là-bas, chez « eux ». Publié le même jour, le post de Joey Ayoub allait au-delà de ce constat en développant une interprétation clairement politique de son insignifiance aux yeux du monde, dans des termes analogues à ceux, nous le verrons, de Judith Butler. « Si je meurs, écrit-il, cela ne fera pas de différence » au-delà du cercle de ses proches et peut-être des lecteurs de son blog, parce que le corps arabe – à l’instar d’autres corps dans le monde mais à la différence des corps « globaux », ceux qui ont le privilège d’incarner « le Corps Humain » ou au moins de participer de l’unité d’un tel corps – est seulement « local, régional, “ethnique” », nécessairement  et d’abord appréhendé au prisme de la race24.

            C’est sous ce prisme également que le 16 novembre, dans une tribune du quotidien britannique The Independant très partagée sur les réseaux sociaux, la journaliste Lulu Nunn renchérissait sur l’article du New York Times en commençant par interpeler directement ses concitoyens du monde occidental  :

Si vous êtes une personne britannique qui souhaite seulement [montrer votre solidarité avec la France] parce que vous ressentez de la sympathie et de la tristesse pour les gens qui sont brutalement massacrés, sans considération de leur nationalité, alors très bien. J’espère juste que vous allez aussi changer votre photo de profil avec un drapeau d’un pays différent à chaque fois que des personnes seront tuées à tort du fait de conflits internationaux – par exemple, lors des attaques à Beyrouth au Liban qui se sont produites la veille [de celles de Paris]25.

Très clairement informée voire surdéterminée par la politique militaire de représailles menée par l’administration Bush Jr. après les attaques du 11 septembre 2001, la tribune invite les utilisateurs de Facebook à réfléchir à la signification historique et politique du drapeau national, qu’il s’agisse du drapeau tricolore, de la bannière étoilée ou de l’étendard de Daesh. En tant qu’il représente « le pouvoir, les frontières, l’identité, le nationalisme », on ne devrait pas oublier qu’il est un véhicule symbolique de légitimation des interventions armées conduites aussi bien dans un objectif d’autoprotection, de libération des peuples que de prédation agressive. Les manifestations de solidarité orchestrées par les réseaux sociaux sont alors accusées de renforcer la suprématie de l’ « eurocentrisme » et même de la « race blanche », suprématie héritée de la colonisation européenne sur les terres mêmes qui sont aujourd’hui celles de l’islamisme radical. En nous prêtant à une campagne de deuil public qui invisibilise voire autorise la perte d’autres vies ailleurs, ce que nous serions ainsi « fondamentalement en train de dire, c’est que les vies occidentales comptent plus que les autres26 ».

            Le fait que ces réactions critiques émanent essentiellement de médias étrangers n’empêche pas de les apprécier à l’aune de la logique historiquement ambiguë du deuil public sur le territoire national. Alors qu’on ne parlait guère encore de deuil « national », que sa forme rituelle était concentrée dans les cortèges funèbres des funérailles et que les manifestations sur la voie publique étaient proscrites, le deuil public dans la France post-révolutionnaire était en effet traversé par le dissensus : aux côtés du « deuil de souveraineté » ou de légitimation à travers lequel la nation se célèbre elle-même, coexiste un « deuil de protestation » qui conteste les prétentions du premier à la représentation politique27. Directement ou par porte-paroles interposés, des voix habituellement exclues de l’espace public peuvent, à la faveur de la sacralité de la mort qui écarte le risque de la violence ouverte, s’y insérer et s’y faire entendre. Interprétées depuis cette logique, les critiques de l’asymétrie de l’indignation pour Paris et Beyrouth viennent dénoncer les présupposés de la fiction cosmopolitique du deuil post 13 novembre 2015, élaborée à partir de l’effacement des violences ordinaires, ou considérées comme telles, qui affectent les populations « non occidentales ». Des critiques similaires s’étaient de fait élevées aux États-Unis à propos de la solidarité internationale post 11 septembre 2001, mettant en parallèle l’indifférence à ces violences et la transformation des attentats en outil de propagande guerrière à l’extérieur et discriminatoire à l’intérieur28. Sous des formes identitaires qui certainement heurtent le modèle républicain, ces réactions politisent ainsi un rituel unanimiste, qui se présente comme étant au-delà du politique et de ses conflictualités constitutives. Elles sont toutefois loin d’avoir toujours été reçues dans cette perspective, et la façon dont on a au contraire cherché à désamorcer leurs enjeux politiques mérite qu’on s’y attarde.

Combler la brèche, ou comment dépolitiser le dissensus

            Si quelques articles de la presse française ont favorablement relayé ces critiques en s’interrogeant sur les causes des différences de traitement entre Paris et Beyrouth29, d’autres en effet les ont jugées déplacées et même contre-productives. Un article publié le 18 novembre 2015 sur Slate trouve ainsi les « polémiques » sur le filtre bleu-blanc-rouge de Facebook « dérisoires » et la tribune de The Independant « totalement à côté de la plaque30 ». Ces polémiques donneraient une signification politique indue à ce qui n’est qu’une loi élémentaire de la psychologie humaine, selon laquelle notre « capacité à être en empathie est limitée et sélective ». La dénonciation de l’eurocentrisme n’a alors pas lieu d’être : puisque c’est ainsi que nous sommes faits, autant l’assumer. De fait, cette loi n’a pas seulement son pendant journalistique connu sous l’expression « loi du mort au kilomètre », en vertu de laquelle un crime commis près du destinataire de l’information pèse plus lourd médiatiquement qu’une catastrophe faisant beaucoup plus de victimes mais lointaines – la proximité géographique n’étant en fait qu’un paramètre de proximité parmi d’autres : temporel, affectif et socio-professionnel. Elle peut aussi, semble-t-il, se prévaloir de l’autorité en la matière du philosophe David Hume, qui observait que « nous sympathisons davantage avec des personnes proches qu’avec des personnes éloignées, avec des gens de notre connaissance qu’avec des inconnus, avec des compatriotes qu’avec des étrangers31 ». La sympathie étant un effet de la ressemblance et de la contiguïté, notre propension à être frappé par la joie et le malheur d’autrui, tout comme d’ailleurs le sens de ce que nous devons à autrui, s’affaiblit à mesure que cet autrui diffère ou s’éloigne de moi32.

            Une seconde critique de la critique, plus élaborée que la première, reprend cet argument. Parue dans Le Monde du 20 novembre sous le titre « Beyrouth, Paris : non à la compétition lacrymale », elle déplore également qu’au lendemain du 13 novembre on se soit empressé « d’inventer une autre tragédie, toute rhétorique » cette fois, dans laquelle « l’émoi disproportionné des médias reflèterait l’insularité de l’Occident, son aveuglement, voire son mépris à l’égard du reste du monde33 ». Nadia Marzouki y conteste d’abord les faits sur lesquels s’appuie « l’indignation face au deuil prétendument plus fort pour Paris que pour Beyrouth », à savoir l’absence de couverture médiatique des attentats au Liban et plus largement des attaques terroristes récentes au Moyen-Orient et en Afrique, de même que l’absence de marques de solidarité internationale. Elle avance ensuite une explication rationnelle et empirique de ce qui apparaît néanmoins, quoique dans une mesure nettement moindre que celle alléguée, comme un deuil inégalement distribué pour les victimes de Paris et celles de Beyrouth. C’est là chose normale c’est-à-dire à nouveau sans signification politique, car répondant aux critères médiatiques et psychologiques à la fois de ce qui fait évènement – la nouveauté et l’inattendu (« une attaque à Paris est plus inédite qu’une attaque à Beyrouth »)34 – et de ce qui peut susciter la sympathie – Paris comme ville universellement proche (« une des premières destinations touristiques mondiales35 »), familière à tous au moins de seconde main, y compris aux citoyens du monde arabe dont le soutien aux Français montrerait qu’ils ont bien « compris » que cela ne veut pas dire « que l’on considère qu’une ville a plus de valeur que l’autre36 ».

            S’il n’y a donc pas de signification politique à accorder à l’inégale distribution du deuil, il y en aurait une en revanche à attribuer à l’indignation face à cette inégale distribution. Il faudrait en effet y voir la volonté de substituer à la réflexion et à la décision politiques nécessaires une morale et plus exactement une « casuistique » du sentiment voire du ressentiment (au sens nietzschéen du terme) qui aurait deux effets pervers : d’une part une transformation de l’espace public en tribunal des cœurs, d’autre part un renforcement de l’opposition eux/nous qui à la fois dissimulerait et éroderait l’interdépendance de tous les citoyens du monde pour la préservation de la sécurité et de la liberté de chacun. La dénonciation plus générale des politiques de la compassion ou de la « lamentation » qui se joue alors permet de retourner l’accusation contre les accusateurs. Tandis que ces derniers voient dans l’inégale distribution du deuil le symptôme d’une inégalité de citoyenneté et d’humanité entre les uns et les autres, leur indignation reviendrait, en faisant des citoyens du monde arabe les « victimes […] du manque d’empathie de l’Occident », à ne pas considérer ces derniers comme les « acteurs souverains de leur avenir », c’est-à-dire à leur confisquer la capacité de prendre en charge leur existence politique. Les appels « à l’égalisation des réactions de chagrin » tombent ainsi dans l’eurocentrisme qu’ils dénoncent : participant, certes avec les meilleures intentions du monde, à la production de l’inégalité déplorée, ils sont autant de manifestations du « paternalisme » et du « narcissisme » occidentaux37.

Ce que la dépolitisation de la critique néglige

            Il faut certainement concéder à cette critique de la critique que l’accusation, très partagée sur les réseaux sociaux, d’une absence de couverture médiatique de l’attaque terroriste à Beyrouth et d’autres qui l’ont précédée ailleurs dans le monde non-occidental – en Turquie, en Tunisie, au Kenya ou au Nigéria – ne tient pas. Toutefois, le contraste quantitatif entre le traitement médiatique de ces attaques et celui des attentats du 13 novembre n’est pas seul en cause : les choix éditoriaux relatifs aux façons de décrire et de raconter les évènements, avec une dramaturgie et un souci du détail à même d’humaniser les victimes et de susciter l’empathie disproportionnés de part et d’autre, participent aussi de leur hiérarchisation normative38. Ces mêmes choix ne sont d’ailleurs pas sans jouer un rôle dans l’intérêt pris par les lecteurs aux évènements. Comme Martin Belam, journaliste au Guardian, le fait remarquer le 15 novembre39, force est en effet de constater que les informations et reportages consacrés aux attaques qui se produisent ailleurs qu’en Europe ne sont guère lus ni regardés : leur couverture médiatique n’est pour l’essentiel pas reçue et elle reste donc sans effet sur la mobilisation du public40. Remontant aux premiers attentats qu’il a couverts en 2010 à Bagdhad, Max Fischer constate également qu’ « à moins que les victimes ne soient des enfants ou des chrétiens, [il n’a] jamais réussi à faire en sorte que les lecteurs s’intéressent aux attentats qui se produisent en dehors du monde occidental41 ». Comment expliquer alors le sentiment, exprimé par beaucoup mais contraire aux faits, que ces attentats ne sont pas traités, de façon plus ou moins délibérée, par les médias ? Si la thèse selon laquelle les souffrances des non-occidentaux comptent moins que les autres ne peut pas être entièrement déduite d’un manque objectif d’informations disponibles sur les premières, si l’inégale valeur de la vie des uns et des autres n’est pas seulement produite par le déséquilibre de ce que nous pouvons savoir à propos des unes et des autres, c’est que cette thèse précède en réalité la réception de ces informations et qu’elle façonne ce que nous croyons savoir à ce propos. L’indignation qui paraît s’adresser aux « médias » en général les concerneraient finalement assez peu : s’ils sont facilement mis dans la position du « persécuteur » ou du bouc-émissaire, c’est pour valider un récit qui est beaucoup plus diffus, dont ils sont loin d’être les seuls responsables et que chacun saurait être vrai en amont parce qu’il en est partie prenante. Ce qui est véritablement en jeu, c’est alors bien plutôt « le sentiment que le monde a globalement ignoré le traumatisme de Beyrouth et qu’il ignore les traumatismes similaires à travers le monde s’ils se produisent au mauvais endroit », sentiment qui devrait nous forcer « à nous interroger sur ce que pourrait être notre propre rôle dans l’attention et l’intérêt disproportionnés du monde pour un pays plutôt qu’un autre42 ».

            Quant au fait que les Libanais eux-mêmes, et plus largement les citoyens du monde arabe, ont bien exprimé leur soutien et leur sympathie au peuple français, en déduire que l’indignation face à l’inégale distribution du deuil pour Paris et Beyrouth n’est que la manifestation d’une « belle âme » occidentale est pour le moins hâtif. Il ne suffit pas, en effet, de parcourir le chemin qui va de « eux » à « nous » pour réfuter l’asymétrie et disqualifier la portée politique de l’indignation. Aussi Elie Fares, dans son post du 14 novembre déjà cité, ne se contentait-il pas de voir dans la disparité des réactions aux attentats de Beyrouth et de Paris une confirmation du récit selon lequel les vies arabes ne comptent pas pour les autres – vies dont il a appris, écrit-il, à accepter de faire partie. Il est en fait davantage choqué par la découverte qu’elles ne comptent pas pour les Arabes eux-mêmes, qui ont été plus attristés par ce qui s’est passé à Paris que par ce qui est arrivé aux leurs à quelques pâtés de maison de chez eux : « Même chez les gens de mon peuple, il y a le sentiment que nous ne sommes pas si importants, que nos vies n’ont pas tant de valeur et que nous ne méritons pas, aussi peu que ce soit, que l’on pleure et que l’on prie collectivement pour nos morts43 ». En outre, la question n’est pas seulement celle, factuelle, du soutien des citoyens du monde arabe au peuple français ; elle est aussi de savoir de quel point de vue ils peuvent apporter ce soutien, c’est-à-dire en qualité de quel citoyen. Dans une tribune publiée le 14 novembre sur Aljazeera, Hamid Dabashi se demande ainsi s’il est permis aux musulmans « d’exprimer [leur] sympathie, leur solidarité et leur chagrin […] du plus profond de leur humanité en tant que musulmans », ou bien seulement à la condition d’effacer et de troquer cette identité contre celle qui semble s’arroger le droit exclusif de représenter l’humanité. Parce qu’elle intervient de façon sélective, la montée en généralité opérée par les chefs d’États occidentaux à propos des valeurs qui ont été prises pour cibles dans les attentats de Paris comme étant « nos » valeurs partagées parle en faveur de la seconde branche de l’alternative :

Quand des Arabes ou des musulmans meurent sous la main des mêmes gangs criminels de l’État Islamique […] en Afghanistan, en Iraq, en Syrie ou au Liban, ils sont réduits à leur plus bas dénominateur commun et désignés sous des termes supposés sectaires qui négligent et camouflent notre humanité. Mais quand des citoyens français ou britanniques ou américains sont tués, ils sont élevés à l’abstraction commune la plus haute et deviennent les icônes universelles de l’humanité tout entière44.

Avec l’effet suivant : l’intégration des Arabes et des musulmans à la communauté du deuil ne serait autorisée à se faire entendre qu’au prix d’une forme de censure culturelle et de schizophrénie morale45.

            Il faut enfin mentionner un élément de l’argumentaire des « indignés » qui met à mal la dichotomie posée de façon rigide entre d’un côté le régime de l’émotion, qui serait infra-politique et même dépolitisant, et de l’autre celui de l’action, dans lequel il faudrait résolument s’installer pour affronter les questions transnationales de sécurité et de liberté et qui serait seul à même de rendre justice à l’existence politique de toutes les parties impliquées. Car c’est sur le terrain de l’action concrète précisément, et pas seulement sur celui de la rhétorique compassionnelle, que le constat de l’inégale valeur des souffrances et des vies trouve à s’alimenter. Dans une partie des interventions ici citées46, la distribution différentielle du deuil entre Paris Beyrouth vient ainsi réfléchir une distribution tout aussi différentielle des moyens politiques effectivement mis en œuvre, en termes de mobilisation collective et de soutien financier à l’échelle européenne et internationale, pour faire face à l’afflux des réfugiés syriens. Rappelons que le Liban en a accueillis à ce jour plus d’un million soit 20% de sa population, alors que le même nombre de réfugiés arrivés en Europe en 2015 ne représente que 0,2% de sa population. Si le 7 septembre 2015, sous l’effet de l’onde de choc mondiale provoquée par la photographie du corps du petit Aylan Kurdi échoué sur une plage de Bodrum en Turquie, la France avait accepté d’en accueillir 24000 et l’Europe 120000, répartis à proportion de la population des États, ce seul engagement semble avoir fait long feu à l’heure où nous écrivons ces lignes, pendant que se négocie un accord entre l’Union Européenne et la Turquie pour partager, c’est-à-dire externaliser, le « fardeau » des réfugiés47. En tout état de cause, il n’est plus question d’activer le mécanisme de répartition au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux réfugiés aux frontières de l’espace Schengen, dont les États membres sont de plus en plus nombreux à recourir aux possibilités prévues de rétablissement des contrôles aux frontières. Dans ce contexte, le sentiment d’ « oubli » des libanais face à la solidarité manifestée pour Paris ne date pas du 13 novembre 2015 : c’est aussi, et bien en amont, un sentiment d’ « abandon » par la communauté internationale, qui est loin de lui avoir fourni l’aide promise à la hauteur des coûts économiques de son hospitalité48.

            Au-delà du cas « Paris-Beyrouth », on doit d’ailleurs souligner que le fond de la critique de la « compétition lacrymale » n’est pas particulièrement original : on y retrouve une mise en cause de ce qui, sous la plume d’Hannah Arendt dans son analyse des différences entre la Révolution française et la révolution américaine49, prenait le nom de « politique de la pitié » par contraste avec une « politique de la justice50 ». Supposant par rapport à la simple compassion, laquelle serait « politiquement insignifiante et sans conséquence », une montée en généralité, une sanctification du sentiment et une négation de la singularité et de l’altérité des individus, la pitié posée en opérateur du politique signifie pour Arendt son échec et même sa dissolution. Un espace public dans lequel l’émotion et la sympathie, et à travers elles le partage de la souffrance, constituent, en lieu et place de la délibération et de la discussion, les ressorts principaux du jugement et de l’engagement collectifs, ne pourrait en effet reconnaître les personnes que sous le rapport du bonheur et du malheur. Le sens même de la politique, à savoir la liberté, y serait perdu, tout comme sa condition de possibilité, l’action51.

Paradoxes du deuil public contemporain

            La critique arendtienne de la « politique de la pitié » s’applique certainement à la « démocratie du sensible52 » que Butler appelle au contraire de ses vœux, où les affects du deuil jouent un rôle crucial53. Sa « lettre écrite depuis Paris », datée au 14 novembre 2015, en donne un très bref aperçu, en particulier dans le paragraphe suivant :

Le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de 50 morts de la veille à Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les 111 tués en Palestine au cours des dernières semaines ou les victimes à Ankara. La plupart des gens que je connais disent être « dans l’impasse », incapables de faire le point sur la situation. On pourrait y réfléchir en introduisant une notion de chagrin transversal, pour étudier comment fonctionne la jauge du chagrin, pourquoi un café pris pour cible me déchire le cœur bien plus que d’autres cibles ne le peuvent54.

Comme je l’ai annoncé, nous sommes ici invités à une réflexion dont Butler a elle-même tissé les fils dans plusieurs textes, ouvrages et entretiens parus depuis le début des années 2000 et consacrés à l’étude de la fonction politique du deuil public. Curieusement ces textes, dans lesquels Butler prend parfois appui sur l’expérience personnelle du deuil en mobilisant sa description freudienne, n’interrogent toutefois pas l’existence même du deuil public, non plus d’ailleurs que du deuil en général, comme réalité socio-historique : celle-ci est d’emblée posée et cernée à partir de ses manifestations collectives et institutionnelles contemporaines, du type de celles que nous avons rappelées et que Butler appréhende depuis le 11 septembre 2001. Indépendamment de la discussion qui porte sur ses effets politiques, la notion même de deuil public n’est pourtant pas, au XXIe siècle dans les sociétés occidentales, une notion qui va de soi, si bien que son élaboration rituelle, symbolique et discursive ne peut que prendre des formes paradoxales, à même de déranger certains truismes sur ce qui est censé distinguer, dans leur rapport à la mort et aux morts, ces sociétés des « autres », non occidentales. Afin de situer les hypothèses de Butler sur leur arrière-plan anthropologique, on se propose donc d’examiner ci-après deux tensions qui, au regard de quelques idées communément admises, ont traversé le deuil public post 13 novembre, et cela tout particulièrement dans sa dimension officielle.

Un « retour du refoulé » ?

            Le premier paradoxe tient dans le fait que nous avons assisté à la réapparition de ce qui était censé avoir été progressivement banni ou expulsé de la voie publique depuis la fin du XVIIIe siècle environ, et plus encore après la seconde guerre mondiale. La façon dont on a commémoré ceux que celle-ci a tués, en nette rupture par rapport à celle encore en vigueur après la guerre 14-18, aurait en effet participé d’un processus plus général de déritualisation et de désinstitutionalisation de la mort, signifiant la disparition des langages collectifs – moraux, politiques et religieux – qui la prenaient traditionnellement en charge, et le retrait de l’expérience du deuil dans la sphère privée. Dans les années 1960-1970, de célèbres analyses sociologiques, historiques et anthropologiques ont ainsi montré ou cru montrer, tout en déplorant cette évolution, que de spectacle auparavant public, la mort serait devenue au XXe siècle interdite d’élaboration et de représentation sur la « place publique » précisément. Sous l’effet notamment de la nouvelle idéologie du bonheur et de l’injonction à la jouissance, elle y aurait revêtu le statut symbolique qui était autrefois celui de la sexualité : désormais elle est du côté de l’indécent et de l’inconvenant, du scandaleux et de l’obscène, du « tabou » voire de la « pornographie »55. Par conséquent, l’épreuve du deuil n’a elle-même plus droit de cité56 : la perte doit se vivre sur le mode du « quant à soi » et toute exposition ou démonstration ostentatoire au-delà du cercle restreint des proches lui serait refusée. Corrélativement, c’est l’une des pratiques par lesquelles nous faisons société ou par lesquelles nous tenons ensemble qui aurait disparu.

            Sur le fond d’un tel diagnostic, le phénomène de deuil public qui s’est enclenché après le 13 novembre ne peut manquer d’apparaître singulier, même si certaines de ses caractéristiques sont déjà apparues lors des réactions aux attentats de janvier 2015 à Paris mais aussi à ceux qui ont eu lieu à Londres en 2005, à Madrid en 2004 et bien sûr aux États-Unis en 200157. Sa prise en charge par l’État a en effet semblé redonner vie à ces mêmes langages que l’on croyait périmés ou inadaptés. Alors que l’hommage présidentiel du 27 novembre aux Invalides s’ouvre en dénonçant les attentats comme un « acte de guerre », avant d’évoquer le « sacrifice » de ceux qui sont « tombés à Paris » et de l’inscrire dans la continuité des « évènements tragiques » de la mémoire collective, c’est ainsi l’ensemble du discours qui s’alimente à la rhétorique et à la symbolique de l’unité nationale traditionnellement mobilisées dans ces circonstances, mais qui avaient déjà fait long feu en 194558. Certes, la trame convenue de l’ancien « discours officiel » du deuil y est bousculée et renouvelée tant par l’insistance sur le partage de la douleur que par la célébration de la vie ordinaire, sans recours à un ordre transcendant à l’aune duquel l’une comme l’autre pourraient et devraient se justifier59. On est bien dans le registre immanent de la sollicitude et de la sensibilité au proche, mettant en avant la valeur du lien et du vécu intime, des sociabilités informelles et du « micro geste », et ce registre permet d’exalter l’entre-reconnaissance sans pour autant y dissoudre la singularité des biographies et des affections. Il reste néanmoins enchâssé dans un récit patriotique, républicain et même métaphysique beaucoup plus orthodoxe, aux accents martiaux et hagiographiques prononcés, dans lequel les Français sont virilement invités à défendre un âge d’or de leur influence sur le cours du monde. Sous une forme dont il faut reconnaître l’ambivalence, traduction des rapports complexes entre individu et collectif qui articulent aujourd’hui le « vivre-ensemble » démocratique, ce moment institutionnel du deuil public post 13 novembre s’inscrit donc nettement dans la logique rituelle qui est historiquement la sienne, celle d’une « production de la Nation60 ». Spécifiquement, il cherche dans cette logique à s’approprier le sens des manifestations civiles et spontanées du deuil public, y compris des rassemblements qu’il avait lui-même interdits ou découragés.

            Un tel moment met à mal la thèse désormais éculée, et extrêmement confuse, du délitement de la socialité dans les sociétés occidentales contemporaines, dont la disparition du deuil public serait à la fois un symptôme et un facteur. Il s’agirait en effet là d’une pratique difficilement concevable dans des sociétés dites « individualistes » par contraste avec les sociétés « holistes », dans la mesure où dans les premières, les nôtres, on ne voit pas que la mort d’un individu ou même de plusieurs individus, qu’ils soient « grands » ou « petits », puisse participer d’une façon ou d’une autre à la régénérescence symbolique du groupe ou de la société dont il était membre, ce qui est l’un des effets du deuil public. Si la personne est conçue comme détachée du groupe et déliée de toute appartenance transcendante, si elle constitue une entité unique supérieure à toutes les autres divisions (internes comme externes), qui ne renvoie a priori à rien au-delà d’elle-même, sa mort ne peut que signifier une fin ultime et totale sans potentialité reproductrice ou transformatrice sur ceux qui restent. Le deuil public apparaît alors comme une incongruité ou, plus précisément, comme un archaïsme, la survivance d’une forme de vie sociale qui par ailleurs n’est plus la nôtre. En tout cas un évènement que nos sociétés, dépourvues qu’elles sont des ressources conceptuelles et narratives qui permettraient de le rationaliser, ne peuvent vivre que sur le mode d’une contradiction pragmatique.

            À la fin d’un article qui reprend ce contraste de façon critique, l’anthropologue britannique Maurice Bloch nous offre un bel exemple de cette contradiction : les funérailles nationales organisées en Suède après l’assassinat du premier ministre Olof Palme le 28 février 1986. « Le principal problème qui s’est posé aux organisateurs », écrit-il,

c’est leur désir d’une cérémonie grandiose et d’ampleur nationale, qui apparaisse cependant aussi comme spontanée, intime et non institutionnelle, sans aucune prétention à la transcendance. Après tout, cette mort survenait dans la social-démocratie suédoise, c’est-à-dire dans une culture où l’individualisme est censé régner en maître. Néanmoins les Suédois essayèrent aussi d’en faire une occasion de régénérescence pour la nation tout entière, comme s’il s’agissait des funérailles d’un roi africain.

Et un peu plus loin :

L’État suédois n’étant pas en mesure de se penser autrement que comme un État, ces funérailles n’ont pu être que complètement contradictoires : alors que l’idéologie prétendait à l’individualisme, la cérémonie était une manifestation d’holisme et d’affirmation de la continuité du groupe. Bien mieux, l’ensemble des évènements venait battre en brèche l’idéologie qu’ils étaient censés mettre en scène61.

Le deuil public a en effet sanctionné la collectivisation du mort, son appropriation par l’ensemble du pays qui par là se revitalisait lui-même. C’est aussi ce qui se passe dans le second exemple rapporté par Bloch, en France cette fois, celui d’un accident survenu en Provence en 1936, où 53 ouvriers périrent dans l’explosion d’une usine de poudre : alors que « pour l’ensemble des survivants, les morts étaient bien morts, [l’État] a présenté l’accident comme faisant partie d’un symbolisme de reproduction de la mère patrie. Comme si l’ensemble du pays n’était autre qu’une grande lignée somalie ».

            Ces deux exemples hétérogènes – assassinat d’un chef de gouvernement d’un côté, mort accidentelle de plusieurs citoyens ordinaires de l’autre – méritent plusieurs commentaires, on en retiendra deux. Ils montrent d’abord que nos sociétés ne sont pas si individualistes qu’on le dit ou bien individualistes autrement qu’on le dit. Non pas que le contraste entre ces sociétés et celles où l’on appartient à des entités qui survivent à la mort des individus et où l’on croit en la réincarnation n’ait finalement pas lieu d’être reconnu. Simplement, comme le souligne Bloch, en prendre la juste mesure requiert de s’écarter des systèmes rituels et des concepts généraux pour se pencher sur les cas particuliers et notamment sur les cas de « morts inhabituelles » ou « collectives »62, celles qui ne sont pas prévues dans l’économie ordinaire de la mortalité et portent en tant que telles un risque spécifique de désordre, de déstabilisation des liens sociaux et des pouvoirs en place. En effet, la réception et la prise en charge publiques de ces morts dans nos sociétés révèlent des « points d’incertitude »63 le long des frontières habituellement posées tant entre l’individu et le corps social qu’entre les défunts et les vivants. Plus précisément, elles font apparaître que la connexion symbolique entre la mort et la fertilité, pour être très lâche et peu visible64, n’y est pas non plus complètement hors-jeu. À partir de là, l’idée selon laquelle dans les sociétés occidentales contemporaines la mort se serait repliée sur la sphère privée peut être revisitée.

            On sait que dans l’explication qu’en propose Foucault, ce phénomène est à rapporter à une « transformation des technologies de pouvoir » qui, auparavant articulées au droit souverain de « faire mourir » et de « laisser vivre », se préoccupent désormais de « faire vivre » et de « laisser mourir ». Exercé à l’aune de ce nouveau droit, le pouvoir « laisse[rait] tomber la mort », celle de l’individu-corps, au profit de la mortalité, celle de l’homme considéré en tant qu’espèce ou population65. Or, les morts collectives montrent que la mort et pas seulement la mortalité, la mort comme source de renouvellement de la vie plutôt que la mortalité comme menace délétère sur la vie, peut très bien être la cible des mécanismes étatiques de « bio-régulation ». À travers le deuil public qui les construit comme telles, ces morts sont en effet l’enjeu d’une revitalisation de l’ordre social, plus précisément d’une revitalisation de « cette ressource qui est culturellement conçue comme la plus essentielle à la reproduction de l’ordre social66 », à savoir ici la nation. Mais le propos de Foucault n’est pas pour autant contredit. Si, comme il l’affirme, le pouvoir qui a principalement pour objectif de faire vivre ne peut tuer, directement ou indirectement en laissant mourir ou en exposant à la mort, que par l’instauration d’une coupure et d’une concurrence racialisées entre les membres légitimes de la nation et les autres67, il y a en revanche là de quoi nourrir l’analyse politique de la distribution différentielle du deuil public.

Les ambiguïtés du « travail de deuil »

            Un second paradoxe surgit de la même thèse éculée, qui associe l’individualisation constatée des conduites et des modes de vie au relâchement de l’emprise des institutions sur l’individu. Si de façon générale un tel tableau n’est juste que très superficiellement, il faut souligner que concernant le deuil en particulier, la déritualisation est loin d’être synonyme de désinstitutionalisation, laquelle impliquerait que l’on fasse aujourd’hui davantage ce qu’on veut avec avec ses morts qu’on ne le faisait autrefois, au motif qu’on le fait à l’abri des regards. Alors qu’elle s’assortit très bien à la thèse de son caractère apolitique et donc dépolitisant, l’idée du deuil à laquelle nous sommes accoutumés, comme phénomène relevant de la sphère privée et vécue dans une situation d’isolement, est en effet elle-même à concevoir comme une institution68 ou, en lexique foucaldien, comme une discipline. Autrement dit, la privatisation et la psychologisation qui caractérisent le deuil contemporain définissent les nouvelles modalités, non moins socialement réglées que les précédentes, selon lesquelles il doit s’éprouver et s’accomplir, ainsi que les conditions de son échec ou de son succès. Ces modalités sont aujourd’hui formulées en termes de « travail de deuil », à son tour compris comme un travail sur soi-même. En quoi consiste-t-il exactement ?

            Pour le comprendre, il faut aller voir du côté de la théorie psychanalytique du deuil et en premier lieu de la définition fournie par Sigmund Freud, en 1917, dans son essai « Deuil et mélancolie ». Le deuil, écrit-il, est « régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc.69 ». Cette réaction, qui pour être douloureuse n’a rien de pathologique, est commandée par la tâche qu’impose le respect de réalité, à savoir se détacher affectivement de l’être qui n’est plus. En termes plus techniques : la libido de l’endeuillé doit se retirer de l’objet perdu, cesser de l’entretenir économiquement et ainsi de le maintenir psychiquement en vie, pour pouvoir ensuite investir d’autres objets, bien vivants ceux-là. Rendre à nouveau disponible pour l’amour, l’amour des autres et l’amour de soi, voilà donc ce qu’accomplit en un temps plus ou moins long le travail du deuil (Trauerarbeit) lorsqu’il réussit, c’est-à-dire lorsqu’il parvient, selon l’expression d’un héritier de Freud, à « tuer le mort70 ». De ce travail du deuil à ce qu’on appelle aujourd’hui le travail de deuil, que s’est-il passé ? Il semble qu’à l’instar de ce qui arrive à de nombreuses théories psychanalytiques, ce qui était au départ une hypothèse descriptive et explicative soit devenu une prescription à la fois morale et sociale, que Vinciane Despret qualifie d’ « impératif catégorique de rupture » et de « devoir de sauvegarde psychique ». Dans cette perspective normative, il faut « faire son deuil » comme on dit, ce qui veut dire oublier et évincer les morts, surtout ne pas en prendre soin, leur ôter autant de réalité que possible afin qu’ils ne poursuivent et ne dérangent pas les vivants71.

            Dans ce contexte, les cérémonies d’hommage et de commémoration de ces derniers mois ne peuvent, là encore, pas manquer d’apparaître singulières. Si l’on reprend le discours prononcé le 27 novembre, on constate ainsi que d’un côté, il s’inscrit clairement dans la logique séparatiste du deuil ne donnant pas aux défunts de statut plus consistant que celui d’un souvenir toujours douteux car risquant d’empêcher les vivants de continuer. Tous les comptes rendus du discours ont ainsi cité la fameuse phrase où François Hollande reprend le titre du roman de Maylis de Kerangal paru en 2014, narrant la migration du cœur du jeune Simon Limbres vers le corps d’une femme plus âgée en attente d’une greffe : « Nous rassemblerons nos forces pour apaiser les douleurs et après avoir enterré les morts, il nous reviendra de “réparer” les vivants72 ». L’ensemble du discours est d’ailleurs axé sur l’horizon du deuil achevé, lorsque les victimes seront à la place qui leur convient – celle d’une mémoire collective et individuelle qui ne contamine pas l’avenir – et que les larmes d’aujourd’hui auront été remplacées par l’action résolue. Largement citée également, une autre phrase du discours paraît pourtant prendre l’exact contre-pied de cette logique, du moins si l’on en retient une version légèrement amputée qui lui fait dire que les morts doivent non pas être tués, mais au contraire maintenus en vie : « Ceux qui sont tombés, le 13 novembre, incarnaient nos valeurs et notre devoir est plus que jamais de les faire vivre » / « ces valeurs »73. Plusieurs passages du discours lui font écho, qui suggèrent que les « forces vives » accueillent les morts en leur sein ou que les disparus hantent les vivants, afin de les guider voire de les instruire, par exemple quand il est fait allusion à ce qu’ils auraient aimé, voulu ou espéré avant d’être morts. Un rôle actif leur est alors confié : celui de gardiens de ces mêmes valeurs, de garde-fous contre leur possible reniement ou trahison.

            Or ce droit donné aux morts – cette demande même qui leur est faite – d’exister encore et d’influer sur la vie des vivants non seulement contredit l’injonction sociale et morale à « faire son deuil », mais il ne s’inscrit plus clairement dans le processus psychique de détachement et de remplacement théorisé par Freud. En revanche, il présente des affinités avec le processus à l’œuvre dans la mélancolie, qui obéit à une logique de l’identification à l’objet perdu par incorporation de cet objet plutôt qu’à une logique de substitution pure et simple. Là où ces affinités restent toutefois limitées, c’est qu’alors que chez Freud cette identification mélancolique est censée entraîner une transformation du moi qui n’est pas forcément pour le pire74, notre discours affirme à plusieurs reprises que rien ne doit changer, que l’ordre ancien, celui d’avant la perte, doit être rétabli ou conservé (« La France restera elle-même », elle « garde intacts » ses principes). En somme, nous n’aurons rien perdu, nous n’aurions rien perdu, nous serions invulnérables à la perte et même « rendus plus forts » par elle, comme le dit la rassurante sagesse populaire. Mais sans reconnaissance de la perte, s’il n’y a pas de perte à marquer, alors il n’y a logiquement pas non plus de deuil. Judith Butler rappelle ainsi qu’aux États-Unis, George Bush Jr. déclarait dès le 21 septembre 2001 qu’était « enfin venu le grand temps de l’action » qui devait remplacer « le deuil et les larmes »75. En France, cette action a à ce jour essentiellement pris des formes (bombardements en Syrie, « fermeture » des frontières, pérennisation de l’état d’urgence, procédure d’inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité, modification du projet de réforme de la procédure pénale) dont il n’est pas certain qu’elles puissent se revendiquer des valeurs dont les victimes étaient censées être l’incarnation76. Ces mêmes valeurs auxquelles nous devions fidélité sont d’ailleurs au moins en partie devenues, dans la bouche du Premier Ministre Manuel Walls, de « grandes valeurs » au nom desquelles on « s’égare »77 en refusant de faire l’épreuve de la réalité. Fin du deuil en effet.

            L’idée que le deuil est incompatible avec l’action en général, et l’action politique en particulier, n’est certes pas propre à ceux pour qui il est censé fonctionner, dans un laps de temps étroitement limité, comme un rituel de légitimation de la nation ou d’affirmation de souveraineté. On la retrouve chez Freud dans sa description de la dynamique personnelle du travail du deuil : à l’instar de ce qui se passe dans la mélancolie, celui-ci implique « une perte de l’intérêt pour le monde extérieur » et « l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt78 ». Mais elle est aussi défendue dans une perspective militante, à l’exemple des mots d’ordre, rapportés par Douglas Crimp, brandis dans les années 1980 par de nombreux activistes de la lutte contre le SIDA : « Cessez de pleurer, organisez-vous ! » ou « Transformez votre chagrin en colère79 ». Depuis cette perspective, les rituels de deuil public tels que les marches et veillées funèbres sont soupçonnés d’être « complaisants, sentimentaux, défaitistes », et d’alimenter la représentation socialement dominante des personnes atteintes du SIDA en « victimes impuissantes ». Pourtant, souligne Crimp, c’est bien cette représentation socialement dominante qui fait par ailleurs obstacle à l’épreuve de leur deuil personnel par ceux qui ont perdu un proche du SIDA, en rendant honteux et indicibles tant le lien qui les rattachait que la forme de vie qu’ils partageaient, ainsi que la cause même de la perte. Cette même représentation ajoute ainsi une violence supplémentaire, celle du « silence » et de l’ « omission » forcés, à celles auxquelles sont quotidiennement exposés les malades du SIDA. Bien que Freud ait décrit le travail du deuil comme une entreprise essentiellement solitaire et qu’il ne nous aide guère à comprendre ses conditions sociales, Crimp rappelle qu’il considérait en effet « qu’il serait inopportun et même nuisible de le perturber80 ». Face à l’interdiction sociale fait aux endeuillés de s’éprouver et d’apparaître comme tels, « le deuil devient [alors] un acte militant81 ». Inversement, l’engagement dans l’action politique en lieu et place du deuil « manifeste déjà le respect de la réalité » – celle de la perte de l’objet aimé – « que Freud attribue à l’accomplissement du deuil82 », si bien que la « normalité » ne peut être retrouvée qu’à partir du déni de la perte et de la soumission à la violence sociale de son insignifiance. Dégager les opportunités politiques qui sont alors manquées, tel est l’enjeu des réflexions de Butler sur le deuil public.

Judith Butler sur la signification politique du deuil public

            Ces réflexions, qui s’illustrent notamment par le Names Project fondé en 1987 en mémoire des victimes du SIDA83, font écho au deuil de protestation évoqué plus haut et à l’« activisme du deuil » promu par Crimp. Selon l’anthropologue Athena Athanasiou à qui nous reprenons l’expression, et qui analyse les formes qu’il prend dans le mouvement « Women in Black » né à Jérusalem en 1988 avant d’essaimer à Belgrade en 1991, cet activisme cherche à conjurer « les divisions entre le public et le privé aussi bien qu’entre l’affectif et le politique ». Spécifiquement, il met en question l’assimilation du deuil à la résignation à l’incapacité d’agir et donc à la « paralysie politique »84. Que l’entretien du sentiment de la perte puisse certes avoir ce résultat, nous conduire à la « passivité » et à l’ « impuissance »85, Butler ne le nie d’ailleurs pas. Ce lieu commun, qui nous enjoint à en terminer au plus vite avec le travail du deuil, pathologise toutefois celui-ci avant même d’explorer ses potentialités transformatrices. Il ne devrait pas nous empêcher de nous demander si, a contrario, il n’y aurait pas quelque chose à gagner à « vivre avec le deuil » ou à « demeurer au sein de cette douleur » au lieu de tenter de « la dissiper rapidement dans l’action » ou de « lui trouver un échappatoire »86, quelque chose à gagner du point de vue de l’élucidation de nos responsabilités politiques collectives envers d’autres vies que les nôtres. Butler fait ainsi l’hypothèse que, placée dans le cadre des relations internationales, cette situation de deuil puisse constituer une « ressource pour la politique » ou pour « repenser ce qui fonde la communauté », c’est-à-dire « offrir une perspective à partir de laquelle commencer à appréhender la situation mondiale actuelle », et par là mener à rien moins qu’ « une réorientation normative dans le domaine politique87 ».

Le pouvoir normatif du deuil public

            Depuis une telle hypothèse, la distribution inégale ou différentielle du deuil public a indéniablement une signification politique, c’est même un problème politique majeur88. Comment cela ? C’est que le deuil public constitue un nœud d’articulation réciproque entre des opérations affectives et discursives de reconnaissance d’un côté et de méconnaissance ou de déni de reconnaissance de l’autre89. D’une part en effet, le deuil public témoigne de la réalité non seulement de la perte mais de la vie même qui a été perdue90. Comme l’écrit Vinciane Despret, c’est un « processus d’amplification d’existence » par lequel « le mort […] gagne en réalité », en « présence », en « vitalité »91. Par le biais notamment des hommages et des nécrologies, sa vie est alors marquée et remarquée comme une vie à la fois digne d’être pleurée et digne d’être vécue, c’est-à-dire comme une vie pleinement humaine à laquelle chacun peut s’identifier, et dont on a immédiatement conscience de partager la vulnérabilité comprise comme exposition brute à la blessure et à la finitude. Mais qu’est-ce qu’une vie pleinement humaine et donc pleinement réelle, et qu’est-ce qui la distingue d’une vie moins humaine et irréelle, d’une vie qui n’est pas tout à fait une vie ? L’intérêt de l’hypothèse de Butler est qu’elle implique que la réponse à cette question, qui nous fournirait les critères de distinction et de hiérarchisation entre les vies, est précisément produite par le deuil public au moins autant qu’elle ne lui fournit sa raison d’être ou sa justification en amont. Autrement dit, le deuil public ne fait pas qu’enregistrer et consacrer les individus qui satisfont les critères déjà en vigueur d’une vie pleinement humaine, il contribue aussi à reproduire et même à produire les normes culturelles d’après lesquelles une vie peut être reconnue comme telle92. Le deuil public ferait ainsi partie de ce que Butler appelle les opérations de « cadrage », politiquement informées et même « saturées »93, qui en régulant et organisant notre expérience affective définissent les « bons » et les « mauvais » sujets, les vies qui comptent et celles auxquelles nous pouvons nous permettre d’être indifférents, dont nous n’entendrons pas les attentes et les demandes de reconnaissance et dont la mort ne nous touchera pas.

            Si le deuil public est bien normatif en ce sens, il a donc un double visage : il valide la réalité et la dignité des uns, mais il a aussi ipso facto des effets d’invisibilisation, de déréalisation et d’exclusion pour d’autres, ceux dont on estime que les vies ne méritent pas d’être pleurées. Les vies qui lorsqu’elles sont perdues n’ont pas accès aux nécrologies ou qu’aucun hommage ne vient célébrer, dont la perte est sous cet aspect tenue pour négligeable, sont ainsi radicalement exposées dans leur insignifiance c’est-à-dire comme ayant toujours déjà été mortes – « socialement mortes » selon l’expression d’Orlando Patterson94 – et perdues d’avance : ce sont là les vies, les modes de vie ou de « non-vie » de ceux que Butler appelle les « sans deuil »95. Il faut s’arrêter un peu sur cette qualification car elle semble heurter la logique ordinaire. Nous sommes en effet enclins à penser le deuil comme ce qui vient après la vie et donc comme quelque chose qui présuppose que cette vie a été vécue et qu’elle est désormais achevée. Dans cette logique, le deuil n’a aucun rapport normatif avec le sens de la vie qui a disparu et il concerne en fait essentiellement la vie de « ceux qui restent ». Mais comme le souligne Butler, le langage ordinaire contient, avec l’usage du futur antérieur, l’indice d’un autre rapport entre la vie et le deuil96 : un rapport dans lequel la possibilité ou la potentialité du deuil « est condition de l’apparition et de la durée de la vie » c’est-à-dire d’une vie estimée digne d’être vécue, un « présupposé de la vie qui importe ». Le lexique phénoménologique ici utilisé par Butler n’est pas anecdotique : qu’une vie puisse faire l’objet d’un deuil, que sa perte puisse être pleurée, est bien ce par quoi elle est perçue comme vie, jusques et y compris par ceux et celles-là même dont c’est la vie. C’est donc aussi ce par quoi elle mérite de bénéficier des conditions matérielles, sociales et économiques sans lesquelles aucune vie humaine ne peut se maintenir comme telle. C’est pourquoi « sans la possibilité du deuil, il n’y a pas de vie ou, plutôt, il y a quelque chose qui vit, qui est autre chose qu’une vie97 ». Autre chose qu’une vie c’est-à-dire une vie qui n’a pas besoin d’être assistée ni mise à l’abri, soutenue ni protégée, dont personne n’est responsable et que l’on pourra donc à bon droit abandonner à son sort ; une vie sur laquelle également la violence pourra légitimement s’exercer ou que la violence pourra frapper sans même être perçue comme telle puisque cette vie n’existe pas, n’a jamais existé98.

Géopolitique des cercles du deuil

            Dans cette perspective, la question se pose nécessairement de savoir que faire de la « loi » psychologique des fameux cercles concentriques de la sympathie, qui sont autant de cercles du deuil. De ce qui précède, on pourrait en effet être tenté de déduire qu’envisager une autre distribution du deuil public à l’échelle mondiale, une distribution moins inégalitaire, impliquerait de nier purement et simplement cette loi : ce n’est pas du tout ce que fait Butler. Elle reconnaît au contraire qu’en tant qu’intellectuelle juive américaine, porter par exemple le deuil de Daniel Pearl – le journaliste américain assassiné en 2002 au Pakistan par des membres d’Al-Qaïda – « ne présente [pour elle] aucune difficulté » : c’est un « familier », « tellement familier qu’il pourrait être [s]on frère ou [s]on cousin ». Mais, demande-t-elle ensuite, « à quel prix puis-je établir le familier comme critère d’une vie humaine digne d’être pleurée99 ? » Ou encore : mais « quelle est notre responsabilité à l’égard de ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l’épreuve notre sentiment d’appartenance ou défier les normes disponibles de la ressemblance ? [S]ommes-nous des leurs d’une autre manière100 » ? On le voit avec ces questions : il ne s’agit pas de faire fi – ce qui serait vain y compris politiquement – de ce que la psychologie empirique nous apprend sur les ressorts de la motivation humaine et que l’expérience personnelle valide. En posant à l’exercice de la sympathie la condition de proximité ou de familiarité, ce qu’elle nous apprend ne contraint cependant pas les critères de cette même familiarité. Au contraire, la « loi » de Hume nous laisse la possibilité d’interroger « les descriptions » dominantes de ce qui nous est familier ou « de ce à quoi nous ressemblons »101, et donc de mettre en question les « cadres » de l’expérience et les « structures sociales de perception » en vertu desquels il est plus ou moins facile ou difficile – plutôt que possible ou impossible – de voir comme humaines ou de rendre humaines les vies qui disparaissent.

            Comme l’écrit Butler, l’enjeu est ainsi celui d’ « une réflexion critique sur les normes […] par lesquelles se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l’indifférence à la perte d’autres vies »102. Une telle réflexion, écrit-elle encore, permettrait « d’élargir notre conception des personnes dignes d’être pleurées, afin que notre deuil ne se fonde pas seulement sur des identifications établies103 ». Cet appel à l’élargissement ou à l’extension de « notre » conception des personnes sujettes au deuil, répondant au critères d’intelligibilité de l’humain, est toutefois ambigu : il semble clairement courir le risque, inhérent à toute politique humaniste et humanitaire, de légitimer l’imposition d’une certaine conception de l’humain, faussement universelle, à ceux- et celles-là mêmes dont il déplore la déréalisation, et donc de conditionner à nouveau la possibilité de leur reconnaissance à une opération de normalisation. Si la « réflexion critique » à laquelle il est associé est cruciale et toujours à recommencer, ce n’est donc pas seulement pour écarter l’illusion de limites ou de bornes « naturelles », en réalité culturellement déterminées, à nos capacités d’identification au différent ou au non-familier. En effet, Butler vise tout autant les programmes éthiques et politiques proclamant un devoir d’inclusion du non-familier dans une économie du même – celle de l’individualisme libéral – qui désavoue a priori certains modes d’existence et de dissemblance ou de différence. Cela reviendrait à reconduire indéfiniment le mouvement d’exclusion dont toute ontologie, même la plus tolérante, est solidaire, alors que ce qui est requis c’est une « insurrection contre l’ontologie elle-même [an insurrection at the level of ontology]104 ». Dans la reformulation proposée par Athanasiou au cours de son récent dialogue avec Butler, il s’agit de promouvoir une politisation de l’ontologie « qui ne configure pas à l’avance qui compte et qui ne compte pas comme humain105 ».

            On aura reconnu, dans cette volonté d’ « insurrection », l’une des critiques familières adressées depuis sa formulation par Kant à l’idéal cosmopolitique, dont « la difficulté réside dans l’articulation entre le politique et l’humanité comme genre106 ». Butler ne reprend d’ailleurs jamais à son compte cet idéal, soupçonné au mieux d’accompagner, au pire de cautionner, les pratiques impérialistes et néo-colonialistes d’appropriation ou de négation de la singularité des « autres »107, sur lesquelles embrayent les solidarités et les alliances affectives à l’œuvre dans la distribution différentielle du deuil public. L’appel à une amplification de ces alliances au-delà des frontières nationales ne va donc pas sans une conscience aigüe des dispositions narcissiques et moralisatrices qu’il pourrait convoquer, comme c’est le cas lorsque l’indignation devant la perte s’articule à un discours d’incapacitation qui naturalise la vulnérabilité des victimes et les prive de toute résistance politique. Sous cette forme le deuil public, aussi étendu soit-il, reste tributaire d’un récit nationaliste et paternaliste du traumatisme, fait à la première personne au nom de la troisième mais sans adresse à la seconde108. Le mouvement « Women in Black » lui oppose un remarquable contre-exemple. Dans la mesure où elles pleurent les morts, provoquées par des conflits militaires, qui ne sont pas les leurs – celles de leur mari ou de leurs fils – mais celles de leurs « ennemis » ou de civils anonymes, les femmes qui y participent subvertissent en effet à la fois l’association conventionnelle du deuil public à la célébration de la « mère patrie » et le rôle qui leur est attribué, en tant que femmes, dans cette célébration109. En portant témoignage des pertes réduites au silence dans le langage politique disponible, l’action de produire publiquement les signes du deuil en dehors des frontières et des allégeances consacrées par les relations normatives d’appartenance et de parenté montre que la logique d’élargissement du cercle des populations sujettes au deuil peut être autre chose qu’une logique d’encerclement de ces populations.

Deuil et dépossessions

            L’introduction d’une « notion de chagrin transversal », à laquelle Butler nous invitait dans sa lettre du 14 novembre, défie également cette logique. Ce qu’elle sous-entendait alors, en soutenant « ceux qui se trouvent dans l’impasse », c’est que la situation ou l’expérience du deuil, pour peu que l’on n’y réagisse pas par la fuite ou le déni, peut être l’occasion d’une modification des structures de perception auxquelles nous sommes habitués ou d’un déplacement des cadre de reconnaissabilité en vigueur, jusqu’à peut-être nous obliger « à forger [des] liens d’identification » qui sont normalement exclus par ces structures ou qui ne rentrent pas dans les cadres110. La douleur du deuil a en effet le pouvoir, certes non exclusif, de nous rappeler à quel point nous sommes affectés par les autres et pouvons être défaits par eux, à quel point nous sommes attachés et livrés à des vies qui ne sont pas les nôtres, menés et malmenés par elles111. Dans la mesure où nous y perdons le contrôle de nous-mêmes, où nous nous y retrouvons projetés et absorbés dans l’objet perdu, elle inflige un démenti flagrant à l’idée que nous serions des entités autonomes, souveraines et imperméables. De façon dramatique et paradigmatique, nous sommes bien plutôt convoqués à notre vulnérabilité ou à notre précarité (precariousness) partagée, celle qui est constitutive de nos existences sociales et politiques non moins que privées et biologiques. Quand bien même la perte est toujours singulière, « le deuil nous rend égaux » écrit Butler112, c’est-à-dire nous ramène à la relationalité et à l’interdépendance constitutives de toute forme de vie humaine. Depuis cette convocation, c’est cependant aussi la distribution différentielle et inéquitable de la vulnérabilité ou de la précarité (precarity) entre les différentes formes de vie humaine qui peut apparaître, en tant qu’elle est induite et entretenue par des agencements sociaux, économiques et politiques qui à la fois méconnaissent, exploitent et intensifient celle qui, pour être le lot de tous, ne pèse donc pas de la même façon sur tous.

            Le deuil est ainsi une épreuve de la « dépossession » en un double sens113. Dans son ressenti intime, il exhibe les liens, y compris ceux qui ne sont pas choisis, par lesquels nous existons en dehors de nous-mêmes et par d’autres que nous-mêmes. En nous contraignant à les reconnaître, il nous oblige à « faire le deuil » du fantasme de la possession de soi et de l’auto-suffisance. Mais la « question de savoir où et quand une vie est sujette au deuil114 » qui peut alors surgir met aussi au jour des formes de dépossession qui relèvent de la privation organisée des conditions de possibilité d’une vie humaine vivable, qui ne soit pas réduite à supporter l’oppression et l’exploitation. Selon Butler, c’est là ce qui fait du deuil un lieu privilégié pour configurer une nouvelle conception de notre puissance d’agir et de notre responsabilité éthique et politique, à au moins deux titres étroitement corrélés. D’une part, une telle conception prendrait appui moins sur l’affirmation de la volonté individuelle et de propriétés communes que sur l’attention à ce qui nous rend, directement ou indirectement, partie prenante de la vie des autres et de leur dégradation voire de leur élimination ; d’autre part, elle se fonderait sur un sens ontologique de la proximité et de l’appartenance à même de dépasser les bornes de l’État-Nation ou des ensembles économiques, culturels et ethniques plus larges dans lesquels ils se reconnaissent115. L’alternative à cette possibilité, celle d’un accroissement de la reconnaissance réciproque, c’est ce à quoi Butler a assisté après le 11 septembre 2001 aux États-Unis, et force est de constater que c’est aussi ce à quoi nous assistons peu ou prou en France depuis le 13 novembre 2015116. À savoir : le renforcement de la division, externe comme interne, entre les vies qui sont « sous haute protection » et celles qui n’en bénéficient pas ou moins, cela au nom d’un droit à l’autodéfense et à la sécurisation des populations qui permet de déréaliser la violence militaire et policière à l’extérieur, d’affaiblir l’État de droit à l’intérieur et d’empêcher la circulation d’un espace à l’autre.

            Si l’on reprend la catégorie par laquelle la sociologue Saskia Sassen propose aujourd’hui de repenser les conséquences des dynamiques profondes du capitalisme sur l’ensemble des formes de vie, humaines et non-humaines, ce sont là autant de modalités d’ « action » qui relèvent de l’ « expulsion »117. Toutes reviennent en effet à forclore sa propre vulnérabilité pour la transférer sur l’autre, c’est-à-dire sur des populations « interprétées comme des menaces contre la vie telle que nous la connaissons et non comme des populations vivantes qui doivent être protégées de la violence illégitimes d’État, de la famine ou des pandémies »118. « Dans la logique retorse qui rationalise leur mort », conclut Butler en retrouvant Foucault, « la perte de telles populations est jugée nécessaire pour protéger les vies des “vivants” ». Depuis cette logique, la formule « réparer les vivants » reprise par François Hollande à Maylis de Kerangal s’offre alors à une nouvelle interprétation, beaucoup plus sombre que celle que l’on a d’abord retenue119. Elle est suggérée par la confrontation à un passage d’un autre livre de la même auteure, À ce stade de la nuit, paru fin 2015 un mois avant les attentats de Paris120, et qui certainement n’aura pas été cité. Le récit écrit à la première personne, très bref, enchâsse dans un ballet cinématographique et onirique le drame du naufrage du bateau de migrants qui a eu lieu le 3 octobre 2013 au large de Lampedusa, tel que la narratrice l’apprend en écoutant la radio :

Le flou d’un nombre des victimes est une violence révoltante, quand le désir de précision, à l’inverse, signe une éthique de l’attention – l’approximation fait voir la paresse, désigne vaguement l’innombrable, la multitude, la foule, les pauvres, tout ce qui grouille et qui a faim, tout ce qui fuit la terre. […] Autour de 350, plus de 350, au moins 350 – on n’aura pas encore repêché tous les corps, on attend de savoir, et sans doute que dénombrer ceux qui ont survécu, 166, ne permet pas encore de déterminer le nombre exact de ceux qui se trouvaient sur le bateau, sans doute qu’il n’est pas de soustraction possible puisqu’il n’est pas de document, aucune écriture attestant le nombre de passagers embarqués à Tripoli, attestant leur nom et leur identité : au fond, il s’agit bien, pour l’heure, de la disparition d’un nombre indéterminé d’anonymes121.

Conclusion

            Nous n’avons pas voulu ici procéder à une exégèse des réflexions de Judith Butler portant sur le deuil, qu’elle appréhende moins pour lui-même qu’en tant que site d’élaboration d’une éthique et d’une politique de la reconnaissance et de la vulnérabilité. Une telle exégèse demanderait une analyse beaucoup plus technique que celle que nous avons présentée ainsi qu’une discussion de ses termes fondamentaux ; elle engagerait également une confrontation avec les programmes critiques formulés autour d’ambitions analogues ; enfin elle devrait s’attacher à dégager les liens entre ces réflexions et les travaux antérieurs de Butler sur le genre et les sexualités, dont son interprétation d’Antigone comme « figure de l’impossibilité de vivre » est un élément clé122. En suivant, depuis le rappel des régulations sociales et institutionnelles de notre émotion, quelques fils majeurs de cette réflexion, on a simplement cherché à redonner son statut de fait politique à ce qui, au prétexte de l’ « évidence », est facilement remisé au régime d’une psychologie naturaliste ou bien d’une morale sentimentaliste, à savoir que ceux que le deuil public compte et raconte – par l’image et le mot autant que le nombre – sont aussi ceux qui comptent. La controverse « Paris/Beyrouth » déclenchée au lendemain des attentats du 13 novembre, qui portait sur les raisons et les effets de la distribution inégale de ce deuil, a dans cette perspective permis d’interroger l’ambivalence de ce que nous considérons comme un signe brut et insoupçonnable de notre humanité, entre expression de la solidarité des vulnérables d’un côté et exposition de « l’indifférence des privilégiés »123 de l’autre. Diagnostiqué et déchiffré comme un travail politique, le travail du deuil apparaît ainsi comme un double un processus de durcissement et de contestation des frontières de nos communautés affectives. Participant au sein d’une humanité disputée à la reproduction de ce que Didier Fassin appelle une « différenciation de l’intolérable », instituée selon « une ligne de partage du monde » entre ceux dont la vie est « sacrée » et ceux dont la vie est « sacrifiable »124, il offre aussi à chacun d’entre nous la possibilité de sa subversion.

 

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NOTES

  1. J. Derrida, « Auto-immunités, suicides réels et symboliques », dans J. Derrida, J. Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à  New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2004, p. 142, 162-163.  []
  2. Voir M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 213-235. []
  3. Voir « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre » [2003], dans Humain, inhumain : le travail critique des normes. Entretiens, trad. fr. J. Vidal et C. Vivier, Paris, Amsterdam, 2005, p. 61-92 ; « Violence, deuil, politique », dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 [2004], trad. fr. J. Rosanvallon et J. Vidal, Paris, Amsterdam, 2005, p. 45-78 ; Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil [2009], trad. fr. J. Marelli, Paris, La Découverte, « Zones », 2010 ; Qu’est-ce qu’une vie bonne ? [2012], trad. fr. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2014. []
  4. « Pas d’alternative : droit d’asile, ou barbarie », Le Monde, 11 mars 2016 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/11/pas-d-alternative-droit-d-asile-ou-barbarie_4881390_3232.html. []
  5. A. Camus : « Préface à l’édition américaine » [1955], dans Théâtre, Récits et Nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1962.[]
  6. Voir E. Goffman, Les rites d’interaction [1967], trad. fr. A. Kihm, Paris, Minuit, 1973. []
  7. Sophocle, Antigone, trad. fr. P. Mazon [1950], Paris, Les Belles Lettres, 1997, 28-30.[]
  8. E. Dürkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, « Quadrige », 2008, p. 567 ; voir P. Baudry, art. « Deuil », dans S. Mesure et P. Savidan (dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 267-269.[]
  9. Voir J. Butler, Antigone. La parenté entre vie et mort [2000], trad. fr. G. Le Gaufey, Paris, Epel, 2003. []
  10. On a parlé ici de « topos anthropologique » pour qualifier un savoir de sens commun, sachant que l’enseignement que l’on peut tirer des figures de Meursault et d’Antigone n’est bien sûr pas complètement nouveau pour l’anthropologue lui-même. On pense notamment à Robert Hertz qui n’a pas seulement montré, à partir du cadre méthodologique mis en œuvre par Durkheim dans Le suicide (1897), que les conduites de deuil, larmes inclues, n’étaient en rien la manifestation d’émotions privées ou internes, mais traduisaient bien plutôt une obligation sociale et socialement sanctionnée. Dans sa « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1907), l’analyse des « doubles funérailles » met aussi au jour la connexion étroite entre le statut social des individus avant leur mort et le deuil dont ils sont susceptibles de faire l’objet. Ainsi, « la mort d’un étranger, ou d’un esclave, ou d’un enfant passera presque inaperçue, ne soulèvera aucun émoi, ne donnera lieu à aucun rite ». Parce qu’ils ne font pas pleinement partie du corps social de leur vivant, ils sont « intentionnellement exclu[s] du rituel funéraire normal ». La mort des enfants, en particulier, « provoque une émotion sociale très faible et presque immédiatement achevée. Tout se passe comme s’il n’y avait pas en ce cas, pour la conscience collective, de mort véritable. […] La mort d’un nouveau-né, à la limite, est un phénomène infrasocial ; la société, n’ayant encore rien mis d’elle-même dans l’enfant, ne se sent pas atteinte par sa disparition et reste indifférente » (Conclusion de « Contribution… », dans Sociologie religieuse et folklore, Paris, Alcan, 1928). []
  11. Au sens lacanien du terme, c’est-à-dire celui d’une extériorité logée au cœur de l’intime et même constitutive de cet intime, tel qu’il est esquissé dans Le Séminaire VII : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 167, et par contraste avec le sens du terme qui s’est diffusé à partir des travaux de Serge Tisseron (voir L’Intimité surexposée, Paris, Ramsey, 2001), lequel fait inversement de l’extime le mouvement d’exposition ou de visibilisation de l’intimité dans l’espace public. Il s’agit bien en effet de penser la constitution et pas seulement l’expression publique des affects de deuil. Comme l’écrit Butler dans Ce qui fait une vie : « notre affect n’est jamais nôtre : il est d’emblée communiqué d’ailleurs » (p. 53). []
  12. Voir Avner Ben-Amos, Le vif saisit le mort. Funérailles, politique et mémoire en France (1789-1996), trad. fr. R. Bouyssou, Paris, EHESS, 2013. []
  13. S. Kauffmann et A. Leclerc, « En mémoire du 13 novembre », Le Monde, 22 décembre 2015 : http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/12/22/en-memoire-du-13-novembre_4836254_4809495.html. []
  14. Voir http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/visuel/2015/11/25/enmemoire_4817200_4809495.html. []
  15. Voir http://www.nytimes.com/interactive/us/sept-11-reckoning/portraits-of-grief.html?_r=1&#/portraits-of-grief/0. []
  16. Voir Adeline Wrona, « Vies minuscules, vies exemplaires : récit d’individu et actualité. Le cas des portraits of griefs parus dans le New York Times après le 11 septembre 2001 », Réseaux, n°132, 2005, p. 93-110. []
  17. Voir Le Monde du 14 décembre 2015 : http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/12/14/le-memorial-du-bataclan-aux-archives-de-paris_4831270_4809495.html. []
  18. L’intégralité du discours est disponible sur http://www.elysee.fr/declarations/article/hommage-national-aux-victimes-des-attentats-du-13-novembre-hotel-national-des-invalides/. []
  19. J. Butler, « Violence, deuil, politique », p. 64.[]
  20. J. Peters, « Does Paris Matter More Than Beirut ? » : http://www.slate.com/articles/news_and_politics/culturebox/2015/11/the_media_covered_the_paris_attacks_more_than_the_beirut_bombing_the_problem.html. []
  21. Ou encore de stars internationales, voir Daniel Schneidermann, « Paris, Madonna, Kano : photos et victimes inégales », arrêtsurimages.net, 12 décembre 2015 ; repris sur Rue 89 : http://rue89.nouvelobs.com/2015/12/10/paris-madonna-kano-photos-victimes-inegales-262422. []
  22. Anne Barnard, « Beirut, also the Site of Deadly Attacks, Feels Forgotten » : http://www.nytimes.com/2015/11/16/world/middleeast/beirut-lebanon-attacks-paris.html?_r=0. Voir aussi l’article de F. Arlandis sur Slate, « Les libanais se demandent où est leur ‟Safety Check” sur Facebook », 15 novembre 2015 : http://www.slate.fr/story/109989/liban-safety-check-facebook-attentats-novembre. []
  23. A Separate State of Mind, 14 novembre 2015 : « From Beirut, This is Paris : In a World that Doesn’t Care about Arab Lives » : http://stateofmind13.com/page/3/. Pour retrouver la déclaration de Barack Obama (« Ce n’est pas seulement une attaque contre Paris, ce n’est pas seulement une attaque contre contre le peuple de France, mais c’est une attaque contre toute l’humanité et les valeurs universelles que nous partageons »), voir https://www.whitehouse.gov/blog/2015/11/13/watch-president-obamas-statement-attacks-paris. []
  24. J. Ayoub, « The Streets of Paris Are as Familiar to Me as the Streets of Beirut », Global Voices, 14 novembre 2015 : https://globalvoices.org/2015/11/14/the-streets-of-paris-are-as-familiar-to-me-as-the-streets-of-beirut/[]
  25. http://www.independent.co.uk/voices/got-a-french-flag-on-your-facebook-profile-picture-congratulations-on-your-corporate-white-supremacy-a6736526.html ; la tribune est relayée par Slate le 17 novembre : http://www.slate.fr/story/110125/drapeau-francais-facebook-ethnocentrisme.[]
  26. Ibid.[]
  27. Voir Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Paris, Champ Vallon, 2009 ; je dois la découverte de cet ouvrage à l’émission de France Culture « La Fabrique de l’histoire », 18 novembre 2015 : « Histoire de l’espace public 3/3 : le deuil national », disponible sur http://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoire-de-lespace-public-33-le-deuil-national. []
  28. Un exemple sous la plume de Paula Abood, qui retourne en l’assumant l’amer constat d’Elie Fares cité plus haut : « Le 11 septembre est juste un jour de plus dans le calendrier des évènements télévisés. Ses significations varient selon les personnes à qui l’on parle. Beaucoup de femmes de couleur, notamment de femmes arabes, ont refusé d’adhérer à la propagande qu’est devenu ce jour particulier de septembre. Est-ce surprenant ? Pour ceux et celles dont les vies quotidiennes sont définies par le colonialisme, le racisme, la guerre, le terrorisme d’État, la dépossession, le déplacement et l’exil, la fétichisation politique du 11 septembre représente peut-être au mieux le privilège de la souffrance occidentale blanche par rapport aux préoccupations politiques du reste du monde » (« The Day the World Did Not Change », Signs, vol. 29, n°2, 2003, p. 576-578, 576). []
  29. Outre les articles déjà cités, voir notamment P. Haski, « Paris-Beyrouth : la compassion à géométrie variable », Rue 89, 15 novembre 2015 : http://rue89.nouvelobs.com/2015/11/15/paris-beyrouth-pourquoi-cette-compassion-a-geometrie-variable-262107. []
  30. Voir http://www.slate.fr/story/110155/polemiques-filtre-bleu-blanc-rouge-facebook.[]
  31. D. Hume, Traité de la nature humaine [1739-1740], III, III, 1, trad. fr. P. Saltel, Paris, Flammarion, 1991, p. 203.[]
  32. À titre de provocation pour le moment, on pourrait faire contre-point à l’idée que cette « loi » des cercles concentriques de la sympathie n’aurait rien de politique, ou qu’il n’y aurait rien à en faire sur le plan de la réflexion politique, avec la réflexion suivante de Gilles Deleuze, en réponse à la question « Qu’est-ce qu’être de gauche ? » : « C’est une affaire de perception. […] Ne pas être de gauche c’est un peu comme une adresse postale. Partir de soi, la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi et dans la mesure où on est privilégié […], on se dit : comment faire pour que ça dure. Être de gauche c’est l’inverse. […] On dit que les japonais perçoivent comme ça […] : ils pensent d’abord le pourtour. Alors ils diraient le monde, le continent, mettons l’Europe, la France, etc. etc., la rue de Bizerte, moi. C’est un phénomène de perception : on perçoit d’abord l’horizon, on perçoit à l’horizon. […] C’est pas par générosité. Par leur sens de l’adresse postale [les japonais] sont à gauche. Tu vois d’abord à l’horizon, et tu sais que ça ne peut pas durer, ce n’est pas possible. […] Être de gauche c’est savoir que les problèmes du tiers-monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier. C’est vraiment une question de perception, ce n’est pas une question de ‟belle âme” et tout ça » (L’Abécédaire de Gilles Deleuze, téléfilm produit par P.-A. Boutang, entretiens par C. Parnet, diffusion Arte, 1996, lettre G). Par ailleurs, soulignons d’emblée que les journalistes qui ont réagi aux accusations dont les médias ont fait l’objet à propos de l’inégalité de traitement entre Paris et Beyrouth ne l’ont pas toujours fait de façon défensive : l’argument de la « nature humaine » et des limites qu’elle imposerait à notre capacité à nous soucier de ce qui arrive aux « autres », s’il permet de disqualifier les leçons de morale et les tentatives de culpabilisation, n’empêche pas de reconnaître la légitimité des questions soulevées dans ces accusations et d’appeler à l’autocritique. Voir par exemple Nesrine Malik, « Why do deaths in Paris get more attention than deaths in Beirut ? », The Guardian, 18 novembre 2015 : http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/nov/18/deaths-paris-beirut-media ; et Jack Mirkinson, « The media has gotten strangely defensive about its coverage of terrorism in Paris & Beirut », Salon, 19 novembre 2015 : http://www.salon.com/2015/11/19/the_media_has_gotten_strangely_defensive_about_its_coverage_of_terrorism_in_paris_beirut/.[]
  33. http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/20/beyrouth-paris-non-a-la-competition-lacrymale_4814352_3232.html.[]
  34. C’est là une condition nécessaire pour qu’il y ait « mort collective », laquelle ne dépend pas tant du nombre de morts que de l’imprévisibilité ou de « l’effet de surprise », qui manque par exemple dans les accidents de la route : voir Gaëlle Clavandier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 186-187. Comme le soulignait E. Fares, une attaque à Beyrouth n’est pas inédite du point de vue de la perception que les occidentaux, mais aussi les libanais eux-mêmes, ont de leur capitale. Voir aussi A. Bernard dans l’article du New York Times déjà cité : « Certainement, les attaques ont signifié quelque chose de différent à Paris et à Beyrouth. À Paris elles ont fait l’effet d’une bombe, la pire attaque dans la ville depuis des décennies, tandis qu’aux yeux de Beyrouth l’attentat a été la concrétisation d’une peur, jamais entièrement absente, d’un nouvel accès de violence à venir ». []
  35. Ce facteur est également retenu par le spécialiste du terrorisme Brian J. Philipps, qui fournit la liste la plus complète des éléments à prendre en compte pour expliquer le traitement médiatique des attentats du 13 novembre dans « This is why the Paris attacks have gotten more news coverage than other terrorists attacks », The Washington Post, 16 novembre 2015 : https://www.washingtonpost.com/news/monkey-cage/wp/2015/11/16/why-have-the-paris-attacks-gotten-more-news-coverage-than-other-terrorist-attacks/.[]
  36. Pour une analyse des éléments constitutifs de cette proximité d’un point de vue marocain, voir M. Elouizi, « Paris, Beyrouth et Ankara ou la loi du mort-kilomètre », Libération (Maroc), 19 novembre 2015 : http://www.libe.ma/Paris-Beyrouth-et-Ankara-ou-la-loi-du-mort-kilometre_a68626.html.[]
  37. N. Marzouki, « Beyrouth, Paris : non à la compétition lacrymale », Le Monde, 20 novembre 2015. Dans le même ordre d’idées, le journaliste du Guardian Jamiles Lartey postait le 14 novembre une série de tweets mettant en cause le pharisaïsme des « indignés du manque d’indignation » face à ce qui se passe ailleurs qu’en Occident : « Honnêtement, certains commentateurs aujourd’hui ont l’air d’hipsters de la tragédie. ‟Hey mec, moi je me soucie de la souffrance et des morts dont tu n’as jamais entendu parler” » (https://twitter.com/jamileslartey/status/665648764993040384). []
  38. Voir Nadine Ajaka, « Paris, Beirut, and the Language Used to Describe Terrorism », The Atlantic, 17 novembre 2015 : http://www.theatlantic.com/international/archive/2015/11/paris-beirut-media-coverage/416457/ ; J. Peters, « Does Paris Matter More Than Beirut ? », art. cité ; ainsi que D. Schneidermann, « Paris, Madonna, Kano : photos et victimes inégales », art. cité. []
  39. Cité dans l’article de N. Marzouki ; voir https://medium.com/@martinbelam/you-won-t-read-about-this-in-the-media-but-b275d46fd51f#.xbt7o1sck. []
  40. Soulignons que grâce aux outils de mesure précis de la fréquentation et de l’audience des actualités disponibles sur Internet, qui jouent un rôle de plus en plus important dans la hiérarchie des « places » médiatiques, les journalistes disposent aujourd’hui de preuves empiriques de l’absence d’intérêt des lecteurs pour les morts de personnes qui ne sont « pas comme nous ». Voir Folker Hanusch, « Disproportionate coverage of Paris attacks is not just the medias’ fault », NewStatesman, 16 novembre 2015 : http://www.newstatesman.com/politics/media/2015/11/disproportionate-coverage-paris-attacks-not-just-media-s-fault. []
  41. M. Fisher, « Did the Media Ignore the Beirut Bombings ? Or Did Readers ? », Vox, 16 novembre 2015 : http://www.vox.com/2015/11/16/9744640/paris-beirut-media ; relayé sur Slate, « C’est aussi la faute des lecteurs si on a moins entendu parler de Beyrouth », 17 novembre 2015 : http://www.slate.fr/story/110117/attentats-beyrouth-paris-lecteurs.[]
  42. Ibid.[]
  43. E. Fares, « From Beirut, This is Paris : In a World that Doesn’t Care about Arab Lives », art. cité.[]
  44. H. Dabashi, « Je suis Muslim » : http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2015/11/je-suis-muslim-151114163033918.html. []
  45. Confortant rétrospectivement ce sentiment immédiat, Blaise Wilfert-Portal montre que sur le terrain de cette forme de résistance politique ou infra-politique somme toute classique qu’est l’hédonisme, l’expression du deuil public après les attentats a en effet fait prévaloir une assignation nationale culturaliste en se formulant en référence à des contenus éthiques particuliers, cela à défaut de disposer d’un langage et d’un symbolisme cosmopolitiques significatifs et mobilisables par tout un chacun (voir « ‟Je suis en terrasse”, ou le retour du nationalisme ? Quand le ‟mode de vie” français est attaqué », Revue du crieur, n°3, mars 2016, p. 50-59). []
  46. Voir celles d’A. Bernard, d’E. Fares et de M. Fisher ; ainsi que P. Abood, « « The Day the World Did Not Change », art. cité. J. Ayoub note, quant à lui, que les victimes des attaques de Beyrouth, à la différence de celles de Paris, n’ont pas « entraîné un changement de politique qui affectera les vies d’innombrables réfugiés innocents » (art. cité). []
  47. Voir le communiqué de Migreurop, 16 mars 2016 : http://www.migreurop.org/article2679.html. []
  48. Voir http://www.al-monitor.com/pulse/politics/2015/01/international-aid-syrian-refugees-lebanon-lags.html#. []
  49. H. Arendt, On Revolution, New York, Macmillan, 1963 ; trad. fr. M. Berrane, De la révolution, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2013. []
  50. Le contraste est posé en ces termes par Luc Boltanski dansLa souffrance à distance. Moral humanitaire, médias et politique, suivi de La présence des absents, Paris, Gallimard, 2007 (1re éd. Métaillié, 1993), p. 22. Les années 2000 ont vu paraître une abondante littérature contradictoire consacrée à la valeur morale et politique de la compassion, voir notamment : M. Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; L. Berlant (ed.), Compassion : The Culture and Politics of an Emotion, New York, Routledge, 2004 ; R. C. Salomon, In Defense of Sentimentality, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; M. Revault d’Allonnes, L’homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008 ; D. Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard/Seuil, 2010.[]
  51. Pour une analyse détaillée de la critique arendtienne de la compassion et de la pitié, voir Sophie Bourgault, « Hannah Arendt, compassion et politique », Implications philosophiques, 23 juin 2011 : http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/passions-dans-lespace-public/hannah-arendt-compassion-et-politique/. []
  52. J. Butler, Ce qui fait une vie, p. 55. []
  53. Hors du cadre de cet article, une analyse du débat de Butler avec Arendt sur la place des affects en politique devrait tirer partie de leurs lectures respectives de l’Antigone de Sophocle. Pour celle de Butler voir son Antigone. La parenté entre vie et mort, op. cit., avec une objection explicite à la conception arendtienne du politique à la toute fin de l’ouvrage, plus développée dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, p. 76 sq. Pour une reconstitution de la lecture d’Arendt, voir Silvia Zappulla, « Reading Antigone Through Arendt’s Political Philosophy » : http://www.um.es/vmca/download/docs/05072011-silvia-zappulla.pdf (consultée le 12 février 2015) ; pour une critique de celle de Butler à l’appui implicite d’Arendt, voir Bonnie Honig, « Antigone’s Laments, Creon’s Grief : Mourning, Membership, and the Politics of Exception », Political Theory, vol. 37, n°1, 2009, p. 5-43, et Antigone, Interrupted, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. Précisons que l’objection de Butler à Arendt, qui porte sur la séparation de l’espace public et de l’espace privé, ne l’empêche pas de la mobiliser positivement, dans ses travaux récents, sur d’autres points relatifs aux questions de l’action et de l’appartenance politiques : voir Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme [2012], trad. fr. G. Le Dem, Paris, Fayard, 2013, notamment le chapitre 5 ; et Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2015 (dont le chapitre « Bodies in Alliance and the Politics of the Street » est disponible sur le site du European Institute for Progressive Cultural Policies, septembre 2011 : http://www.eipcp.net/transversal/1011/butler/en).[]
  54. J. Butler, « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État », Libération, 19 novembre 2015 : http://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreinte-par-l-etat_1414769. Le texte original, publié le 16 novembre sur le site de l’éditeur VersoBooks sous le titre « Mourning Becomes the Law » (d’après l’ouvrage de Gillian Rose, Mourning Becomes the Law. Philosophy and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1996), est disponible sur http://www.x-pressed.org/?xpd_article=mourning-becomes-the-law-judith-butler-from-paris. Cette lettre a par ailleurs fait l’objet d’une critique substantielle et argumentée, qui en dénonce la « rhétorique » et les « contre-vérités », par Marie Docher et Odile Fillod : « Judith Butler à Paris, ou l’impasse du Bataclan », blog Les mots sont importants, version française en date du 24 novembre 2015 : https://lmsti.wordpress.com/2015/11/24/judith-butler-a-paris-ou-limpasse-du-bataclan-2/.[]
  55. Voir les travaux de Geoffrey Gorer, Ni pleurs ni couronnes, précédé de Pornographie de la mort [1965], trad. fr. H. Allouch, Paris, EPEL, 1995 ; de Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975 ; et de Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975. On en trouvera une bonne présentation générale dans Gaëlle Clavandier, Sociologie de la mort. Vivre et mourir dans la société contemporaine, Paris, Armand Colin, 2009, chap. 4. []
  56. Comme le note Joan Didion dans L’année de la pensée magique (trad. fr. P. Demarty, Paris, Grasset, 2007), pèsent sur les endeuillés le soupçon et la honte de « l’apitoiement » (p. 236-238). []
  57. Pour une analyse de ces réactions d’un point de vue sociologique et de la façon dont elles révèlent et élaborent un sens du « nous » singulier et plurivoque, tant dans le rapport au « je » que dans le rapport à « eux », voir Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, PUF, 2016. Comme on le verra par la suite, je m’écarte ici des hypothèses optimistes formulées dans la conclusion de cet ouvrage sur les différences entre le deuil public américain et les deuils publics européens. []
  58. Voir Jay Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l’histoire culturelle de l’Europe [1995], trad. fr. C. Jaquet, Paris, Armand Colin, 2008. []
  59. À comparer avec les récits de deuils reconstitués par Stéphane Audoin-Rouzeau dans Cinq deuils de guerre. 1914-1918 (Paris, Tallandier, 2013 [2001]) : alors que la douleur intime de la perte peine alors à se dire hors des termes du discours officiel du deuil, les aspects politiques de ce discours doivent désormais s’articuler à la dimension personnelle et affective de la perte. []
  60. L’expression est de Butler dans « Violence, deuil, politique » (p. 62), qui l’emploie à propos des nécrologies de presse et non du discours étatique. Il faudrait en effet étudier le fonctionnement de cette « production de la Nation », épurée de ses conflits et de ses inégalités sociales, dans les portraits publiés des victimes des attentats du 13 novembre, afin de voir comment les récits d’individus ordinaires y réfléchissent et y configurent un même idéal collectif normatif. Olivier Tonneau en propose une esquisse dans « Quand Le Monde fait parler les morts : la construction d’une “génération Bataclan” », Mediapart, 2 janvier 2016 ; cette analyse a par ailleurs été faite par A. Wrona à propos des « portraits of grief » post 11 septembre 2001 dans « Vies minuscules, vies exemplaires », art. cité ; voir aussi David Simpson, 9/11 : The Culture of Commemoration, Chicago/London, The University of Chicago Press,  2006, chap. 1. []
  61. M. Bloch, « La mort et la conception de la personne » [1988], trad. fr. A. Chapoutot, Terrain, n°20, 1993, p. 7-20 : http://terrain.revues.org/3055. []
  62. Voir G. Clavandier, La mort collective, op. cit. Soulignons que la modération de ce contraste autour des morts collectives n’implique pas de nier que la notion de mort collective est, dans le monde occidental, une réalité historiquement datable à l’aune du critère de la responsabilité humaine, laquelle est aujourd’hui diluée et plurivoque. Voir ibid., chap. 5. []
  63. M. Bloch, « La mort et la conception de la personne », art. cité. []
  64. Voir Marc Bloch et Jonathan Parry (eds.), Death and the Regeneration of Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, Introduction, p. 15. []
  65. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 220-221. []
  66. M. Bloch et J. Parry (eds.), Death and the Regenaration of Life, op. cit., p. 7. []
  67. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 227 sq. []
  68. Voir Karine Roudaut, « Le deuil : individualisation et régulation sociale », A contrario, vol. 3, 2005, p. 14-27 ; et plus généralement sur le rapport entre institution et subjectivité, social et mental, Vincent Descombes, Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996. []
  69. S. Freud, « Deuil et mélancolie » [1917], dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 146-148. []
  70. Daniel Lagache, « Le travail du deuil », Revue française de psychanalyse, vol. 16, n°4, 1938, p. 9 : http://www.histoiredelafolie.fr/magie-religion/le-travail-du-deuil-ethnologie-et-psychanalyse-par-daniel-lagache-1938. []
  71. Voir V. Despret, Au bonheur des morts, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond/La Découverte, 2015, qui oriente en grand partie les réflexions qui suivent. À l’appui de l’ouvrage de Dominique Memmi La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité (Paris, Seuil, 2014), V. Despret suggère que ce devoir participe d’ « une nouvelle norme obligeant les personnes, de la même manière qu’on a pu l’observer à propos de la sexualité, à offrir au pouvoir une prise sur l’intimité » (chap. 8, note 14). []
  72. M. de Kerangal, Réparer les vivants, Paris, Verticales ; comme le rappelle Pierre Assouline, ce titre et le diptyque « Enterrer les morts, réparer les vivants » est lui-même emprunté à Platonov de Tchékhov : voir http://larepubliquedeslivres.com/enterrer-les-morts-reparer-les-vivants-2/. []
  73. De façon assez surprenante, la citation est aussi tronquée dans l’émission de France Culture La Grande Table (2e partie) du 2 décembre 2015, consacrée à la question « Que signifie faire son deuil ? » (http://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/que-signifie-faire-son-deuil), grâce à laquelle au demeurant j’ai découvert l’ouvrage de V. Despret ainsi que l’article de M. Bloch cité plus haut. []
  74. Comme le fait rapidement remarquer Butler (« Violence, deuil, politique », p. 47), Freud n’est pas constant sur le sujet. Alors que dans « Deuil et mélancolie » la mélancolie est élaborée comme une version pathologique du deuil, soit comme un deuil qui aurait échoué ou serait inachevé, huit ans plus tard dans « Le moi et le ça » Freud suggère que le processus identificatoire à l’œuvre dans la mélancolie est essentiel au développement du « caractère du moi », autrement dit qu’il structure l’histoire de toute subjectivation et re-subjectivation, y comprise celle qui est accomplie par le travail du deuil lorsqu’il réussit. Voir S. Freud, « Le moi et le ça » [1923], dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, chapitre 3 intitulé « Le moi et le sur-moi (idéal du moi) », p. 267 sq. ; et le commentaire plus développé de Butler dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [1990], trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p. 148-149, 153-154 ; ainsi que dans La vie psychique du pouvoir [1997], trad. fr. B. Matthieussent, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 199-202. []
  75. Voir « A Nation Challenged : President Bush’s Address on Terrorism Before a Joint Meeting of Congress », The New York Times : http://www.nytimes.com/2001/09/21/us/nation-challenged-president-bush-s-address-terrorism-before-joint-meeting.html?pagewanted=all ; cité par Butler dans « Violence, deuil, politique », p. 46 et dans « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », p. 64. []
  76. Voir les auditions du 15 février 2016, des victimes et proches des victimes des attentats, par la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, rapportées notamment par Le Monde (http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/02/15/les-victimes-du-13-novembre-face-a-la-commission-d-enquete-parlementaire_4865714_4809495.html) et Slate (http://www.slate.fr/story/114137/attentats-victimes-proches-colere-critiques). []
  77. Entretien au Journal du Dimanche, 27 décembre 2015. []
  78. « Deuil et mélancolie », art. cité, p. 147. []
  79. D. Crimp, « Mourning and Militancy », October, vol. 51, 1989, p. 3-18, 5 (repris dans Melancholia and Moralism. Essays on AIDS and Queer Politics, Cambridge [Mass.], The MIT Press, 2002, p. 129-150). []
  80. « Deuil et mélancolie », p. 146. []
  81. « Mourning and Militancy », art. cité, p. 9. []
  82. Id. []
  83. Voir http://www.aidsquilt.org/about/the-aids-memorial-quilt ; cité dans Ce qui fait une vie, p. 43. []
  84. A. Athanasiou, « Reflections on the Politics of Mourning : Feminist Ethics and Politics in the Age of Empire », Historein, vol. 5, 2005, p. 40-57, 42 : http://www.nnet.gr/historein/historeinfiles/histvolumes/hist05/historein5-athanasiou.pdf ; voir http://womeninblack.org/pagina-ejemplo/. []
  85. J. Butler, « Violence, deuil, politique », p. 57.[]
  86. Ibid., p. 56 ; ainsi que « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », 64-65. []
  87. « Violence, deuil, politique », p. 57, 46, 55.[]
  88. Ce qui fait une vie, p. 42. []
  89. Dans « Guerre, deuil hyperbolique, nécrologie : Derrida avec Butler ? » (dans Monique David-Ménard [dir.], Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, CampagnePremière, 2009, p. 63-77), Livio Boni développe une analyse de cette articulation plus technique que nous ne le faisons ici, à partir notamment de toutes les références psychanalytiques, pas seulement freudiennes, qui l’informent. []
  90. Voir notamment « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », p. 82-83, mais l’idée est récurrente dans l’ensemble des textes cités ici. []
  91. V. Despret, Au bonheur des morts, op. cit., chap. 4. []
  92. La position de Butler sur cet effet du deuil public semble en fait susceptible de deux lectures. Celle développée par Livio Boni offre un bon exemple de lecture faible : « l’objet du deuil est pour ainsi dire déjà cadré, encadré, déterminé par une certaine grille de valeurs […], et le travail de deuil officiel ne fait qu’identifier les sujets qui incarnent de telles normes avec d’autant plus de présence que leur survivance spectrale doit avoir une fonction normative » (art. cité, p. 67). La lecture forte que nous soutenons ici est autorisée par certains passages des textes de Butler, par exemple dans « Violence, deuil, politique » lorsqu’elle écrit que « nous devons prendre en considération la façon dont [l]es formes autorisées de deuil public définissent et produisent la norme qui décide quel être humain aura le droit d’être pleuré » (op. cit., p. 65). Cette tension pourrait être résolue en s’appuyant sur la thèse de Butler concernant le fonctionnement performatif des normes de genre, qui font exister ce dont elles parlent ou ceux et celles qu’elles interpellent à travers leur répétition et leur citation tant dans les discours que dans les comportements. En un mot, le mode opératoire des normes est précisément celui du rituel, lequel contient toujours la possibilité d’une altération, d’une subversion ou d’une reterritorialisation des normes. Voir notamment J. Butler, Le pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif [1997], trad. fr. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2004 ; et « Antigone, Speech, Performative, Power », Dialogue with Paul Rabinow, dans S. I. Salamensky (ed.), Talk, Talk, Talk : The Cultural Life of Everyday Conversation, New York, Routledge, 2001, p. 37-48. []
  93. Ce qui fait une vie, p. 7. []
  94. O. Patterson, Slavery and Social Death : A Comparative Study, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982 ; cité dans ibid., p. 46. []
  95. Voir Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, p. 61 sq. []
  96. Butler ne donne pas de formulation précise de cet usage, pour autant que l’expression « ceci sera une vie qui aura été vécue » (Ce qui fait une vie, p. 20) n’est guère employée dans le langage ordinaire. En revanche, comme le rappelle V. Despret, nous disons bien : « Sa présence dans le monde aura fait une différence » (Au bonheur des morts, op. cit., chap. 4). []
  97. Ce qui fait une vie, p. 20.[]
  98. Voir « Violence, deuil, politique », p. 60-61. On pourra apprécier à cet égard l’initiative de la ville de Copenhague qui, il y a deux ans, a dévolu un espace spécifique du cimetière Assistens (qui accueille notamment les sépultures du romancier Hans Christian Handerson et du philosophie Søren Kierkegaard, tout en offrant aux habitants de la ville un espace vert) aux personnes sans abri. Auparavant, celles-ci étaient enterrées de façon anonyme, comme c’est la norme aussi bien en France qu’aux États-Unis dans ce qu’on appelle les « terrains communs ». Spécificité de la capitale danoise : les funérailles anonymes y ont fait l’objet de revendications citoyennes dans les années 1920 et 50% de sa population choisit d’être enterrée de cette façon. Dans la mesure où elles étaient sans alternative pour les personnes sans abri, les sépultures où leurs « familles de la rue » peuvent désormais venir se recueillir ont en fait pour elles valeur d’ « empowerment » et elles ont été bien acceptées par l’ensemble des habitants. Comme l’explique un membre de l’association qui est à l’origine de l’initiative : « You know, everyone needs to belong. The homeless too. And people can relate to this ». Voir « A Place for the Homeless to Honor their Dead », Citylab, 29 décembre 2015 : http://www.citylab.com/housing/2015/12/a-place-for-the-homeless-to-honor-their-dead/422067/ ; relayé sur Slate, « À Copenhague, les SDF ont désormais droit à une sépulture digne », 4 janvier 2016 : http://www.slate.fr/story/112241/copenhague-sdf-enterrement. []
  99. Ibid., p. 64, 66. []
  100. Ce qui fait une vie, p. 40.[]
  101. Nous reprenons cette formule à Cora Diamond dans « L’importance d’être humain » ([1991], dans L’importance d’être humain, trad. fr. E. Halais, Paris, PUF, 2011, p. 49-92, 67), où elle intervient suite à l’exposé de la différence entre Kant et Hume (du moins une lecture de Hume, en l’occurrence celle d’Annette Baier) à propos de l’importance qu’il faut accorder à « ce que la psychologie empirique reconnaît comme possible […] pour les êtres humains ». Notons que Butler réintroduit ici le rôle des médias dans la présentation des personnes que nous ne rencontrerons jamais « à une distance infinie et à travers une sorte de voile moral », faisant obstacle à l’entreprise de « traduction culturelle » de leur vie dans la nôtre et inversement (voir « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », p. 70-71, 81). []
  102. Ce qui fait une vie, p. 40. []
  103. « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », p. 86.[]
  104. « Violence, deuil, politique », p. 60. []
  105. J. Butler et A. Athanasiou, Dispossession : The Performative in the Political, Cambridge, Polity Press, 2013, chap. 10. []
  106. Voir Michaël Foessel, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique ? », La vie des idées, 18 juin 2013 : http://www.laviedesidees.fr/Etre-citoyen-du-monde-horizon-ou.html#nh17. []
  107. Pour une discussion critique des projets cosmopolitiques contemporains qui tombent dans cet écueil, voir David Harvey, Cosmopolitanism and the Geographies of Freedom, New York, Columbia University Press, 2009, chap. 4. []
  108. Voir à nouveau J. Butler et A. Athanasiou, Dispossession, op. cit., chap. 10. []
  109. Ibid., chap. 13. []
  110. « Violence, deuil, politique », p. 66 ; voir aussi La vie psychique du pouvoir, op. cit., chap. IV : « Le genre de la mélancolie/L’identification refusée ». []
  111. Ibid., p. 48-50, 54-55 – Butler souligne régulièrement que le désir et la passion en sont autant d’illustrations. []
  112. « La paix est résistance aux terribles satisfactions de la guerre », p. 70. []
  113. Voir J. Butler et A. Athanasiou, Dispossession, op. cit., chap. 1. []
  114. Ce qui fait une vie, p. 75. []
  115. Il est possible à partir de là donner une autre dimension encore à « l’idée communément admise selon laquelle les morts ‟font de la place” en permettant aux vivants de trouver la leur ». D’après V. Despret, les morts font aussi de la place « au sens où ils dessinent de nouveaux territoires […], d’autres routes, d’autres chemins, d’autres frontières, d’autres espaces » (Au bonheur des morts, op. cit., chap. 1). Si pour peu et à condition qu’on en fasse le deuil, les morts sont « géographes », l’examen des conditions de production et d’invisibilisation des « sans deuil » est porteur d’une nouvelle géopolitique. Au-delà de cet examen, la conception relationnelle de la responsabilité politique esquissée par Butler rejoint celle formulée par les théoriciennes du care dans le cadre d’une réflexion sur les injustices structurelles produites à la fois par la logique masculiniste de l’immunité et par l’économie de marché mondialisée : voir notamment Iris Marion Young, Global Challenges. War, Self-Determination and Responsibility for Justice, Cambridge, Polity Press, 2007. []
  116. La comparaison est notamment faite, dans les premières semaines suivant les attentats, par Thomas Cantaloube dans « Du 11-Septembre au 13-Novembre », Médiapart, 21 novembre 2015 : https://www.mediapart.fr/journal/international/211115/du-11-septembre-au-13-novembre ; et Olivier Le Cour Grandmaison dans « Après les attentats : la Réaction qui vient », Mediapart, 26 novembre 2015 : https://blogs.mediapart.fr/olivier-le-cour/blog/261115/apres-les-attentats-la-reaction-qui-vient. Voir aussi Philippe Corcuff, « Ne laissons pas à l’État la politique de nos émotions », Libération, 1er décembre 2015 : des deux côtés de l’Atlantique, c’est l’émotion de la peur qui a été « privilégiée sous un angle ultrasécuritraire », et qui a rejeté l’exercice patient de la compassion au rang d’une « sensiblerie de femmelette » (http://www.liberation.fr/debats/2015/12/01/ne-laissons-pas-a-l-etat-la-politique-de-nos-emotions_1417538). []
  117. S. Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale [2014], trad. fr. P. Guglielmina, Paris, Gallimard, 2016. []
  118. Ce qui fait une vie, p. 35. []
  119. Et certainement antinomique de celle, que l’on peut aussi tirer de l’ouvrage, d’une « formule d’apaisement » invitant à un « partage fraternel, égalitaire et anonyme de vie », proposée par Jean-Yves Nau le 27 novembre sur Slate : voir http://www.slate.fr/story/110723/reparer-vivants-formule-apaisement-hollande. []
  120. Pour les éditions Gallimard, précisant qu’une première édition à tirage limité a été publiée en mai 2014. []
  121. M. de Kerangal, À ce stade de la nuit, Paris, Verticales, 2015, p. 67-68.[]
  122. Nous reprenons cette expression à Paola Marrati dans « La vie et les normes », dans M. David-Ménard (dir.), Sexualités, genres et mélancolie, op. cit., p. 183-193. []
  123. Voir Carol Gilligan, Arlie Hochschild, Joan Tronto, Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care, éd. P. Paperman et P. Molinier, Paris, Payot, 2013.[]
  124. Voir Didier Fassin, « L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’intolérable », dans D. Fassin et P. Bourdelais (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, p. 17-50. []
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