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Présidentielles: le débat sur les inégalités n’a toujours pas eu lieu

Retour vers le futur ? Les réflexions de l’entre-deux tours pour la présidentielle 2022 nous donnent l’occasion de republier, telle quelle, une tribune de Patrick Savidan publiée le 11 mai 2017 par le journal “Libération”

Le débat public sur les inégalités et la solidarité n’a pas toujours la clarté requise et, le moins que l’on puisse dire, c’est que la campagne présidentielle n’aura pas contribué à l’éclairer. Le thème n’était, certes, pas absent de certains programmes, mais, au cours de cette campagne, sa capacité à structurer des oppositions ou des convergences a été étrangement inopérante.

Il y a pourtant urgence. La persistance du chômage, le renforcement de la précarité, en particulier pour les moins qualifiés, auquel a répondu par ailleurs une indécente augmentation des très hauts revenus, ont composé un paysage social de plus en plus contrasté et ont nourri, non sans raison, un sentiment d’injustice croissant. Depuis le tournant de la rigueur en 1983 et le développement de la financiarisation de l’économie, le revenu moyen des 1 % les plus aisés a de fait augmenté de 100 % et celui des 0,1 % de 150 %. Dans le même temps, le reste de la population active a dû se contenter d’une augmentation de 25 %. Les 1 % les plus riches se sont approprié 21 % des fruits de la croissance totale, contre 20 % pour les 50 % les plus pauvres1. Si, depuis 2011, la situation a évolué – les rendements financiers s’étant atténués et la pression fiscale sur les plus riches s’étant légèrement accentuée (ils continuent donc de s’enrichir, mais plus au même rythme que dans les années 1990 et 2000) – il reste que, depuis la crise de 2008, le niveau de vie des classes moyennes n’augmente plus et que cette stagnation des revenus est inédite. Dans un contexte où les ressources de la solidarité sont sous tension pour des raisons budgétaires et où le parti a été pris d’accorder la priorité aux plus défavorisés, cela a entraîné une frustration grandissante des classes moyennes. Nous savons bien que, dans le même temps, le niveau de vie réel des plus pauvres n’a pas cessé de baisser, que les inégalités, en France, n’ont donc pas simplement augmenté par le haut, mais qu’elles se sont aussi creusées par le bas ; cela n’empêche pas les plus fragiles des ménages appartenant aux classes moyennes d’estimer qu’ils sont les laissés-pour-compte de la solidarité publique.

De telles évolutions sont problématiques en elles-mêmes et parce qu’elles peuvent avoir des conséquences politiques et sociales fâcheuses. Selon de nombreuses études, l’augmentation de la pauvreté et des inégalités n’entraîne pas nécessairement un soutien politique plus grand en faveur de la solidarité. Avec le renforcement de la perception des injustices sociales ambiantes, les riches et les plus défavorisés tendent à devenir plus conservateurs sur le plan social2. Ce conservatisme peut prendre différentes formes cependant et tendre dans deux directions distinctes qui semblent en passe de s’imposer comme les termes principaux d’une unique alternative en matière de solidarité.

Dans un cas, ce conservatisme consiste à penser que le maintien d’un Etat véritablement protecteur suppose un repli sur des formes identitaires de solidarité. La résurgence de la question des frontières, dans le cadre de la campagne présidentielle, peut aussi se comprendre ainsi. S’inscrivent dans cette optique plusieurs propositions du FN, tel que le projet de taxe additionnelle sur l’embauche de salariés étrangers présenté comme devant assurer la «priorité nationale à l’emploi des Français» ou la volonté de mettre en place un «délai de carence» de deux ans au bout duquel les étrangers nouvellement installés en France auraient droit aux prestations sociales, qu’ils aient un emploi ou non (proposition aussi défendue par Les Républicains). Cette évolution témoigne d’un durcissement généralisé des attitudes à l’égard des plus fragiles, d’un désir d’externaliser la précarité en la faisant peser sur plus fragiles que soi ; cela prend notamment la forme d’une sorte de tri que certains voudraient opérer sur la base de critères douteux entre ceux qui méritent l’assistance et ceux qui ne la mériteraient pas. Dans le cas du FN, la réduction de l’extension de la solidarité passe par une ethnicisation des critères d’éligibilité, sur fond de suppression du droit du sol.

Dans l’autre cas, on assiste à une réduction non pas de l’extension de la solidarité, mais de son intensité. Cette orientation s’articule assez naturellement à une politique économique de soutien apportée à l’offre, avec une insistance particulière sur les thèmes de la compétitivité, de la flexibilité et de la responsabilité. Elle s’est peu ou prou incarnée à travers les différentes moutures de la dite «troisième voie», chère au New Labour de Tony Blair, au SPD de Gerhard Schröder, et au sociologue Anthony Giddens. Ce que nous savons aujourd’hui, c’est que la critique de l’Etat-providence capitaliste reste sans doute à mener concrètement, mais qu’il est peu probable que son dépassement doive se faire au bénéfice du Workfare State. Nous disposons désormais d’un recul qui nous permet de dire que cette troisième voie, qui se voulait une réponse à la révolution conservatrice des années Reagan et Thatcher, s’en est révélé être, sur le plan économique, l’écho à peine affaibli. L’insistance naïve de ce libéralisme individualiste sur les vertus de la responsabilité et du mérite personnels, dont il serait pourtant bien en peine de dire ce qu’ils sont indépendamment de tout cadre institutionnel, a ainsi contribué à un affaiblissement de la protection sociale, à une fragmentation de la relation d’emploi et à une augmentation de la précarité. Elle a permis le renforcement des protections dont peuvent jouir ceux qui parviennent à trouver leur place dans les processus mondialisés de la croissance et accru la vulnérabilité de ceux qui s’en font déloger ou ne peuvent s’y maintenir ou y pénétrer qu’en acceptant des conditions de travail et de rémunération inacceptables.

Prisonnier de cette alternative, le débat nécessaire sur les inégalités et les formes nouvelles des politiques de la solidarité peut difficilement s’engager. On peut le regretter et espérer qu’il ne soit pas trop tard.

Emmanuel Macron a pris un engagement fort lors de son discours du Louvre. S’adressant aux électeurs de Marine Le Pen, il a déclaré qu’il ferait tout «pour que, dans les cinq prochaines années, ils n’aient plus aucune raison de voter pour les extrêmes». En ce qui le concerne, cela commence peut-être par la reconnaissance que la baisse d’intensité de la solidarité a contribué fortement à son resserrement identitaire et à son ethnicisation, que le libéralisme individualiste ne peut être une solution au problème qu’il a contribué à faire naître ou qu’il n’a pas su empêcher.

 

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NOTES

  1. Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebretand, Thomas Piketty : “Income Inequality in France, 1900-2014 : Evidence From Distributional National Accounts”, WID.World Working Paper n° 2017/04.[]
  2. Nathan J. Kelly, Peter K. Enns, “Inequality and the Dynamics of Public Opinion : The Self-Reinforcing Link Between Economic Inequality and Mass Preferences”, American Journal of Political Science, vol. 54, n°4, oct. 2010, pp. 855-870.[]
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