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Les imaginaires de la terreur

Quelle pertinence conserve aujourd’hui la notion de terreur? Ce dossier, dirigé par Frédérique Leichter-Flack et Philippe Zard, mène l’enquête en examinant, dans une perspective pluridisciplinaire, les ruptures, infléchissements et évolutions observables depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Ce dossier a d’abord été publié dans Raison publique, n°16, printemps 2012.

Les imaginaires de la Terreur : la référence implicite au titre du livre de Daniel Arasse (La Guillotine ou l’imaginaire de la Terreur) indique à la fois l’esprit dans lequel s’inscrit ce dossier et les élargissements qu’il voudrait inviter à opérer. L’un des enjeux est précisément d’examiner la pertinence d’une catégorie qui fait parfois débat, en ce qu’elle fait fond à la fois sur un dispositif juridico-politique (coercition, violence de masse) et une phénoménologie des émotions collectives (la peur, l’effroi), en ce qu’elle fut tantôt le nom d’un mode d’exercice du pouvoir revendiqué par ses exécutants (« la Terreur à l’ordre du jour »), tantôt la caractérisation infamante (au regard des normes démocratiques) de régimes tyranniques (Terreur stalinienne, nazie, khmère), tantôt encore la qualification polémique d’actions violentes destinées à déstabiliser les pouvoirs en place (« Terreur » au sens de « terrorisme »). Quoi de commun à ces différents usages ? Quel continuum sémantique et politique ? Mais aussi quels infléchissements, évolutions, ruptures, variantes (culturelles, politiques, esthétiques) se laissent percevoir entre ces différents âges ou avatars de la Terreur ? Quelle généalogie peut-on retracer entre les différents phénomènes et les différents moments auxquels le discours critique associe le terme de Terreur ?

La Terreur dont il est question ici inclut donc le moment jacobin mais ne s’y limite pas, et la réflexion s’étendra d’emblée à la Terreur soviétique, sans préjudice d’autres extensions historiques – en amont ou en aval. En tant qu’elle met en jeu à la fois une histoire et des images, les faits et leurs interprétations, la Terreur implique une approche résolument pluridisciplinaire au croisement de l’histoire, des sciences politiques, de la littérature et de l’art – et un comparatisme maîtrisé.

Plusieurs pistes de réflexion peuvent ainsi être dégagées. La première consiste à interroger la « Terreur » telle que la conceptualisent les sciences politiques, à l’épreuve des traces qu’en offre la littérature. Peut-on parler d’une « culture de la Terreur » comme on parle d’une « culture de guerre » ? La Terreur peut-elle valoir comme clé d’interprétation historique et psychologique du totalitarisme ? Que nous dit-elle sur la question du rapport à la loi, au pouvoir, sur la question de l’obéissance et du consentement ? Quel éclairage peut apporter la littérature (de témoignage et de fiction) aux sciences politiques et à l’histoire ? Qu’en est-il du rapport entre la culture (entendue comme la sphère de l’esprit, de la littérature et des arts) et la Terreur : que veut, que vaut et que peut-elle dans la Terreur ? Et quel rôle spécifique tiennent l’art et la littérature dans la constitution d’une mémoire ou des représentations de la Terreur ?

La deuxième orientation de ce questionnement sollicite l’analyse comparée des rhétoriques et des idéologies de la Terreur : la question du « salut public », le registre du sacré voire de l’eschatologie, les métaphores organicistes (le rêve d’unité) ou médicales (la chirurgie sociale, la purification, le nettoyage), le recours aux mythes fondateurs, le rapport à la science, la question de la « vertu » et du « sublime », tout cela se retrouve d’une Terreur à l’autre. À l’arrière-plan de cette analyse figure la question des fins politiques et morales de la Terreur, violence exercée au nom d’une idée du Bien absolu. Comment dès lors faire la part entre les études historiques et les réélaborations littéraires ou artistiques – et, au sein même de ces dernières, distinguer entre la signification collective des œuvres (leur exemplarité) et les voies inédites (altérations, paradoxes, provocations) frayées par les œuvres singulières ?

La troisième orientation concerne les « narratifs » de la Terreur. On connaît l’importance des jeux de miroir d’une Terreur à l’autre, mais sont-ils repérables sur le moment et en contexte ou n’apparaissent-ils qu’au moyen d’une étude rétrospective et à distance des épisodes vécus ? Comment le précédent de la Terreur jacobine a-t-il ainsi été réinvesti téléologiquement dans les récits de la Terreur stalinienne ? Les différentes formes de « mises en scène » et de « mises en récit » des épisodes de Terreur insistent sur des emblèmes ou motifs clés – guillotine, tribunal, motifs de l’innocence persécutée, « disparitions » et camps – qui demandent à être analysés dans leur axiologie explicite ou implicite (orientation militante, apologétique ou dénonciatrice) et leur intention de signification (repérable ou non). La question du point de vue adopté (comment et d’où raconter la Terreur ?) soulève la question essentielle du témoignage et de ses enjeux génériques, mais aussi celle des rapports entre fiction et histoire… Une part importante de la réflexion portera évidemment sur la spécificité du travail littéraire (mais aussi dramatique et cinématographique) de représentation de la Terreur, à travers des modalités figuratives insistantes – travail sur la temporalité et la [dé]contextualisation, recours au carnavalesque, au mélodrame – ou des personnages clés (Marat, Robespierre, Staline ou Trotski). Comment la littérature et le cinéma s’invitent-ils dans ce débat politique et historique ?

Les articles présentés ici reprennent les interventions proposées lors de la journée d’étude organisée à l’Université de Paris ouest Nanterre le 8 avril 2011. Ils ouvrent une première série de pistes de réflexion, qu’il faudrait prolonger dans la perspective de l’effort de comparatisme transdisciplinaire ici nécessaire.

Comment mesurer, se demande Luba Jurgenson, l’impact des pratiques politiques de Terreur, non seulement sur le corps social qui en est la cible collective, mais sur les consciences singulières des individus qui le composent et sentent confusément que tôt ou tard, ils peuvent se retrouver à leur tour du côté des victimes ? C’est en s’interrogeant sur la visibilité des mécanismes de répression dans le contexte de la grande Terreur soviétique que Luba Jurgenson en vient à enquêter sur les outils de mesure des perceptions individuelles de la Terreur. Le journal tenu par un garde de camp de travail dans les années 1935-1936 lui offre un terrain d’enquête idéal pour cerner la mise en œuvre de dispositifs narratifs hétérogènes prenant en charge, dans leur facture esthétique même, les incohérences idéologiques et les apories psychologiques éprouvées par un sujet qui, confronté à la terreur dans son quotidien, ne sait plus où est sa place dans la guerre de déplacement perpétuel entre le « nous » du peuple et le « ils » ennemi. Que fait-on de la Terreur quand on l’a traversée, peut-on même en dire quoi que ce soit pour l’avoir éprouvée ? Toujours dans le contexte soviétique, Annie Epelboin aborde la question en traquant la manière dont la mémoire individuelle et familiale, les mémoires enchevêtrées des différents moments de Terreur, ont été recouvertes par les commémorations officielles réécrivant le passé. Y a-t-il dans cette expérience quelque chose qui peut se transmettre, se mettre en récit autrement que dans une mémoire terrifiée qui, loin de clarifier l’expérience extrême vécue ou de réparer les blessures du corps social malmené, ne peut que contaminer les générations ultérieures ? Cette mémoire terrifiée, cette transmission empêchée, sont peut-être, suggère Annie Epelboin, à la source même de la confusion des valeurs que le diagnostic de la société russe actuelle évoque.

Catherine Coquio déplace le questionnement en attirant l’attention sur ce pan encore mal connu de la réflexion sur le témoignage au XXe siècle qu’est la littérature sur le génocide arménien. Elle propose ainsi de recourir à la notion de Terreur pour décrire, non un phénomène de coercition politique, mais ce sentiment mêlant effroi et sidération, qu’ont éprouvé deux écrivains arméniens récemment traduits en français, Zabel Essayan et Hagop Oshagan, au moment où ils tentaient de rendre compte, avec les moyens de la littérature, de la destruction génocidaire ou de ses prémisses. A distance ou dans l’ombre immédiate des massacres précurseurs, comment témoigner de cet illimité, de cet insensé, qu’est l’intention de destruction génocidaire ? Comment mobiliser l’imagination au sujet de la Terreur sans y succomber ?

Enfin, toute mise en scène d’un épisode de Terreur par les moyens de la littérature ou du cinéma, engage une portée idéologique et politique. La première Terreur, celle de 1793, entraîne dans son sillage toute une série de représentations dont nous sommes les héritiers. Gérard Gengembre propose ainsi un aperçu suggestif du « roman contre-révolutionnaire », depuis la floraison des romans « vendéens » jusqu’à Anatole France. La position devant la Terreur traverse les familles politiques : réactionnaire ou progressiste, monarchiste ou républicain, le roman de la Terreur oscille entre la fascination pour le tragique révolutionnaire et l’analyse des mécanismes de l’enthousiasme terroriste. L’empan est suffisamment large pour faire soupçonner bien plus qu’une réflexion sur les techniques de gouvernement : toute narration de la Terreur est une plongée dans les entrailles de la République, raison et sentiment mêlés, et devient mise en question de ses fondements idéologiques, de sa matière émotionnelle et de ses visées politiques, comme le montre à l’évidence l’étude d’Antoine de Baecque sur les représentations de Robespierre – assurément la figure la plus « clivante » de la culture politique française.

Antoine de Baecque commence par souligner l’existence, au théâtre, d’une tradition apologétique, voire hagiographique – qui fait de « l’Incorruptible » le martyr fondateur de la République –, avant de s’arrêter sur les représentations cinématographiques du personnage – plus influencées, à quelques notables exceptions près, par sa légende noire (Griffith, Gance, Mann…). L’étude permet d’entrevoir quelques constantes. La première tient au travail de stylisation – c’est-à-dire de simplification – qu’opèrent la plupart des œuvres, en escamotant le plus souvent la complexité de l’histoire (privilégiant le Robespierre doctrinaire plutôt que l’homme d’État pragmatique ou encore le recours à l’antithèse Danton/Robespierre, avec ses allures de théomachie). L’étude des représentations filmiques fait émerger la question du corps et donc de la figurabilité de la Terreur. Il est d’ailleurs singulier que les deux principales incarnations de la Terreur soient des corps problématiques : le non-corps de Robespierre et le corps souffrant de Marat – par opposition au corps hypervirilisé de Danton. Il y va ici de l’interprétation du « sublime » de la Terreur, selon que celle-ci est vue comme la soumission ascétique à l’ordre de l’esprit ou, à l’inverse, comme une pathologie politique qu’emblématiserait le corps supplicié de Robespierre.

Sommaire
« La grande Terreur vue au travers d’un journal intime », par Luba Jurgenson
« Mémoire de la terreur, mémoire terrorisée », par Annie Epelboin
« La terreur d’imaginer : Zabel Essayan, Hagop Oshagan », par Catherine Coquio
« Le roman contre-révolutionnaire de Balzac à Anatole France : quelques remarques sur la mise en fiction de la Terreur », par Gérard Gengembre
« Robespierre au cinéma », par Antoine de Baecque

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