A propos de Richard Tuck, The Sleeping Sovereign : The Invention of Modern Democracy ( Cambridge University Press, 2015).
Quel est le rôle politique du peuple dans un régime démocratique ? Le débat sur cette question semble opposer aujourd’hui les tenants d’un gouvernement représentatif – le peuple élit des représentants mais n’exerce pas lui-même le pouvoir – et ceux d’une démocratie plus directe – le gouvernement représentatif n’étant qu’une confiscation, une substitution du pouvoir des élites à celui du peuple, il convient que ce dernier décide lui-même de ses propres affaires. Dans la période récente, les tenants de la seconde position semblent avoir le vent en poupe tant les dérives élitaires sont manifestes et tant le pouvoir ne semble plus exercé que dans l’intérêt des groupes les plus privilégiés de la société.1 Ainsi, on ne compte plus les travaux qui imaginent les dispositifs les plus variés destinés à permettre aux citoyens ordinaires de conserver le contrôle des actions de leurs mandataires : jurys citoyens, forums délibératifs, recours au tirage au sort, etc. Pourtant, l’idée de démocratie directe se heurte, au moins depuis Sieyès, à une objection décisive : le gouvernement libre ne consiste pas à compter des volontés mais à délibérer dans le but de dégager les solutions les plus favorables au bien commun. « Quand on se réunit, écrit Sieyès, c’est pour délibérer, c’est pour connaître les avis les uns des autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité ». Une telle délibération, dit-il, ne peut avoir lieu que dans une assemblée de représentants qui ont pour tâche de former le vœu de la nation et non pas « d’annoncer le vœu déjà formé de leurs commettants directs ». Il serait donc absurde de prétendre former un vœu national commun par le simple comptage de ce que Sieyès appelle des « avis isolés »2.
Ces propos de Sieyès datent de 1789 mais la suite des événements révolutionnaires – en particulier le désastreux épisode du pouvoir jacobin – n’a pu que le conforter dans sa conviction que la nation, y compris lorsqu’il s’agit pour elle d’exercer son pouvoir constituant, ne peut parler « autrement que par ses représentants ». Par conséquent, s’il est incontestable que les citoyens ordinaires ne sont tenus d’obéir à la loi que parce qu’ils ont le droit de concourir à son élaboration, ils ne doivent exercer ce droit qu’en « donnant leur confiance à quelques-uns d’entre eux », ce qui ne signifie pas qu’ils aliènent leur droit mais qu’ils « en commettent l’exercice ». C’est ainsi qu’il convient de définir le gouvernement représentatif et de le distinguer soigneusement de la démocratie, où « la manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire ». La conception de Sieyès est devenue une sorte de position par défaut au XIXè siècle et elle n’a pas été sérieusement contestée depuis ce moment-là, les quelques partisans de la démocratie « directe » passant tous pour des utopistes incapables de comprendre que le régime démocratique hérité de l’antiquité devait s’adapter pour s’épanouir dans le monde moderne et s’insérer dans une société fondée sur le commerce, la division du travail et la fin de l’esclavage3.
Le but du livre que Richard Tuck publie sous le titre énigmatique de The Sleeping Sovereign ( Le souverain dormant ) a pour but de contester cette vulgate et de montrer que l’invention de la démocratie moderne a suivi un chemin tout différent de celui qui a été tracé par Sieyès. Mieux même, Richard Tuck suggère que cette vulgate est essentiellement non-moderne et que, en réalité, elle n’est que la reformulation d’une conception typiquement médiévale. Ce livre entend donc montrer que le cœur de la conception démocratique moderne est l’idée d’un pouvoir de la majorité. Oui, affirme Richard Tuck, la démocratie est bien une affaire de volontés et non de sagesse et, oui, il s’agit bien de compter les voix et non de faire prévaloir l’opinion éclairée d’une élite certes désignée ou élue par les citoyens, mais néanmoins chargée de penser et de vouloir à leur place.
Souveraineté et gouvernement
Comment cette démonstration procède-t-elle ? La thèse de R. Tuck est que la distinction entre la souveraineté et le gouvernement est ce qui a rendu possible la réapparition de la démocratie comme programme politique dans le monde moderne. C’est en effet cette distinction qui a détaché le concept de démocratie de l’idée selon laquelle le peuple assemblé délibère et décide lui-même de l’ensemble de ses affaires, des principes constitutifs de la société comme des affaires les plus particulières. Tous ceux qui ont envisagé l’hypothèse démocratique à l’aube des temps modernes – et plus tard – l’ont en effet rejetée en soulignant qu’un tel peuple mobilisé était à la fois une impossibilité dans une nation de grande taille et un facteur de désordres. La distinction entre souveraineté et gouvernement surmonte cet obstacle. Elle rend possible l’exercice de la citoyenneté dans une société marchande où les existences sont essentiellement centrées sur des préoccupations privées, tout en évitant les conséquences délétères et les impasses de l’image du peuple mobilisé. Le peuple est donc souverain – l’ensemble des individus jugent en dernier ressort des principes qui structurent et obligent la société – mais il ne délibère pas sur les affaires particulières du gouvernement dont il confie la gestion à des représentants. L’image des citoyens assemblés délibérant eux-mêmes de leurs affaires ne fait donc pas partie de la pratique démocratique dans le monde moderne, dont l’élément essentiel est plutôt que le peuple doit se prononcer en personne sur les principes constitutionnels et exercer ainsi sa souveraineté. En revanche, si le peuple ne gouverne pas, sa fonction ne consiste pas seulement à élire, à désigner les porteurs réels du pouvoir ; il est authentiquement législateur, il exerce réellement un pouvoir supérieur à tous les autres.
L’innovation de Jean Bodin
C’est Jean Bodin qui, le premier, a énoncé clairement cette distinction dans les Six Livres de la République (1576) : la souveraineté est le droit de faire des lois et de les abroger, de nommer des magistrats en leur conférant leur autorité et de les destituer. C’est la forme de cette souveraineté – démocratie, aristocratie ou monarchie – qui définit la forme de l’Etat et elle ne peut être que simple. Il n’existe pas de souveraineté ou d’Etat mixte ; Rome, par exemple, était une démocratie car le peuple était l’auteur des lois en dernier ressort et les magistrats ne tenaient leur autorité que de lui. L’administration de cette puissance souveraine par le biais du gouvernement est une chose entièrement distincte ; le souverain peut en effet confier cette administration, c’est à dire l’exécution des lois mais aussi l’exercice d’une fonction législative non constituante, à une pluralité d’organes dont les pouvoirs peuvent se limiter les uns les autres et constituer à cet égard un gouvernement mixte. Une démocratie peut ainsi être gouvernée aristocratiquement en sorte qu’une pluralité d’organes représentatifs et élitaires se partagent l’exercice des différentes fonctions de cette administration et s’équilibrent les uns les autres tout en demeurant, eu égard à la source de leur autorité, des organes constitués par le souverain. Inversement, un Etat de forme monarchique peut avoir – comme c’était le cas de la monarchie française au temps de Bodin – un gouvernement de forme mixte dans lequel entre une forte composante aristocratique puisque des magistrats y sont investis de la puissance de juger et d’exécuter les lois. Bodin montre au demeurant que le caractère constitué et subordonné de ces magistratures ou de ces organes gouvernementaux peut aller de pair avec une indépendance considérable. Par exemple, les « parlements » français, au XVIè siècle, ne sont pas de purs agents d’exécution de la volonté du roi. Quoiqu’ils n’aient aucune part à la puissance souveraine de donner la loi, ils sont néanmoins chargés de son interprétation et, de ce point de vue, d’une fonction législative subordonnée dans laquelle ils jouissent d’une latitude importante. La distinction fonctionnelle est donc assez étanche : le roi fait la loi mais il ne peut, sauf à changer la constitution, contrôler ou diriger la manière dont elle est exécutée.
Le droit naturel : le peuple peut élire mais il n’est pas souverain
L’originalité de la distinction introduite par Bodin est de rompre avec la thèse d’origine scholastique selon laquelle le pouvoir politique a son origine dans le peuple parce que c’est lui qui la constitue entre les mains d’un souverain capable de l’exercer en acte. Dans cette approche scholastique, le peuple n’est pas un corps souverain mais une multitude qui renferme en puissance – mais pas en acte – une capacité de se gouverner elle-même, une disposition ou une volonté de se doter d’une instance politique. Pour exister réellement, cette instance doit être constituée entre des mains spécifiques, passer de la puissance à l’acte. Ainsi conçu, le peuple possède certes un pouvoir d’élire, de désigner des gouvernants ou des détenteurs de la puissance souveraine, mais il n’est pas lui-même souverain, il est dépourvu de toute puissance effective de faire la loi et même d’y consentir. Il n’a que la capacité de faire exister un pouvoir qu’il n’a pas la capacité d’exercer.
Reprise au XVIIè siècle par les théoriciens du droit naturel, cette conception nie la distinction entre souveraineté et gouvernement. Les deux choses sont ici confondues car le souverain n’existe que là où le pouvoir de gouverner existe en acte alors que, dans le peuple, n’existe qu’un pouvoir qui n’est pas un pouvoir actuellement souverain mais seulement un pouvoir de constituer un souverain. Grotius donne corps à cette théorie en distinguant le sujet commun et le sujet propre de la souveraineté. Le sujet commun, dit-il, c’est le peuple qui a le pouvoir d’élire et de constituer un souverain, tandis que le sujet propre – le seul à détenir un pouvoir en acte – c’est le gouvernement qui dispose de l’ensemble de la puissance effective. La souveraineté n’est dans le corps du peuple que de manière virtuelle tandis que la souveraineté réelle se trouve dans le gouvernement, dans toute instance qui dispose d’un pouvoir en acte de légiférer et de juger, même si cette instance est élue ou provisoire (comme le dictateur romain dont Bodin niait en revanche qu’on puisse le qualifier de souverain ). Grotius utilise pour illustrer ceci une comparaison célèbre : en un sens, dit-il, c’est le corps entier qui voit, ou dans lequel il existe une puissance de voir, mais ce sont les yeux qui voient réellement. Dans le corps, il n’y a qu’une puissance de voir, comme dans le corps du peuple il n’y a qu’une puissance de constituer du pouvoir.
L’idée de peuple souverain : de Hobbes à Rousseau
Le livre de Richard Tuck entend récuser l’idée que cette théorie – le peuple élit mais n’exerce pas le pouvoir – serait le fondement théorique de la démocratie moderne. L’ouvrage montre comment Hobbes l’a disqualifiée: dans un Etat, dit-il, la question n’est pas de savoir qui exerce le pouvoir, ni à qui les citoyens obéissent habituellement, mais qui a le pouvoir de faire les lois essentielles et l’autorité d’instituer des magistrats. Cette puissance souveraine peut être dormante ou empêchée provisoirement d’agir, elle peut aussi s’abstenir de toute intervention et ne pas utiliser son pouvoir, mais la distinction essentielle demeure. Il faut donc éviter de confondre le droit et l’exercice ; le droit est un imperium ( souveraineté ) tandis que l’exercice est une administratio ( gouvernement ). Le fait que la seconde soit constamment en acte n’implique pas que le premier ne soit qu’une puissance, et le fait que le souverain dorme et n’exerce pas constamment son pouvoir ne signifie pas qu’il soit subordonné. Selon Tuck, c’est bien cette distinction –entre la souveraineté comme pouvoir de faire des lois fondamentales et le gouvernement comme exercice du pouvoir – qui a rendu possible la démocratie dans le monde moderne. C’est elle qui a permis de comprendre comment la démocratie pouvait exister par le peuple – et pas seulement pour le peuple – sans que néanmoins le peuple délibère et gouverne. C’est elle aussi qui a permis de comprendre pourquoi nous pouvons vivre dans un régime démocratique alors même que le gouvernement présente des aspects ouvertement aristocratiques, à commencer par la procédure élective utilisée pour en désigner les membres.
Un pas décisif est bien entendu franchi par Rousseau qui a montré que non seulement le gouvernement n’a pas besoin d’être démocratique pour que la souveraineté du peuple soit une réalité mais que, en outre, le gouvernement ne doit pas avoir une forme démocratique parce que le peuple est incapable de bien juger d’affaires particulières, et qu’il perd sa rectitude dans l’exercice de sa volonté constituante en s’occupant d’affaires qui relèvent des pouvoirs constitués. L’administration ne doit donc pas relever de sa compétence4. Rousseau introduit une seconde innovation en affirmant que la volonté du souverain ne peut pas être représentée, thèse dont Richard Tuck dit qu’elle a été souvent mal comprise. Pour Rousseau, la volonté de chaque citoyen est clairement représentée par la volonté collective du peuple, donc par la majorité statuant dans les conditions requises et ne se prononçant que sur des questions abstraites et générales à l’exclusion de toute affaire d’administration et de gouvernement. Cela signifie que chaque citoyen voit sa volonté englobée et exprimée dans celle de la majorité du corps à laquelle il appartient. En revanche la volonté du peuple souverain ne peut pas être représentée, car cela signifierait qu’elle serait englobée et exprimée par une volonté autre que la sienne. Si c’était le cas, il cesserait immédiatement d’être souverain puisqu’il n’aurait plus de volonté propre. En revanche, si le peuple souverain ne peut être représenté dans sa faculté de vouloir, il peut l’être dans sa faculté d’exécuter et de juger. Il n’y a donc nul obstacle à ce que des organes constitués exercent des pouvoirs délégués en matière de législation ordinaire, d’exécution des lois et de jugement des litiges. Un tel gouvernement peut parfaitement être mixte et Rousseau lui-même est convenu que le meilleur gouvernement était une aristocratie.
Rousseau rejette au demeurant de manière explicite les idées des théoriciens du droit naturel en la matière. Pour lui elles sont à la fois archaïques, confuses et anti démocratiques. Dans les débats sur la nature du gouvernement de Genève, il montre par exemple comment les partisans d’une souveraineté resserrée entre les mains du petit conseil utilisent les idées de Grotius pour affirmer que le peuple n’est souverain qu’au sens où il a la faculté d’élire mais que le gouvernement institué est le site réel de la souveraineté en acte, le seul lieu où elle existe en tant que pouvoir de faire des lois. Ce refus de la distinction entre souveraineté et le gouvernement aboutit au despotisme du petit nombre et Rousseau lui oppose la thèse défendue avec constance par la bourgeoisie genevoise : le grand conseil, le peuple assemblé, est le détenteur du pouvoir souverain de faire des lois et de nommer les gouvernants ; il doit pouvoir s’assembler, soit à intervalles réguliers soit de sa propre initiative et sans l’accord du gouvernement institué, afin que sa souveraineté demeure effective, même dans le temps où elle ne s’exerce pas en acte. Le peuple peut dormir mais, quand il s’éveille et qu’il agit, toutes les autorités constituées doivent céder devant sa volonté.
Les révolutions démocratiques
Les deux grandes révolutions démocratiques de la fin du XVIIIè siècle – l’américaine et la française – ont été le théâtre de l’affrontement entre ces deux conceptions de la place de la démocratie dans le monde moderne. En 1789, on l’a vu, Sieyès nie que la nation existe ailleurs que dans l’assemblée des représentants qui délibèrent de ce qui lui convient. En 1795, il nie explicitement qu’il soit justifié de faire appel au peuple pour ratifier un projet constitutionnel. A l’inverse, l’option rousseauiste était apparue elle aussi dès 1789 lors de la discussion sur le veto royal, où certains voulaient que l’appel au peuple vienne trancher le conflit entre le roi et le législatif, soulignant ainsi à quel point le peuple souverain possède une existence distincte de celle de l’assemblée qui prétend parler en son nom. Au même moment, Brissot critiquait explicitement Sieyès pour avoir avoir affirmé que les représentants pouvaient non seulement proposer mais ratifier une constitution, et il affirmait qu’il appartient au peuple seul – en qualité de pouvoir constituant souverain – d’accepter ou de refuser les institutions qui lui sont proposées.5 S’il est vrai que le peuple ne saurait gouverner sans passions, cette objection ne saurait s’appliquer à un acte de volonté exceptionnel où les citoyens s’expriment non sur le sort de telle ou telle personne, ni sur des mesures qui pourraient affecter les citoyens de manière différente, mais sur des principes fondamentaux, sur des institutions. Conférer un pouvoir plénier de faire et de défaire la constitution à une assemblée de représentants équivaudrait en revanche à priver le peuple de son pouvoir souverain. Ce ne serait pas la manière de faire exister la démocratie dans le monde moderne mais au contraire la meilleure manière de l’en faire disparaître. Le plan de constitution présenté par les girondins en février 1793 – Condorcet en est le principal auteur – prévoyait ainsi une claire distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué. Il réservait l’appel au peuple pour les matières constitutionnelles et laissait la législation ordinaire à la compétence de l’assemblée élue. A l’inverse, la manière dont Sieyès concevait la séparation entre pouvoir constituant et pouvoir constitué conduisait à situer ces deux pouvoirs du côté de ce que Rousseau appelle le gouvernement et à absorber – en l’anéantissant par là-même – le pouvoir souverain du peuple.
Quelles conséquences pour la démocratie aujourd’hui ?
En quoi ces questions historiques nous importent-elles ? Le chapitre que Richard Tuck consacre aux Etats Unis nous permet de le comprendre. Au moment de la fondation et dans le demi-siècle qui a suivi s’est dégagée une adhésion très claire au principe de la ratification des principes constituants par le peuple lui-même, c’est à dire par voie de referendum ou de plébiscite, ou du moins par des conventions spécifiquement réunies à cet effet et distinctes des pouvoirs constitués, en particulier des législatures existantes. Cette adhésion signifiait un refus explicite de toute absorption ou disparition du peuple dans la personne de ses représentants et la volonté de maintenir en vie son pouvoir de législateur suprême. Elle impliquait aussi une perception très nette du fait que confier le pouvoir d’approuver ou d’amender la constitution à une assemblée représentative revenait à nier la souveraineté du peuple au profit de celle du parlement sur le mode anglais. Contre Montesquieu, les premières générations de la république américaine ont donc affirmé nettement que le pouvoir du peuple ne se réduisait pas à la capacité d’élire, et que le gouvernement constitué n’était pas le lieu de la souveraineté. Mais en même temps, elles récusaient toute idée selon laquelle le peuple pourrait exercer directement un quelconque pouvoir de gouvernement, délibérer en personne de ses affaires, ou même donner un mandat impératif à ses représentants. L’épouvantail de l’anarchie était écarté.
Cette adhésion n’allait cependant pas sans ambiguïté car si le principe de l’appel à des conventions spécifiques a prévalu pour la ratification de la constitution de 1787, la procédure d’amendement prévue par ce texte niait la distinction de principe entre souveraineté et gouvernement. La formulation de l’article V permettait en effet que des amendements à la constitution soient proposés et ratifiés par une procédure mettant hors-jeu le peuple réuni en conventions puisque l’initiative devait venir soit du Congrès soit des législatures des Etats, tandis que la ratification était possible par l’accord des seules législatures constituées dans les trois quarts des Etats.6 Le seul amendement qui ait été ratifié par des conventions spécifiques réunies dans les Etats est le 21ème amendement qui a aboli la prohibition en 1933. Richard Tuck avance ainsi qu’en ratifiant la constitution de 1787, le peuple américain ne s’est exprimé en qualité de souverain que pour se refuser à lui-même toute possibilité de l’être à l’avenir.
Cette théorie de la souveraineté du représentant réjouit tous ceux à qui, aujourd’hui, la démocratie continue d’inspirer une certaine frayeur, tous ceux qui pensent que le peuple peut influer sur le gouvernement par l’opinion publique mais qu’il ne doit pas exercer le pouvoir, tous ceux qui pensent qu’une bonne constitution est une constitution qui exclut le pouvoir absolu de la majorité. Daniel Webster par exemple qui affirme en 1849 : « Notre gouvernement n’est pas une pure démocratie, c’est à dire un gouvernement par le peuple ( by the people ), bien que ce soit un gouvernement issu du peuple ( of the people ). Notre gouvernement est un gouvernement représentatif, et tout ce qui est fait par les représentants en conformité avec la constitution est la loi ; et tout ce qui est fait par les députés en matière d’organisation du gouvernement est la volonté du peuple »7. Ou Francis Lieber en 1839 : « L’une des grandes erreurs dans lesquelles les philosophes politiques sont souvent tombés parce qu’ils cherchaient un gouvernement absolument et abstraitement bon, est l’idée que parce que le peuple est lui-même l’objet de tout gouvernement aussi bien que la source réelle du pouvoir, le meilleur gouvernement doit être celui où le peuple dispose d’un pouvoir absolu…. Mais donner un pouvoir sans limites au peuple, ce n’est rien de moins que donner un pouvoir sans limite à la majorité, car il est évident que, si le peuple possède un tel pouvoir, la majorité le possède aussi. On nous répète sans cesse que le peuple peut faire tout ce qu’il veut, mais a-t-il le droit de priver la minorité de ses propriétés, de la réduire en esclavage, de l’exterminer, comme l’ont fait les français au cours de leur première révolution ? »8. Contre de telles positions, Tuck montre que « l’engagement envers le majoritarisme » – c’est à dire la conviction de la loi de la majorité est la loi naturelle de toute association humaine – représente un courant profond dans la république américaine, n’en déplaise à tous ceux qui pensent que la démocratie est une affaire de vérité morale et non de volonté collective. En l’espèce, c’est bien parce que nous n’avons pas accès à la vérité morale que la souveraineté du demos est justifiée. Mais cette souveraineté n’implique ni que le peuple gouverne ni qu’il puisse faire tout ce qu’il veut. Il lui appartient cependant bien de décider des principes, d’avoir une action en tant que sujet qui exprime une volonté législatrice et non pas seulement de remplir une fonction de désignation des titulaires d’une souveraineté qui ne lui appartiendrait pas. La dilution de cette idée au moyen d’une conception pré-moderne – celle des scholastiques et de Grotius, mais aussi de Sieyès – selon laquelle le peuple, sans jamais disposer d’un pouvoir absolu, est partout présent dans les constitutions contemporaines par l’influence qu’il exerce sur les diverses instances d’un gouvernement qui est le véritable site – quoiqu’éclaté – de la souveraineté, n’est pas une manière de rendre la démocratie compatible avec le monde moderne, mais une manière de la nier.
Bodin, Hobbes et Rousseau auraient protesté contre cette évaporation de la souveraineté, parce qu’ils étaient convaincus que les affaires d’une collectivité humaine devaient être contrôlées et décidées à partir d’un site unique. Le caractère vague et multiple de la représentation impliquée par la conception néo-grotienne de la démocratie – le peuple est représenté par plusieurs instances, y compris par l’opinion publique, mais il n’apparaît nulle part comme acteur autonome – conduit à transmettre le pouvoir à un ensemble d’institutions revendiquant une autorité qui, en réalité, ne leur a jamais été conférée. C’est précisément ce type d’exercice du pouvoir par des instances auto-proclamées que Hobbes récusait lorsqu’il critiquait le règne de la common law en disant qu’il permettait à des juristes d’exercer un pouvoir sur leurs concitoyens au nom de principes qu’ils avaient eux-mêmes inventés (p. 257).
Certes on comprend pourquoi le majoritarisme a mauvaise presse, mais il n’en demeure pas moins que le principe majoritaire est le seul mécanisme de décision collective, dit Tuck, qui soit capable à la fois de respecter l’égalité entre les citoyens et de les considérer comme des agents qui créent leurs propres conditions d’existence par leurs décisions, ce dont le tirage au sort, par exemple, est rigoureusement incapable9. On comprend aussi que le peuple constituant est une aberration informe d’un point de vue juridique et que les impératifs de permanence de l’action publique – par exemple dans les relations entre Etats – impliquent le recours à une définition juridique du peuple qui soit indifférente à sa composition physique du moment. Mais Tuck montre que le peuple physique a une permanence suffisante dans le temps pour répondre à cette objection. Quant à l’idée que le principe majoritaire est incapable d’expliquer pourquoi le peuple actuel est obligé par des lois qui ont été faites par des gens qui sont morts depuis longtemps, elle ne résiste pas à l’examen. Les lois d’hier obligent le peuple aujourd’hui parce qu’il a le pouvoir de les abroger ; s’il ne le fait pas, cela signifie qu’il les veut. Il n’y a donc, selon Richard Tuck, pas d’alternative à l’idée selon laquelle la démocratie est un régime où la majorité a le droit de vouloir les principes en vertu desquels elle entend vivre.
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NOTES
- Cf. Christopher Faricy, Welfare for the Wealthy. Parties, Social Spending and Inequality in the United States (Cambridge University press, 2015) ; Martin Gilens, Affluence and Influence, Economic inequality and Political Power in America (Princeton University Press, 2014).[↩]
- E. Sieyès, Dire de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal, in Ecrits Politiques, ( R. Zapperi ed.) Editions des Archives Contemporaines, Paris 1985, p. 237-239.[↩]
- Cf. Moritz Rittinghausen, La législation directe par le peuple et ses adversaires (Bruxelles, 1852) [↩]
- Jean Jacques Rousseau, Du Contrat Social, livre III, chapitres 3-5.[↩]
- J. P. Brissot, Plan de conduite pour les députés du peuple aux Etats Généraux de 1789 ( Paris , avril 1789).[↩]
- Akhil Amar a cependant proposé une exégèse de la constitution qui montre que la procédure prévue par l’article V pour amender la constitution ne peut pas être exclusive, et que le peuple conserve toujours la possibilité d’amender ou de changer la constitution en dehors de cette procédure. Cf. A. Amar, Philadelphia revisited, Amending the Constitution outside article V. The University of Chicago Law Review, 55, (1988) n°4, p. 1043-1104 ; A. Amar, Popular sovereignty and constitutional amendment, www.ncid.us/wp-content/uploads/files/amar_2002.pdf[↩]
- Tuck, p. 241.[↩]
- Tuck, p. 232-233.[↩]
- Pour une autre défense récente de la démocratie comme pouvoir de la majorité, cf. J. Waldron, Political Political Theory. An essay on institutions ( Harvard University Press, 2016)[↩]