Survivant de sept camps de concentration, Ernst-Israël Bornstein retrace, vingt-deux ans après les faits, son parcours entre sa ville natale de Zawiercie, où l’invasion allemande l’a surpris le 4 septembre 1939, et le lac de Starnberg près de Munich où, le 30 avril 1945, son convoi a été libéré par l’armée américaine. Source précieuse – certains de ces lieux étant restés en marge des travaux des grands historiens de la Shoah, précisément parce non représentatifs de l’extermination –, ce livre documente le quotidien de ceux qui, en Pologne, ont échappé au destin juif « classique » : la déportation vers les centres de mise à mort. Envoyé au début de 1941 au camp de Grünheide, à une centaine de kilomètres de Zawiercie (devenue Warthenau) vers l’ouest, à la construction de l’autoroute A4 reliant Wroclaw (Breslau) à Glinice, il n’a pas assisté à la liquidation du ghetto d’où sa famille est partie pour Auschwitz (seule une de ses sœurs en reviendra).
Il se retrouve ensuite à Markstadt, près de Wroclaw, où les Juifs sont employés dans les usines de munitions aux côtés de travailleurs libres allemands et étrangers, mais séparés d’eux par leurs conditions d’existence insupportables1. De là, il est transféré à Fünfteichen, une annexe de Gross-Rosen. À partir de janvier 1945, au fur et à mesure que l’armée rouge avance vers l’ouest, les détenus sont déplacés d’abord vers le camp principal de Gross-Rosen, puis vers Flossenbürg, Leonberg… Suivent, en avril, des marches de la mort avec des haltes dont une, à Mühldorf, donne son nom au dernier chapitre.
Selon la logique d’une descente aux enfers, chaque cercle – chaque camp – est pire que le précédent. Dans un « camp d’entraînement » à Sosnowitz, au printemps 1940, Bornstein est confronté pour la première fois à la violence absurde des SS (jusque-là, son entourage cherchait à se rassurer en trouvant des explications aux brimades et assassinats). Mais au retour dans sa ville natale, il constate : « Nous étions désormais soumis à des restrictions si violentes que les humiliations que nous venions d’endurer faisaient pâle figure en comparaison2.» (p. 27) À propos de Markstadt, il note : « Dans notre esprit, Grünheide faisait désormais figure de paisible village ». Mais, une fois à Fünfteichen, le cauchemar des mois précédents est dépassé : « À Markstadt, au moins, nous n’avions pas vécu aussi proche de la mort ». (p. 125) Puis, la terreur monte encore d’un cran : « Cela faisait déjà dix jours que j’étais à Grossrosen. En y repensant à l’époque, Fünfteichen paraissait presque supportable en comparaison. » (190) Et lorsqu’on croit avoir touché le fond, il y a toujours plus sordide : « Les camps que j’avais connus jusque-là n’étaient pas équipés d’un crématorium. […] Ici, à Flossenbürg, je devais amener les corps aux crématoriums et je me tenais devant les fours où je voyais le feu et inhalais la fumée sucrée de la chair humaine en flammes. » (p. 217) À Leonberg, alors que la libération est proche, la tendance semble s’inverser : « Si nous manquions de nourriture, le régime n’était pas aussi sévère que nous l’avions imaginé […]. » (p. 235). C’est pourtant là que la mort guette plus sûrement les détenus arrivés à la dernière extrémité. Et si, sur le chemin de Mühldorf, à l’approche de la défaite allemande, certains SS changent d’attitude envers les Juifs, exprimant leurs regrets pour le traitement qu’il leur a été infligé et prétendant n’y être pour rien, en un mot, préparant déjà leur défense devant le tribunal futur3), d’autres poursuivent l’extermination en assassinant ceux qui n’ont plus la force de marcher.
Ce mouvement de catabase-anabase semble ne pas avoir de fin. Abandonnés par leurs geôliers en rase campagne, près de Münich, Bornstein et ses camarades se réfugient dans une ferme, où une partie d’entre eux est massacrée par un groupe de SS résolus à combattre jusqu’au bout. Enfin, même libérés, les prisonniers ne connaissent pas la délivrance : « Nous étions désormais libres – mais que restait-il de notre passé ? Nos maisons étaient détruites, nos familles anéanties. » (p. 263) Cet enfer-là, on n’en revient finalement jamais. La « remontée » n’était qu’une illusion. « [E]ncore aujourd’hui, vingt et un an plus tard à l’heure où j’écris ces mémoires, le choc psychologique des camps de concentration reste entier ; j’en suis toujours prisonnier. » (p. 264) Ces mots de conclusion datent de 1966, alors que l’écriture doit durer encore une année : on peut dès lors supposer qu’ils ont été écrits en premier, ou du moins qu’ils ont accompagné l’auteur dès le début de son projet. Ce sentiment semble alors largement partagé par les rescapés. « Il n’était pas rare d’entendre, dans les cercles intellectuels des Survivants, ces mots fatidiques : ”En réalité nous sommes déjà morts entre 1940 et 1945” » (p. 11). D’autres écrivains ayant connu les camps ont constaté cette empreinte psychique indélébile laissée par l’expérience du camp : Charlotte Delbo, Imre Kertesz ou encore Primo Levi, dans le rêve qui clôt La Trêve4. Mais il ne s’agit pas seulement d’un motif littéraire ou d’un propos d’intellectuel. Au moment où naît le projet du témoignage, Bornstein est membre du YIVO, le centre de recherches sur la langue et la culture yiddish. Il est chargé de « recueillir les expériences de jeunes gens qui avaient traversé des années de détention » (p. 8), provenant de milieux sociaux très divers, et entend la même phrase dans la bouche de plusieurs d’entre eux.
Il est difficile de dater précisément les différentes étapes de l’écriture en l’absence d’une étude approfondie des manuscrits. D’après les indices disséminés dans le texte et le paratexte, celle-ci s’est échelonnée sur plusieurs années : le projet du livre naît en 1956, à partir d’un échange avec le futur directeur de thèse de Bornstein ; il se concrétise dans les années 1966-1967. L’introduction, dans sa version définitive, date de 1975. La gestation a été longue et le travail a connu des interruptions : « Dans un premier temps je voulus abandonner mon projet de rapporter mes souvenirs, car une fois lancé, je fus sans cesse tourmenté par les cauchemars de mes expériences dans les camps » (p. 9). Ce sont finalement les tendances négationnistes de la jeunesse allemande d’après-guerre qui poussent l’auteur à poursuivre on œuvre.
Quels mots pour le témoignage ?
Ce n’était certainement pas la première fois que Bornstein « remuait » le passé. Des souvenirs devaient refluer au cours de son travail pour le YIVO, mais, médiés par l’expérience d’autrui, étaient peut-être moins violents. À quel moment les fantômes commencent-ils à le visiter ? Leur apparition (p. 12) est narrée au présent, récurrente : « Combien de fois ai-je moi-même entendu, surtout le soir, quand je suis seul, parler mes parents et ma sœur ? » Bornstein s’étant marié en 1964, ces soirées solitaires hantées par les visages de ses proches assassinés sont probablement à situer à une période antérieure. Revenaient-ils avant 1956 ? Si son directeur de thèse lui suggère à cette époque d’écrire ses souvenirs, c’est parce que Bornstein en a partagé quelques-uns avec lui. Ce qui semble susciter les cauchemars, c’est leur mise en ordre dans la perspective d’assumer un récit personnel à la première personne. Or, sa détermination à témoigner est justement soutenue par la présence de ces fantômes : « Je continuerai à écrire parce que la voix de mon petit frère résonne encore à mes oreilles […] » (p. 12). Ses parents, dans une ultime lettre envoyée avant leur départ vers Auschwitz, lui demandaient, quant à eux, de « ne pas oublier » (p. 98).
Bornstein destine ce livre, entre autres, aux chercheurs qui doivent accompagner les rescapés et attire leur attention sur ce « profil psychologique et social unique et inédit » qui « fait partie intégrante de notre société » (p. 11). Il invite ainsi à prendre conscience du fait que la Shoah constitue une rupture civilisationnelle, et d’œuvrer à l’aborder à travers la psychologie et la sociologie5. Les théories du trauma suivront en effet cette voie6. Les laissant de côté pour rester dans une perspective littéraire, nous proposons une autre approche. Les auteurs de textes testimoniaux débutent parfois par une participation à une œuvre collective. Ainsi, Primo Levi écrit en 1946, avec Leonardo Debenedetti, un rapport sur l’organisation du camp de Monowitz pour l’armée rouge7. Tadeusz Borowski publie quelques récits dans un recueil collectif8. Simon Laks écrit un premier livre avec René Coudy9. C’est seulement dans un second temps que ces témoins assument leur position d’auteur. La création collective, située plus près dans le temps de l’expérience vécue, permet de déléguer la parole, mais offre aussi un laboratoire pour une restitution individuelle ultérieure. Bornstein, quant à lui, est l’auteur d’un seul livre. Cependant, la parole d’autrui recueillie pour le YIVO, lui rappelant son expérience et l’en protégeant tout à la fois, a pu faire office d’une telle étape. Ce qui renforce cette hypothèse, c’est que Bornstein trouve là un modèle pour ses propres souvenirs. Les témoignages devaient être restitués « dans les mots mêmes des témoins en les préservant de tout embellissement littéraire » : contrainte que Bornstein fait sienne lorsqu’il s’attelle à l’écriture10. (p. 8) C’est ainsi qu’il entend procéder en écrivant son livre : « Dans ce récit, j’ai essayé de relater ces expériences de sorte à laisser les faits parler d’eux-mêmes, sans faire de commentaires, ni accabler le lecteur avec des émotions personnelles. » L’analogie avec les enquêtes réalisées laisse supposer que Bornstein se prend lui-même pour objet d’étude, étant à la fois l’interviewé et l’intervieweur, d’où l’exigence d’impartialité qu’impose la position d’enquêteur.
Mais quels sont « les mots mêmes » d’un témoin « interrogé » deux décennies après les faits : les mots d’alors, ceux d’un détenu subissant une violence inouïe, ou les mots de celui qui, revenu à la vie, réintégré à la société, est au fait des codes de communication partagés par cette dernière11? Il apparaît – et c’est un des thèmes de la préface – que décrire les événements « dans les mots » de leur advenue, au plus près de l’événement, peut nuire à la crédibilité du récit. Non seulement la brutalité des perpetrators, mais également l’univers mental des victimes est inimaginable pour quiconque n’a pas vécu une expérience semblable. Or, il s’agit de faire comprendre au lecteur, qui ignore parfois jusqu’à la réalité de la Shoah, les mécanismes de la terreur et son résultat, la déshumanisation12. Probablement, cette quête de la langue juste, par laquelle l’idée de transmission se trouve relativisée, a contribué à rendre l’écriture du livre difficile, réveillant chez le survivant le sentiment de déliaison, d’abandon qui était le sien pendant sa détention. Or, le témoignage des survivants a pour but de restaurer le lien avec ce monde qui jadis est resté indifférent à leur supplice. Bornstein explique sa crainte d’un échec de communication par la distance temporelle qui le sépare des événements. « […] j’aurai parfois du mal à paraître crédible dans mes propos. Après tant d’années, peut-on réellement rapporter les événements, les pensées et les sentiments tel qu’on les a vus, perçus et éprouvés ? Probablement pas. » (p. 8) Cependant, à propos de la marche de la mort de Fünfteichen à Grossrosen, c’est un tout autre propos qu’il tient : « Vingt-deux ans ont passé mais les souvenirs sont si nets que je me les rappelle encore comme si c’était hier. » (p. 177) On se rend compte alors que le cercle des revenants n’est pas limité à la famille. « Souvent, à moitié endormi, je me réveille en sursaut. Les images apparaissent devant moi : des silhouettes grises et rasées dont les yeux vides se perdent au loin, prêtes à recevoir une balle dans la tête. Je les vois assises le long de la route, un petit trou noir dans la tempe, un timide filet de sang coulant le long de leur visage. J’attends qu’elles parlent, qu’elles geignent, mais elles restent assises sans bouger – puis elles tombent sans bruit vers l’avant. » (ibid.)
Le souvenir des événements s’estompe avec les années, et pourtant, il persiste à travers des visions : la vérité du récit se construit dans cette contradiction entre la carence de mémoire et son trop-plein. La sobriété du style vise à ne pas recouvrir les émotions du moment par des sédimentations plus récentes, mais aussi, à écarter celles dont la présence risquerait de saper aux yeux du lecteur l’autorité du témoin13, alors qu’elles étaient parfaitement « normales » dans la situation anormale du camp. La tension entre la crédibilité et l’authenticité place le témoin devant une aporie : s’il restitue ce qu’était réellement son expérience, son récit sera incompréhensible. S’il la traduit dans la langue du lecteur, il s’écartera de son vécu. Si bien que Hannah Arendt voit dans cette aporie-même une marque d’authenticité :
Nombreux sont les récits des survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à communiquer de choses qui échappent à l’entendement et à l’expérience des hommes, c’est-à-dire des souffrances, qui transforment les hommes en « animaux résignés ». […] Et si celui qui parle a résolument regagné le monde des vivants, il est souvent assailli de doutes sur sa propre bonne foi, aussi tenaces que s’il avait pris un cauchemar pour la réalité.14
Ce doute s’exprime chez Bornstein par l’emploi de la troisième personne : « Que ressent une personne lorsqu’elle voit ses camarades abattus à la seconde où ils cessent de marcher, et qu’elle se rend compte elle-même qu’elle ne tient presque plus debout ? […] elle cherche la main de son camarade pour se tenir à lui. Mais lui, son camarade, est à bout de force ; il repousse la main […]. Le plus faible est laissé à l’abandon. » (p. 9)
Vivre quel qu’en fût le prix
Cette vision va à l’encontre d’une attente alimentée dans la société d’après-guerre par des récits de résistance, selon laquelle les victimes s’entraident même dans les conditions extrêmes. Nombreux sont les passages où l’on voit la lutte pour la survie prévaloir sur la solidarité, et ce même chez les plus faibles qui, par exemple, à l’arrivée à Markstadt, « se battirent pour les lits du bas afin de s’épargner le douloureux effort de grimper jusqu’en haut ». (p. 69) Cette « bataille » des exténués se répète à tous les échelons du camp où survit momentanément celui qui a pu obtenir un privilège. Bornstein documente sans complaisance les inégalités par lesquelles les organisateurs de la terreur divisent les victimes, cette « zone grise », dont parle Primo Levi, « aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. Elle […] accueille en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de juger15». Bornstein ne prononce pas de jugement à l’encontre de ceux qui, croyant pouvoir endiguer le désastre – les Judenrëte – ou par goût du pouvoir – la police juive, les Kapos – mais surtout, dans l’espoir de sauver leur vie, se sont faits complices des bourreaux et ont été la plupart du temps trahis par eux, subissant le destin commun. Il note aussi les cas où la position privilégiée a permis à certains d’alléger le sort de leurs codétenus. La « zone grise », c’est aussi le trafic des biens confisqués aux victimes ou dérobés aux bourreaux : les camps sont d’immenses marchés noirs. Le vol devient chose normale et même louable : il permet d’acheter un privilège indispensable à la survie. La transgression des règles morales imposée par la terreur des camps et non ressentie comme telle au moment de l’expérience, rend, elle aussi, difficile la communication avec le lecteur dont la compassion va de préférence aux justes16.
L’absence d’émotions, qui s’installe au-delà d’un certain degré d’épuisement, est aussi une entrave à la communication avec le lecteur. La « descente aux enfers » est marquée non seulement par l’aggravation des conditions de vie, mais aussi par une indifférence grandissante à ce qui se passe autour. L’écart avec le camp précédent, moins terrible, est mesuré également à la capacité d’éprouver de la compassion : « Nous y [à Grossrosen] éprouvions de la peine pour quiconque était maltraité et nous maudissions son bourreau. Ici […] les victimes ne réagissaient presque plus. » (p. 190) Durant les marches de la mort, l’exécution des retardataires n’émeut personne, pas même les victimes. « J’observais la traînée de la mort sans crainte ni agitation. Lorsqu’ils s’affaissaient et refusaient le soutien de leurs voisins, les détenus étaient si apathiques qu’ils n’étaient même pas émus par la crainte de la mort. » (p. 177)
On cesse d’abord de réagir à la souffrance et à la mort d’autrui, on finit par ne plus éprouver ni peur ni attachement pour sa propre vie. Le dernier stade de l’indifférence est l’état de Muselmann : le détenu parvenu à la dernière extrémité agonise à la vue de tous sans prêter la moindre attention à ce qui advient de son corps. C’est d’ailleurs le corps qui signale le seuil dangereusement proche d’une impassibilité sans retour. En recevant des coups au visage, le narrateur ne ressent pas de douleur. C’est alors qu’il se ressaisit. L’angoisse pour son propre sort est un allié puissant dans cette lutte pour la survie. Si elle révèle des degrés croissants de pression, elle pousse aussi à chercher des solutions pour l’alléger. Ainsi, p. 77 nous lisons : « Mon angoisse augmentait. Je voyais clairement que le travail était au-dessus de mes forces ». Bornstein travaille à ce moment-là sur la voie ferrée et doit transporter des rails lourds et tranchants. « Une seule question m’obsédait : ”Comment changer ma situation ?” » (p. 81) Cette préoccupation suppose une pulsion de vie toujours intacte, autre motif récurrent du récit : « Mon instinct de survie ressurgissait sans cesse » (ibid). Cet instinct vital ne dépend pas de la situation réelle, mais semble chevillé au corps et ne disparaît que lorsque celui-ci a franchi un certain stade de dégradation. « […] nous vivions comme si notre mort imminente n’avait aucun effet sur nous. […] L’envie de survivre ne découlait pas de la logique, mais d’une soif de vie et de liberté. » (p. 99) « Plus mes chances de survie s’amenuisaient, plus ma volonté de vivre quel qu’en fût le prix se renforçait. » (p. 218)
Primo Levi, en réfléchissant aux facteurs de survie, a classé l’ensemble des victimes en « naufragés » et « rescapés17» et récapitulé les éléments qui conditionnent l’appartenance à l’une ou l’autre catégorie. Le premier facteur reste le hasard, bien des détenus devant leur survie à une série de miracles ; viennent ensuite les capacités d’adaptation : Bornstein, à l’évidence, les a hors du commun. Il fait du troc, négocie, parvient à ne pas se faire remarquer par les tortionnaires (sa petite taille se révèle un allié), sait évaluer les risques. Alors que les « naufragés » constituent une masse anonyme ou, comme le dit Primo Levi, « n’ont pas d’histoire », les « élus » se divisent en plusieurs groupes. En haut de l’échelle, les Prominenz, les notables des camps. Une catégorie intermédiaire entre les élus et les damnés est composée de ceux qui « avaient des tâches moins pénibles et ne souffraient pas de la faim » mais qui « ne bénéficiaient pas de l’autorité des Prominenz et dépendaient donc de leur appui » (p. 88). C’est à cette catégorie qu’appartient Bornstein à certains moments de sa détention – car toute situation privilégiée est extrêmement précaire –, par exemple au camp de Markstadt : il peut se procurer « du pain et des produits de luxe tels du savon, de l’alcool, du tabac et du chocolat afin de soudoyer les Prominenz du camp. » (ibid.)
La connaissance des langues constitue un immense avantage : Primo Levi consacra plusieurs pages à cette question18. Bornstein connaît l’allemand, il peut donc comprendre les ordres, s’entretenir avec les travailleurs civils. Sa maîtrise de l’allemand le sauve d’une sélection : alors qu’il attend dans un groupe destiné à la chambre à gaz (p. 220-221), un Kapo juif originaire de son village vient effacer la croix rouge de son front et le sort de la file des condamnés. Quatre ans auparavant, à Grünheide, Bornstein avait rédigé pour cet ami, à l’instar de Cyrano de Bergerac, des lettres destinées à sa fiancée germanophone, et récolte à présent sa reconnaissance. La maîtrise de l’allemand lui permet aussi de repérer de potentiels alliés dans la population des camps : il se rend compte, par exemple, que les résistants allemands, à la différence de criminels ou de Kapos polonais, « avaient conservé leur humanité » (p. 236). Lorsqu’il comprend qu’il frôle l’état de Muselmann, il s’adresse au contremaître :
Je n’ai pas eu mal quand tu m’as frappé. Mais je crois que tu peux voir et comprendre que la guerre sera bientôt finie. Varsovie est déjà libérée. Quoi qu’il nous arrive, nous sommes tous destinés à connaître le même sort. Je pense donc qu’il est criminel que l’un d’entre nous s’en prenne à un autre s’il n’y est pas obligé ». (p. 236).
Même en supposant que le propos de Bornstein n’était pas aussi structuré que sa restitution plus tardive, il n’aurait pu être tenu par un non germanophone, et il se révèle efficace : « Mon garçon, tu as raison. Dans cet enfer on perd souvent la tête » (ibid.), répond le contremaître avant de confier à Bornstein un travail plus facile. D’ailleurs, il n’y a pas que l’allemand : « Comme je parlais polonais, j’arrivai rapidement et aisément à acquérir des notions rudimentaires de tchèque » (p. 135), ce qui compte sans doute pour son contremaître tchèque du moment, à Fünfteichen, lorsque celui-ci – un « homme primitif » (p. 136) et dépourvu de compassion, lui cède sa ration de soupe.
La pulsion de vie – qui est une forme de résistance de l’humain à la destruction programmée – doit son éveil à la parole du père qui exhorte son fils à ne pas renoncer. Avant l’invasion allemande, le père, « point d’ancrage respecté et vénéré de la famille, était consulté sur les questions complexes et avait le dernier mot sur les décisions difficiles ». (p. 12) Au camp de Grünheide, où le père et le fils se trouvent ensemble, ils sont d’abord égaux dans la détresse, pensant à ceux que leur absence a rendus infiniment vulnérables. « Sans rien dire il posa la main sur mon épaule. […] Nous pensions probablement à la même chose – à notre famille que nous avions laissée sans aide ni protection ». (p. 34) La déportation entraîne bientôt un changement de rôles : Bornstein junior prend lui-même des décisions et obtient la libération de son père grâce à des transactions lui permettant de soudoyer l’infirmier du camp (p. 45-46). Le jeune homme s’affranchit dès lors de la tutelle parentale : « Si, jusqu’à ma déportation, je m’étais toujours reposé entièrement sur les choix de mes parents, mon comportement changea entièrement quand je fus forcé de suivre mon propre jugement. » (p. 48). Le rôle du père sera désormais symbolique : « Reste fort et plein d’espoir » (p. 49), dit-il à son fils avant de le quitter, et ce commandement accompagnera Ernst Bornstein dans sa lutte quotidienne pour la survie. Le père devient, à distance, gardien de son fils, le ramenant à la vie à chaque fois que sa volonté faiblit. C’est un message similaire que le jeune homme lit dans la dernière lettre de ses parents, envoyée au moment de la liquidation du ghetto : « Reste fort et assure-toi de rester en vie » (p. 98). Les paroles du père continuent de résonner aux oreilles du fils. « Dans mon esprit, j’entendais clairement mon père qui m’exhortait en silence à tenir bon. » (p. 99) Les dialogues avec ses proches, qu’il sait désormais défunts, le réconfortent. Sa mère se montre à lui en rêve alors qu’il s’endort, épuisé et atteint de dysenterie, dans un convoi roulant vers Kaufering. « Dans mon rêve, je me trouvais dans l’encablure de la porte de la voiture et ma mère se tenait sur la voie en contrebas. Elle me donnait la main et disait : ”Sors du wagon !” Je m’efforçais d’atteindre sa main tendue, mais j’étais si faible que je titubais. » (p. 240) Bien que n’ayant pas réussi à la rejoindre en rêve, il tire de cette merveilleuse apparition une force accrue : « Mon cœur fut pris d’un élan soudain ; c’était comme si mon esprit avait été libéré. À ce moment, j’acquis la profonde conviction que je survivrais aussi à ce transport-là. » (Ibid.)
Abandonné de Dieu
Le père ne commande pas seulement de survivre, mais également de « rester un bon Juif ». Dans les conditions du ghetto et du camp, cette fidélité au judaïsme ne peut cependant s’exprimer, à de rares exceptions près, que par la résistance à l’anéantissement, d’autant plus que les Akzionen allemandes et les pics de répression dans les camps sont souvent organisés au moment des fêtes juives. La destruction des Juifs, avant d’être physique, se manifeste par l’impossibilité progressive de sauvegarder les traditions. « Le 1er septembre [1939] fut aussi le premier vendredi où le Shabbat ne fut pas sanctifié. J’étais triste que cette célébration familiale régulière fût passée sous silence, sans nulle distinction ». (p. 18) « À Yom Kippour, le jour du grand pardon, notre fête la plus sacrée, je fus emmené à la gare avec de nombreux autres et contraint à décharger du charbon. » (p. 23). « Arriva notre premier Chavouot (la Pentecôte juive) derrière les barbelés. Nous nous levâmes comme les autres jours pour aller au travail. » (p. 51). Certains parviennent à célébrer les fêtes même dans ces conditions : « Quelques croyants décidèrent d’observer le rituel malgré les circonstances. » (p. 41) Dans le camp de Markstadt, en 1943, plusieurs Juifs religieux trouvent la force de jeûner et réussissent à prier grâce à leur Doyen de groupe Vogel, qui les dispense de travail. « Certains tenaient des restes de livres de prière en lambeaux, tandis que l’officiant y lisait des lamentations silencieuses. » (p. 106) Ce n’est pas tant l’épuisement qui empêche Bornstein de les rejoindre que l’esprit de révolte contre Dieu qui a abandonné son peuple.
« Déçus par Dieu et par l’humanité, très peu d’entre nous s’encombraient des prières et des rituels des jours saints. » (p. 105). Les jours de fête sont désormais marqués pour la plupart par le seul sentiment de manque et de solitude, ravivant le souvenir des retrouvailles familiales. « Nous ne pouvions marquer ce Pessah que dans notre esprit. Nous ressentions encore plus profondément la séparation d’avec nos familles. » (p. 41) Bornstein ressent ce renoncement comme un des signes de l’oppression, que seuls les Juifs orthodoxes sont capables de contrer, se réunissant après la journée de travail harassante. Les Juifs assimilés, sécularisés se trouvent ainsi dans une plus grande solitude encore. À propos de Yom Kippour 1941, il note : « Mon cœur se durcissait peu à peu. Une pensée m’obsédait ”Comment peut-on encore prier dans de telles circonstances ? À qui peut-on bien adresser ses prières ? De quoi peut-on se montrer reconnaissant ?” » (p. 59). Dix jours plus tôt, à Rosh Hashanah (le Nouvel An juif), en chemin vers le chantier de l’autoroute, il formulait sa révolte :
Mes pensées et mes sentiments se rebellaient tout entiers contre l’idée que notre peuple était destiné à souffrir afin de remplir une certaine mission – une mission que je ne comprenais pas. Je refusais de laisser ma foi m’obliger à endurer souffrances, conspirations et tourments comme autant de tributs divins. Je ne pouvais pas prier. Je ne voulais pas prier. (p. 58)
L’assassinat de ses parents marque un nouveau tournant :
Ma foi en Dieu et ma confiance dans les hommes et dans les codes de la morale avaient depuis longtemps été brisées. Si j’en venais par hasard à retrouver un jour la liberté, je me disais que je ne pourrais plus respecter la moindre loi ni reconnaître de Dieu ou de religion. Dès l’instant où mes parents étaient partis pour Auschwitz, l’amour, la compassion, la bonté et la justice étaient autant de mots qui avaient perdu tout leur sens à mes yeux. (p. 100)
Plus tard, à l’arrivée à Fünfteichen en décembre 1943, le réquisitoire contre Dieu se fait plus véhément encore : « Dieu nous avait abandonnés. Il avait fait un pacte avec le diable, qui avait juré de nous exterminer. » (p. 120) Est-ce une référence indirecte au livre de Job ? Lorsque, à Fünfteichen, Bornstein se risque à poser des questions théologiques à son contremaître chrétien tchèque, il apparaît que celui-ci « pensait que notre persécution et notre misère étaient l’œuvre de Dieu ». (p. 136) Bornstein refuse ainsi, en se détournant de la religion, à se conformer à une vision de la souffrance juive qui concorderait avec celle des complices.
Le crescendo de l’horreur, scandé au gré des chapitres en formules récurrentes, sonne comme une action de grâce négative, parodie macabre de « Dayenou », la prière par laquelle les Juifs expriment leur reconnaissance à Dieu lors de la cérémonie de Pessah. Chaque verset mentionnant un bienfait, se conclut par un « c’eût été suffisant ». Il semble que pareillement, chaque séquence de torture endurée par les Juifs eût été suffisante pour rompre leur alliance avec Dieu.
En guise de conclusion : paysage du désastre
Dans les témoignages sur la violence extrême, la nature peut être l’alliée des victimes, celle des bourreaux ou bien, elle-même victime des violences. Ces « rôles » remontent, en les déconstruisant parfois, aux deux paradigmes principaux de la culture européenne : celui de la nature indifférente à l’homme et celui de la nature consolatrice. On trouve les deux chez Bornstein. Ainsi, au printemps 1942, lorsque les prisonniers quittent le camp de Grünheide, c’est une joyeuse excitation qu’il décrit, non sans une pointe d’ironie : « Entonnant des chants de marche, nous parcourûmes ainsi les chemins de campagne de Haute-Silésie. La route était ombragée par un auvent vert formé par les cimes des arbres qui avaient poussé ensemble. Nous étions à tel point enivrés par l’éveil de Mère Nature que nous marchions non pas comme des prisonniers, mais comme des jeunes gens pleins d’entrain profitant d’une sortie printanière. (p. 65). Mais la plupart du temps, le paysage est corrodé par l’impassibilité qu’il affiche face au crime commis en son sein19.
Les camps décrits par Bornstein se trouvent à proximité d’habitations, au milieu de zones agricoles. Sur le chemin vers le lieu de travail ou lors des marches de la mort, les prisonniers peuvent voir le monde extérieur et le monde peut les voir. Un mur invisible les en sépare cependant. « Tout cela se produisait au milieu de champs bien agencés et de jardins de fleurs entretenus avec amour ! Vivions-nous toujours dans ce monde ou n’était-ce qu’un mauvais rêve qui ne voulait jamais se terminer ? » (p. 9) Cette vie environnante, qui refuse d’être perturbée, se déréalise jusqu’à se faire décor d’un spectacle sanglant. « Dans les champs voisins il y avait des fermiers en train de semer leurs futures récoltes, et dans l’une des maisons au bord de la route une femme arrosait ses fleurs. À cet instant, une balle transperça la tête d’un homme à la traîne et un filet de sang vint couler le long de sa tempe. » (p. 9) Par le choc de la coexistence, dans un même champ de vision, de ces deux images, l’arrosage des fleurs et l’exécution, toute l’histoire du regard se trouve bouleversée20. L’expérience du paysage champêtre n’est plus celle du monde, elle est une expérience d’isolement, d’abandon. Ainsi, à l’arrivée au camp de Fünfteichen :
Un train commercial passa devant nous dans un bruit assourdissant. Ses passagers nous dévisageaient. Nous suivîmes le train du regard : il semblait appartenir à un autre monde. Cette image de normalité contrastait violemment avec nos propres vies […]. Avec qui pouvions-nous partager notre misère ? Qui voulait vraiment la voir ? Le monde entier était témoin de notre tragédie mais restait silencieux – impitoyablement silencieux à nos yeux. (p. 120)
Ce sentiment est ravivé à chaque contact avec l’extérieur, jusqu’aux derniers jours de la détention.
Notre train traversa de petites villes et des villages qui semblaient ne pas porter de cicatrices infligées par la guerre. Nous nous sentions revigorés […] par la vue depuis le train d’un monde qui n’avait pas été asphyxié par la violence et le sang, un monde dont nous étions exclus depuis si longtemps. L’indifférence perplexe avec laquelle les gens de ce monde-là nous regardaient et le train-train inchangé de leur vie tranchaient fortement avec notre souffrance et nous causaient une grande peine. (p. 245)
Le réconfort qu’apporte la vue de lieux que la destruction a épargnés est aussitôt annulé par la conscience de ne pas exister pour ces lieux et leurs habitants, précisément parce qu’ils n’ont pas connu la destruction. Le paysage intérieur du détenu trouverait davantage d’écho dans une vision de désastre. « […] dans notre désespoir, nous nous demandions pourquoi les trains n’explosaient pas, pourquoi les puits n’étaient pas empoisonnés, pourquoi le monde n’avait pas été démoli par la peste et la faim. » (p. 120) Quant à la nature, du fait même qu’elle prodigue ses bienfaits sans distinction aux victimes et aux bourreaux, et qu’elle suit ses propres lois, elle se fait la complice de ses derniers dans son indifférence.
Tandis que nous subissions la loi de nos bourreaux, les arbres et les bosquets florissaient. Nous sentions les rayons du soleil sur notre peau et respirions avidement le parfum de l’été. Autour de nous ondulaient les champs de maïs et le ciel bleu immaculé recouvrait la terre chaude de l’été. Nos conditions de vie avaient subi un changement radical et nous percevions une transformation similaire en notre for intérieur. La nature, elle, ne changeait pas et nous rappelait notre vie d’avant. […] L’odeur de terre et la floraison du maïs nous rappelaient la maison. Le soleil nous éclairait comme il l’avait toujours fait […].
Si dans un premier temps, la nature éveille le souvenir des visages « heureux et libres de notre vie d’avant », la chaleur ravivant « des espoirs de vie et de liberté », elle ne tarde pas à se dé-naturer et à s’anthropomorphiser pour mimer, image grotesque, l’univers du camp. « Bientôt l’on se mit à récolter le maïs. Les champs couverts de chaume nous rappelaient les crânes rasés des détenus, et à nouveau nos cœurs furent gagnés par la tristesse et la mélancolie. À chaque fois que nous longions les champs, c’était comme si une vaste meute de têtes nues défilait devant nous – comme si la nature reflétait l’image risible de notre humiliation. » (p. 57)
Le paysage devient ainsi le lieu du questionnement sur la possibilité même de communauté. Comment habiter désormais le monde, frappé de déliaison par les crimes nazis ? Cette question pourrait résumer le témoignage d’Ernst Bornstein. Le paysage qui clôt la déportation ne semble pas y apporter de réponse optimiste. « La neige lourde tombait sans pitié tandis que nous grelottions atrocement dans nos piteuses guenilles. […] un vent pénétrant soufflait au-dessus du lac de Sternberg. Nous n’étions que des îlots solitaires dans un monde glacial et étranger. » (p. 262-263).
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NOTES
- Sur les camps de travail créés pour la construction d’autoroutes, dont Grünheide et Markstadt, voir Hermann F. Weiss: « Reichsautobahnlager Geppersdorf (Upper Silesia),1940-1942 », Śląski Kwartalnik Historyczny Sobótka, 2012, vol. 67, no. 1, p. 49-65.[↩]
- Ernst Israël Bornstein, La longue nuit, trad. de l’allemand par Colin Reingewirtz, Paris, Hermann, 2022. Dorénavant, nous renverrons directement à cette édition dans le corps du texte.[↩]
- Le dernier commandant de Mühldorf, Walter Langleist, jugé lors du procès de Dachau en 1945, est condamné à mort. En 1946-1947, quatorze autres fonctionnaires du camp sont reconnus coupables de crimes commis dans ce camp par le tribunal militaire de Dachau et condamnés à des peines variées dont sept condamnations à mort (deux seulement seront exécutées[↩]
- Voir la trilogie de Charlotte Delbo, Auschwitz et après. Le premier volume s’intitule Aucun de nous ne reviendra ; le dernier, Mesure de nos jours, est consacré en grande partie au thème de non-retour. Paris, Éditions de minuit, 1970-1971. Imre Kertesz, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, traduit par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, 2003. Primo Levi, La Trêve, traduit par Emmanuelle Genevoix-Joly, Paris, Grasset, 1966, p. 245-246. On trouve également ce motif chez des survivants du Goulag, du Laogai chinois, du génocide des Tutsi et d’autres violences extrêmes.[↩]
- Pour une approche psychanalytique de la « survivance », voir, entre autres, Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Payot, 2003. Pour une approche sociologique, voir Nathalie Heinich, Sortir des camps, sortir du silence, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011. Voir également Christiane Kègle et al., Les Récits de survivance – Modalités génériques et structures d’adaptation au réel, Québec, PUL, 2008.[↩]
- Parmi les grands classiques, citons Geoffrey Hartman, The Longest Shadow, in the aftermath of the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press, 1996; Dominick La Capra, Representing the Holocaust: History, Theory, Trauma et History and Memory after Auschwitz, Cornell, Cornell University Press, 1994; Cathy Caruth, Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History, Baltimore, John Hopkins University Press, 1996.[↩]
- Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, traduit par Catherine Petitjean, présentation par Philippe Mesnard, Paris, Kimé, 2005.[↩]
- Tadeusz Borowski, Nel Siedlecki, Krystyn Olszewski, Byliśmy w Oświęcimiu [Nous étions à Auschwitz], Munich, wydanie Oficyny Warszawskiej na Obczyźnie [éditions de l’Office de Varsovie à l’étranger], 1946. Réédition : Varsovie, Burda, 2022.[↩]
- Simon Laks et René Coudy, Musiques d’un autre monde, Paris, Mercure de France, 1948. Réédition : Simon Laks, Mélodies d’Auschwitz et autres écrits sur les camps, Paris, les Éditions du CERF, 2018, p. 9-143. Sur cette question, voir mon article « Publication collective : création de ”l’autre” ou laboratoire de la singularité ? » in Philippe Mesnard, La Littérature testimoniale, ses enjeux génériques, Paris, SFLGG, Poétiques comparatistes, 2017, p. 63-82.[↩]
- Cette hypothèse, tout comme le propos de Bornstein sur la sobriété des témoignages recueillis devraient être confrontés à l’étude de ces récits, ce qu’il n’a pas été possible dans cet article. Le fond RG 104 des archives du YIVO comprend, entre autres collections, plusieurs centaines d’entretiens réalisés à partir de 1954 dans le cadre des Projets documentaires YIVO – Yad Vashem (YIVO-Yad Vashem Documentary Projects, ce qui correspond à la période où Bornstein interviewe les survivants. Le travail sur ce fonds (RG 104) reste à faire. Il s’agirait notamment de comprendre dans quelle mesure ces témoignages, recueillis dix ans après les faits, sont eux-mêmes dépourvus de « tout embellissement littéraire », puisque nous savons par ailleurs que des procédés littéraires étaient convoqués même par les Sonderkommandos qui écrivaient au plus près du processus d’extermination.[↩]
- Dans sa lettre à Dionys Mascolo, écrite au lendemain de son retour du camp, le 21 juin 1945, Robert Antelme pointe ce problème. « Je m’aperçois que je cours un assez grave danger : D. je crois que je ne sais plus ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas. Dans l’enfer on dit tout, ce doit d’ailleurs être à cela que nous, nous le reconnaissons […]. » Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Maurice Nadaud, 1987. Voir sur cette question Luba Jurgenson, « The Case of Robert Antelme », Sign System Studies, Between Semiotics and Anthropology, Volume 34, Issue 2, 2006, p 441-452. Varlam Chalamov consacre à cette problématique le chapitre « Langue » de ses souvenirs : Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2022, p. 14-15.[↩]
- Ce terme mériterait une analyse approfondie, ce qui n’est pas possible dans le cadre de cet article. (Voir Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 173 et sq.). Il recouvre en réalité un ensemble de perceptions et de comportements proprement humains. Son intérêt est qu’il attire l’attention sur la manière dont l’expérience concentrationnaire prend place dans la culture autour d’un questionnement sur la limite de l’humain. Voir à ce sujet, entre autres, Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, traduit par Pierre Alfieri, Paris, Rivages, 1999.[↩]
- « Tout homme qui parle ou écrit à propos des camps de concentration est encore tenu pour suspect », affirme Hannah Arendt (Le Système totalitaire, op. cit., p. 174-175.). À la même époque pourtant, cette « suspicion » est assumée à travers la figure du témoin « indigne » ou « non-fiable », dans, par exemple, Le Sang du ciel de Piotr Rawicz. Voir Alexandre Prstojevic, Le Témoin et la bibliothèque. Comment la Shoah est devenue un sujet romanesque, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2012.[↩]
- Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 174-175.[↩]
- Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz [1986], traduit par André Maugé, Paris, Gallimard Arcades, 1989, p. 42.[↩]
- Primo Levi répond à cette attente du lecteur au sujet des détenus : « même si on ne voulait pas tenir compte de l’enfer dans lequel ils ont été brusquement précipités, il est illogique d’exiger d’eux, comme il est rhétorique et faux d’affirmer qu’ils l’ont toujours et tous eu, le comportement que l’on attend des saints et des philosophes stoïciens. » Ibid., p. 49.[↩]
- Voir I Sommersi e i salvati, dernier ouvrage de l’écrivain (1986, traduction française d’André Maugé, Paris, Gallimard, 1989). Ce titre est également celui du chapitre 9 de Si c’est un homme, traduit en français par « Les élus et les damnés » (traduction de Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987).[↩]
- Voir Primo Levi, « Communiquer », Les Naufragés et les rescapés, op. cit., p. 87-103.[↩]
- Voir Luba Jurgenson (dir.), « La mémoire se fond-elle dans le paysage ? », dossier de la revue Mémoires en Jeu n° 7, été-automne 2018, p. 41-121 ; Luba Jurgenson et Philippe Mesnard (dir.), Paysages de Mémoire, Mémoires en Jeu n° 11, été 2020. Patrick Nardin et Soko Phay (dir.), Le Paysage après-coup, Paris, éditions Naima, 2022.[↩]
- Au sujet de l’histoire du regard sur l’espace rural, voir Marin Dacos, « L’œil et la terre. Pour une histoire du regard (1900-1950) », Ruralia [En ligne], 01 | 1997, mis en ligne le 25 janvier 2005, consulté le 23 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ruralia/3[↩]