En quel sens peut-on dire de la lecture philologique qu’elle n’a pas seulement des conséquences éthiques, mais qu’elle est une éthique, et une éthique « humaniste » ? Daniele Lorenzini répond en suivant la réflexion du philosophe Pierre Hadot.
Cet article se propose de mettre en lumière les dimensions éthiques de la pratique de la lecture philologique chez Pierre Hadot. Si ce thème peut paraître éloigné du fil conducteur de ce dossier, à savoir l’écriture et le récit de soi, il suffira de rappeler qu’écriture et lecture constituent, aux yeux d’Hadot, les deux faces de la même médaille. Comme on le verra, ce sont des réflexions – inspirées de Wittgenstein – sur la spécificité de l’écriture philosophique dans l’Antiquité qui poussent Hadot à développer une manière originale de lire les textes philosophiques anciens. En outre, dans la philosophie antique, le lien entre lecture et écriture est étroit et immédiat : il faut sans cesse prolonger, renforcer et réactiver la lecture par l’écriture et vice-versa – les deux pratiques constituant ainsi deux « exercices de soi » complémentaires. Comme l’écrit Sénèque :
On ne doit pas plus se borner à écrire qu’on ne doit se borner à lire. La première de ces occupations déprimera, épuisera l’énergie (je parle du travail du style). L’autre lui ôtera sa trempe. Recourons tour à tour à l’une et à l’autre, et tempérons l’une par le moyen de l’autre, de telle sorte que la composition écrite mette en un corps d’ouvrage ce que la lecture a recueilli1.
En tant qu’exercices de soi corrélatifs l’un de l’autre, l’écriture et la lecture possèdent, dans la philosophie antique, ce que Michel Foucault appelle une fonction « éthopoiétique », c’est-à-dire qu’elles sont « un opérateur de la transformation de la vérité en êthos2 ». D’après Hadot, c’est seulement si l’on comprend que la philosophie antique est tout entière exercice spirituel, qu’elle a donc essentiellement pour but la transformation de l’individu (et cela même dans des activités considérées « traditionnelles », telles que la lecture et l’écriture), que l’on sera en mesure d’apprendre à lire les textes philosophiques anciens comme il faut.
Dans « The Return to Philology », Edward Said soutient qu’« une véritable lecture philologique est active ; il s’agit d’entrer dans le processus du langage qui se déroule déjà dans les mots et de lui faire révéler ce qui peut être caché, incomplet, masqué ou déformé dans un texte que nous avons sous les yeux3 ». Et il poursuit en soulignant l’importance primordiale de la pratique de la lecture elle-même : « La lecture est l’acte indispensable, le geste initial sans lequel toute philologie est tout simplement impossible4 ». On trouve chez Hadot, dans son travail d’historien de la philosophie antique aussi bien que dans sa pratique de philosophe à part entière, une conscience très aiguë de cette importance primordiale de la lecture. De ce point de vue, ses réflexions sur l’apprentissage de la lecture entrent en résonance de manière étonnante avec les remarques de Said et peuvent constituer un apport significatif au débat autour de la valeur éthique et politique de la world philology5.
Apprendre à lire est pour Hadot l’un des exercices spirituels fondamentaux, comme plusieurs interprètes l’ont souligné6. Cela peut paraître surprenant, car d’après lui, c’est le dialogue – dans sa forme socratique, ou socratico-platonicienne – qui constitue la matrice de tout exercice spirituel : « conversation vivante, d’homme à homme, qui n’[est] pas coupée de la vie quotidienne7 » et dont l’enjeu « n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle8 ». Hadot décrit le dialogue socratico-platonicien comme « un combat, amical, mais réel », dont le but est d’inciter l’interlocuteur à lutter contre lui-même pour changer « de point de vue, d’attitude, de conviction » ; en d’autres termes, il s’agit d’utiliser les instruments de la psychagogie et de la dialectique afin de mener son interlocuteur, par « une série de voies apparemment divergentes, mais pourtant convergentes », à découvrir les contradictions de sa position ou à admettre une conclusion imprévue9 ».
Ces thèses ont suscité plusieurs réactions critiques, la plus récente sans doute sous la plume de Giuseppe Cambiano, qui a soutenu que cette manière de caractériser le dialogue socratico-platonicien risque de nous faire oublier qu’il s’agit aussi, et avant tout, d’« un dur et difficile travail du concept » dont l’enjeu est la recherche de la vérité10. Hadot, bien entendu, ne veut pas nier que cela soit le cas, mais insiste davantage sur le fait que le dialogue socratico-platonicien est « un exercice spirituel pratiqué en commun », qui incite les interlocuteurs à s’examiner eux-mêmes, à prêter attention à eux-mêmes, « en bref au fameux “Connais-toi toi-même” », auquel il attribue une signification assez générale. D’après lui, par cette formule exhortative, on est incité à établir « un rapport de soi à soi qui constitue le fondement de tout exercice spirituel » : soit on se reconnaît comme étant non sage, mais en marche vers la sagesse ; soit on arrive à séparer la partie essentielle de soi-même de ce qui n’est pas soi ; soit, enfin, on examine sa propre conscience pour se connaître en son véritable état moral11. D’ailleurs, si Socrate est un maître du dialogue avec autrui, il l’est aussi du dialogue avec soi-même. Cette « intime liaison entre le dialogue avec autrui et le dialogue avec soi » est fondamentale pour Hadot, car « seul celui qui est capable d’une vraie rencontre avec autrui est capable d’une rencontre authentique avec lui-même, et l’inverse est également vrai » ; tout dialogue présuppose donc la présence à autrui et à soi-même – c’est pourquoi « tout exercice spirituel est dialogique12 ».
Mais qu’en est-il donc de la lecture ? Apprendre à lire, pour Hadot, est un exercice spirituel précisément dans la mesure où il implique de sortir de l’idée qu’on se fait de la lecture comme d’une activité « solipsiste », et en revanche de concevoir la pratique de la lecture des textes comme essentiellement dialogique, fondement à la fois d’une rencontre avec autrui (l’auteur du texte) et d’une rencontre avec soi-même duquel il est possible – et souhaitable – que l’on sorte transformé. Du reste, la lecture de textes est désormais la seule manière que nous avons d’entrer en contact, d’établir un « dialogue » avec les auteurs antiques. Pourtant, cela ne signifie pas que l’on soit obligé de considérer le texte écrit comme un objet sans vie : loin de là, apprendre à lire signifie pour Hadot s’exercer à concevoir le texte écrit qui est sous nos yeux comme un être vivant, comme le résultat d’une pratique sociale – et toute pratique d’écriture en est une – qu’il faut s’efforcer de saisir afin de redonner un sens, ou mieux, une vie aux mots que nous lisons. À la fin de son article « Exercices spirituels », en citant Vauvenargues, Hadot exprime un souhait, à savoir que son article soit capable de faire aimer à ses lecteurs des « vieilles vérités » :
Des vieilles vérités… car il est des vérités dont les générations humaines ne parviendront pas à épuiser le sens ; non qu’elles soient difficiles à comprendre, elles sont au contraire extrêmement simples, elles ont même souvent l’apparence de la banalité ; mais, précisément, pour en comprendre le sens, il faut les vivre, il faut, sans cesse, en refaire l’expérience : chaque époque doit reprendre cette tâche, apprendre à lire et à relire ces « vieilles vérités13 ».
C’est pourquoi apprendre à lire est pour nous, aujourd’hui, un exercice spirituel fondamental, et qu’Hadot inscrit explicitement cet exercice au cœur même de son travail d’historien de la philosophie. Comme il l’explique à plusieurs reprises, en effet, sa réflexion sur la philosophie antique en tant que manière de vivre trouve son origine dans une difficulté liée à notre manière habituelle de lire : face au corpus des textes philosophiques antiques, le lecteur contemporain éprouve très souvent un sentiment d’insatisfaction, provoqué par les incohérences et les contradictions qu’il croit y découvrir et par l’absence, dans ces textes, d’une « théorie » ou d’un « système » généraux. Le problème, d’après Hadot, c’est qu’on ne peut pas lire les textes philosophiques antiques comme on lit les textes philosophiques modernes et contemporains, car les premiers « émanent d’une école philosophique, au sens le plus concret du mot, dans laquelle un maître forme des disciples et s’efforce de les mener à la transformation et à la réalisation de soi » ; leur écriture reflète donc des préoccupations pédagogiques, psychagogiques, méthodologiques, et en eux « la pensée ne peut s’exprimer selon la nécessité pure et absolue d’un ordre systématique », mais seulement en tenant compte « du niveau de l’interlocuteur, du temps du logos concret dans lequel elle s’exprime14 ».
Si, comme le soutient Hadot, la principale préoccupation des philosophes antiques, lorsqu’ils écrivaient leurs textes, « n’était pas d’informer leurs lecteurs sur un agencement de concepts, mais de les former15 », et si, plus que des thèses, ils visaient donc à enseigner « des voies, des méthodes, des exercices spirituels » à un auditoire concret, il devient alors possible de comprendre que, dans la construction matérielle et formelle de leurs textes, les auteurs antiques prêtaient avant tout attention à « la cohérence à l’intérieur [des] logoi concrets, dans les limites d’un discours ou d’une suite de discours déterminés » : ils se souciaient beaucoup moins que les modernes de cette cohérence « dans l’ensemble de leur œuvre », de sorte que contradiction et non-contradiction se rapportaient toujours, pour eux, « à un discours déterminé et non à un discours idéal et absolu16 ». Bref, d’après Hadot, les textes philosophiques anciens n’étaient pas écrits pour procurer « une explication totale et systématique de toute la réalité », mais pour fournir à l’esprit « un petit groupe de principes fortement liés ensemble », qui possédaient « une plus grande force persuasive, une meilleure efficacité mnémotechnique17 ». C’est pourquoi nous sommes appelés à transformer notre manière habituelle d’approcher un texte philosophique si nous voulons trouver la juste manière de les lire.
[P]our me résumer, je dirais deux choses : d’une part, dans mes efforts d’interprétation, j’ai découvert que lorsque l’on veut interpréter une œuvre philosophique de l’Antiquité, il faut s’attacher avant tout à suivre le mouvement, les méandres de la pensée de l’auteur, c’est-à-dire finalement les exercices dialectiques ou spirituels que le philosophe fait pratiquer à ses disciples, par exemple, en reprenant l’exposé à partir de différents points de départ, comme c’est le cas chez Aristote, exercices successifs qui ne sont pas nécessairement rigoureusement cohérents ; et, d’autre part, que lorsque le philosophe cherche à être systématique, comme c’est le cas dans certains textes d’Épicure ou des stoïciens, il s’agit souvent de faire pratiquer un exercice spirituel, pourrait-on dire, mnémotechnique, destiné à permettre de mieux assimiler les dogmes qui déterminent un mode de vie et de les posséder en soi avec certitude18.
C’est grâce aux Recherches philosophiques de Wittgenstein qu’Hadot affirme avoir pu résoudre ce problème de l’incohérence apparente des auteurs philosophiques de l’Antiquité19. Il soutient notamment que la notion wittgensteinienne de jeu de langage, reprise dans une perspective historique que Wittgenstein a tendance à ignorer, permet de mieux comprendre certains aspects de l’histoire de la philosophie. En d’autres termes, Hadot suggère d’utiliser la critique wittgensteinienne de la philosophie pour « aider la philosophie elle-même à comprendre ses propres contradictions20 », et il explique qu’à ses yeux le principal mérite de Wittgenstein consiste à nous montrer que nous parlons, écrivons et philosophons toujours dans un « jeu » de langage21, c’est-à-dire « dans une attitude et une forme de vie qui donne sens à notre parole22 ». Hadot s’appuie alors sur la thèse wittgensteinienne selon laquelle il faut « rompre radicalement avec l’idée que le langage ne fonctionn[erait] toujours que d’une manière et toujours pour le même but qui serait : traduire des pensées », afin de soutenir que le philosophe, comme tout autre locuteur ou écrivain, « est toujours dans un certain jeu de langage, c’est-à-dire dans une certaine attitude, dans une certaine forme de vie, et il est impossible de donner un sens aux thèses des philosophes sans les situer dans leur jeu de langage23 ».
Bref, de (sa lecture de) Wittgenstein, Hadot a appris que « le langage n’a pas pour unique tâche de nommer ou de désigner des objets ou de traduire des pensées », et surtout qu’il n’y a pas « le » langage, mais des jeux de langage qui se situent toujours « dans la perspective d’une activité déterminée, d’une situation concrète ou d’une forme de vie24 ». C’est pourquoi il faut replacer les textes philosophiques anciens « dans leur jeu de langage, dans la forme de vie qui les avait engendrés, donc dans la situation concrète personnelle ou sociale, dans la praxis qui les conditionnaient ou par rapport à l’effet qu’ils voulaient produire25 ». La philosophie antique se caractérise d’ailleurs, selon Hadot, par un sens beaucoup plus aigu que le nôtre « de ces différences dans les jeux de langage » et par la croyance en la « valeur ontologique de la parole » : le discours – oral ou écrit – du philosophe antique vise à transformer l’âme du disciple, il cherche moins à « informer » qu’à « former », comme on l’a déjà rappelé26. C’est donc Wittgenstein qui a fourni à Hadot les outils pour écrire une « histoire des jeux de langage philosophiques », en le poussant à mener une « réflexion sur les conditions “linguistiques” de la philosophie27 » qui allait le conduire à s’apercevoir de la nécessité de replacer toujours les textes philosophiques au sein de la vie philosophique. En même temps, il faut souligner que c’est aussi grâce aux travaux d’Hadot qu’il est aujourd’hui possible d’interpréter le Tractatus et les Recherches comme des véritables exercices spirituels, dont le but n’est pas d’offrir une théorie du monde et un discours systématique, mais d’agir sur le lecteur et de produire en lui une transformation qui est à la fois conceptuelle et éthique.
En effet, ce que l’on vient de dire à propos des jeux de langage philosophiques ne vaut pas uniquement pour les textes antiques. Stanley Cavell, par exemple, soulève le problème du « style » des Recherches philosophiques dans Dire et vouloir dire. D’après lui, devant les « difficultés de surface que l’on rencontre en approchant les écrits de Wittgenstein », il convient tout d’abord de préciser que « personne n’irait forger un style si personnel sans avoir eu envie et besoin de trouver la bonne expression pour sa pensée28 ». D’ailleurs, en parlant des Recherches en termes de confessions ou d’un dialogue, Cavell anticipe Hadot et sa thèse selon laquelle « l’œuvre philosophique est toujours implicitement un dialogue » car « la dimension de l’interlocuteur éventuel y est toujours présente29 ». Apprendre à lire les Recherches philosophiques signifie donc comprendre qu’il ne faut pas y chercher ce que nous appelons ordinairement « du raisonnement » : il y a « des questions, des plaisanteries, des paraboles et des propositions si frappantes (à la manière de certains vers dans un poème) qu’elles paralysent la pure croyance » ; soit « la suggestion pénètre au-delà de l’estimation et devient une partie de la sensibilité d’où procède l’estimation, soit elle est philosophiquement inutile », parce que, d’après Cavell, l’écriture du dernier Wittgenstein « préfère empêcher une compréhension qui ne s’accompagne pas d’une transformation intérieure30 ». Reconnaître ce pouvoir spécifique de la parole, orale aussi bien qu’écrite, se laisser transformer par elle, se laisser conduire par elle sur les chemins d’une certaine expérience « spirituelle » (dans le sens hadotien, et non pas religieux, du terme), fait partie intégrante de l’exercice de la lecture tel qu’Hadot le décrit. Cela fait clairement écho à ce que Said affirmera plusieurs années plus tard, à savoir que la parole, les mots écrits ne sont pas seulement des figures passives mais des agents vitaux s’inscrivant au cœur des transformations historiques, politiques et éthiques des sociétés humaines31.
Ce dialogue à distance entre Hadot et les théoriciens contemporains qui s’intéressent de la world philology peut d’ailleurs être poussé plus loin encore : apprendre à lire est pour Hadot un exercice spirituel spécifique, à savoir un exercice de l’objectivité qui s’apparente à la pratique de la philologie telle qu’elle est décrite par Sheldon Pollock dans son article « Liberating Philology ». Ce dernier, en proposant de définir la philologie comme « la théorie du langage tel qu’il est utilisé dans les textes [language-as-used-in-texts] », ou mieux comme « l’autoréflexion critique du langage incarné dans les textes », souligne qu’elle est « par nature pluraliste, méthodologiquement et conceptuellement, car pour donner un sens aux textes, il faut apprendre comment d’autres l’ont fait, et souvent différemment de nous32 ». Pourtant, si c’est le cas, en quel sens peut-on parler d’objectivité ? Dans son livre de conversations avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson, et notamment dans le chapitre intitulé « Interprétation, objectivité et contresens », Hadot aborde précisément cette question, et sa réponse est encore une fois étroitement liée à ce qui constitue, à ses yeux, une caractéristique fondamentale de tout exercice spirituel, à savoir le détachement qu’il est censé produire par rapport à notre « moi personnel », à notre subjectivité passionnelle, partiale et partielle.
Hadot soutient qu’il est crucial de prendre conscience de la difficulté d’être objectif et du fait qu’on risque toujours de se faire des illusions sur l’objectivité de l’historien. Pourtant, il critique également l’idée que l’on serait alors condamné au subjectivisme et au relativisme : « d’une part, l’exégète est incapable de savoir vraiment ce que voulait dire l’auteur, et, d’autre part – et surtout –, l’auteur lui-même n’existe plus » ; que faire alors si l’on ne veut pas « émettre des interprétations dans lesquelles on dit n’importe quoi à propos de n’importe quoi33 » ? Hadot s’appuie ici sur les travaux d’Ernst Gombrich et d’Eric Hirsch afin de soutenir que pour interpréter un texte il faut avant tout « rechercher l’intention de l’auteur », et que le sens d’un texte, voulu par l’auteur, « dépend étroitement du genre littéraire dans lequel se situe ce texte34 ». Ce sont ces deux principes qu’Hadot affirme avoir toujours appliqué lors de ses interprétations des textes philosophiques anciens, de Marc Aurèle à Plotin, de Simplicius à Épictète, de Platon à Marius Victorinus : la « règle d’or », pour ainsi dire, de l’exercice hadotien de la lecture, c’est que pour reconnaître l’intention de l’auteur il faut rechercher le genre littéraire auquel appartient l’ouvrage. En effet, pour les auteurs antiques du moins, les règles du discours sont rigoureusement codifiées, chaque genre littéraire ayant ses exigences propres. Ainsi, pour comprendre le sens et la portée d’un texte, il faut d’après Hadot distinguer soigneusement trois niveaux : premièrement, « ce que l’auteur doit dire » (par exemple, parce qu’il se reconnaît comme appartenant à telle ou telle école philosophique, ou parce qu’il utilise tel ou tel genre littéraire, ou parce qu’il s’adresse à tel ou tel auditoire) ; deuxièmement, « ce que l’auteur peut dire » (par exemple, il peut exagérer la présentation d’une doctrine pour mieux frapper les esprits, ou être infidèle aux dogmes de son école parce qu’il veut s’adapter à un certain destinataire) ; enfin, troisièmement, « ce que l’auteur veut dire », son intention profonde, à condition pourtant de ne pas se référer à une psychologie plus ou moins secrète de l’auteur, mais plutôt au « choix qu’il a fait quant au but de son ouvrage, son mode de présentation, sa méthode, la manière dont il a su jouer avec toutes les règles qui s’imposaient à lui » – c’est ça qu’Hadot appelle volonté de l’auteur35. Apprendre à lire est donc un exercice complexe qui requiert l’analyse scrupuleuse des conditions sous lesquelles un texte a été écrit.
Pour que l’étude d’un texte satisfasse ces trois niveaux de problématisation, d’après Hadot, il est alors essentiel que son lecteur ou interprète essaie de « se défaire de sa subjectivité », de dépasser ses propres préjugés, habitudes et passions : même si cela est sans doute impossible, il s’agit tout de même d’un « idéal qu’il faut essayer de rejoindre par une certaine pratique36 ». De ce point de vue, l’objectivité est pour Hadot moins le résultat de l’application d’une série d’outils « scientifiques » à un texte qu’une vertu, ou mieux un « exercice spirituel de détachement de soi-même » qui doit conduire à « se défaire de la partialité du moi individuel et passionné pour se hausser à l’universalité du moi rationnel » – une attitude morale que l’on devrait d’ailleurs exiger, conclut Hadot, du politique tout comme du savant37. C’est dans les mêmes termes qu’Hadot décrit l’exercice de la sagesse – la « figure du sage » étant pour lui, comme pour les stoïciens, non pas une réalité effectivement atteignable mais un idéal régulateur de la conduite humaine, dont les effets concrets ne sont pourtant pas moins significatifs38. Si l’objectivité est elle-même un exercice spirituel, une attitude qui consiste à effectuer ce « saut universalisant » qui constitue pour Hadot le véritable objectif des exercices spirituels tels qu’il serait encore possible de les pratiquer aujourd’hui, c’est donc que la sagesse elle-même n’est jamais rien d’autre qu’un idéal régulateur que l’on doit avoir en vue à tout moment de notre existence.
La lecture philologique, en ce sens, n’a pas seulement des conséquences éthiques : elle est une éthique, et une éthique « humaniste » (pour reprendre une idée de Said) parce que, si l’on essaie de comprendre objectivement un texte, en parcourant les trois niveaux que l’on vient de mentionner, « on peut être amené ensuite, presque spontanément, à en découvrir le sens humain, c’est-à-dire à le situer […] dans le problème général de l’humanité, de l’homme39 ». Bref, la philologie comme exercice de lecture objective n’est pas seulement une attitude épistémologique, qui transforme notre manière de lire et de comprendre un texte, mais aussi et par-là même une attitude éthique capable de transformer notre manière de vivre tout entière.
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NOTES
- Sénèque, « Lettres à Lucilius », LXXXIV, trad. fr. par H. Noblot revue par P. Veyne, dans Entretiens. Lettres à Lucilius, éd. P. Veyne, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 855.[↩]
- M. Foucault, « L’écriture de soi », dans Dits et écrits II, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1237.[↩]
- E.W. Said, Humanism and Democratic Criticism, New York, Columbia University Press, 2004, p. 59 (je traduis).[↩]
- Ibid., p. 60 (je traduis).[↩]
- S. Pollock, B.A. Alman & K.-M.K. Chang (dir.), World Philology, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2015.[↩]
- A.I. Davidson & D. Lorenzini, « Transformative Exemplars », dans P. Hadot, The Selected Writings of Pierre Hadot. Philosophy as Practice, trad. angl. par M. Sharpe & F. Testa, New York, Bloomsbury, 2020, p. vii-xi ; A.I. Davidson & F. Worms, « Apprendre à lire, apprendre à vivre », dans A.I. Davidson & F. Worms (dir.), Pierre Hadot : l’enseignement des antiques, l’enseignement des modernes, Paris, Éditions Rue d’Ulm-Presses de l’École normale supérieure, 2010, p. 9-16 ; S. Laugier, « Conversation, confiance en soi et démocratie », dans R. Damien & C. Lazzeri (dir.), Conflit, confiance, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 281-309.[↩]
- P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 364.[↩]
- Ibid., p. 39.[↩]
- Ibid., p. 44-45.[↩]
- G. Cambiano, I filosofi in Grecia e a Roma. Quando pensare era un modo di vivere, Bologna, Il Mulino, 2013, p. 10.[↩]
- P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 41.[↩]
- Ibid., p. 43-44.[↩]
- Ibid., p. 73.[↩]
- Ibid., p. 66.[↩]
- P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p. 11.[↩]
- Ibid., p. 100-101.[↩]
- P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 293-294.[↩]
- P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001, p. 149.[↩]
- Sur la lecture hadotienne de Wittgenstein, voir P. Force, « The Teeth of Time. Pierre Hadot on Meaning and Misunderstanding in the History of Ideas », History and Theory 50 (2011), p. 20-40 ; S. Laugier, « Langage ordinaire et exercice spirituel », dans A.I. Davidson & F. Worms (dir.), Pierre Hadot, op. cit., p. 61-79 et « Pierre Hadot as a Reader of Wittgenstein », Paragraph 34:3 (2011), p. 322-337 ; D. Lorenzini, « La philosophie comme maladie du langage : Pierre Hadot lecteur de Wittgenstein », dans P. Gillot & É. Marrou (dir.), Wittgenstein en France, Paris, Kimé, 2022, p. 19-40.[↩]
- P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, op. cit., p. 84-85.[↩]
- Ibid., p. 89.[↩]
- Ibid., p. 97.[↩]
- Ibid., p. 98-99.[↩]
- Ibid., p. 11.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., p. 99-100.[↩]
- Ibid., p. 101, 103.[↩]
- S. Cavell, Dire et vouloir dire (1969), trad. fr. par C. Fournier & S. Laugier, Paris, Éditions du Cerf, 2009, p. 160-161.[↩]
- P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 66.[↩]
- S. Cavell, Dire et vouloir dire, op. cit., p. 162-163.[↩]
- E.W. Said, op. cit., p. 59.[↩]
- S. Pollock, « Liberating Philology », Verge: Studies in Global Asias 1:1 (2015), p. 19-20 (je traduis).[↩]
- P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 106-107.[↩]
- Ibid., p. 107-108.[↩]
- Ibid., p. 110-111.[↩]
- Ibid., p. 114.[↩]
- Ibid.[↩]
- P. Hadot, « La figure du sage dans l’Antiquité gréco-latine », dans Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 233-257.[↩]
- P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 116.[↩]