Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Grammaires de la vulnérabilité” dirigé par Sandra Laugier.
La manière dont les sciences sociales se sont récemment emparées du concept de vulnérabilité est conditionnée par deux thématiques : celle des « populations vulnérables » d’une part, celle de l’exposition des sociétés contemporaines à des crises écologiques d’autre part. Dans un cas elle est synonyme de répartition inégale des risques, dans l’autre elle fait référence aux effets indésirables de l’activité humaine.
Ces thématiques allouent parallèlement ce qui est inhérent à la fragilité des structures organiques, à leur maturation, mais surtout à leur dégénérescence, au vocabulaire de la dépendance, qui renvoie de plus en plus exclusivement à la grande vieillesse((Cf. Bernard Ennuyer, Les malentendus de la dépendance. De l’incapacité au lien social, Paris, Dunod, 2004.)), instituant de la sorte un partage des tâches et des représentations qu’il convient de relever. Il constitue l’une des manifestations d’une tendance plus large, qui consiste à évacuer l’idée d’une condition partagée, constitutive, de « vulnérabilité », pour se focaliser sur des groupes de « vulnérables », auxquels sont prêtés des attributs, une histoire, un ordre de susceptibilité.
Il en va sans doute de la logique propre aux sciences sociales, tendues dans l’effort, légitime, de dégager des causalités, des régularités, et qui concourt à un confinement strict de la notion de vulnérabilité au champ du risque.
Ce n’est certainement pas le seul facteur ; il faut par exemple considérer le fait que les sciences sociales, lancées depuis la fin de la guerre dans une surenchère antinaturaliste qui a saisi jusqu’au corps humain, font de sa fiction la condition de leur saisie de l’objet « nature ». Le constructivisme radical a sans aucun doute été à l’origine de reformulations et de propositions absolument nécessaires, notamment au sein des gender studies ; il n’en a pas moins réussi aujourd’hui à retourner le sens de l’innocence et de l’inquestionné – autrefois privilège de ce que l’on enfouissait du côté du naturel, aujourd’hui passé du côté de ce qui est construit.
Cet article s’efforce alors de réfléchir sur ce qui vaut comme vulnérabilité pour les sciences sociales, dans un contexte d’extension vertigineuse du champ sémantique couvert par le mot, dont atteste l’effort de mise en ordre de ses usages, notable dans chaque recours un peu consistant à la notion. En d’autres termes, il a pour objet d’étudier les effets épistémologiques et politiques de cette polarisation théorique.
La thèse que nous défendrons est que pour que le concept de vulnérabilité soit épistémologiquement et politiquement acceptable, loin d’impliquer une remise en question d’une figure du sujet auto-engendré et auto-suffisant, il doit la réaffirmer, et ce de manière paradoxale. En redéfinissant la susceptibilité à laquelle est exposée une entité faible comme relevant d’une logique du risque et son éventuelle répartition inégale, la « vulnérabilité » des sciences sociales est strictement insérée dans le vocabulaire et la perspective politique de la capacité d’agir, de la rationalité et de la maîtrise, individuelle ou collective.
Nous analyserons donc les effets de l’absorption du concept dans la thématique du risque, puis les implications de son usage dans l’analyse de la pauvreté, avant de tenter de dessiner les linéaments ce que serait une enquête sur une vulnérabilité socialement produite, débarrassée de l’impératif de sa calculabilité et de sa saisie sur l’arrière-plan normatif de l’auto-engendrement.
Des villes, des territoires, des sociétés et quelques individus vulnérables
La notion de vulnérabilité suppose davantage que la susceptibilité à certains maux ; elle implique que ces derniers peuvent être prévenus. Comme le fait remarquer Robert Goodin, il serait impropre de dire qu’un condamné à mort est vulnérable face à son bourreau((Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable. A Reanalysis of Our Social Responsabilities, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 112.)) : la certitude qui s’attache à l’exécution rend d’autres épithètes plus pertinentes
Il est donc logique que la notion de vulnérabilité ait été aspirée par la littérature sur le risque et la société du risque((Cf. par exemple J.L. Fabiani. & J. Theys, La société vulnérable. Evaluer et maîtriser les risques, Paris, Presses de l’ENS, 1987.)).
Pour autant, cette appropriation implique un changement de signe de la notion, laquelle a longtemps renvoyé à l’incertitude et à l’indétermination ; pour les Grecs par exemple, elle signifie une exposition au sort, aux « circonstances », la perspective d’une dépendance aveugle et douloureuse à ce qui peut survenir ((Cf. Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness, Oxford, Cambridge University Press, 1986.)). L’idée de risque, suppose, elle, une déterminabilité, au moins partielle : le risque est un possible connu d’une part, et qui peut faire l’objet d’une quantification d’autre part (ou en tout cas le mot renvoie à des « circonstances » sur lesquelles est projeté le fantasme d’une calculabilité).
Si l’on trouve également, en particulier dans la sociologie de l’environnement, la notion concurrente d’« aléas » (hazards en anglais), dont la déterminabilité n’est pas assurée, l’intention derrière son usage est toujours d’éviter la possibilité d’événements qui résistent à la catégorisation.
Quant au risque, l’exercice de mesure qui en est constitutif est tendu vers trois effets principaux : sa prévention, sa normalisation, son dépassement par la répartition de ses effets (économiques). Dans le premier cas l’exercice de maîtrise relève de sa saisie par la connaissance : le but est de mesurer les succès et les insuccès de politiques et de stratégies déployées au fur et à mesure de la survenue de l’événement redouté. Ce qui est finalement postulé, c’est que la vulnérabilité, qui peut être vulnérabilité d’une population, d’un territoire, d’un individu, provient de l’absence de connaissances adéquates sur la menace en question, tandis que sa neutralisation implique un travail d’étalonnement, de formulation d’hypothèses, d’administration de la preuve.
L’activité qui accompagne la notion de risque ne recouvre pas seulement un calcul de probabilités, elle inclut également la production de courbes de variation dans la finalité d’« essayer de rabattre les normalités les plus défavorables, les plus déviantes par rapport à la courbe normale, générale », comme l’a écrit Michel Foucault((Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard & Seuil, 2004, p. 64-65.)). Ce qui est recherché, c’est un lissage des occurrences entre les différents groupes au sein desquels l’événement néfaste (la maladie, pour ce qui est l’objet de l’analyse de Foucault) se produit. En d’autres termes, le recours à l’idée de risques implique la prise en charge d’une population dans son entièreté, et pas seulement celle des victimes probables ou particulièrement probables ; elle vise à l’ordonnancement d’un ensemble d’individus. Corrélativement, le vocabulaire du risque tire la notion de vulnérabilité dans le règne de la comparaison. Il semble, en d’autres termes, que la vulnérabilité n’« est » pas en soi, mais précipite dans l’exercice de mise en rapport d’entités, singulières ou collectives, à d’autres entités qui sont moins exposées à la même menace.
Dans le troisième cas, l’on s’efforce de mesurer le coût des dommages que l’événement causerait s’il advenait, et l’opération de maîtrise porte sur les effets. Sur la base de ce calcul, le risque peut faire l’objet d’une organisation collective, par exemple sous la forme de sa mutualisation. La possibilité de s’assurer contre différents types d’accidents ne délivre évidemment aucune certitude qu’un accident ne se produira pas. Néanmoins il s’agit de tenter de maîtriser l’avenir en garantissant qu’un accident n’altèrera pas le statut économique de la ou des victime(s). Dans cette perspective, il est possible d’être rationnel vis-à-vis des dommages anticipés de nos propres décisions, en calculant à l’avance les pertes que nous pourrions subir et en nous prémunissant contre elles((Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, Opladen, Westdt. Verlag, 1992, p. 145.)).
Dans cette configuration, la vulnérabilité est moins une question de fragilité que d’opacité, et l’obsession pour le risque qui la borne ne fait rien d’autre que rendre compte d’une sensation de dépassement des capacités cognitives collectives. Les panels d’experts et comités d’éthique n’ont guère d’autre fonction que de pallier ou cacher l’absence de fondements adéquats en termes de connaissances pour la prise de décisions autant individuelles que collectives, réaffirmant néanmoins de la sorte une volonté de maîtrise de la manière la plus radicale.
Image renversée de la réflexion scientifique sur la prévention, un certain courant critique au sein de sciences sociales s’est donné pour objet l’action politique suscitée ou justifiée par ces vulnérabilités. Il reformule l’idée de vulnérabilité elle-même comme l’instrument, voire le prétexte, de formes de gouvernement particulières. L’essentiel des critiques se focalisent alors sur le fait que ce « gouvernement par le risque » engendrerait des pratiques de prise en charge décalées et normalisantes.
L’on trouve ainsi maintes descriptions de l’élaboration de modèles de vulnérabilité par des organisations nationales et internationales qui ne « correspondent pas » à la réalité, à la temporalité locales, ou encore, qui substituent un risque à un autre, une vulnérabilité à une autre((Par exemple parce qu’il prévoit de déplacer des personnes âgées vulnérables d’une zone à risque de glissements de terrain, ce qui a pour effet d’exposer celles-ci à de nouveaux événements néfastes, tels que la solitude, mais aussi le reste de la population à des formes d’insécurité, ces personnes âgées n’assurant plus leur fonction traditionnelle de veille dans des zones marquées par la délinquance. Sandrine Revet, « De la vulnérabilité aux vulnérables. Approche critique d’une notion performative », dans S. Becerra & A. Peltier (dir), Risque et environnement : recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 89-99.)). En bref, ce qui se trouve fustigé, c’est le paternalisme des institutions, c’est-à-dire le fait que l’interprétation des besoins des populations identifiées comme vulnérables, soit le fait exclusif du système étatique – et, en ce sens, vulnérabilité devient synonyme d’absence de voix. En outre, les institutions ou les quasi-institutions (telles que les ONG) adoubées telles par les principes de la gouvernance, traitent ces risques en fonction de finalités ou d’impératifs qui leur sont propres, tandis que les effets réifiants de ces interventions pour les individus concernés, se trouvent renforcés par la force des médias utilisée (tels que l’argent, les textes juridiques, les discours experts, etc.).
En d’autres termes, cette réflexion rejoint la production abondante qui s’était développée dans les années 1980, déjà dans les pas de Foucault, sur l’absence de neutralité des moyens d’action et des programmes sociaux de l’État-Providence. Il a en effet fréquemment été démontré que la transformation, ou la traduction, des besoins en objets d’intervention potentielle est opérée par le médium du discours des experts, au sein duquel les personnes deviennent des « cas » ; que le besoin politisé subit une « réécriture » en besoins administrables avant de prendre la forme d’un « service social », qui s’adresse à des clients((Nancy Fraser, « Struggle over Needs », Unruly practices. Power, Discourse and Gender in Contemporary Social Theory, Cambridge, Polity, 1989, p. 173 sq.)). Mais ici, c’est la notion de vulnérabilité ou de populations vulnérables qui se voit imputer la responsabilité de fournir un fondement, voire le fondement, aux interventions réifiantes des institutions dans les différentes sphères de la vie.
En résumé, selon ces courants théoriques, la société expose certains de ses membres à certains événements malheureux par des décisions insuffisamment renseignées ou bien moralement et politiquement condamnables, c’est-à-dire à des fins de normalisation, de domination, voire d’assujettissement au sens foucaldien ; il reste que dans un cas comme dans l’autre, ce discours sur la vulnérabilité a bien pour effet d’écarter l’idée d’exposition indéterminée et d’impuissance.
Notre propos n’est absolument pas d’en appeler, par contraste, à une célébration naïve d’une condition où nous serions dépossédés de tout contrôle sur nos destinées, mais en rassemblant un faisceau d’éléments, de montrer le référent normatif qui se détache en creux de ces discours, celui d’un sujet singulier ou collectif auto-engendré, souverain, et rendu tel par l’exercice de sa rationalité.
Une fois dépassé, comme il l’est par certains auteurs((Cf. par exemple Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.)), cet arraisonnement de la vulnérabilité à des probabilités, des normales et des coûts, le fantasme de souveraineté paradoxalement établi avec la notion de risque perdure ; il procède alors de l’auto-référentialité qui lui est prêtée. Ce qui sert de base au raisonnement, c’est que plus nous savons, plus nous savons ce que nous ne savons pas. En conséquence, le risque, loin de diminuer, augmente avec l’augmentation des connaissances.
C’est-à-dire qu’une fois acceptée l’idée d’incertitude, une fois accompli le renoncement, au moins partiel, à transformer l’inconnu en connu, la vulnérabilité se voit redéfinie en référence à des décisions (prises dans un univers incertain, donc), comme le produit de celles-ci.
Comme l’a solidement posé une certaine tradition allemande, le risque implique un dommage causé par nos propres décisions et constitue en ce sens un produit inévitable de nos actions sur le monde (et ce par opposition au danger, produit extérieurement)((Niklas Luhmann, Soziologie des Risikos, Berlin, de Gruyter, 1991, p. 30-31.)). Ce dont rend compte la « société du risque » d’Ulrich Beck, c’est de la mise en péril du monde moderne par lui-même. De même, pour Niklas Luhmann((Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, op. cit., p. 145.)), l’une des caractéristiques primordiales de la relation de la société aux risques écologiques se situe dans le fait que le risque s’auto-reproduit, au sens où toute tentative de maîtriser un risque en engendre un autre, qu’il est non seulement inéradicable, mais destiné à s’accroître sans fin. « Les risques constituent un réservoir de besoins sans fond, insatiable, éternel((Ulrich Beck, La Société du risque, Paris, Aubier, 2001, p. 42.)). »
Un risque est donc intrinsèquement produit par une tentative de maîtriser l’avenir.
Plus radicalement, pour Luhmann, le risque (comme l’ignorance) est une décision de la société qui s’y déclare exposée : « L’intensité de la communication écologique est basée sur l’ignorance. Que l’avenir soit inconnaissable est exprimé dans le présent, en tant que communication((Niklas Luhmann, Beobachtungen der Moderne, op. cit., p. 154.)). » Elle communiquera en utilisant le thème du risque, qui donne l’illusion de la maîtrise.
De ce point de vue, le discours sur la vanité des exercices de calcul ne signifie pas un renversement de perspective dans la manière dont est traitée l’idée de vulnérabilité ; il ne manifeste notamment en rien, en dépit de l’incertitude prêtée aux événements, un retour à l’idée de Fortune. Il énonce simplement qu’il n’existe rien en dehors de la conséquence de nos propres « décisions ».
L’acceptation du principe d’incertitude conduit même, pour certains auteurs, à une forme de transfert de souveraineté des instances scientifiques, dont les limites seraient désormais devenues évidentes, vers l’individu capable. L’on découvre alors un recours massif au vocabulaire de l’expérimentation, de l’exploration profane des possibles, de réflexivité de l’agir, clé de l’ajustement de la réactivité face au risque supposé. « L’acteur, impliqué dans le cours même des situations qu’il perçoit comme risquées, invente et met en œuvre des procédures adéquates de compréhension, d’évaluation et de précaution((Jacques Roux, « Introduction », dans Jacques Roux (dir.), Être vigilant. L’opérativité discrète de la société du risque, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, p. 11.)). » Plus largement, la majorité des théoriciens de la société du risque ne touchent pas au mode de subjectivité : ce qu’ils figurent est toujours le sujet moderne, capable, réflexif, qui naît de et se maintient par ses propres opérations. Ou, pour le dire de manière plus tranchante, le sujet autosuffisant renaît sur les ruines du projet de la science.
Le risque de la pauvreté
L’adjectif substantivé « vulnérables » connaît par ailleurs une fortune toute particulière, depuis le début des années 1990, au sein des sciences sociales françaises où il se trouve pris dans un triptyque avec les qualificatifs de « fragiles » et de « précaires », qui visent à appréhender des formes particulières, non (encore) extrêmes, de pauvreté. Cette tendance se distingue de manière assez marquante des motifs récurrents de la violence, de la guerre, du terrorisme, en rapport auxquels le concept est désormais généralement convoqué outre-Atlantique((Cf. Alyson M. Cole, The Cult of True Victimhood. From the War on Welfare to the War on Terror, Stanford, Stanford University Press, 2006.)).
Loin, bien loin d’être déconnecté de la notion de risque, cet usage fait de la vulnérabilité un état d’insécurité, de fragilité,quiévoque une « probabilité supérieure à la moyenne de devenir pauvre((André Villeneuve, « Construire un indicateur de précarité. Les étapes d’une démarche empirique », Économie et Statistique, 1984, no 168, p. 92.)) ». Se concentrant sur des phénomènes d’accumulation de handicaps sociaux, les travaux qui y ont recours se donnent pour objet ce risque-là en tant qu’il fait l’objet d’une répartition inégale.
En d’autres termes, ces études opèrent une double réduction du concept de vulnérabilité : d’une part, elles posent une susceptibilité identifiable par des indicateurs. La vulnérabilité est une zone pour une cartographie ; ce sont des susceptibilités fortes qui, se croisant, déterminent cette « zone ». D’autre part, être vulnérable signifie être exposé à un risque unique : la pauvreté (voire une pauvreté arrimée à un salariat branlant, dégradé).
C’est sans doute aux sociologies de Robert Castel et Serge Paugam que l’on doit la massification des usages scientifiques français du lexique de la vulnérabilité, tous deux raisonnant à partir de groupes-cibles de l’action sociale, de catégories produites (à défaut d’être nommées) par les politiques publiques.
Pour Robert Castel, la vulnérabilité est un « espace d’instabilité et de turbulences peuplé d’individus précaires dans leur rapport au travail et fragiles dans leur insertion relationnelle »((Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle », dans Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion : le modèle français, Paris, Esprit, 1991, p. 138.)) ; elle se présente comme une zone intermédiaire, située entre l’intégration et la désaffiliation. C’est la même déclivité que l’on retrouve chez Paugam, qui use pour sa part du vocable « fragile » : les populations d’individus faisant l’intervention régulière des institutions correspondent à la catégorie d’« assistés », et l’absence d’intervention (parce qu’impossible ou fuie), à celle de « marginaux » ; entre les deux, cibles d’une intervention ponctuelle, se trouvent les « fragiles »((Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991, pp. 17-31.)).
En d’autres termes, on retrouve ici l’appréhension d’une population dans son entièreté mise en évidence par Foucault, et la continuité introduite entre ceux qui ceux qui sont pauvres et ceux qui ne le sont pas, permise précisément par ceux qui risquent de le devenir, est assumée comme intention théorique : Castel indique ainsi s’attacher aux termes de précarité, de vulnérabilité, plutôt qu’à pauvreté, ou marginalité, « pour suggérer que l’on est en présence de processus plutôt que d’états, et peut-être aussi, pour se donner, grâce à cette mise en perspective dynamique, de meilleurs outils afin d’intervenir avant que l’instabilité des situations ne se fige en destin((Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation », art. cit., p. 167-168.)). »
L’intérêt pour ces vulnérables-là a par ailleurs accompagné une tendance plus globale en économie, où le concept de vulnérabilité assoit, depuis une quinzaine d’années une dimension nouvelle dans la lutte contre la pauvreté : alors que celle-ci a longtemps reposé sur une analyse ex-post des situations, il faut désormais anticiper les trajectoires de la pauvreté, c’est-à-dire adopter une vision ex-ante, agencée à partir de l’idée de vulnérabilité((Nicolas Sirven, « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, 2007, vol. 35, no 140, pp. 9-24.)). Sont considérés comme vulnérables ceux qui au cours du temps ont, par exemple, déjà fait l’expérience de la pauvreté, ou qui sont susceptibles de passer bientôt sous le seuil de pauvreté. Ici encore, la catégorie de « vulnérables » permet de penser des trajectoires et des processus, d’observer l’exposition en tant qu’elle est prise dans le temps.
En outre, il semble que le recours au vocable « vulnérables » signe le mode de gouvernement de ceux qui n’étaient pas destinés à finir ainsi. Non seulement il rend compte de la manière dont la pauvreté menace de nouvelles catégories, victimes des mutations du système économique et social, les femmes isolées avec enfants à charge, les personnes au chômage, ceux qui trébuchent ou peinent à entrer dans leur statut de travailleur etc., mais encore les vulnérables apparaissent marqués par la métaphore de la chute, pour reprendre une expression d’Hélène Thomas((Hélène Thomas, « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. », Collections Esquisses, Recueil Alexandries, janvier 2008, <http://www.reseau-terra.eu/article697.html>.)). Une chute impliquant un avant et un après, suppose une capacité existante, qui disparaît à un moment donné. On peut en effet faire l’hypothèse que le qualificatif de vulnérable est réservé à celui qui peut (encore) en faire la preuve (avant la chute). Il s’agit en effet de populations qui naissent de leur actualisation en tant que clientèles de l’action sociale ; or aussi bien Castel que Paugam ont montré que la prise en charge ne se produit que si l’individu ou le groupe répond aux attentes de rôles de l’institution ; il doit plus largement faire la preuve qu’il entre dans le cadre de celle-ci. Cela signifie que les vulnérables deviennent des individus aux capacités chancelantes, ou pour le dire autrement, que la vulnérabilité est d’abord conçue comme la menace qui plane sur une capacité existante, et exercée.
Ces réflexions sur la vulnérabilité à la pauvreté constituent une constellation brouillonne à l’intérieur de laquelle de multiples chaînes de causalité sont établies entre les différents concepts, zones et facteurs, chaînes qui ne sont peut-être pas si neutres que cela.
Si chez Castel, la vulnérabilité s’impute à la rencontre de deux menaces, pesant l’une sur le travail, l’autre sur les relations sociales, dans la construction de certains indicateurs économiques, la vulnérabilité devient parfois la « cause » de la pauvreté ; l’on trouve également la vulnérabilité constituée en « facteur particulier du risque » ; elle se mue alors en prédisposition, qui influe sur les chances qu’a l’événement néfaste de se déclencher. Dans cette dernière version, la vulnérabilité n’est pas que fragilité, elle est aussi indexée à la capacité d’une personne à résister face à un risque donné. Ainsi, pour ce qui est des risques de type écologiques, Ben Wiesner considère que la vulnérabilité n’est plus définie comme par ce qui rend une société fragile, mais par
la capacité d’une personne ou d’un groupe à anticiper, faire face à (to cope with), résister et se remettre de l’impact d’un aléa naturel. La vulnérabilité implique une combinaison de facteurs qui déterminent le degré auquel la vie et l’existence de quelqu’un est mise en danger par un phénomène ponctuel et identifiable se produisant dans la nature ou dans la société((B. Wisner, P. Blaikie, T. Cannon, I. Davis, At Risk: Natural Hazards, People’s Vulnerability and Disasters, London, Routledge, 2004, p. 11.)).
Les travaux des Nations Unis sur la vulnérabilité, menés par l’Institute for Environment and Human Security (UNU-EHS), reposent sur des prémisses similaires : dans ses rapports, la vulnérabilité renvoie à une prédisposition des populations à être affectées par un évènement préjudiciable externe, ou une incapacité de leur part à faire face aux désastres qui pourraient survenir((Juan Carlos Villagrán De León, « Vulnerability. A Conceptual and Methodological Review », Source, 2006, no 4.)).
L’idée de vulnérabilité est alors fréquemment affublée d’un double, variant en fonction de la discipline : nommée coping, ou résilience, la capacité à éviter, à encaisser un tort éventuel, ou à le compenser est tout simplement constituée en autre nom de la vulnérabilité. Elle se voit elle-même prêter des explications objectives ou subjectives, individuelles ou collectives, croiser avec des facteurs tels que l’existence d’une culture du risque, la solidité du lien social, la faculté d’adaptation, etc.
Face à ces associations, s’est développée une critique au sein des sciences sociales qui s’appuie sur le fait que le recours à de tels outils d’analyse revient à blâmer la victime. Le concept de vulnérabilité, supposant un champ d’investigation dont la victime est le point d’entrée et le centre, entrouvrirait la question de sa participation, passive, voire active, à ce qui va l’emporter.
Dans un domaine un peu différent de celui qui nous préoccupe ici, Alyson Cole a ainsi mis en évidence la manière dont la vulnérabilité, associée à la catégorie de « victim precipitation » a été employée par la criminologie américaine dans les années 1930 et 1940, dans une entreprise de mettre au jour ce que les victimes ont en commun ; elle a servi à étayer la thèse selon laquelle certains individus sont destinés à, ou prédisposés à devenir des victimes, si bien que les individus vulnérables se retrouvent de ce fait « co-auteurs » du crime, ou à tout le moins constituant avec le meurtrier un « couple pénal »((Cf. Alyson M. Cole, The Cult of True Victimhood, op. cit., p. 123 sq.)).
La critique qui s’est développée en lien avec la problématique de la chute possible dans la pauvreté, recoupe, elle, ce qui constitue une part importante du discours de la sociologie depuis une quinzaine d’années : une dénonciation des discours, politiques publiques, dispositifs, grammaires, modes de gestion qui reposent sur autant d’injonctions à l’autonomie, et de formes de responsabilisation, personnelle, voire pénale de l’individu… Cette critique se trouve dotée de d’autant plus de consistance que sous le nom de résilience, la vulnérabilité devient même une ressource pour les entreprises, alimentant les réflexions sur de nouvelles formes de management, en particulier de gestion des crises. De manière générale, le mot vulnérabilité signerait un contexte sociétal d’incertitude et de report de responsabilité où la société n’est plus tant à concevoir comme un univers de contrôle normatif des conduites de ses membres, que comme un contexte d’épreuves et d’évaluations permanentes auxquelles doivent faire face les individus((Marc-Henry Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », Pensée plurielle, 2005, vol 2, no 10, p. 49-59.)).
Sans doute cela enregistre-t-il une mutation des modes de management, de gouvernement, d’administration, largement démontrée à la suite des travaux d’Eve Chiapello et Christian Boltanski, de Christophe Dejours, de Richard Sennett notamment, mutation dont il n’y a pas lieu de nier la toute-puissance, non plus que la nocivité.
La solution qui se dessine, abandonner cette notion perverse, manipulable et d’ores et déjà manipulée qu’est la notion de vulnérabilité, est en revanche plus contestable. Écrire que « le langage et les énoncés fondant les discours de savoir et de pouvoir de la vulnérabilité sont toujours à la fois descriptifs et actifs, effectuant ce qu’ils nomment, et donc jamais neutres d’un point de vue esthétique, moral ou cognitif. En user, c’est toujours-déjà adhérer à une idéologie de la pauvreté comme danger pour la démocratie et des pauvres comme menace pour celle-ci »((Hélène Thomas, Les Vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Paris, Éditions du Croquant, 2010, p. 28.)) nous semble aussi épistémologiquement problématique que politiquement coûteux ; la vulnérabilité est en effet le lieu d’attentes morales légitimes, y compris dans son entremêlement au principe de la capacité d’agir.
C’est par exemple l’intuition normative que l’on trouve posée de manière négative dans le droit français : un dommage causé à une personne vulnérable, c’est-à-dire peu susceptible de se défendre (parce qu’elle est enceinte, handicapée, etc.) constitue une circonstance aggravante au regard des textes juridiques. Poser la question de la capacité à résister ne débouche pas nécessairement sur une obligation posée à y avoir recours, mais permet par exemple de différencier les responsabilités, entraîne avec elle un horizon de devoirs, de raisonnements moraux, de raisons données, acceptées, demandées.
Peut-être que pour saisir les enjeux de cette interprétation qui se révèle dans le recours à des concepts normativement gâtés tels que résilience ou coping, l’idée de paradoxe est plus incisive, dès lors qu’elle est entendue comme progrès normatif qui se retourne en son contraire, comme tentative de concrétisation d’une intention qui produit les conditions allant à l’encontre de cette intention initiale((Axel Honneth, La société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, p. 287.)).
En effet, la question de l’injonction à l’action inscrite dans certaines politiques publiques doit être distinguée du potentiel normatif inhérent à l’association capacité d’agir-vulnérabilité. Considérer que la notion de vulnérabilité est ternie, corrompue, dès lors que surgit le spectre de la capacité d’agir, découpler définitivement les deux termes, revient à activer à nouveau un « opérateur de partage »((Marie Garrau & Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, PUF, 2010, p. 9.)), pour reprendre l’expression de Marie Garrau et Alice Le Goff, qui confirme et renforce l’idée d’une frontière entre personnes autonomes et personnes vulnérables.
Vulnérabilité ne signifie pas, ou plus exactement, ne nous semble pas devoir signifier, absence, destruction d’une capacité, mais absence de défense, ou de défense suffisante, face à des périls qui pèsent sur des capacités comme sur des incapacités, mais dont la survie et/ou la vie bonne, ou à tout le moins supportable, dépend.
Une vulnérabilité socialement produite
Le renversement du modèle dominant nous semble pouvoir procéder de deux logiques différentes : à la fois son élargissement (1), et sa paroxysation (2).
(1) La première tâche des sciences sociales est sans nul doute d’élargir la vulnérabilité au-delà du paradigme du risque. Il est possible de distinguer dans les philosophies morales et politiques contemporaines trois définitions de la vulnérabilité((Nous nous permettons ici de renvoyer à notre article : Estelle Ferrarese, « Vivre à la merci. Le care et les trois figures de la vulnérabilité dans les théories politiques contemporaines », Multitudes, 2009, vol. 37-38, p. 132-142.)) sur la base de leurs implications morales et politiques. La vulnérabilité comme « disponibilité à la blessure » d’une intégrité physique ou psychique, destructibilité, telle qu’on la trouve explicitée dans les théories de la reconnaissance, permet une distinction forte entre vulnérabilité et dépendance, la première renvoyant plutôt à l’idée d’exposition plutôt que de détermination. Dans ce cas, l’attitude éthique consiste à hésiter devant la perspective d’une lésion que nous pourrions infliger, corrélant « l’idée d’une atteinte-à-ne-pas-porter-à-l’intégrité d’un X((Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, tome II : Les ordres de la reconnaissance, Paris, Cerf, 1991, p. 121.)) ».
La vulnérabilité comme dépendance est notamment portée par les théories du care. Ici la vie (ou la vie bonne) est suspendue non pas à une abstention, mais à un geste que celui qui est menacé ne peut accomplir lui-même. La survie, ou le maintien d’une relation positive à soi, dépend de la réalisation d’une obligation positive, de la réalisation d’un soin, d’un acte. Cette formulation permet de renvoyer à des torts infligés par l’inaction des autres plutôt que par leur action, ce que proscrit la métaphore de la blessure.
Enfin, il existe un ensemble hétérogène de conceptions qui partent d’une idée d’une vulnérabilité constitutive comme forme d’impropriété de soi (que l’on trouve par exemple chez Martha Nussbaum ou Philipp Pettit). La fragilité qui afflige la capacité humaine d’agir est perçue comme problématique (lorsqu’elle l’est) sous deux aspects différents : soit la vulnérabilité devient quasiment synonyme de contingence, exposition au sort, elle brosse la perspective d’une dépendance aveugle et douloureuse à ce qui peut survenir, soit elle signifie susceptibilité de la subordination et de la domination, ramenée au fait d’avoir à vivre d’une façon qui nous expose à des maux que cet autre est en position de nous infliger arbitrairement.
Rassemblés dans une même aspiration à la maîtrise et à l’auto-engendrement, les usages contemporains du terme vulnérabilité au sein des sciences sociales sont massivement confinés dans la troisième dimension. Mais tendus, on l’a vu, par la finalité de se déprendre du risque, leur inscription dans cette dimension est bien particulière. Elle repose en effet d’une part sur le refus de la contingence – le couplage avec l’idée de risque ayant précisément pour objet de rationaliser et de rendre maîtrisable l’avenir –, d’autre part sur l’oubli de la possibilité de la domination, telle qu’elle est définie ici, c’est-à-dire par des vies, des existences à la merci des autres, de certains autres, singuliers, collectifs ou structurels. Par exemple, parce que qu’il représente plus qu’une probabilité, le « cycle de la vulnérabilité socialement provoquée et totalement asymétrique qu’entraîne le mariage » pour les femmes, pour reprendre la formule de Susan Okin, qui rend compte de la manière dont la responsabilité d’élever des enfants contribue à la construction de marchés du travail qui désavantagent ces dernières, et l’inégalité des rapports de force ainsi créée dans la sphère d’activité économique vient à son tour renforcer, et exacerber, l’inégalité des rapports de force au sein de la famille((Susan Moller Okin, Justice, Gender and the Family, New York, Basic Books, 1989, p. 138.)), disparaît simplement, ne pouvant être pris en charge dans un champ sémantique ainsi circonscrit.
Au-delà des logiques disciplinaires, qui contribuent certes à expliquer certaines polarisations thématiques, il est remarquable que ce qui sert de point de départ à de nombreux raisonnements philosophiques et normatifs ne puisse se fonder, être typologisé, ou éventuellement être réfuté, par les sciences sociales, en tout cas pas sous le nom de vulnérabilité, dans la mesure où celles-ci conditionnent leur usage à sa compatibilité avec le motif du risque, avec toutes les implications que nous avons établies.
L’une des raisons de la gêne que les sciences sociales ont toujours manifestée vis-à-vis de la notion de vulnérabilité, au point de la parquer dans quelques modalités maîtrisables, procède certainement de ce que Bruno Latour a nommé le travail de purification de la constitution moderne, qui exige une séparation complète et sans cesse réassurée entre le monde naturel et le monde social((Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991, p. 49.)). Un dépassement consisterait alors en ce que nature et société ne constituent plus des termes explicatifs, mais supposent à chaque fois une explication conjointe. Il impliquerait de renoncer à l’idée qu’une vulnérabilité sociale viendrait simplement doubler une vulnérabilité ontologique, extranéité radicale maintenue par une division des tâches telle que la première est impartie aux sciences sociales, tandis que la seconde revient aux philosophes. Il reviendrait à montrer comment l’une et l’autre doivent être pensées conjointement, comment elles s’engendrent et se co-produisent.
Ce changement de perspective permettrait par exemple d’éviter qu’à force d’évacuer la vulnérabilité des corps en raison de son statut ontologique, celle-ci ne ressurgisse le long de mécanismes bien sociaux, par exemple dans le fait qu’elle oblige certains ou certaines à se placer dans des relations de domination ; familles patriarcales proxénètes, relations employeur-employé, offrent sans aucun doute des systèmes de prise en charge efficaces des vulnérabilités. À l’inverse, si l’on revient sur la nécessité, évoquée plus haut, d’associer vulnérabilité et capacité d’agir dans une même réflexion, il deviendrait possible d’explorer la possibilité que le fait de se trouver sans défense, dans l’impossibilité de répondre, soit une composante de la vulnérabilité tout autant socialement conditionnée que la répartition du risque lui-même.
Prendre la mesure d’une vulnérabilité proprement sociale, c’est-à-dire d’une vie précaire prise dans des arrangements sociaux, impliquerait notamment de rompre avec une conception de la vulnérabilité comme une fiction opérée par des politiques sociales, matérialisation fréquente du travail de purification vis-à-vis de toute référence ontologique.
Nous ne cherchons pas ici à nier la force performative des catégories de l’action publique et du vocabulaire des experts, mais simplement à relever la manière dont le contenu de la notion de vulnérabilité est aspiré par le jeu qui s’établit ceux qui concourent à la production de politiques publiques et ceux qui les observent à des fins critiques, fermant ainsi une sorte de boucle logique. Elle laisse notamment de côté la multilatéralité et la complexité d’une définition pleinement sociale des différentes formes de vulnérabilité, faites autant de revendications, de perceptions que de comparaisons, opérées par les individus concernés comme par ceux qui ne le sont pas, ou ne le sont pas du même point de vue. Ce type d’élargissement de la perspective permettrait d’envisager une production sociale de la vulnérabilité qui ne soit pas fiction ou prétexte (ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse être aussi idéologique, dangereuse, et efficace dans la manière de borner les possibles que si elle n’est qu’instrument de fins politiques).
Rendre compte des productions multiples et multilatérales, quotidiennes, de la vulnérabilité, est par exemple la voie empruntée par Veena Das, qui décrit l’émergence sociale de corps vulnérables, qui passe par une reconnaissance (au double sens de « acknowledgement » et « recognition ») d’une douleur, d’une vie, de ce qui la constitue, reconnaissance qui se produit ou non, prise dans des formes de vie((Veena Das, Life and Words. Violence and the Descent into the Ordinary, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 57)). Une telle démarche nécessite de traquer la production sociale des vies (et de leurs formes) vulnérables dans sa quotidienneté, dans les interactions, par des modèles partagés ou discutés, par des attentions et des inattentions, à l’exemple de ce que fait Pascale Molinier lorsqu’elle met en évidence le rôle de la culture de métier dans ce processus. Elle décrit en effet celui des soignantes comme « un art de vivre avec la défaite », condition d’acceptation et d’élaboration de la vulnérabilité, qui implique la constitution de stratégies de défense collective qui permettent de la distribuer inégalement entre les patients((Pascale Molinier, « Le care à l’épreuve du travail. Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets », dans Patricia Paperman & Sandra Laugier (dir.), Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006, p. 312-315.)).
(2) Définie par le risque, et le cortège de la mesure, du calcul et de la maîtrise, par la connaissance ou la décision, devenue zone de susceptibilités aux causes multiples, la vulnérabilité des sciences sociales telle que nous l’avons décrite plus haut est placée d’emblée dans le règne de la comparaison.
D’un côté, cela signifie qu’elle n’est donc perceptible et prise en charge que par sa dé-singularisation. Loin de supposer une attention au particulier, comme fréquemment édictée par les théories du care ou supposée par le « regard micrologique » de l’École de Francfort, par exemple, la perception de celle-ci ne passe que par le général.
D’un autre côté, la critique adressée aux sciences sociales par les théories du care((Cf. par exemple Patricia Paperman ,« Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans Patricia Paperman et Sandra Laugier (dir.), Le Souci des autres, op. cit.)), selon laquelle, en assignant à certaines personnes ou certaines populations seulement une vulnérabilité, elles cèleraient le fait que personne n’échappe à des formes de dépendance, demande à être reformulée. Cette dichotomisation serait une des conditions de « l’irresponsabilité des privilégiés » pour reprendre l’expression de Joan Tronto((Joan Tronto, Un Monde vulnérable (1993), Paris, La Découverte, 2009, p. 211-215.)), c’est-à-dire le privilège d’une « autonomie » qui peut ignorer l’importance des activités qui la permettent, et s’exempter de toute responsabilité dans ce domaine.
Le problème est plutôt l’antinomie posée, chez un même sujet, au sein d’un même groupe, entre capacité et vulnérabilité, leur répartition nécessaire entre un avant et un après, la constitution de l’un en menace pour l’autre. Pour le dire autrement, l’obstacle ne se situe peut-être pas dans la possibilité de faire valoir que nous sommes tous vulnérables, idée à laquelle les motifs de continuité, déclivité, comparaison, appréhension d’une population dans son entièreté, que nous avons mis en évidence dans l’épistémologie du risque, peuvent aisément faire place. Il serait plutôt à chercher dans cette inarticulation ou cette inarticulabilité de la vulnérabilité et de la capacité, qui se déploie dans un univers dans lequel l’investissement normatif de la maîtrise, de l’auto-engendrement, reste très fort, par-delà les différences entre les auteurs((Nous ne soutenons évidemment pas qu’il existe une uniformité de pensée entre Castel, Luhmann, les manuels sur la résilience et les critiques foucaldiennes des politiques publiques ; mais que tous, selon des modalités et des finalités qui leur sont propres, par l’intermédiaire de l’idée de risque, limitent la vulnérabilité.)).
Mais alors, et c’est pour cela que nous parlions de paroxysation de la logique des sciences sociales, précisément parce qu’elles engagent la vulnérabilité dans le règne de la comparaison, elles devraient rendre compte des effets et manifestations propres de la vulnérabilité, tel que l’effet incapacitant, sur la personne vulnérable, de la perception qu’elle peut avoir la vulnérabilité de ses actes et de son corps.
Il est possible d’explorer la manière dont la violence physique, par exemple, peut signifier également la perte d’un contexte, y compris dans les relations de face à face, qui est à l’origine d’un sentiment d’une extrême contingence et vulnérabilité dans la poursuite des activités quotidiennes. C’est en tout cas la thèse avancée là encore par Veena Das, selon qui, face à l’expérience de la violence, l’ordinaire se révèle étrange, en besoin de réparation, plutôt que comme quelque chose d’évident dans lequel une confiance peut être placée sans hésitation((Veena Das & Arthur Kleinman, « Introduction », dans Veena Das, Arthuer Kleinman et alii, Violence and Subjectivity, Berkeley, University of California Press, 2000.)).
Ou encore, porter à son terme la logique de comparaison permettrait d’analyser les effets sur la conscience d’une position d’exposition à des maux qu’un autre est en mesure de nous infliger arbitrairement. Car il faut noter que la souffrance, l’humiliation, et la paralysie engendrée par la conscience d’une vulnérabilité ne peut procéder que d’une position différenciée, d’une vulnérabilité attachée à certains, et pas à d’autres, qui est précisément ce qu’observent les sciences sociales.
Il serait alors possible de montrer, plutôt que de supposer, que dès lors que « chacun est en mesure de percevoir que [je] subis une telle domination, et que chacun sait qu’il sait »((Philip Pettit, Républicanisme (1997), trad. Patrick Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 22.)), ce savoir partagé crée une vulnérabilité en abîme, en fragilisant mon image subjective. C’est un postulat que l’on retrouve aussi bien chez Philip Pettit que chez John Rawls, selon qui la reconnaissance publique des principes de justice donne un soutien au respect de soi-même. Dans une société bien ordonnée, le respect de soi-même est garanti par l’affirmation publique de l’égalité des droits civiques pour tous((John Rawls, Théorie de la Justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, p. 208 et 587.)) ; en d’autres termes, c’est au savoir partagé imposé par ce caractère public, à la certitude quant à mon statut, miroir renversé du savoir partagé de mon exposition arbitraire à des maux, qu’est prêtée une force de protection. Ce que les sciences sociales pourraient s’employer à documenter, ou à démentir.
Ainsi, la prédominance du risque comme approche de la vulnérabilité au sein des sciences sociales a pour conséquence l’épanouissement du vocabulaire de la complexité, celui d’une société faillible, et pour cette raison perfectible. L’exposition à des événements néfastes ne peut se laisser saisir sous le nom de risque et se trouve alors assignée, avec ceux qui en sont l’objet, à ce qui se cache derrière le monde visible, en particulier à la « nature ». Abolir cette frontière implique, pour les sciences sociales, de cesser de limiter leurs efforts à authentifier le caractère purement social de la vulnérabilité dont elles se saisissent, pour mettre au jour ce que l’érection et l’étaiement perpétuels de cette frontière permettent, oublient et dissimulent. Elle signifie encore déplacer le regard, depuis l’événement qui ne s’est pas encore produit (formulé en tant que risque), et va peut-être, certainement, inévitablement advenir, vers les effets propres d’une condition existante, et de les saisir avec les méthodes et depuis le point de vue des sciences sociales.