Cet article a été initialement publié comme introduction au dossier “Droits de l’homme et politique : individualisme étroit ou nouvel universalisme ?” co-dirigé par Carlo Invernizzi-Accetti et Justine Lacroix
Les articles réunis dans ce dossier de Raison Publique sont le fruit d’un cycle de conférences organisé, entre janvier et juillet 2015, à l’Université Libre de Bruxelles dans le cadre d’un projet sur les critiques des droits de l’homme financé par le Conseil Européen de la Recherche.[1] Trente-cinq ans après la publication de l’article séminal de Claude Lefort intitulé : « Droits de l’homme et politique »[2], les participants étaient invités à se saisir de cet enjeu à la lumière des développements contemporains. À l’époque où Lefort publie son article (1979), la « révolution des droits de l’homme »[3] – qui allait conduire à une forte revalorisation du discours des droits dans les discours (sinon les pratiques) politiques et philosophiques en était à ses débuts. Les mouvements des dissidents des pays sous domination soviétique, qui en constituent l’arrière-plan historique principal, étaient au cœur de l’actualité et la plupart des associations et organisations non-gouvernementales associées à la « cause » des droits de l’homme prenaient leur essor – ce dont témoigne l’octroi du prix Nobel de la Paix à Amnesty International en 1977. Aujourd’hui – comme Pierre Manent nous le rappelle dans son article – les droits de l’homme semblent avoir acquis une « autorité en quelque sorte exclusive » au sein des sociétés démocratiques. D’où l’importance de réfléchir à la signification de ce concept dans une perspective à la fois théorique et historique. Notre démarche s’est voulue délibérément pluraliste. L’enjeu n’est pas de déceler un « dénominateur commun » entre les différentes perspectives ici représentées mais d’établir une sorte de « topographie » des opinions existantes en vue de témoigner de la vivacité et de la complexité des débats sur ce sujet.
Dans sa contribution, Pierre Manent estime que les droits de l’homme se sont désormais dissociés de la figure du citoyen au point de se réduire au droit illimité de l’individu à faire valoir sa particularité. On pourrait parler ainsi d’une « absorption » des droits du citoyen dans les droits de l’homme, au risque de voir la société politique se décomposer en un simple agrégat de droits individuels. Ce constat recoupe, selon lui, certains éléments de la critique marxiste des droits de l’homme, à laquelle il donne pourtant une autre issue, car pour lui, la « concrétude » de la vie réelle réside d’abord dans les conceptions substantielles du bien qui guident l’action individuelle et collective au quotidien. Il nous invite ainsi à ne pas nous laisser dominer par le prestige des droits pour retrouver, à la lumière de l’expérience ordinaire de la vie pratique, des biens communs compris comme condition de l’agir.
Jean-Marc Ferry partage avec Manent la volonté de dégager un critère concret pour orienter l’action politique, ambition qui suppose, à ses yeux, un élargissement de nos arènes délibératives à l’expression des convictions religieuses. Cependant, une telle quête n’implique nul dépassement de l’horizon des droits de l’homme car ces derniers comprennent en leur sein une composante éthique, voire religieuse. Cette dimension est explicite dès le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui stipule que « tous les êtres humains … doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Ferry interprète cette clause comme une injonction d’ « amour » au sens de l’agapè chrétien. Il trouve donc au cœur même de la Déclaration universelle des droits de l’homme une conception substantielle du bien, capable de fournir des ressorts à l’action, mais qui ne se révèle pleinement qu’à la lumière d’une relecture de ce document dans une perspective « post-séculière » où la sécularisation se poursuivrait non plus contre la religion mais avec elle en s’ouvrant à l’expression des expériences vécues par chacun.
Les contributions de James Ingram et d’Etienne Balibar répondent au défi posé par l’article de Manent d’une façon très différente, qui se rapproche davantage des thèses avancées par Lefort dans son article de 1980. Loin de représenter un problème pour l’action, James Ingram soutient que l’abstraction – ou l’indétermination – des droits de l’homme est au contraire leur plus grande force, leur permettant d’ouvrir le champ à une multiplicité d’actions politiques qui constituent la véritable essence du régime démocratique. Pour asseoir cette thèse, Ingram s’appuie sur le lien historique entre les premières déclarations des droits de l’homme et les révolutions de la deuxième moitié du 18ème siècle en France et aux Etats Unis, mais aussi sur une redéfinition du concept de « politique » qu’il dissocie des notions de « pouvoir » et de « commandement » pour le relier à une conception de la liberté entendue comme une capacité permanente à remettre en question l’ordre constitué. Pour Ingram, le lien entre droits de l’homme et action politique passe nécessairement par une revalorisation de l’événement révolutionnaire comme lieu propre de leur convergence.
Etienne Balibar franchit un pas supplémentaire dans cette direction suggérant que la logique « insurrectionnelle » implicite aux droits de l’homme peut devenir le fondement d’un nouveau type d’universalisme. Dans cette optique, il établit un lien entre la critique développée par Karl Marx contre les droits de l’homme et les thèses déployées par Toussaint Louverture et Mary Wollstonecraft. Ces trois auteurs ont en commun d’avoir dénoncé des « exclusions » liées à la façon dont les droits de l’homme ont été historiquement institués (qu’il s’agisse des travailleurs, des noirs et des femmes) mais dont l’inclusion n’est paradoxalement possible qu’au nom de l’universalisme proclamé par ces mêmes droits : un universalisme qui ne se réaliserait jamais pleinement, si ce n’est dans la critique constante des formes de pouvoir et d’oppression qui s’en revendiquent.
A partir d’un ancrage conceptuel très différent – marqué par le raisonnement logique de la philosophie analytique – la contribution de Cécile Laborde apporte un éclairage précieux sur la question de savoir si le droit doit conférer un statut particulier à la religion. Pour Laborde, une théorie politique de la liberté religieuse devrait satisfaire simultanément trois critères : elle ne doit être ni trop étroite (ne pas privilégier une conception de la religion au détriment des autres), ni sectaire (au sens où elle discriminerait entre les valeurs portées par les citoyens) ni injuste envers ceux qui n’ont pas de croyance religieuse. D’où son appel à une stratégie de la « dissociation » qui suppose que la liberté religieuse soit « décomposée » dans les droits généraux dont relèvent ses différentes dimensions. Une telle démarche permettrait, selon elle, de protéger un large spectre d’activités associatives et expressives tout en restant articulées aux droits libéraux généraux.
Mais si on peut « dissocier » la religion dans ses différentes dimensions, peut-on en faire de même avec le théologique ? C’est la question soulevée par l’article de Jean-Yves Pranchère qui, sans réfuter la démarche de Laborde, se demande si cette dernière ne fait pas un tantinet l’ellipse des effets institutionnels de domination que suppose l’existence d’autorités théologiques. Sa conclusion nous ramène à la question de l’action dont on a vu qu’elle était au cœur des premières contributions de ce dossier dans la mesure où l’intégrité éthique ne peut, selon lui, se déployer de façon non intégriste que dans une situation d’intégration sociale supposant la reconnaissance réciproque des citoyens.
Notes