Cet article a initialement été publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.
Encensé et détesté tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, Voltaire était alors un des écrivains français dont la présence sociale était la plus perceptible. Un « voltairien », c’est tout au long du XIXe siècle, et ce, à l’échelle de l’Europe entière, un ennemi des valeurs traditionnelles et de la religion : c’est ainsi par exemple qu’est désigné Cavaradossi par ses ennemis dans la Tosca de Puccini. Un anti-voltairien, c’est au contraire un défenseur de tout ce que ceux qui se rallient au nom de Voltaire prétendent attaquer, et ce, très tardivement. Presque aucun autre écrivain ou penseur moderne, à l’exception évidemment de Marx, ne peut se vanter d’avoir ainsi concentré dans son nom un tel affrontement concernant la société tout entière sur le terrain des valeurs, et l’on peut dire que sa gloire a vécu bien longtemps, beaucoup plus que de l’admiration esthétique ou littéraire suscitée par ses œuvres, du mélange de haine et d’adhésion passionnées qui le mettait au cœur d’une profonde déchirure sociale. Au XXe siècle, en revanche, son étoile me semble avoir durablement pâli, et une sorte d’indifférence s’est progressivement installée précisément du fait que la haine de Voltaire aussi bien que la défense de ce qu’il incarnait perdaient de leur intensité. La célèbre formule, si légèrement hasardée par Barthes, du « dernier des écrivains heureux », résume d’une certaine manière un degré d’incompréhension que seuls l’ennui, la négligence ou une désinvolture déjà post-moderne peuvent susciter : c’est qu’à l’époque où Barthes a écrit ce texte, Voltaire n’intéressait plus beaucoup, et que l’attaquer ou le défendre pouvaient paraître des combats d’arrière-garde. Qui, il y a encore vingt ou trente ans, l’aurait cité parmi ses écrivains préférés, à une époque dominée par le culte de l’absolu littéraire, et où on aurait sans aucun doute donné mille Voltaire pour un Proust, un Mallarmé ou une Marguerite Duras ? Or, l’heure de Voltaire semble revenue, et ce, précisément parce qu’il est capable à nouveau de susciter de l’amour et de la haine, et que des questions se posent à nouveau qui peuvent se cristalliser autour de son nom. En particulier, l’exposition actuelle de la société française au terrorisme, et en particulier à un terrorisme dont le fondement est le fanatisme religieux, fait que certains se précipitent vers Voltaire et l’appellent au secours, alors que d’autres font retentir à nouveau les trompettes de la haine anti-voltairienne. En ce moment de crise où c’est toute une conception de la culture occidentale qui montre sa fragilité et menace d’explosion, envisager Voltaire avec une souriante et sarcastique indifférence n’est donc plus forcément de saison, et il est intéressant de tenter de faire un tour d’horizon des usages de Voltaire qui se développent, pour ou contre lui, et des sens que prennent ces « pour » et ces « contre » dans les discours ambiants. Je parlerai donc de voltairiens et d’anti-voltairiens, mais en prenant la peine de préciser les différentes raisons pour lesquelles on est pour ou contre Voltaire, à nouveau avec passion, aujourd’hui. Et je commencerai par le refus de Voltaire, qui est à nouveau significativement vivant, et qui appartient à nouveau à une brûlante actualité.
Il est difficile d’être exhaustif, mais il semble que trois manières de rejeter Voltaire dominent. La première, la plus prévisible, est celle dont l’origine est le sentiment religieux et la défense des religions instituées. Et sur ce point, il faut le dire avec force, la haine de Voltaire est à nouveau paroxystique. Du côté des chrétiens, les signes ne sont pas encore très forts en apparence, mais le durcissement identitaire souvent nostalgique de certains catholiques fait qu’attaquer Voltaire est de nouveau « dans le vent ». Du côté musulman, les choses sont encore plus tendues. D’abord, tout bêtement, parce que le nom de Voltaire est associé au rejet de toute religion instituée. Mais aussi par ce que Voltaire n’a pas toujours été tendre avec la religion musulmane, et qu’il a en particulier présenté dans une de ses tragédies les plus célèbresMahomet comme un manipulateur et un pur politicien avide de pouvoir. En outre, la pièce met en scène la violence meurtrière liée au fanatisme religieux – Le Fanatisme est la première partie du titre de la pièce – à travers le personnage de Séide, zélé adorateur de Mahomet que ce dernier pousse à commettre un meurtre qui est, sans que le meurtrier le sache, un parricide. Je n’insiste pas sur ce point, car c’est très connu, mais la volonté de mettre en scène cette pièce à Genève, d’abord en 1994 puis en 2005, a eu un résultat désastreux et traumatisant et a fait prendre conscience des limites à la liberté d’expression qu’une partie de la communauté musulmane est en train d’installer en Europe, dans un registre moins médiatisé mais assez proche pour le fond de l’affaire des caricatures du prophète. Pierre Frantz a fait le point dans un article sur ce sujet, et le dossier a été repris par François Jacob. Ce dernier cite des associations musulmanes demandant l’interdiction des représentations et estimant que la pièce « constitue une insulte envers toute la communauté musulmane du Pays de Gex et est de nature à troubler l’ordre public », ainsi que Hafid Ouardiri, porte-parole de la mosquée de Genève, jugeant pour sa part que la communauté musulmane est « insultée » par cette pièce. Confrontés à ce dossier brûlant, les universitaires sont parfois bien maladroits : combien d’articles notamment cherchent à « excuser » Voltaire, à citer des textes moins violents contre Mahomet que sa tragédie, à chercher les traces d’une « évolution » de Voltaire dans sa relation à la religion musulmane, par exemple dans son Essai sur les mœurs, censé être plus tendre avec le prophète et sa religion. Et j’ai retrouvé exactement les mêmes idées dans une revue en ligne, Elkalam.com, dans un article intitulé « Voltaire et l’Islam », où sont soigneusement mis en valeur les passages où Voltaire encense Mahomet pour mieux attaquer Jésus. Certes, ses jugements sur Mahomet ont varié, comme ont d’ailleurs varié ses jugements sur le Christ, balloté entre l’image du manipulateur, celle de l’illuminé et du fou, celle enfin du grand sage purement humain comparé à Socrate, Cicéron ou Confucius. Mais faire de Voltaire un défenseur de la religion musulmane est aussi incongru que si on cherchait à faire de lui un défenseur secret du christianisme. Enfin, à propos de la pièce, l’argument qui consiste à dire que la religion musulmane n’est pas vraiment la cible, et qu’à travers Mahomet c’est Jésus qui est attaqué, est lui-même pernicieux : en réalité, même si les Lumières sont évidemment plus obsédées par Jésus que par Mahomet, ce dernier n’est nullement épargné, et le mémoire de Jean Meslier notamment, que Voltaire connaissait par cœur et qu’il a contribué à faire connaître en en publiant des fragments, est très dur avec lui : Mahomet y est brutalement traité de « faux prophète » qui a « établi ses lois et sa religion par tout l’Orient » sur des mensonges. Et les livres sacrés de Mahomet ne sont sous la plume de Meslier que de simples Histoires « que l’on veut faire passer pour les plus saintes et les plus sacrées », exactement comme l’Ancien Testament et tous les autres livres sacrés.
Un deuxième front de haine de Voltaire vient de penseurs libéraux qui semblent lui reprocher de ne pas être sur tous les sujets un défenseur de l’individualisme moderne et de ses valeurs. Parmi les ennemis historiques de Voltaire, d’ailleurs, si l’on compte évidemment les défenseurs des religions instituées, on trouve aussi bon nombre d’esprits libres ou prétendus tels qui le trouvent toujours insupportablement conformiste sur tel ou tel sujet, comme si on pouvait lui demander de fournir un manuel intégral de bien-pensance néolibérale : ils stigmatisaient autrefois son déisme jugé frileux ou son monarchisme absolutiste militant, et attaquent plus volontiers aujourd’hui ‒ ce n’est pas non plus nouveau ‒ son racisme, son antisémitisme ou son homophobie. Ainsi, je reviendrai bientôt sur le succès de Voltaire pendant les mois qui ont suivi l’attentat de Charlie-Hebdo, mais exaspérés par son idéalisation naïve, beaucoup d’intellectuels ont alors cru bon de s’indigner, par exemple de ses jugements très brutaux en matière de ce qu’il appelle « amour socratique ». Face à ces assauts, en tant que membre de la Société Voltaire, je me suis même retrouvé en conflit avec mes amis de la Société qui prétendaient un peu trop défendre Voltaire sur tous les fronts, et presque lui donner raison sur tout, en lui attribuant notamment des positions très ouvertes sur ce que nous appelons aujourd’hui « homosexualité » alors qu’il en parle noir sur blanc et à plusieurs reprises comme d’un « sujet odieux et dégoûtant », d’une « turpitude », etc. Un petit pamphlet de Benoît Garnot, professeur d’histoire à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, publié aux Presses Universitaires de Dijon en novembre 2015, et qui s’intitule tout simplement Voltaire et Charlie, me paraît en tout cas proposer un parfait résumé du rejet de Voltaire qui émane de cette mouvance. Sa préface est incisive, multipliant les citations de Voltaire visant à faire de lui un théoricien de l’inégalité des races humaines et presque un précurseur de Gobineau, un antisémite acharné annonçant et justifiant les pires dérives de l’antisémitisme des XIXe et XXe siècles, un homophobe enfin, je ne reviens pas sur ce point. Le corps de l’ouvrage se concentre sur les idées politiques de Voltaire, et le montre, à juste titre d’ailleurs, comme un ennemi déclaré de l’idée d’égalité – Voltaire a effectivement toujours pensé que l’inégalité était la condition de la culture et de la sophistication des sociétés – et un défenseur historique de l’absolutisme, ce qui n’est pas plus contestable. La conclusion est que les hommes d’aujourd’hui ont bien tort de se réclamer de Voltaire, alors qu’ils sont confrontés au terrorisme, et qu’ils doivent se trouver, s’ils y tiennent, un autre maître à penser que lui. Ce n’est pas d’une rhétorique très sophistiquée, mais les différents chapitres de l’ouvrage sont ainsi terminés par un constat répétitif, qui sera parachevé dans les dernières pages, le rejet virulent de Voltaire comme maître à penser et principal porte-parole historique de l’idée de tolérance. Voici quelques fins de chapitres, qui se ressemblent toutes : « Tout compte fait, pour se réclamer de la tolérance, il faudrait trouver une autre référence que Voltaire ». « Pour se réclamer de la liberté d’expression, il faudrait aussi trouver une autre référence que Voltaire ». Et c’est la même chose pour le soi-disant esprit de justice de Voltaire et sa prétention à la vérité. Je pense que le rapport aux textes du passé qui consiste à exiger d’eux de penser « comme il faut » sur tous les sujets est pernicieux, même si s’incliner face à tout ce qu’ils disent au nom de la conscience historique l’est tout autant.
Les derniers ennemis de Voltaire que je voudrais évoquer, même s’ils ne sont plus très nombreux aujourd’hui, sont les apôtres de la littérature comme absolu, les « romantiques », au sens le plus large, qui sont les responsables principaux d’un rejet durable de Voltaire au XIXe et au XXe siècle qui n’a pas la défense de la religion et du religieux comme cause principale – à moins qu’on considère le culte de la littérature et de l’art tel que l’ont vécu Mallarmé ou Proust comme une forme de religion. C’est Baudelaire, s’ennuyant de ce que tout le monde ressemblerait à Voltaire dans la France de son époque, et le considérant comme l’anti-poète par excellence. C’est Rimbaud, citant Voltaire parmi ses pires bêtes noires sans donner de raison, comme si c’était une évidence, dans sa fameuse lettre du voyant à Paul Demeny de mai 1871. Ce sont les surréalistes, qui ont accablé Voltaire d’un dédain absolu et sans négociation comme s’il était l’ennemi de tout ce qu’ils représentaient, le représentant honni à la fois du goût classique et d’un engagement totalement méprisé, de valeurs humanistes soi-disant infâmes et ridicules et de la compromission de la littérature avec le monde social : on connait le fameux jeu de notation – de – 20 à + 20 ‒ des écrivains célèbres auquel avaient participé Breton, Aragon, Eluard, Paulhan, Soupault, Péret et Fraenkel en juin 1920. Il s’agit certes d’une plaisanterie de potaches célèbres, et parmi les rares vainqueurs de ce hit-parade figurent évidemment, outre Lautréamont et Jacques Vaché, peut-être les mieux notés de tous, justement Baudelaire et Rimbaud. Plus de deux cents écrivains sont ainsi notés, et en les passant en revue, on peut tout de même être un peu surpris de voir Montaigne ou Dante unanimement détestés et Pascal, au contraire, presque aussi célébré que les grands poètes du XIXe siècle : Aragon lui a mis 17, Fraenkel 18, et même Breton, qui exécute presque tous les auteurs « classiques », l’a épargné en ne lui mettant que zéro ! Si de l’autre côté on cherche les auteurs les moins bien notés, je me trompe peut-être mais il me semble que c’est Georges Sand qui remporte la palme avec cinq -20, un – 19 et un – 18, suivie de très près par Mme de Staël (quatre – 20 et trois notes comprises entre – 19 et – 15). Les surréalistes ne sont donc pas, c’est le moins qu’on puisse dire, les champions de la littérature au féminin, et préfèrent vanter la littérature à venir de femmes toute théoriques plutôt que la littérature effective des femmes historiques. Mais immédiatement après ces victimes de la misogynie sinistre de ces prétendus « libérateurs » de la femme, c’est Voltaire qui en prend le plus pour son grade : – 20 pour Breton, Eluard, Fraenkel et Soupault, – 16 pour Péret, – 10 pour Aragon, et un énigmatique « – 0 » pour Paulhan. Je ne cite pas les surréalistes sans arrière-pensée sur ce sujet. Car il faut tout de même le dire : Voltaire n’aurait effectivement pas cautionné une des phrases les plus célèbres de la littérature du XXe siècle, célébrant dans le second manifeste du surréalisme le meurtre gratuit comme une forme de haute poésie : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » C’est à peu de chose près – la nature de l’arme utilisée et le caractère plus ou moins relatif du « hasard » en question ‒ ce qu’on fait les poètes-mitrailleurs du 13 novembre 2015 à Paris, et ce qu’a fait plus récemment le poète-camionneur du 14 juillet 2016 à Nice. À en croire la lettre de leurs écrits des années 1920, ces « happening » d’un genre particulier auraient donc absolument enchanté les grandes gloires du surréalisme français, à ceci près évidemment que le fanatisme religieux est idéologiquement assez différent de l’acte gratuit ‒ mais le fanatisme musulman aurait peut-être paru assez exotique aux surréalistes pour les enchanter autant que la gratuité. Il n’y a pas si longtemps, le mépris de Voltaire comme écrivain jugé trop rhéteur, trop prévisible, trop engagé, trop sec, pas assez sublime, pas du tout « autoréférentiel », etc., et en outre barbant avec tous ses combats, était très représenté parmi l’élite des littéraires ‒ il est tellement facile de lui reprocher de ne pas être Mallarmé. Peut-être est-il temps, face au fanatisme et à sa violence, de reprocher aussi un peu à Mallarmé de ne pas être Voltaire ? Je ne cite pas Mallarmé sans arrière-pensée, car c’est peu connu, mais contrairement à Baudelaire, à Rimbaud et aux surréalistes, qui ne l’avaient sans doute que très superficiellement lu, et qui le détestaient d’assez loin, Mallarmé l’avait lu très attentivement et lui vouait une de ses plus ardentes admirations. Dans un texte magnifique il s’extasie sur ce qu’il appelle la « flèche de lumière » de son écriture et voit dans la concision et la rapidité voltairienne le signal dynamique d’une poésie de la plus haute espèce.
Passons aux défenseurs de Voltaire, et à ceux qui, tout particulièrement, ont utilisé son nom comme un signe de ralliement dans la lutte contre le fanatisme. Après le massacre de Charlie-Hebdo en janvier 2015, lors des grandes manifestations parisiennes, le visage de Voltaire était un peu partout sur les murs de Paris, sur une affiche où l’on lisait, au-dessous de son portrait : « Je suis Charlie ». Il n’était pas absolument le seul écrivain à avoir été invité de cette manière à participer à l’événement, mais sa présence était beaucoup plus insistante et visible que celle de n’importe quel autre, et par ailleurs tout le monde sait que ce fut son Traité sur la tolérance, dans les mois qui suivirent, qui devint une espèce de bestseller inattendu, et certes pas les Pensées de Pascal, qui pourraient plutôt donner des arguments aux fanatiques religieux. On lut alors un peu partout, sur internet et dans la presse, que ce jour-là Voltaire avait été assassiné. Voltaire, pas Baudelaire, Rimbaud, Proust, Rousseau ou même Hugo. Je citerai notamment un article de Jean-Marie Rouart, de l’Académie Française, publié dans Paris-Match, intitulé « C’est Voltaire qu’on assassine », et un texte diffusé sur Internet, à l’initiative de la Société Voltaire, intitulé « Ralliement à Voltaire » qui commence ainsi : « À Charlie-Hebdo, le 7 janvier 2015, c’est aussi Voltaire qu’on a voulu assassiner : tout ce que son œuvre et son nom signifient en termes de libertés et de valeurs. » Ce dernier texte a été, je le précise, diffusé sur le site de L’Express avec un changement de titre, le texte étant devenu à l’occasion : « Voltaire aussi serait Charlie ». Et j’ai trouvé de nombreux autres appels au secours à Voltaire dans les textes écrits et publiés sous le choc de l’événement, au point de susciter l’agacement de Benoît Garnot que j’ai déjà cité et de tout un petit front anti-voltairien visant à démolir le mythe d’un Voltaire jugé par ces ennemis antisémite, raciste, homophobe et anti-démocrate. Quoi qu’il en soit, cet engouement pour Voltaire a été d’assez courte durée, car les attentats de novembre 2015 à Paris et juillet 2016 à Nice, pour ne citer qu’eux, ne visaient plus des doubles modernes, réels ou fantasmés, du grand écrivain, associant le rire à la profanation, mais pour ainsi dire n’importe qui ; ils n’avaient plus pour cible, comme cela a souvent été dit, la liberté de penser, mais la liberté de vivre ; ils ont par ailleurs tellement découragé qu’aucune icône du passé ne semblait plus pouvoir servir d’étendard et incarner des valeurs nous protégeant au moins symboliquement de la violence meurtrière et de la haine. Voltaire lui-même, dans un monde où des massacres de la Saint-Barthélemy sont devenus presque quotidiens à l’échelle mondiale, un jour à Bagdad, un jour à Nice, un jour à Alep, un jour à Orlando, aurait sans doute du mal à retrouver des forces pour crier son indignation et son désarroi. Il serait pris, si je puis dire, d’une extinction de voix. Mais même si son nom ne peut plus résumer ce qui est attaqué par le fanatisme islamique, ni même condenser ce qui peut tenter de s’y opposer, l’épisode Charlie a tout de même montré que la relative désaffection dans laquelle Voltaire était tombée, et le mépris intellectuel dans lequel on a pu le tenir assez longtemps, et dans lequel on le tient parfois encore, ne sont plus, ou ne devraient plus être, de saison.
Cependant, derrière l’apparente unité de ce discours qui a fait de Voltaire un rempart symbolique contre le terrorisme religieux, et contre l’angoisse collective qu’il a suscitée, on trouve des sons de cloche très différents. Pour certains, Voltaire est avant tout l’apôtre de la tolérance, une espèce de sage qui nous aiderait à aimer son prochain, quelle que soit sa religion ou sa couleur, même si sur ce dernier point il faut bien avouer que certains de ses écrits sur l’homme africain ne sont pas très édifiants. Ce Voltaire là est le même qui, dans les collèges et les lycées, est présenté, chapitre III de Candide à l’appui, comme l’ennemi de la guerre, chapitre sur le nègre de Surinam de Candide toujours à l’appui, comme l’ennemi du colonialisme et du racisme, la « prière à Dieu » du Traité sur la tolérance venant compléter le trio de ses textes les plus utilisés à l’école, et complétant l’image d’une espèce de sage universel prônant le respect mutuel et l’amour du prochain, à la limite d’un adepte de la morale chrétienne et du « aimez-vous les uns les autres » chrétien, mais sans Jésus. D’autres, et c’est ce qui a été le plus apparent lors du drame Charlie-Hebdo, ont fait du rire voltairien – souvent caricaturé en perpétuelle ironie, ce qui est loin d’être le cas en réalité ‒ le symbole du droit à rire de tout, du droit de blasphémer, de l’humour érigé en principe de vie opposé à la conception dogmatique mortifère qui génère le fanatisme. Dans certaines des variantes de ce discours, Voltaire devient le symbole de la liberté d’expression. Mais dans d’autres, on nous rappelle que Voltaire était l’ennemi de toute religion instituée, et de la religion musulmane en particulier, et que ce qui s’oppose par excellence à la liberté d’expression, et au droit de rire de tout, c’est précisément selon lui l’esprit religieux. Un bel article de Jean Goldzink termine, dans ce genre, sur ce constat : « Ce que l’homme a conquis de plus beau, c’est la gaieté, ce suc exquis des mots proscrit par les religions. Si Jésus, Moïse et Mahomet n’ont jamais ri, tant pis pour eux. Et hélas pour nous ». Dans ce texte écrit entre le drame de Paris du 13 novembre, et celui de Nice, du 14 juillet, le nom de Mahomet n’est pas un simple élément dans une série, il en réalité est la raison pour laquelle on prend la peine citer les deux autres : je rappelle d’ailleurs qu’à l’époque classique ces trois illustres personnages furent réunis dans un pamphlet qui circula sous le manteau, avec de nombreuses variantes, pendant plus d’un siècle, le célèbre Traité des trois imposteurs, et présentés comme trois des plus grands fourbes de l’histoire. À l’époque, Jésus faisait plus peur que Mahomet. Maintenant, c’est le contraire. Plusieurs images de Voltaire sont donc opposées au fanatisme religieux : celle d’une espèce de saint laïque, ou d’un apôtre assez fade d’une tolérance sublimant les religions et prônant l’amour universel ; celle d’une espèce de bouffon sublime au rire libérateur et profanateur à la fois, s’attaquant à tous les tabous ; celle – qui explique notamment la passion de Nietzsche pour Voltaire, étudiée récemment par Guillaume Métayer ‒ d’un grand guerrier s’attaquant de manière globale à tout esprit religieux et réussissant efficacement et durablement à réduire le poids social de la religion en Europe. Et il y a, à vrai dire, un peu de tout cela dans le Voltaire « historique » et réel, qui peut d’ailleurs être tour à tour larmoyant et sarcastique, pleurnichard et incroyablement violent. Mais ce n’est pas sans arrière-pensée qu’on le fige dans une posture plutôt que dans une autre.
Il faudrait avant de conclure dire quelques mots sur une question de mot ‒ et de notion. Naturellement, Voltaire n’utilise jamais le mot « terrorisme ». Jenny Raflik, dans son ouvrage de référence Terrorisme et mondialisation et Gérard Chaliand et Arnaud Blin, dans leur Histoire du terrorisme, rappellent que le mot « terrorisme » n’est apparu qu’avec la Révolution Française, avec le « terrorisme d’état » de 1793-94. Comme désignation d’actes individuels ou de petits groupes dirigeant des actions violentes et illégales contre l’état, ou contre des particuliers innocents ou jugés tels par le commun des mortels, il devient courant au sujet des anarchistes au XIXe siècle en France, surtout après la Commune, puis de la gauche et de l’extrême gauche, mais aussi de droite et d’extrême droite, en Russie et en Europe. Son emploi concerne donc historiquement des actions violentes qui n’ont pas la religion, mais le combat social et la haine politique pour origine. Son application à ce que nous appelons aujourd’hui le terrorisme islamiste se fait donc par un glissement qui neutralise ou atténue la différence pourtant énorme entre le terrorisme politique et les actions meurtrières inspirées par la haine religieuse, qu’elle soit la cause réelle ou seulement proclamée des actions concernées. Le mot dont dispose Voltaire est comme on sait celui de « fanatisme », et ce mot ne désigne pas l’action meurtrière en elle-même mais l’état d’esprit qui la provoque. Il ne m’est pas possible dans le cadre de cette communication de faire un historique précis de la notion de fanatisme chez Voltaire, mais elle l’a occupé toute sa vie, dès l’époque de la Henriade avec le chant magnifique consacré au massacre de la Saint-Barthélemy racontée par le futur Henri IV à Elisabeth d’Angleterre, dans les Lettres philosophiques où notamment, je vais y revenir, la pensée de Pascal est attaquée comme fanatisme, dans l’admirable Ode sur le fanatisme qui date à peu près de la même époque (1732), dans Mahomet ou le Fanatisme dont j’ai déjà parlé et qui date de 1741, où c’est l’Islam naissant qui est dénoncé comme source de fanatisme, dans l’Essai sur les mœurs qui est à certains égards une histoire du fanatisme catholique tout au long du moyen-âge et de l’époque moderne, dans le Dictionnaire philosophique où un article célèbre est consacré à la notion, et dans les Questions sur l’Encyclopédie, qui datent des dernières années de Voltaire, où l’article du Dictionnaire est repris, modifié et amplifié. Sur un point au moins, Voltaire n’a jamais changé d’avis : il n’y a pas pour lui de fanatisme politique, il n’y a que du fanatisme religieux. La cause unique de ce qu’il appelle « fanatisme », c’est la religion. Lorsqu’on observe les nombreux exemples de fanatisme qu’il donne dans l’article du Dictionnaire, aucun n’est étranger à la religion. On ne peut pas commenter tous les exemples de ce texte célèbre, mais les deux frères Diaz résument l’opposition entre catholicisme et protestantisme, et, sans surprise, c’est le protestant qui est présenté comme un fanatique. Polyeucte se comporte selon Voltaire comme un fanatique au moment de sa célèbre conversion au christianisme ‒ et ce qui est interprété positivement par les chrétiens comme un martyre l’est par Voltaire négativement comme fanatisme. Les assassins de rois cités le sont tous pour des raisons religieuses, dans le cadre des haines religieuses engendrées par le grand schisme du XVIe siècle européen. Et les « fanatiques de sang-froid » sont peut-être les inquisiteurs, plus probablement les juges du parlement de Toulouse qui ont condamné Calas – là encore pour des raisons religieuses. Enfin, les convulsionnaires jansénistes sont encore fanatiques du fait d’un sentiment religieux confinant à l’hystérie et au délire collectif. En revanche, alors qu’il est violemment opposé à son assassinat, Voltaire n’utilise pas le mot de « fanatisme » pour évoquer la mort de Jules César, car son meurtre n’est nullement dicté par la religion. Et dans l’Ode sur le fanatisme en particulier, il est même intéressant de constater que Voltaire juge l’athéisme incompatible avec le fanatisme, ce qui est bien le seul éloge qu’il fasse d’une position métaphysique qui l’a toujours inquiétée et contre laquelle il a lutté toute sa vie pour le reste.
Le point sur lequel Voltaire a évolué en revanche, c’est le type de comportement qui justifie pour lui d’être désigné comme fanatisme. À l’époque des Lettres philosophiques ou de l’Ode sur le fanatisme, Voltaire désigne souvent comme fanatiques des esprits sombres que la religion a rendu ennemis de la vie : le fanatique par excellence est pour lui, à cette époque, Pascal, qu’il accuse avec une extrême violence d’avoir développé une pensée mortifère au nom de la religion. Contre l’injonction de Pascal de n’aimer que Dieu, et nullement les créatures, il pousse un véritable cri d’effroi et demande à ce que soient aimées « et très tendrement » les créatures. Mais à l’époque du Dictionnaire philosophique et des Questions sur l’Encyclopédie, il ne suffit plus de penser de telle ou telle façon pour être un fanatique, comme on le voit dans l’article du Dictionnaire philosophique que j’ai évoqué. Car le fanatique se distingue de l’enthousiaste précisément par le passage à l’action violente : Voltaire a raison, et les exemples qu’il donne entrent en résonance singulière avec d’autres qui nous émeuvent aujourd’hui. Et par exemple Polyeucte qui détruit les statues païennes au nom de sa conversion au christianisme se comporte comme les fanatiques musulmans qui ont détruit des sites antiques comme l’inestimable Palmyre ou les bouddhas de Mâmiyan, et les meurtriers de sang-froid qui ont tué Calas en usant des formes extérieures de la justice d’Ancien Régime ne sont pas non plus fondamentalement différents de ceux qui pratiquent une justice sommaire dictée par le fanatisme religieux à l’heure actuelle, en Irak ou en Syrie.
La question : « Que faire de Voltaire aujourd’hui ? » alors que nous sommes confrontés à une vague de fanatisme religieux qui interpelle l’humanité dans son ensemble, puisque des attentats ont lieu ou peuvent avoir lieu presque partout dans le monde, ne reçoit donc pas de réponse facile. Mais si on ne demande pas à Voltaire d’avoir raison sur tous les sujets pour lui accorder une certaine confiance, on peut trouver saisissants les échos entre certaines des situations auxquelles il a réagi à son époque et celles qui nous obsèdent aujourd’hui. Ainsi tout le monde a en mémoire l’épouvantable destin, au début de cette année 2016, d’Ayham Hussein, garçon de 15 ans accusé par l’Etat islamique du crime horrible d’avoir écouté de la musique pop occidentale à Mossoul, et décapité pour l’exemple. Je cite un encart du Monde qui date du 19 février de cette année :
« Ayham Hussein a été enlevé par les djihadistes alors qu’il écoutait de la musique pop dans l’épicerie de son père à Mossoul. Il a été renvoyé devant un tribunal de la charia, qui a décidé de l’exécuter », rapporte cette même source sous le couvert de l’anonymat. « les djihadistes de Daesh ont publiquement décapité l’adolescent. » avant que son corps ne soit remis à sa famille mardi soir. Cette condamnation, qui a suscité l’indignation chez les habitants de Mossoul, est la première pour un tel « crime », a précisé le porte-parole.
Le mois précédent, un enfant de 14 ans, toujours à Mossoul, avait été exécuté pour avoir oublié la prière du vendredi. Et naturellement on pourrait multiplier les exemples. Ces meurtres juridiques, comme disait Voltaire, ne sont pas sans présenter de troublantes parentés avec l’affaire du chevalier de La Barre, vieille cette année de deux-cent cinquante ans, et dont plusieurs manifestations ont célébré le triste anniversaire. L’affaire avait été certes plus longue, car la justice de l’Ancien Régime français était plus lente et plus prudente que celle particulièrement expéditive, de l’État islamique, mais en fin de compte le jeune chevalier de 20 ans avait été condamné à mort et horriblement exécuté – d’après le rapport du bourreau, après avoir été exposé à une terrible question, il avait eu la langue arrachée (du moins officiellement), la tête coupée et le corps brûlé – pour avoir peut-être participé à la profanation d’un crucifix à Abbeville, et plus certainement pour n’avoir pas soulevé son chapeau devant le passage d’une procession religieuse, pour avoir chanté quelques chansons impies, et pour avoir fréquenté ou possédé dans sa bibliothèques quelques ouvrages sacrilèges, dont l’Ode à Priape de Piron et surtout un exemplaire du Dictionnaire philosophique brûlé avec lui. Or, à cette époque, ni Rousseau, trop pris sans doute par ses obsessions personnelles, ni Diderot – qui exprime son dégoût dans une lettre à Voltaire sans la signer, et qui ne s’est certes pas exposé autant que lui publiquement – n’ont lutté pour la vie puis pour la réhabilitation de la mémoire du chevalier de La Barre. Et l’on pourrait faire une sombre liste de tous les philosophes et autres figures célèbres et influentes du temps pourtant engagés dans les idées modernes, susceptibles de remuer l’opinion publique au sujet de cette terrible affaire, et qui se sont tus et ont laissé faire. Le seul homme célèbre à avoir lutté pendant des années sur ce front, à avoir protégé concrètement le chevalier d’Etallonde, lui aussi condamné à mort, mais qui avait réussi à s’échapper, en le recueillant chez lui en en demandant à Fréderic II de lui permettre de faire carrière en Prusse, à avoir multiplié les textes de combat pendant plus de dix ans et à avoir pris constamment des risques réels dans cette affaire, c’est bien Voltaire.