Cet article a initialement été publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.
En dehors d’une introuvable définition théorique de ce qu’est le terrorisme en général, il faut revenir à une phénoménologie de nos expériences pour comprendre la spécificité du terrorisme actuel. Je ne suis pas spécialiste du terrorisme mais des images et de leurs effets, je suis d’abord peintre. Mes méditations d’atelier me font écrire sur les rapports qui relient la pratique quotidienne de la peinture et les pratiques d’exercices spirituelles. Je prends donc ici la parole à double titres : d’abord en tant que témoin, ensuite comme praticien de l’image.
Mon beau-fils a miraculeusement échappé aux attentats de l’aéroport de Bruxelles il y presque a deux ans, il a été plaqué au sol par une bombe qui a explosé à trente mètres de lui. « C’est comme un mur de chaleur qui fonce sur toi et qui te colle par terre » m’a-t-il dit. Est-ce l’effet du choc ? La sensation d’irréalité était tellement forte qu’il s’est relevé, s’est assis sur sa valise et s’est mis à réfléchir à ce qui lui arrivait. Sous l’effet d’une peur animale, les autres se sont enfuis de cette première scène de crime, ils sont morts par dizaine sous l’effet d’une deuxième bombe qui les attendait plus loin. J’ai demandé à mon beau-fils pourquoi il s’était assis au lieu de courir comme les autres. Il m’a répondu qu’il avait eu la sensation de se retrouver dans un film, et qu’il n’arrivait pas à y croire ni a comprendre. C’est ainsi que j’ai compris que le problème des attentats est un problème lié à l’image. Pourquoi mon beau-fils s’était-il cru dans un film ? Peut-être précisément parce que cet attentat avait été préparé comme un film. L’attentat crée un choc post-traumatique, des images obsédantes l’accompagnent, elles brisent la confiance d’un individu par les flashs obsédants qu’elles produisent longtemps après les événements. C’est pourquoi j’ai été amené à méditer ces faits en tant que praticien de l’image. Formé aux effets spéciaux à l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, j’ai réalisé des films expérimentaux pour l’Ensemble Intercontemporain de Pierre Boulez dix ans durant, et c’est donc du point de vue du cinéma, du montage et des effets spéciaux que j’ai pensé interroger le type de déflagration visuelle que donne à voir le terrorisme actuel. Ma thèse est celle-ci : le terrorisme d’aujourd’hui est un sous-genre des effets spéciaux, il cache d’autant plus ses moyens que ceux-ci se révèlent indispensable pour déployer le type de réalité qu’il exhibe comme incontournable. S’il nous parle un langage, c’est un langage d’images qui est le nôtre.
Prenons un exemple concret : en ce début d’année 2015, à l’Hyper Casher de la porte de Vincennes, il fait nuit, des projecteurs de cinéma irradient la scène, une fusillade crépite, et l’impression qu’on a, vu le nombre de caméras rassemblées, est celle d’être sur un plateau de tournage. On pense immédiatement à une sorte de remake de la scène sacrificielle finale du film Gran Torino de Clint Eastwood. On remarque d’abord une esthétisation extrême des comportements : dans un savant clair-obscur, la lumière est très étudiée, les caméras s’attardent sur le design des nouvelles armes des forces d’intervention, de longs travelling détaillent les boucliers pare-balles, les harnachements, tout semble impeccablement accessoirisé. Le téléspectateur sent qu’il n’a visiblement pas payé ses impôts pour rien, et qu’il en aura pour son argent. Le mode opératoire de l’assaut par la police révèle une mise-en scène étudiée. Chaque geste est chorégraphié. Le ballet du RAID et de la BRI ont été longuement répétés depuis qu’a eu lieu l’assaut contre Moahammed Merah à Toulouse, trois ans auparavant. Il en est de même pour la sortie tant attendue du terroriste, vedette de la soirée, qui va intervenir pour le 20 heures, en prime time, pour de se jeter, « seul contre tous », sous les balles de la police, à la manière d’un héros antique. Le spectacle est total et c’est une des meilleures audiences des JT de l’année.
Ce qui fait la spécificité du terrorisme actuel, ce n’est pas simplement sa violence, c’est le fait que cette violence soit produite et médiatisée au moyen d’images numériques montées en temps réel. En Occident, contrairement au Liban, à Israël ou au Pérou, sans parler de la Corse toute proche, nous n’avons que très rarement affaire à la réalité immédiate du terrorisme, c’est pourquoi ce terrorisme est un terrorisme d’écran ; à tel point qu’on peut dire que sans ce monde d’écrans, cette forme de terreur serait tout simplement sans effet sur les populations. Quand ce qui est vrai c’est ce qui est vu à la télévision, ou exhibé les réseaux, le terrorisme fait fond sur la croyance à la vérité et à la toute-puissance d’un certain type d’images, des images dont la caractéristique est de s’exhiber en temps réel. Et finalement, c’est cette habituation visuelle, qui est au fondement d’un désir de projection qui nous anime et nous piège.
Nombre d’attentats sont inspiré par des images, qu’ils répètent, afin de produire d’autres images qui deviennent ensuite autant d’écran de projections possibles pour nos fantasmes. Prenons la revue Inspire produite par Al-Qaïda dans la péninsule Arabique. Dans son numéro de l’été 2015, elle incite pédagogiquement les apprentis djihadistes à répéter minutieusement les actes qu’ils vont commettre. Cette revue exhibe des postures de combats auquel le candidat au suicide devra se conformer pour réussir son plan d’attentat. L’attentat n’est pas simplement planifié, minutieusement répété (on sait par exemple que Larossi Abballa, avant de tuer un commandant de la brigade de sûreté urbaine du commissariat des Mureaux à son domicile en juin 2016, s’était entraîné à égorger des lapins en forêt) mais il est pensé dans sa répétition pour faire image, il est produit comme un objet de design visuel à partir d’un story-board très étudié. Dès lors qu’elle devient image, que cette image rencontre l’économie d’une société entièrement organisée autour des visibilités (toute marchandise doit faire la démonstration de sa valeur à l’étal), la terreur fonctionne comme signe et comme signal, dans une société spéculative et spectaculaire, l’effroi devient une obligation spéculaire.
Le magazine Inspire emploie ainsi des illustrateurs pour préfigurer et mettre en scène des scénarios qui seront minutieusement rejoués en opération. Pour exemple, le magazine exhibe dans son numéro de 2016 une illustration qui montre un assassinat à domicile : un homme cagoulé tourne le dos au lecteur en vue subjective, épiant les occupants d’une maison illuminée sur fond nocturne. Ce genre d’image est ce qu’on nomme dans le monde de l’animation et des effets spéciaux des « illustrations conceptuelles ». L’illustration conceptuelle raconte un film en une seule image qui fait tableau. Ceci afin de convaincre des producteurs de financer un projet de tournage. Elle permet aussi à une équipe de réalisation de se pénétrer de l’ambiance visuelle d’un avant-projet cinématographique. L’ « illustration conceptuelle » prépare les esprits au déploiement, à la mise en scène et à la réalisation d’un univers visuel et mental.
On a dit que pour l’attentat niçois de l’été 2016 avait été inspiré par une image d’un journal local (un camion fonçant sur la foule d’un bistrot). Il faut pourtant savoir que dès 2010 des images d’attaques de foule à la voiture bélier avaient déjà circulé dans la presse djihadiste : on y suggérait pour les attentats l’usage d’un 4X4 équipé de protections pare-buffle. C’est un jeu de renvoi d’images qui fonctionne ici. Mais il faut aussi savoir que, selon le procureur de la République de Paris François Molins, Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait mûri son projet plusieurs mois avant son passage à l’acte, et celui-ci aurait été précisément muri en images. On a retrouvé des clichés sur l’ordinateur et le téléphone portable de Lahouaiej Bouhlel datant de plus d’un an avant le drame. Ceux-ci témoignaient de multiples allers et retours sur les lieux du crime. C’est par une sorte de copier-coller d’images hétérogènes que s’incarne la violence mimétique qui produit l’attentat.
Ces clichés ont ceci de spécifiques qu’ils montrent des zooms sur la foule. Il y a là l’ébauche d’un cadrage et d’un découpage de l’action avec division de l’espace scénique par plans, l’ébauche d’une organisation d’axes et de mouvements de caméra dans le champ. Pour cet attentat, l’espace de la mise en scène a fait l’objet d’un repérage, l’action a ensuite été découpée, pré-visualisée du strict point de vue de sa mise en images avant d’être répétée comme pour un tournage. Du point de vue du bourreau, le processus de répétition qui mime l’acte avenir fait penser aux skieurs qui visionnent intérieurement le parcours et les obstacles qu’ils vont rencontrer avant de se lancer sur une piste de slalom, ceci afin d’optimiser leurs performances. L’image mentale de même que le contrôle des rêves peuvent servir des processus de concentration calculés afin d’optimiser l’efficacité d’une performance sportive aussi bien que criminelle. La répétition de l’acte se sert d’images physiques pour les transformer en images psychiques et en retour ces images mentales servent l’efficacité d’un acte qui devient à son tour immédiatement transformé en images numériques distribuées en temps réel. Le spectateur de films d’égorgement ou d’attentats télévisuels est pris dans ce cercle d’une pornographie de la catastrophe. Est-ce un hasard si l’attentat de Nice a eu lieu dans une des villes les plus vidéo-surveillées de France ? Sur fond d’obsession de l’image, et d’un intense désir d’insécurité, la pulsion visuelle est donc l’objet d’un consensus politique et scopique. La planification a pour objet de produire l’attentat comme on produit l’articulation d’un montage : par découpe et enchainement de plans. Le Final cut vise le « labourage des âmes » selon l’expression d’Eisenstein.
Pour une secte « mystique » qui est censée avoir renoncé à la représentation comme les wahhabites, ceci donne à réfléchir sur le culte de l’image qui habite une certaine forme d’Islam actuel. Nous n’avons que très rarement affaire au terrorisme réel pour la simple et bonne raison que la terreur, en raison des processus de dissociation qu’elle opère sur l’être humain, du point de vue des victimes comme des bourreaux est impossible à raconter. Mon beau-fils n’a décrit l’attentat de Bruxelles (jambes coupées, mains arrachées, corps déchirés sanguinolents dans les gravats, garrots qu’il a posé sur les victimes) qu’un an plus tard. Il avait jusqu’alors, soigneusement tu les détails de ce qu’il avait vu. En prison, ceux qui sont incarcérés pour « actes de barbarie » à de longues peines sont également très peu diserts sur les détails de leurs méfaits, qu’ils mettent souvent xe longues années à se représenter. Bourreaux comme victimes vivent dans une impossibilité de la représentation. Ainsi les victimes survivantes des camps de concentration n’ont raconté les détails de l’horreur que longtemps après les faits.
Pour vivre l’innommable en direct, dans une représentation réaliste, il faut donc passer par le filtre d’un dispositif, d’une construction visuelle qui puisse rendre possible ce qui n’a rien d’évident : que la terreur se fasse représentable dans une hallucination iconique directe. C’est la raison pour laquelle nous avons affaire à des mises en scène minutieusement fabriquées qui finissent par remplacer la réalité de ceux qui vivent eux-mêmes la réalité de la déflagration des bombes. Du point de vue des soldats d’une armée en opération, les chocs post-traumatiques ne font ressentir leurs effets que dans l’après-coup et parfois bien longtemps après le trauma initial, lui-même profondément enfoui dans la conscience. Le problème d’un terrorisme d’images est de produire cet état de stress post-traumatique en temps réel, « comme si l’on y était ». Pro omaton c’est-à-dire « sous les yeux » disait Aristote de la rhétorique quand elle produit par l’action oratoire l’évidence de ce qu’elle énonce.
Si la guerre était un film, ce serait une super-production très couteuse qui nécessiterait un nombre d’acteurs impressionnants. Rappelons que le Blitz sur Londres faisait entre 200 et 500 morts par nuit. Rien de tel dans le terrorisme actuel qui évoque plutôt le monde de la pornographie amateur. Les corps que requièrent les attentats sont les figurants d’une scénarisation qui les dépassent. Que ces morts soient de simples objets de figuration est prouvé par le fait que certaines vidéos d’égorgement montés par le al-Hayat Media Center, (l’agence de production des films de l’Armée Islamique), ont récemment été dénoncés comme étant des mises en scènes opérée à partir de simple cadavres. Le nombre de figurants qu’exige la mises en scène des films d’égorgement de Daech ou les films d’attentats est assez faible par rapport au nombre de victimes requises pour une guerre réelle. Ce qui compte c’est moins le nombre de morts nécessaires, que la mobilisation générale des spectateurs conviés à devenir les combattants post-traumatisés d’une guerre fantasmée parce que vécue en temps-réel. Quand le spectateur se fait molester au moyen d’images mentales qui ont pour vocation de devenir des projectiles, le terrorisme fait plus de victimes psychiques que de morts réelles. A l’instar des pilotes de drones qui font la guerre sur des écrans, de dispositif transforme en soldats, nombre de gens qui ne connaîtront jamais la réalité de la guerre ni des théâtres d’opération. L’objectif est bien d’inculquer dans les esprits que le fantasme d’une « guerre » des identités, des civilisations, des croyances, des manières de se vêtir ou de manger a le degré de réalité d’un conflit armé mondial.
Rappelons-nous l’origine le cinéma : des spectacles de foire qui faisaient disparaître par des trappes des figurants dans un écran de fumée. Les personnes qui ont vu pour la première fois un train arrivant face à eux dans une salle obscure se sont enfuies terrorisées. C’est là l’origine des effets spéciaux : impressionner le spectateur par des astuces techniques et des tours de magie qui font passer un artifice pour de la réalité. On peut se demander si notre aptitude à projeter nos fantasmes sur des écrans ne précède pas la terreur à l’écran, bien loin de la réalité des conflits qui motivent ces attentats. Si le terrorisme est une forme de cinéma, c’est un spectacle qui entre en concurrence avec le cinéma hollywoodien : l’objectif est le même dans le sens où il s’agit de produire des déflagrations les plus fortes possibles dans l’esprit des spectateurs. En bombardant les psychismes à grande échelle le terrorisme assume avec le cinéma hollywoodien d’être une forme de « Blockbuster ». Il ne fait que répéter les bombardements d’image et d’explosions que produit l’industrie du cinéma ou l’industrie des jeux vidéo. Rappelons que le mot « Blockbuster » désigne à l’origine les plus puissantes bombes utilisées par la Royal air force pendant la seconde guerre mondiale, elles avaient la capacité de détruire un quartier entier. Dès lors que les films sont produits pour devenir des bombes, leurs images sont susceptibles d’être utilisés comme projectiles. Le cinéma des attentats fabrique ainsi une illusion qu’il essaie de transformer en la réalité dans un tour de passe-passe. Quand l’artifice s’impose comme réel, la réalité doit ressembler aux effets spéciaux du cinéma pour imposer une puissance d’émotion collective, industrielle. Le terrorisme l’artifice d’une réalité vécue comme super-production incontournable.
Un seul plan ne sert à rien; à l’instar de la publicité, le matraquage est indispensable pour qu’une marque vous marque. Il s’agit de la mémoriser, d’où la multiplication des attentats qui deviennent autant de plans qui se succède pour produire le fantasme d’un Etat Islamique comme marque récurrente et saillante. À la manière des effets spéciaux ou des tours de magie, il faut chaque fois trouver de nouvelles astuces pour que l’illusion fonctionne. La règle du jeu est de ne jamais répéter le même tour. La succession des attentats assure donc un rythme. Au moment de chaque attentat, nous sommes comme à la fin d’un épisode d’une série addictive en nous demandant quel sera le prochain épisode. La planification de chaque attentat transforme en nouvelle séquence chaque agression, et chaque attentat en appelle un autre, comme un plan de cinéma appelle le suivant. C’est ainsi que le terrorisme cherche à produire un spectacle de forte audience à l’aide d’une composition d’événements extrêmement cadrée. Et s’il est difficile de lutter contre ce genre d’images, c’est parce que l’agencement des plans sur la table de montage produit l’enchaînement des attentats comme cinéma intérieur. Cet enchaînement impose un rythme et un flux d’images mentales dont il devient dès lors difficile de se détacher. Pour preuve le nombre d’heures invraisemblables que nous passons sur les écrans au moment des attentats. L’imposition continue d’un flux de conscience a lieu par composition et enchaînement des émotions sur un écran intérieur. Au-delà de la propagande, ce qui caractérise le terrorisme actuel c’est le devenir-publicité de la guerre à l’ère de la consommation de masse. Ce que les attentats interrogent, c’est notre irrésistible propension à consommer les productions d’une certaine forme de pornographie iconique.
Comment pénétrer l’intériorité des individus ? En ce qui concerne l’art des images, je rappelle que la notion de montage n’est pas une invention du cinéma mais une invention de la pratique religieuse chrétienne. Composer des émotions est le travail de toute construction littéraire depuis toujours, toutefois ce sont les arts de la mémoire issus de la rhétorique antique qui ont techniquement eu recours à la construction d’images mentales pour assurer la saillance de certaines émotions. La composition des discours relève d’une architectonique d’émotions qu’on est susceptible de se rappeler en convoquant ce qu’on appelle des lieux de mémoire. Comme l’a montré Frances Yates[1], dans chacune des pièces d’un palais imaginaire, l’orateur antique niche une partie de son discours. En revisitant mentalement chacune des pièces de cette architecture mentale, il peut à volonté se rappeler les contenus précis de sa plaidoirie et les affects y afférant. Les palais de mémoire sont des stratagèmes mnémotechniques qui utilisent la possibilité de produire des images mentales afin d’imprimer la saillance de certains contenus émotifs dans la mémoire. C’est toutefois aux jésuites qu’il revient d’avoir systématisé l’utilisation de l’image physique, c’est-à-dire de l’image peinte à des fins de mémorisation des textes. Les jésuites sont les inventeurs du découpage systématique des récits en images : ce sont les inventeurs du montage. Depuis la plus haute antiquité, les textes bibliques sont divisés en péricopes, (parasha dans le judaïsme) qui sont des petites scènes découpées facilement mémorisables (Le terme « péricope » provient du grec περικοπή signifiant « découpage »). Ce découpage dans un enchaînement d’épisodes plus longs permet la saillance mémorielle (punctum rhétorique) et la méditation des textes par montage d’images mentales. Prier, comme l’a montré Marie Carruthers[2], c’est opérer un montage d’images mentales dans un processus de médiation qui produit la sacralité comme artifice rhétorique. Ce dispositif permet de mobiliser sa mémoire autant que son imagination afin de se pénétrer du sens d’un texte. Le découpage n’est pas qu’un aide-mémoire, il est aussi un outil d’auto-persuasion en vue de mobiliser une imagination dynamique, prospective et orientée vers l’action éthique. La prière, les « images-souhaits » (pour reprendre le vocabulaire d’Ernst Bloch[3]) sont des dispositifs techniques pour produire une vision de l’avenir. Celui-ci fut-il une apocalypse.
Les jésuites ont utilisé l’image mentale pour redoubler le découpage de la diégèse évangélique. Dans les célèbres « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, l’ « exercitant » est invité à une composition de lieu. Cet exercice sert à visualiser mentalement une scène évangélique afin de mémoriser avec précision l’enchaînement d’un épisode de la vie de Jésus. La composition de lieu permet de visualiser mentalement un récit sous forme de scène peinte dans l’âme à la manière des palais de mémoire. L’ « exercitant » utilise cet artifice rhétorique dans le but d’intégrer les comportements et les affects que le récit engendre dans son propre psychisme.
Grands consommateurs d’images peintes, les jésuites ont tout de suite compris l’avantage de traduire des sentiments pieux en images peintes. On passe ici de l’image mentale à l’image physique qui décuple la force de persuasion qu’exerce sur l’esprit l’image mentale. Jérôme Nadal, collaborateur d’Ignace de Loyola, fut chargé de faire graver sur cuivre chaque épisode évangélique afin d’aider la composition de lieu de chaque « exercitant » jésuite. Chaque image est elle-même composée de plusieurs scènes, des lettres indiquent la succession des actions, comme la succession des plans construit la narration filmique au cinéma. Ces images ont pour but d’imposer dans la conscience du spectateur au moyen de l’image physique une évidence mémorielle, matérielle, mentale et morale des récits évangéliques.
La constitution de l’évidence d’une peur qui passe par l’efficacité de l’image fait des actes terroristes un genre d’images pieuses. Compte moins l’efficacité militaire de l’opération que sa capacité tactique à marquer les mémoires au moyen de l’image quand elle participe d’une hypotypose de la violence. Revenons à la revue Inspire et observons le déroulé numéroté des postures qu’elle propose à ses soldats :
Nous sommes ici en présence d’une éloquence du geste qui transforme chaque posture de combat en signe iconique. Comme chez Nadal, haque posture est numérotée pour s’enchainer à la suivante, instituant une véritable grammaire de la terreur. Comme si l’efficacité au combat était non seulement une question d’efficacité militaire, mais aussi l’enjeu d’une pragmatique visuelle, fondée sur un codage de postures qui vient prouver leur efficacité mnémonique. Le rapprochement avec les images de Nadal est frappant du point de vue des enchaînements qu’impose le dispositif iconique mais également par le codage des figures. Leurs silhouettes sont très clairement contrastées par rapport au fond sur lequel elles se découpent très lisiblement. Les vues de profil sont privilégiées aux vues frontales. Chaque posture (et l’angle de caméra qui l’exhibe) est choisie pour obtenir le maximum d’efficacité visuelle à l’écran. C’est ce qu’on nomme le staging en cinéma d’animation. Chaque posture exhibe sa lisibilité « en scène » (on stage). Prenons un exemple : les coups portés par un boxeur n’impriment qu’une faible saillance visuelle quand ils sont montrés en vue de face, il en va tout différemment du découpage de la silhouette d’un boxeur frappant en vue de profil. De la même manière, dans le cinéma pornographique la posture dite « en levrette » est privilégie à la posture dite « en missionnaire », et ceci pour des raisons de stricte efficacité visuelle. Plus lointainement chaque geste d’un orateur antique, (bras, mains, mouvements et plis de toge) était précisément codifié, en vue d’une efficacité maximum de la performance oratoire, le terrorisme à l’ère de la consommation de masse commet des actes-images sélectionné en vue de leur capacité à se transformer en images mentales saillantes. De la rhétorique antique à la pornographie contemporaine, de l’imagerie jésuite à la mise en scène d’acting out simulés par le terrorisme contemporain, ce sont les ressors d’une hypotypose similaire que le dispositif iconique met en scène : chaque fois, il s’agit de donner une représentation frappante, comme si elle était vécue dans l’instant de son expression.
Ce qui sépare toutefois le montage des exercices de la rhétorique imaginative jésuite de la rhétorique télévisuelle actuelle, c’est l’effet d’immédiateté et de vitesse qu’induisent les technologies de temps-réel. Le montage en régie de télévision temps-réel (Multicam LSM) porte l’effet d’amplification de l’hypotypose antique (ou classique) à un degré inégalé dans l’histoire de l’image. Ce procédé permet un montage en continu d’images enregistrées « à la volée ». La captation par la caméra et la capture des esprits se synchronisent. Le spectateur est confronté à un film d’effet spéciaux, c’est-à-dire à un film élaboré en post-production, mais cette post-production a lieu dans l’instant présent comme lors de la retransmission d’un match de football. Ce qui nécessitait la lente élaboration d’un truqueur fait maintenant l’objet d’une post-production immédiate, plongeant le spectateur dans une ambiance de sidération irréelle.
Répétées à l’infini, ces images deviennent à leur tour les flux d’une conscience de masse. L’acte terroriste vise d’abord un acte de cruauté visuelle avant d’être un acte de guerre dont le but est de tuer un maximum de combattants de l’armée adverse. C’est la raison pour laquelle la guerre aérienne ou la guerre terrestre ne peuvent rien contre cette guerre des images, parce que les victoires du terrorisme ne sont pas l’objet d’une mobilisation des troupes, mais d’une mobilisation industrielle des esprits. De ce point de vue, le terrorisme actuel, qui s’appuie sur une forme de rhétorique très ancienne, répète des agressions qui sont d’abord des actes photogéniques, infogéniques, psychogéniques à l’ère des flux d’images d’une société de masse. On a constaté que l’Etat islamique avait des armes qui étaient d’abord des armes occidentales. C’est en livrant des armes à la rébellion « anti-Bachar » que les occidentaux ont livré l’arsenal qui allait être retourné contre eux. Il en est de même pour les dispositifs iconiques qu’ils utilisent dans une guerre menée par l’image.
On sait par les historiens que ceux qui pratiquaient la méditation devant des images ou à l’aide des exercices d’Ignace de Loyola comme Thérèse d’Avila atteignaient des états d’extase engendrés par la méditation. Celle-ci est une sorte d’auto-hypnose devant des images. Alors même que le roi d’Espagne venait visiter son couvent, Thérèse d’Avila tomba en extase, dans une sorte de transe qui ruina la cérémonie d’accueil du monarque. On sait aussi que la méditation par les images rend possible (depuis les religions chamaniques) un accès à la transe et à l’extase. Chaque humain peut éprouver une forme de transe extatique dans la musique, en prenant des drogues, dans des états de mort imminente, pendant le coït, dans une expérience forte de la nature, dans la psychose, à la suite de souffrance extrêmes, dans la méditation religieuse ou dans l’élan au combat (c’est la fameuse berserk des guerriers Vikings). Le propre de la transe est de libérer des endorphines et de neutraliser dans l’esprit de celui qui en fait l’expérience toute forme de dualisation. La transe relâche toute opposition catégorielle, il n’y a plus de contradiction entre le moi et le monde, le moi et les autres, le plaisir et la douleur, la vie et la mort, toute peur s’évanouit. En plus d’une sensation de bien-être dans la majorité des cas, la transe extatique s’accompagne d’une sensation de perte du sentiment du temps. Qu’est-ce que le temps ? C’est la perception par la conscience d’instants et d’intensité différenciées. Quand la transe annule toute dualisation, toute opposition, toute différentiation, quand il n’y a plus ni chaud ni froid, ni bien ni mal, ni douleur ni plaisir, la conscience du temps disparaît. C’est ce genre d’affect que cultivent les effets de post-production en temps réel.
Il faut tout de suite préciser que si l’expérience de dé-dualisation de la conscience extasiée est la plupart du temps une expérience qui produit une forme de bien être, parce qu’elle nécessite la production d’endorphine. (L’endorphine est une morphine autoproduite par le corps humain, c’est une drogue à part entière). On sait que certaines expériences de drogue virent au bad trip. Le genre d’extase qui produit la vision de l’enfer chez Thérèse d’Avila ou des expériences de profonde déréliction documentées dans certaines expériences de mort imminente décrivent ce que peut être une extase négative. Dans ce cas, en lieu et place d’une douce sensation d’éternité, le temps s’arrête pour livrer la conscience à une sensation d’interminable. C’est l’insomnie décrite par Blanchot. L’état de veille et l’état de sommeil ne s’opposent plus, le sommeil devient diurne et la nuit anxieuse livrant la conscience au sentiment de l’interminable. On a alors le sentiment que rien ne peut plus s’arrêter.
Dans le cas des images d’égorgement de Daech, l’esprit est soumis à une telle violence visuelle que la transe négative produit un déplacement des frontières du supportable. L’expérience de dé-dualisation produit un extrême malaise sur fond d’angoisse et de paranoïa. Toute transe (qu’elle soit bonne ou mauvaise) défait les dualités qui constituent la conscience. Ces dualités permettent à l’humain de s’adapter au monde, un monde où il peut vivre comme mourir. Dualiser, dialectiser, c’est ce qui permet d’abord de survivre. Dans la transe l’esprit passe au-delà de son propre instinct de conservation, au-delà de l’opposition de la vie et de la mort. Ici le temps se fige.
La scène d’attentat comme dispositif d’une rhétorique visuelle très sophistiquée crée ainsi un effet d’hypnose difficile à contrecarrer. Quand toute dédualisation fait exploser la conscience du temps, la possibilité même de penser, qui s’origine dans la possibilité de dialectiser des notions enchaînées, découpées, montées, disparaît. Et c’est ici qu’on passe du terrorisme au néo-terrorisme. Le néo-terrorisme, c’est l’effet de souffle que produit l’attentat comme dispositif rhétorique de postproduction. Il oblige comme par magie à confondre l’état de guerre, l’état d’urgence (désormais inscrit dans la constitution) et l’état de paix dans la France de 2017. L’exception devient la règle. Une société entière perd ses repères face au terrorisme parce que le genre d’extase induit par les images d’attentat sidère le temps d’une pensée duelle, dialectique.
Quand le montage opère des enchaînements de sensations qui deviennent un ordre des raisons, et des habitudes visuelles aussi contraignantes qu’impératives, on peut se demander ce que peuvent encore les images face à cette situation de confusion. Je pense en cet instant à ce personnage d’un récit intitulé Les ruines circulaires et dont Borges dit :
Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, (…) il ferma ses yeux pâles et s’endormit, non par faiblesse de la chair mais par décision de la volonté. Il savait que ce temple était le lieu requis pour son invincible dessein ; (…) il savait que son devoir immédiat était de dormir.[4]
Que fait le héros de Borges ? Il dort. On pourrait croire qu’il s’en remet simplement à la passivité de son imagination si Borges n’écrivait pas que dormir est pour lui une décision. La décision de dormir est une action. Ce qui interrompt les connexions obligatoires de la vie diurne c’est de rompre, -paradoxalement dans le sommeil ou la somnolence- avec sa propre passivité. Le sommeil opère une véritable déconnexion des enchainements qu’imposent le montage médiatique dans une sorte de retranchement de l’ordonnancement systématique des images. Dormir et rêver c’est tout un, parce que dormir c’est agir a minima, mais c’est agir quand même. Face à la sidération terroriste, face aux machinations qu’opère la production industrielle des images, l’urgence est peut-être de dormir. Que produit la programmation des hyperliens sur le web ? La possibilité d’une intercommunication des données mais aussi l’obligation des enchaînements que cette programmation impose en une sorte de redoublement de la rhétorique du montage. Dans cette programmation les images circulent moins qu’elles n’acquièrent dans le systématisme de leur enchaînement la passivité et la fascination statique de l’idole. (« Elles ont des bouches qui ne parlent pas, des yeux qui ne voient pas, pareils sont ceux qui se confient à elles » dit le Psaume 115).
Comment s’extasier de cette inter-passivité ? Par l’activité de l’imagination. Bachelard disait déjà[5] qu’à cause de son dynamisme propre l’imagination se définissait contre l’image. Derrière les images, il y a cet espace où les images passent les unes dans les autres. Elles se rejoignent alors pour entrer dans de nouvelles connexions qui font l’essence même de la réalité comme espacement. Espacer les images est l’activité d’une imagination active, productrice. Le fond de la réalité est constitué d’un papillotement d’images, mais ce papillotement n’est que la production d’un acte de découpe dans le montage lui-même, parce que chaque image est le carrefour de multiples « esquisses » comme le montrait Husserl[6], c’est-à-dire d’autres images. Mais cette faculté d’esquisser est moins à notre sens une donation transcendante qu’une production active et immanente.
Comment passer du Regarder à l’Exister ? Comment s’extasier des calculs qui entourent désormais nos vies ? Le fond du réel ce ne sont pas ces atomes insécables que sont les plans, mais des images qui se percutent et s’assemblent pour devenir des carrefours de l’activité imaginative. Qu’est-ce qu’imaginer ? C’est imaginer autre chose, bifurquer par espacement. Tel est le sens d’un visionnaire qu’on retrouve chez nombre de peintres actuels et dont j’ai eu l’occasion de m’expliquer ailleurs[7]. L’enjeu du rêve ou du demi-sommeil, dont la production artistique comme hypnose n’est que la répétition, c’est de faire un pas de côté pour ne pas devenir soi-même fantasme, c’est-à-dire : « une apparence qu’un autre est en train de rêver » selon les mots de Borges.
[1] Frances Yates, L’art de la mémoire, éditions Gallimard, Paris, 1966.
[2] Mary Carruthers, Machina memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, éditions Gallimard, Paris, 2002.
[3] Ernst Bloch, Le Principe Espérance, éditions Gallimard, Paris, 1959.
[4] J.L. Borges, Fictions, éditions Gallimard, Paris, 1974.
[5] G. Bachelard, L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, éditions José Corti, Paris, 1943, Introduction.
[6] E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, éditions Gallimard, Paris, 1985.
[7] O. Long, « Peintres offshore, Qu’est-ce que le métamodernisme en peinture », dans revue en ligne Pratiques picturales, n°2, mai 2016. Adresse : http://pratiques-picturales.net/article22.html