Dans cet entretien avec Sylvie Servoise, réalisé en juillet 2018, Susan Suleiman, professeure de littérature à Harvard University, revient sur les grandes étapes de sa trajectoire intellectuelle.
Le roman à thèse aujourd’hui
Sylvie Servoise : Votre premier ouvrage, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, publié aux PUF et aux éditions Columbia University Press en 1983, occupe une place cruciale dans le champ des études littéraires consacrées aux rapports entre fiction et politique. Si c’était à l’époque un choix sinon provocateur, du moins profondément original que celui d’articuler une analyse narratologique à un type de roman apparemment si peu moderne, si lourd de contenu et d’idéologie – et au contenu et à l’idéologie si lourdement visibles –, le contexte est bien différent depuis les années 2000 : dans la perspective d’un retour plus général à la transitivité du récit, les questions des rapports entre littérature et politique, de l’engagement littéraire et de ses métamorphoses sont très nettement revenues sur le devant de la scène. La réédition prochaine du Roman à thèse, épuisé, chez Classiques Garnier cette fois, est donc une excellente nouvelle. Avez-vous procédé à des modifications ou à des ajouts pour cette nouvelle édition ?
Susan Suleiman : J’ai écrit une préface, inédite, et on trouve en fin de volume une bibliographie qui mentionne les ouvrages ou articles qui ont, depuis les années 1980, fait référence à mes analyses et creusé d’autres pistes à partir d’elles. Mais je n’ai pas modifié le contenu du livre car j’ai pensé que si je commençais à changer quoi que ce soit, il faudrait tout réécrire !
Sylvie Servoise : Votre analyse du roman à thèse se concentre sur une période historique donnée de la littérature française, qui est celle de la première moitié du XXe siècle – plus précisément de l’Affaire Dreyfus (le modèle emblématique du genre étant selon vous L’Etape de Paul Bourget, paru en 1902) à la Deuxième Guerre mondiale. Mais vous avancez également que le roman à thèse ne fait qu’exacerber des tendances propres au genre romanesque réaliste, au premier rang desquelles la vocation didactique : faire voir, faire connaître, faire comprendre. En ce sens, les racines du roman à thèse sont anciennes et sa prospérité garantie. Pensez-vous donc que le roman à thèse, dans la forme que vous avez décrite, existe toujours – même si d’emblée le modèle comporte inévitablement ce que vous nommez des « failles » – ou bien que ce type d’écriture n’est plus possible aujourd’hui, dans un contexte social, politique et littéraire modifié ? Autrement dit, quelle est la part d’historicité du genre que vous avez analysé ?
Susan Suleiman : Le roman à thèse tel que je le décris est étroitement lié au réalisme romanesque, avec la présence d’intrigues et de personnages identifiés et identifiables. La réponse à votre question dépend donc d’abord de ce qu’il en est du réalisme romanesque à l’heure actuelle : or je pense que le réalisme dans le roman se porte très bien dans la littérature contemporaine. Ensuite, il me semble qu’un type de roman comme le roman à thèse, doté d’une forte charge idéologique allié à un réalisme démonstratif, est toujours possible… mais que l’on n’en voit pas beaucoup actuellement. Quand ils ont quelque chose de fort à dire, les écrivains contemporains me paraissent privilégier plus spontanément le récit à la première personne, dans des textes qui ne sont pas vraiment des romans, même s’ils en portent l’étiquette, et ils ne cherchent pas à « démontrer » comme les romanciers à thèse. Enfin, je me suis principalement intéressée dans mon ouvrage à des « grands auteurs », des figures canoniques de la littérature française – Bourget, Barrès, Nizan, Aragon… Or je ne sais pas s’il y a encore aujourd’hui des écrivains bénéficiant d’une telle reconnaissance qui recourent à ce mode d’écriture. Je ne pense pas.
Sylvie Servoise : De fait, il y a bien aujourd’hui des auteurs français qui s’engagent, mais dont l’écriture n’a pas grand-chose à voir avec le roman à thèse tel que vous le décrivez. L’expression revient cependant, dans un sens large, pour qualifier les œuvres de certains d’entre eux, et notamment de Michel Houellebecq, qu’il s’agisse des Particules élémentaires ou plus récemment de Soumission. Qu’en pensez-vous ?
Susan Suleiman : Mais où est le « bon », où est le « méchant », dans Soumission ? Ce type de binarisme est essentiel au roman à thèse, et il n’y a rien de tel dans les romans de Houellebecq. Plus précisément, pour qu’il y ait roman à thèse au sens où je l’entends, il faut qu’un pôle positif se dessine, même s’il n’est pas directement représenté. On peut citer à ce propos l’exemple du beau roman de Paul Nizan, Antoine Bloyé, dont le protagoniste a « raté » sa vie, en s’embourgeoisant et en trahissant ses origines ouvrières. Les communistes, ou du moins certains communistes, ont reproché à l’auteur de ne pas avoir montré un camarade heureux, qui lutte pour l’avenir de l’humanité. De fait, il n’y a pas dans le roman de Nizan de personnage pour faire contrepoids à Antoine Bloyé, qui meurt avec le sentiment d’avoir effectué le mauvais choix. C’est donc très différent de ce qui advient par exemple dans Les Beaux quartiers d’Aragon, qui met en scène deux frères aux trajectoires opposées : Armand intègre les « beaux quartiers », le monde des financiers et des fabricants d’armes, tandis que Edmond s’ancre dans le Paris des arrondissements pauvres, découvre le monde de la misère mais aussi de la solidarité ouvrière. Dans Antoine Bloyé, il n’y a en revanche aucune figure positive, même secondaire. Néanmoins, le texte possède indubitablement une force démonstratrice, qui justifie qu’on en parle comme d’un roman à thèse : le narrateur, faisant jouer à pleine son « autorité fictive », nous dit bien que la « vraie vie » aurait été celle où le personnage aurait participé à la lutte ouvrière. Il n’est pas le seul à tenir ce discours positif, puisqu’il attribue aussi ponctuellement ce type de propos à son personnage qui regrette son choix. Or chez Houellebecq, que ce soit in praesentia ou in absentia, que ce soit le fait ou le discours d’un personnage ou du narrateur, il n’y a aucune indication de solution meilleure, aucune issue qui se dégage pour sortir d’un monde extrêmement sombre. C’est d’ailleurs à mon sens la force de cette vision absolument désespérée du monde et du destin de l’humanité, que l’on voit notamment à l’œuvre dans le prologue et l’épilogue des Particules élémentaires situés dans un futur qui est celui de l’extinction de l’espèce humaine, ou encore dans La Possibilité d’une île, qui fait de Houellebecq un écrivain important aujourd’hui. En un sens, il me fait penser, bien qu’ils soient très différents, à Beckett, dont on peut se demander, comme au sujet de Houellebecq, comment il a pu écrire avec une telle vision du monde. Peut-être que les mots bien connus de l’auteur de The Unnamble : « I can’t go on. I’ll go on » ouvrent la voie à une réponse.
En tout cas, pour en revenir à mon ouvrage sur le roman à thèse, il me semble que s’il peut prétendre à une certaine pérennité, c’est par cette possibilité qu’il offre de fournir un paradigme auquel mettre à l’épreuve des romans dont on pourrait penser qu’ils ont à voir avec un genre d’écriture démonstratif et idéologique.
Sylvie Servoise : Aucune auteure ne figure dans Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, ce qui peut surprendre quand on connaît votre travail dans le champ des Women’s studies et, plus généralement, votre sensibilité à la question des femmes, de Subversive Intent : Gender, Politics and the Avant-Garde (1990) à la toute récente biographie intellectuelle que vous avez consacrée à Irène Némirovsky (La Question Némirovsky, Vie, mort et héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle, 2017). Que peut-on en conclure ?
Susan Suleiman : Vous avez raison et de fait j’évoque cette absence des femmes dans la préface à la réédition du livre. Quand l’ouvrage est paru, en 1983, j’étais déjà très engagée dans la critique féministe. Mais il se trouve que, au moment de la rédaction, dont la plus grande partie s’est effectuée au milieu des années 1970, je ne pensais pas en ces termes. Mes schémas conceptuels, mes références de l’époque ne me portaient pas à penser spécifiquement à la question des femmes. Mais il faut bien dire aussi que les femmes qui écrivaient des romans à l’époque que je traite – Colette, Némirovsky, pour ne citer que les romancières les plus connues de l’entre-deux-guerres – n’écrivaient pas des œuvres susceptibles d’être considérées comme des romans à thèse. Il y avait bien sûr beaucoup de femmes engagées dans les luttes sociales et politiques, et certaines d’entre elles écrivaient, mais c’était autre chose. On ne trouve pas par exemple de roman à thèse sous la plume d’Elsa Triolet, rien d’équivalent à ce qu’écrit Aragon dans le cycle du Monde réel. Pas non plus chez la journaliste Simone Téry, auteur d’un roman sur la Guerre d’Espagne qui témoigne incontestablement de son engagement du côté des républicains (La Porte du soleil). De là à conclure que les femmes n’écrivent pas de romans à thèse, je ne dirais pas cela. En tout cas, à l’époque qui est celle que je traite dans mon livre, je n’ai pas trouvé d’exemple d’écrivaine « à thèse ». On trouve dans les décennies suivantes des œuvres à la fois très littéraires et très politisées, mais là non plus il ne s’agit pas de romans à thèse, ni même de romans réalistes, qui racontent une histoire au sens traditionnel du terme : je pense par exemple à l’œuvre poético-romanesque d’Hélène Cixous ou encore aux Guerrières de Monique Wittig. On peut certainement dire, au sujet de ce dernier texte, qu’il s’agit d’une œuvre engagée, d’une œuvre politique, mais en aucun cas il ne s’agit d’un roman à thèse au sens où je l’ai étudié, du fait notamment de son écriture expérimentale.
La critique féministe
Sylvie Servoise : Votre contribution à la critique féministe est sans doute un aspect de votre travail que le lecteur français connaît moins bien que vos analyses relatives au roman à thèse dont nous venons de parler et aux récits de la Deuxième Guerre mondiale que nous évoquerons plus loin, ne serait-ce que parce que vos principaux livres dans le champ – l’essai Subversive Intent : Gender, Politics and the Avant-Garde (1990) et le collectif que vous avez dirigé intitulé The Female body in Western Culture (1986) – ne sont pas traduits en français. Qu’avez-vous cherché à faire dans ces ouvrages ?
Susan Suleiman : Je me réjouis d’abord de voir que Subversive Intent est un livre qui dure. A l’occasion du colloque « Subversive Intent & Beyond: Surrealism, Politics, Sexuality » qui s’est tenu en juin dernier à Cambridge (Angleterre) autour et à partir de ce livre, je m’y suis replongée : j’ai pu ainsi constater que, presque trente ans après sa sortie, il est toujours d’actualité sur bien des points. Au moment de sa rédaction, dans les années 1980, j’étais très engagée dans la cause féministe, tant sur le plan de la critique littéraire – j’avais déjà publié le volume collectif The Female body in Western Culture – que sur un plan plus institutionnel : j’étais à l’époque à la tête d’un comité qui a fini par instaurer les Women’s Studies à Harvard. Subversive Intent est issu de l’effervescence, créatrice, théorique, politique de ces années, et en porte la trace. Il faut se rappeler que l’écriture féministe était alors une sorte de renouveau des avant-gardes antérieures : comme les surréalistes avaient voulu changer le monde et transformer l’art, les mouvements féministes étaient porteurs d’une grande énergie à la fois politique et esthétique. Les œuvres de Wittig, Cixous, les essais de Kristeva ont marqué cette époque, et entraient en dialogue fécond avec les écrits théoriques d’un Derrida, Foucault et Barthes. Dans Subversive Intent, je voulais voir, comme l’indique le sous-titre Gender, Politics and the Avant-Garde, quel rôle, quelle place occupent le féminin et les femmes dans les œuvres et l’imaginaire des avant-gardes dites « masculines », du surréalisme au Nouveau Roman, et ce qu’il en était dans les avant-gardes féministes plus récentes, des années 1970 et 80. Cette réflexion ouvrait plus largement sur la question de la dimension politique du post-modernisme, qui faisait alors débat : le post-modernisme est-il politique ? A-t-il une politique ? J’ai essayé de montrer que c’était le cas, notamment dans les œuvres des femmes non seulement écrivains (Hélène Cixous, Marguerite Duras, Monique Wittig, Angela Carter, Jeanette Winterson…), mais aussi artistes, comme Barbara Kruger, dont un des photos-montages les plus connus (Your body is a battleground) a été adapté pour la couverture du livre. Le travail de Kruger est très intéressant : elle renouvelle des techniques des avant-gardes historiques, notamment le photomontage des dadas, et se les réapproprie en lien avec ses préoccupations, qui sont notamment, mais pas exclusivement, liées à la dénonciation des préjugés antiféminins dans la culture occidentale. Your body is a battleground, aujourd’hui exposé dans un musée, a été ainsi utilisé comme affiche appelant à rejoindre la Woman’s March organisée en avril 1989 à Washington pour défendre le droit des femmes à l’avortement, à l’époque où celui-ci était menacé par l’administration Bush. C’est un bon exemple de la manière dont une œuvre féministe post-moderne devient un outil politique. Plus largement, j’essaie de montrer que le post-moderne, tel qu’il existe dans les œuvres des femmes engagées dans la défense des droits des femmes, est une continuation des tentatives des surréalistes de combiner expérimentation artistique et révolution politique. Sans doute, les surréalistes ont échoué et c’est toute la question des possibilités, des capacités de l’art à changer le monde, ou même à changer quoi que ce soit qui resurgit alors… Mais il n’empêche que, dans Subversive Intent, je conclus sur l’idée qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance réelle des expressions symboliques.
Sylvie Servoise : Pour en revenir aux avant-gardes historiques, on sait que les surréalistes n’étaient pas spécialement féministes… On a beaucoup reproché à Breton, pour ne citer que cet exemple bien connu, d’avoir instrumentalisé Nadja et d’avoir exploité sa vulnérabilité de femme fragile psychologiquement.
Susan Suleiman : Oui, bien sûr, et de fait je consacre un chapitre du livre à Nadja et à Breton. Mais on ne doit pas oublier que les surréalistes, dans le contexte social et culturel de l’époque, représentaient une force de libération pour les femmes – surtout les artistes femmes. Le cas de Leonora Carrington, peintre, sculptrice mais aussi auteur de contes et de pièces de théâtre, et qui fut un temps la compagne de Max Ernst, est à cet égard très intéressant. Elle emprunte des traits spécifiquement surréalistes – une certaine forme d’humour, d’onirisme – mais pour dire autre chose que les hommes. C’est ce que j’appelle la double allégeance des avant-gardes féministes : d’une part une allégeance aux protocoles et procédés artistiques des avant-gardes, leur rapport au monde et à l’art – en l’occurrence pour Leonora Carrington l’esprit ludique, l’humour des surréalistes – mais aussi une allégeance au féminin qui leur fait mettre dans leur bouteille un vin nouveau, comme disaient les surréalistes. Sans doute Carrington n’était-elle pas une féministe déclarée : mais elle était particulièrement soucieuse de défendre l’autonomie des femmes, de revendiquer les sujets féminins et notamment le rire féminin, dont a par ailleurs si bien parlé Hélène Cixous dans ce texte magnifique, qui relève à la fois du manifeste et du récit poétique, qu’est « Le Rire de la méduse ». De Carrington à Cixous, c’est un même geste de renversement qui est à l’œuvre : dans un mouvement comparable à celui que Marx avait effectué avec la philosophie de Hegel, dont il pensait qu’elle marchait « sur la tête » et qu’il fallait « la remettre sur pied », Cixous renverse totalement le mythe de la femme fatale représenté par le mythe de la Méduse : « Il suffit qu’on regarde la méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit », écrit Cixous. De même, Carrington dans Le Cornet acoustique (The Hearing Trumpet), renverse les attributs et valeurs de la vieillesse et du féminin, inverse les stéréotypes sociaux et les traditions littéraires : non seulement c’est une femme de 92 ans, qui a une petite barbe mais plus de dents, qui devient l’héroïne du roman, mais en plus elle se révèle être une véritable aventurière, un avatar improbable de Pervecal se lançant à la recherche du Graal. De tels gestes d’appropriation et de renversement avaient déjà été exploités par les surréalistes, mais Carrington les dote de significations nouvelles, en vertu de cette double allégeance que je viens d’évoquer.
Sans doute, les surréalistes nourrissaient une condescendance bien réelle à l’égard des femmes, par ailleurs étroitement liée à une sacralisation et objectification de « la » Femme avec une majuscule, considérée comme étant « naturellement », « par nature », poète. C’est ainsi que Nadja, selon Breton, produisait « naïvement » des poèmes, contrairement à lui. Mais il n’empêche qu’ils ouvraient de véritables possibilités pour les femmes artistes à cette époque, et dont l’héritage vit encore aujourd’hui. J’essaie donc de voir les deux facettes de la question du rapport des surréalistes aux femmes : d’une part, on ne peut nier la présence de préjugés qui les mettaient du côté de la culture dominante – la femme enfant, la femme nature… – d’autre part, on ne saurait négliger la force de leur esprit de rébellion que les femmes de leur époque et des générations suivantes ont réinvesti et se sont approprié.
Sylvie Servoise : Les surréalistes pourtant disaient vouloir renverser cette culture dominante : on peut alors s’étonner que ce renversement ne soit pas total et qu’il demeure, malgré tout, des zones d’ombre, comme des impensés…
Susan Suleiman : Oui, en effet et on retrouve cette contradiction entre innovation formelle et préjugés de la culture dominante à l’égard des femmes chez des écrivains d’avant-garde ultérieure, comme Robbe-Grillet par exemple : cela n’apparaît pas seulement dans les représentations évidentes de la femme-objet malmenée, torturée, etc. mais plus profondément dans tout un imaginaire de la femme, de la mère comme détentrice d’une créativité, d’une fécondité qu’il cherche à s’approprier.
Sylvie Servoise : Comment vous situez-vous, plus largement, dans le vaste champ – qui est aussi parfois un champ de bataille – des études féministes ?
Susan Suleiman : Même si, depuis que je me suis tournée vers les questions de mémoire et d’histoire, je n’écris plus vraiment de « critique féministe » comme on disait alors, j’écris toujours sur des femmes (entre autres) et mon dernier livre est d’ailleurs consacré à Irène Némirovsky. Sur le fond, je dois admettre que j’ai toujours eu des réserves à l’égard d’un certain féminisme qui déclare la guerre aux hommes et/ou qui les exclut radicalement. Je ne pense pas que les hommes et les femmes soient, essentiellement, en conflit. Mais il me paraît absolument nécessaire d’abandonner certains stéréotypes de la masculinité et de la féminité qui oppriment les individus, femmes et hommes d’ailleurs : « il faut être fort », « un garçon ne pleure pas », « un homme ne se laisse pas contredire » …Toutes ces formes de discours d’autorité sur l’autorité masculine justement, c’est une vraie violence. En fait, je n’aime pas les discours d’autorité, quels qu’ils soient, quelle que soit leur forme – mais ça m’intéresse beaucoup, c’était déjà à l’origine de mon travail sur le roman à thèse ! Je préfère les discours qui ménagent une place à l’autre, ou les discours ironiques. En somme, je dirais, au risque de passer pour une humaniste vieux-jeu, qu’il existe, qu’il doit exister des possibilités de réconciliation : on doit pouvoir négocier les différences, que ce soit entre les sexes ou entre les peuples.
Récits et mémoires de la Deuxième Guerre mondiale
Sylvie Servoise : L’autre grand livre pour lequel vous êtes connue en France s’intitule Crises of Memory and the Second World War. Publié en 2006 aux Etats-Unis, il a été traduit en français 2012 sous le titre Crises de mémoire. Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale et marque un véritable tournant dans les études sur la mémoire littéraire de la Deuxième guerre mondiale et plus particulièrement de la Shoah. Votre livre avance plusieurs idées fortes : tout d’abord, le fait qu’il existe une interaction importante entre les souvenirs personnels et la mémoire de groupe, à tel point que l’expression des uns entretient une relation « symbiotique « avec l’autre. Ce que vous appelez les « crises de mémoire » sont alors des moments qui éclairent les rapports entre mémoire individuelle et mémoire de groupe, relativement à un événement passé dont le groupe affirme l’importance à un moment donné. Ensuite, vous soulignez la dimension poétique que revêt la question de la mémoire aujourd’hui : selon vous, il convient de ne s’interroger non pas seulement sur les raisons de cette « obsession mémorielle » qui caractérise notre époque, mais sur la manière dont elle s’incarne, ou s’emploie, dans le discours public. Cette interrogation est étroitement liée à un questionnement de type éthique – comment la mémoire « s’incarne-t-elle le mieux dans le discours public ? » « Comment est-elle la mieux servie à un moment donné, dans un espace donné ? Et qui est à même d’en juger ? » demandez-vous– mais aussi politique : la reconnaissance des mémoires est un enjeu fort de luttes politiques, mais est aussi une condition nécessaire de résolution des conflits, puisqu’il s’agit d’ « accepter que sa propre mémoire ne soit pas la seule qui compte ».
On peut alors se demander quel peut être le rôle spécifique de la littérature dans ces « crises de mémoire » que vous évoquez. Il me semble que vous avancez une réponse quand vous écrivez que, en ce qui concerne les écrits de témoignage, « les œuvres d’ordre littéraire (quel que soit le sens que l’on donne à ce mot) ont davantage de chance de durer que les autres ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par-là ?
Susan Suleiman : On retrouve ici la question évoquée plus tôt de savoir si le symbolique peut avoir un impact sur le mondée réel. Bien sûr que oui : nous vivons dans le symbolique, notre imaginaire est habité de figures, de métaphores, d’images – il est même assailli d’images de nos jours – qui fomentent notre rapport au monde et aux autres. Un stéréotype, qu’est-ce que c’est sinon une image de l’autre – le Juif, le Musulman, la Femme… – qu’on a dans la tête ? Le pouvoir du symbolique en ce sens peut être terrible, puisque l’image qu’on a de l’autre peut conduire au pire, au désir de meurtre. C’est à ce niveau-là que peut intervenir la littérature, entendue comme travail de la langue et de la pensée dont la visée est d’inviter le lecteur à réfléchir sur soi et le monde qui nous entoure. Sans doute, il est difficile de déloger des préjugés fortement ancrés chez les individus – et sur ce plan la littérature n’a aucun privilège dont se prévaloir – mais pour celles et ceux qui n’ont pas de lien passionnel avec les événements relatés, qu’aucun a priori sérieux n’aveugle, la lecture d’une œuvre littéraire peut avoir des effets bien réels. C’est dans cette perspective que j’ai écrit que les œuvres d’ordre littéraire ont plus de chance de durer. Je ne veux pas dire par-là que les témoignages bruts, écrits comme oraux d’ailleurs, ne sont pas intéressants, ou même qu’ils le sont moins, pas du tout. Mais je pense que, maintenant que l’on dispose d’un nombre considérable de témoignages bruts qu’il est crucial de préserver et archiver, la question qui se pose est celle de savoir ce qui, dans le temps, va durer, ce qui du passé demeurera dans les mémoires à l’avenir : quels témoignages lira-t-on encore dans quarante, cinquante ans ? A mon sens, ce sont les textes qui auront fait l’objet d’un travail, plus ou moins visible d’ailleurs, sur la langue : l’ironie de Primo Levi dans Si c’est un homme, le lyrisme d’Elie Wiesel dans La Nuit sont, à mon sens, des gages de permanence, ou du moins de durée.
Sylvie Servoise : Vous consacrez plusieurs chapitres de votre livre au rapport entre témoignage et fiction, notamment à partir des œuvres de Jorge Semprun, Elie Wiesel ou George Perec. Vous vous intéressez aussi au « cas Wilkomirski » : en 1995, Binjamin Wilkormiski publie en Allemagne un livre qui connaît un succès retentissant, Fragments : une enfance 1939-1948. L’ouvrage se présente comme les mémoires de l’auteur, déporté dans les camps d’extermination en Pologne alors qu’il était un tout jeune enfant. Or on apprend quelques années plus tard que Wilkormiski – c’est d’ailleurs un nom d’emprunt – n’a jamais été déporté et n’a jamais vécu ce qu’il raconte. Le livre est retiré de la vente en 1999. Ces cas ne sont finalement pas si rares –je pense par exemple à l’histoire d’Enrico Marco, président de l’Amicale de Mauthausen, l’association espagnole des anciens déportés, qui a donné pendant des années conférences et entretiens, dont l’imposture n’a été révélée qu’en 2005 et auquel Javier Cercas a consacré un livre passionnant, L’Imposteur (El Impostor, 2014). L’écrivain espagnol insiste sur la fascination qu’a exercée sur lui ce personnage qui avait fini par croire à l’histoire qu’il avait inventée et ce livre, qui n’a rien de fictionnel, est en fait un livre sur la fiction : la fiction littéraire mais aussi, plus largement les fictions que, tous, nous nous racontons pour composer avec la vie. Qu’est-ce qui vous a intéressée, vous, dans l’histoire de Wilkormiski ?
Susan Suleiman : On se demande toujours, avec ce type de personnage, si ce sont des charlatans purs et simples, qui ne cherchent qu’à exploiter la faveur dont jouit tout témoignage sur la Shoah – de fait Wilkormiski a gagné beaucoup d’argent avec la vente de son livre, en Allemagne comme à l’étranger – ou s’il n’y a pas, aussi, autre chose qui les motive. Ce qui m’a frappée avec l’auteur de Fragments…c’est que, s’il n’est pas né en Lettonie comme il le prétend, s’il n’a pas non plus perdu sa mère à Auschwitz, il a en revanche vécu le trauma que constitue la séparation brutale d’avec sa mère : enfant illégitime d’une Suissesse incapable de l’élever, il a été confié par celle-ci à des parents adoptifs, alors qu’il avait déjà deux ans. Il savait très bien, qui était sa mère, puisque que quand celle-ci est décédée, il a réclamé sa part d’héritage. Mais cela ne l’empêchait de croire qu’il avait autant souffert qu’un enfant dont les parents avaient été tués dans les camps, la Shoah constituant le paradigme de la souffrance ultime. D’une certaine manière, Wilkormiski a littéralisé la comparaison : j’ai autant souffert que les enfants de déportés, pensait-il donc je suis un enfant de déportés. Là, c’est bien quelque chose de sincère qui s’exprime, mais qui prend, paradoxalement, la forme du mensonge. C’est ce type de complexité qui m’intéresse, et d’autant plus qu’il me semble qu’on tend à perdre aujourd’hui, dans bien des domaines, le sens de la nuance. Il est de fait toujours plus facile de simplifier le réel – d’où la puissance du roman à thèse ! – de mettre les gens dans les cases : je pense par exemple, entre autres, à Irène Némirovsky, que l’on a hâtivement rangée dans la catégorie des juifs antisémites, rongés par la haine de soi. C’est loin d’être aussi simple, comme j’ai essayé de le montrer dans le livre que je lui ai consacré. Pour revenir à votre question précédente sur la littérature, une des fonctions de l’œuvre littéraire c’est peut-être, justement, d’essayer d’empêcher la pensée duelle et simpliste. Après tout, même le roman à thèse a toujours ses failles…
Sylvie Servoise : Vous avez consacré un très beau chapitre de Crises de mémoire à ce que vous nommez la « génération 1.5 », c’est-à-dire ces enfants qui ont survécu à l’Holocauste, trop jeunes pour avoir compris ce qui leur arrivait, voire pour conserver le souvenir des événements, mais assez âgés toutefois pour avoir été là pendant la persécution des Juifs par les Nazis. Vous montrez qu’il s’agit là d’une catégorie historique distincte à la fois de la première génération qui a vécu la guerre à l’âge adulte (Levi ou Piotr Rawicz …) et de la deuxième génération, celle des enfants qui sont nés après la guerre (Modiano par exemple). Parmi les écrivains de cette génération 1.5, on trouve notamment George Perec, Raymond Federman, Elie Wiesel et Imre Kertész.
Sylvie Servoise : Vous évoquez assez rapidement ce dernier auteur dans votre ouvrage, en avez-vous traité par ailleurs ?
Susan Suleiman : J’ai souvent fait cours sur Etre sans destin et ai consacré deux articles à Kertész, notamment sur son rapport à la Hongrie dans un article publié en français dans la revue Lignes (« Nation, langue, identité : Kertész et la Hongrie », n°53, mars 2017). Etre sans destin est un très grand livre, qui joue constamment sur l’ironie, le double sens… l’expression « naturellement » qui ponctue le récit du narrateur incarne exemplairement cette écriture paradoxale, qui vise à naturaliser en quelque sorte l’absurde.
L’écriture autobiographique – Retours à Budapest
Sylvie Servoise : Vous aussi êtes de cette génération 1.5. Dans un très beau livre, sans doute le plus intime de vos ouvrages, traduit en français sous le titre Retours. Journal de Budapest (Budapest Diary : In Search of the Motherbook, 1996), vous racontez comment, en 1944, alors que vous avez cinq ans, l’étau se resserre autour des Juifs de Budapest et comment vous parvenez à vous cacher avec votre famille, avec de faux papiers, un faux prénom (Marie), une fausse religion (catholique), dans une grande villa à Buda, où vos parents ont trouvé du travail et dont la propriétaire ne connaissait pas votre véritable identité, jusqu’à la fin de la guerre. Vous évoquez aussi votre départ, définitif, de la Hongrie en 1949 pour les Etats-Unis et la relation particulière que vous entretenez avec votre ville natale, comparable à celle que vous entretenez avec la langue hongroise : vous dites parler cette langue « comme une langue maternelle, mais avec un accent ». Ce texte raconte donc aussi, après plus de trente ans au cours desquels vous pensez avoir « oublié Budapest », la reconquête d’un foyer (non pas « le » foyer mais bien « un » parmi d’autres) à la suite de deux voyages que vous effectuez à Budapest : le premier à l’été 1984, en compagnie de vos deux fils, le second, pour raisons professionnelles et pour une durée de six mois, en 1993. Quand vous évoquez les raisons qui vous ont conduite à entreprendre le premier voyage, vous mentionnez l’état de santé, qui s’est fortement dégradé, de votre mère, et vous écrivez ceci : « Comme je l’avais aimée ma mère, si belle, et qui aimait tant jouer ! Je décidai avant la fin de sa visite qu’il me fallait montrer à mes enfants le lieu où j’avais connu cette jeune femme ». La ville de votre enfance apparaît ainsi en premier lieu comme la ville de la jeunesse de votre mère : pourriez-vous revenir sur ce glissement ?
Susan Suleiman : Ma mère était une très belle femme, et quand elle est tombée malade, cela l’a évidemment beaucoup affectée physiquement. J’avais donc le désir de renouer avec ce moment où elle était une belle jeune femme, et qui en fait était l’époque de ma naissance, et de mon enfance. Lorsque je suis allée avec mes enfants en 1984 à Budapest, j’ai revu la maison où nous avions vécu, j’ai arpenté le quartier de mon enfance, je suis retournée sur les collines de Buda où nous faisions de longues randonnées le dimanche avec ma mère. Dès mon retour aux Etats-Unis, j’ai écrit les souvenirs très fragmentaires que j’avais de l’année 1944-45 et les ai publiés, sous la forme d’un bref texte intitulé My War in Four Episodes. Ce séjour a donc déclenché l’écriture autobiographique, que je n’avais jamais pratiquée avant : comme si le retour vers les lieux de mon enfance avait rendu leur vigueur à des images qui étaient restées longtemps enfouies en moi et révélé le désir de les mettre en mots. Ce texte a d’ailleurs été légèrement repris et inséré, en italiques, dans la partie de Retours… intitulée « 1984 : de courtes vacances ».
Sylvie Servoise : Cette expérience a sans doute également influencé votre travail de recherche et d’enseignement. Vous dites en effet, cette fois à l’occasion de votre deuxième séjour à Budapest, en 1993 : « Ici, je suis constamment contrainte de considérer ce qui est personnel en termes historiques, comme faisant partie d’une expérience collective ». Ce sont déjà tous vos travaux autour des « crises de mémoire » qui s’annoncent…
Susan Suleiman : De fait, lorsque j’ai effectué mon premier retour à Budapest, en 1984, j’étais plongée dans les études féministes et je ne m’intéressais pas spécialement aux questions de mémoire, de témoignages ou d’histoire. Ce séjour a donc constitué un véritable tournant dans mon travail : c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à m’intéresser à la Deuxième Guerre mondiale, à la manière dont les personnes l’ont vécue et l’ont racontée. Quelques années plus tard, j’ai fait mes premiers cours sur la mémoire de la Deuxième guerre mondiale dans la littérature française – Perec, Modiano… Quand j’ai ensuite été invitée en 1993 pour un semestre au Collegium Budapest Institute for Advanced Study, j’ai sauté sur l’occasion. A cette époque, il était impossible de ne pas se pencher sur le passé de la Hongrie : les gens sortaient de près de cinquante ans de communisme et nourrissaient l’espoir d’un nouveau régime, démocratique, qui ouvrirait une nouvelle ère. Malheureusement, le moins que l’on puisse dire est que cet espoir ne s’est pas tout à fait réalisé sous le régime de Viktor Orbán. Beaucoup d’intellectuels ont été déçus, terriblement déçus. La seule manière pour eux de continuer à vivre, c’est maintenant de se tenir à l’écart de la politique, ce qui constitue un véritable renversement par rapport à ce qui se passait il y a une vingtaine d’années. C’est ainsi qu’un ami sociologue, qui était très engagé dans la vie politique dans les années 1990 lorsque j’ai fait sa connaissance, m’a récemment dit ne plus du tout s’en occuper, préférant se consacrer à ses recherches, sa famille, ses amis… « Mais c’est à peu ce qu’on faisait à l’époque de Kádár ! » lui ai-je dit. « Tout à fait », m’a-t-il répondu, « je retrouve mon adolescence… ». J’évoque cette anecdote dans un article, intitulé « A Letter from Budapest » que j’ai publié en mars dernier pour un journal américain en ligne, Tablet. Hélas, la Hongrie n’est pas la seule dans ce cas, beaucoup de pays de l’Europe centrale sont confrontés à ce type de situations.
Risquer qui l’on est…
Sylvie Servoise : La manière dont la littérature et la vie s’imbriquent, les multiples façons d’être au monde qu’offre l’expérience de lecture sont au cœur d’un autre ouvrage qui comporte lui aussi, dans un certain sens, une dimension intime, et dans lequel figure du reste le bref texte que vous avez évoqué précédemment, My War in Four Episodes. Il s’agit du livre intitulé Risking Who One Is: Encounters with Contemporary Art and Literature, publié une première fois en 1994 et réédité en 2013. Pensez-vous que l’on puisse « rencontrer » des auteurs, des textes, comme on « rencontre » des individus dans la vie ?
Susan Suleiman : Ah oui, tout à fait ! Le mot clé dans ce livre, c’est le mot « contemporary, » car il s’agissait en fait d’examiner des oeuvres dont je me sentais proche, qui traitaient de sujets qui avaient une signification très personnelle pour moi : l’expérience de la maternité par exemple, ou bien celle de vivre « entre » les langues et les lieux, voire d’avoir survécu à un âge précoce à la persécution des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Etymologiquement, « contemporain » veut dire « avec le temps, » c’est-à-dire qu’on est du même temps que certains autres. Dans l’introduction de ce livre, j’explore les conséquences possibles de cette notion, « être du même temps » qu’une oeuvre ou un auteur. Ce n’est pas purement une question de chronologie, mais aussi d’expérience, de sensibilité. C’est pourquoi on a pu parler de « Shakespeare notre contemporain » (titre d’un livre de Jan Kott). Pour moi, c’est quand même aussi une affaire de chronologie cependant, car les expériences qu’on a du monde sont profondément influencées par le contexte, l’air qu’on respire, l’histoire collective.
La question Irène Némirovsky
Sylvie Servoise : On retrouve dans votre dernier ouvrage, La Question Némirovsky. Vie, mort et héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle (2017) les grandes lignes de force de votre travail : l’intérêt pour les femmes écrivains ou artistes, la question de la langue et de l’exil – Irène Némirovsky écrit de fait dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle – les réflexions autour de la judéité, de la Shoah et sa mémoire, mais aussi de la « génération 1.5 », puisque vous consacrez la troisième partie de votre livre aux filles d’Irène Némirovsky.
Susan Suleiman : Je retrace en effet à la fois l’histoire d’une femme, qui est aussi une mère – la maternité est un thème qui m’a toujours beaucoup intéressée – et la trajectoire de deux orphelines de la Shoah. Mais avec ce livre, j’ai également expérimenté une forme d’écriture nouvelle pour moi : la biographie intellectuelle. Il s’agit en effet à la fois de raconter une histoire – ou plus exactement des histoires, de la mère et des deux filles – et d’entrer dans un débat, de construire une argumentation. Même si mon livre ne saurait se confondre avec un simple plaidoyer en faveur de Némirovsky, j’essaie de démontrer qu’il est absolument réducteur de l’enfermer dans la catégorie de l’écrivaine juive antisémite. Je tente de donner au lecteur des éléments pour la comprendre, de resituer sa position dans le contexte social, culturel, de l’époque, mais aussi intime, familial, pour rendre compte de certains de ses choix. Très concrètement par exemple, le fait de rester en zone occupée à partir de 1940 s’explique par sa crainte, récurrente, de manquer d’argent : quitter la zone occupée (le village où elle habitait, Issy-l’Evêque, n’était pas très loin de la Ligne de démarcation) cela signifiait être coupée de son éditeur, qui était alors son principal support financier, puisqu’elle n’avait aucun patrimoine et que son mari, pourtant très dépensier, ne gagnait pas d’argent – il avait été licencié, dès le début de l’Occupation, de la banque où il travaillait. Pourtant, elle savait que la situation était dangereuse pour elle. En témoigne par exemple une lettre qu’elle écrit à son éditeur André Sabatier, en juillet 1942, très peu de temps avant sa déportation : « J’écris beaucoup en ce moment. Ce seront sans doute des œuvres posthumes, mais cela fait passer le temps ». N’oublions pas qu’elle n’a que 39 ans quand elle écrit cela… comment croire qu’elle se faisait des illusions sur le sort qui l’attendait ?
Sylvie Servoise : Mais nous sommes alors en 1942… qu’en était-il au début de l’Occupation ?
Susan Suleiman : Je crois qu’elle a toujours été tiraillée entre l’espoir et l’angoisse. En 1940-41 par exemple, elle cherche une maison à louer pour plusieurs années à Issy-L’Evêque, qu’elle finira d’ailleurs par trouver, et c’est un projet de vie qui s’inscrit dans le long terme. Mais dans le même temps, elle prend des dispositions légales pour confier ses enfants, au cas où elle ne pourrait plus s’en occuper, à son amie Julie Dumot. Ce dédoublement, qui ne lui est pas propre du reste et que beaucoup de gens connaissent dans des circonstances diverses, m’intéresse beaucoup. On retrouve cette complexité de la vie, qui défie tous les discours univoques que l’on peut vouloir tenir porter, en littérature comme ailleurs.
NOTE BIOGRAPHIQUE
Susan Rubin Suleiman est née à Budapest et a émigré aux Etats-Unis avec ses parents à l’âge de dix ans. Elle est professeure émérite de littérature française et de littérature comparée à Harvard University, où elle a enseigné pendant plus de 30 ans. Auteure de nombreux ouvrages sur la littérature et l’histoire modernes, dont plusieurs traduits en français, elle a également publié un livre autobiographique, Budapest Diary : In Search of the Motherbook (Retour : Journal de Budapest). Officier de l’ordre des Palmes Académiques, en avil 2018 elle a été nommée Chevalier de la Légion d’Honneur. Cet entretien a été réalisé en juillet 2018.
Ouvrages de Susan Rubin Suleiman
- Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, coll. « Ecriture », 1983.
- Subversive Intent: Gender,Politics, and the Avant-Garde, Harvard University Press, 1990.
- Risking Who One Is: Encounters with Contemporary Art and Literature, Harvard University Press, 1994.
- Retours – Journal de Budapest (Budapest Diary: In search of the Motherbook, University of Nebraska Press, 1996), préface de E. Wiesel, traduit de l’américain par I., Lurçat, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, coll. « d’un lieu l’autre », 1999.
- Crises de mémoire. Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale (Crises of Memory and the Second World War, Harvard University Press, 2006), trad. de l’américain par M. Le Ruyet et Th.Van Ruymbeke, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2012.
- La question Némirovsky. Vie, mort, héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle (The Némirovsky Question : The Life, Death, and Legacy of a Jewish Writer in Twentieth-Century France, Yale University Press, 2016), trad. de l’américain par A. de Saint-Loup et P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2017.