Cet article est initialement paru en 2009, dans le dossier “Excuses d’Etat”‘ du numéro 10 de la revue Raison publique.
J’ai mangé / les prunes / qui étaient dans / la glacière
et que / tu avais sans doute / gardées / pour le petit déjeuner
Excuse-moi / elles étaient délicieuses / si sucrées / et si fraîches
William Carlos Williams, « C’est juste pour dire » (trad. : L. Babicz)
Contrairement aux idées reçues, selon lesquelles le Japon refuserait obstinément d’affronter son passé colonial et guerrier, Tokyo a présenté à ses anciennes victimes asiatiques une longue série d’excuses, particulièrement depuis le début des années 1990. La présente étude se propose de décrire les aléas de cette « diplomatie des excuses » – ainsi qu’elle est parfois qualifiée par ses détracteurs japonais – vis-à-vis de la Corée du Sud. Le cas nippo-coréen mérite en effet une attention particulière en raison de son extrême sensibilité, due à une proximité géographique, historique et culturelle, exacerbée par la situation coloniale des années 1910-1945, lorsque la Corée était annexée au Japon. La durée historique, la sensibilité du lien, l’histoire ancienne et récente, tout contribue à faire des relations entre le Japon et les deux Corées une question d’une complexité infinie, où se mêlent souvenirs, mauvaise conscience, idéaux et intérêts.
Rappel historique
Entre 1910 et 1945, la Corée était officiellement annexée au Japon, et constituait en réalité une colonie japonaise. Ces trente-cinq années sont inscrites dans la mémoire collective coréenne, au Sud comme au Nord, comme un temps de souffrances et d’humiliations : assimilation forcée, transfert d’environ un million et demi de Coréens sur le sol japonais, prostitution contrainte de femmes coréennes pour l’armée impériale. Depuis plus de soixante ans, le souvenir de cette époque, et de celle qui l’a précédée, ombrage les relations entre le Japon et les États de la péninsule coréenne.
L’ampleur, le poids et la profondeur de cette mémoire ne sont compréhensibles que si l’on garde à l’esprit les grandes étapes de l’histoire des relations nippo-coréennes à l’époque moderne, au-delà de la période coloniale elle-même. Trois temps sont ainsi discernables :
- 1876-1910 : la période précoloniale, qui voit le Japon accroître son influence dans la péninsule coréenne, et finalement annexer le pays voisin ;
- 1910-1945 : la période coloniale, où la Corée est annexée au Japon ;
- 1945~ : l’après-guerre, ou la période postcoloniale.
L’après-guerre des relations nippo-coréennes s’ouvre le 15 août 1945, avec la capitulation du Japon et la libération de la Corée. Depuis, les relations nippo-coréennes peuvent se diviser en trois périodes :
- 1945-1965 : de la capitulation du Japon à l’accord de normalisation Japon-Corée du Sud ;
- 1965-1983 : du traité de normalisation aux premières visites officielles réciproques des dirigeants des deux pays;
- 1983~ : époque de rapprochement et tensions, dont les principales étapes sont les suivantes :
- 1991 : ouverture des conversations de normalisation avec la Corée du Nord (qui n’ont pas abouti à ce jour) ;
- 1998 : déclaration commune nippo-coréenne (accord Obuchi-Kim) ;
- 2001 : seconde crise des manuels scolaires (la première crise avait eu lieu en 1982) ;
- 2002 : organisation commune du Mondial de football par la Corée du Sud et le Japon ;
- 2002 : première visite officielle d’un chef de gouvernement japonais, Koizumi Junichirō, en Corée du Nord ; début de la crise autour des enlèvements de ressortissants japonais.
Sur le plan formel, l’après-guerre des relations nippo-sud-coréennes s’est achevée en 1965, avec la conclusion du traité de normalisation. Avec la Corée du Nord, par contre, l’après-guerre n’est toujours pas close, les conversations de normalisation entamées en 1991 n’ayant pas encore abouti. En réalité, la période de l’après-guerre ne s’est véritablement refermée avec aucune des deux Corées. En effet, depuis 1945, les relations nippo-coréennes se déroulent à l’ombre de la mémoire de la guerre, une mémoire multiple et divergente. À la différence de la France et de l’Allemagne, où l’interprétation historique du passé ne fait pas l’objet de divergences substantielles (mais un peu de la même manière qu’entre la France et l’Algérie, par exemple), entre le Japon et les deux Corées, les différences sont fondamentales et les mémoires dissemblables. C’est dans ce contexte que s’insère la question des excuses.
1965 | Ambiguïtés de la normalisation
Dès la signature du traité de normalisation de 1965, la question des excuses est présente. Cet accord, qui rétablissait les liens diplomatiques entre les deux pays, fut le résultat à la fois de pressions des États-Unis, qui souhaitaient renforcer la stabilité régionale, et d’une convergence d’intérêts, essentiellement économiques, entre la Corée et le Japon. Pour le régime militaire de Park Chung Hee, le traité conclu avec le Japon s’inscrivait également dans le contexte d’un rapprochement avec les États-Unis – en 1965, la Corée envoyait des troupes au Vietnam – et d’une méfiance accrue à l’égard de la Chine, qui avait atteint l’année précédente le statut de puissance nucléaire.
Voilà pourquoi la Corée renonça à obtenir des conditions plus honorables. L’essentiel du traité consistait en l’établissement de relations diplomatiques, et en l’octroi, par le Japon, d’une importante aide économique à la Corée du Sud. Le reste n’était que désaccords et ambivalences.
L’ambiguïté la plus importante avait trait à l’histoire et à la mémoire. Les accords et traités conclus avant le 22 août 1910 entre le Japon et la Corée y étaient « reconnus comme déjà nuls et non avenus » 1. Cette formulation évitait de fixer explicitement le statut du traité de protectorat de 1905 et du traité d’annexion de 1910. Selon les thèses officielles japonaises, ces accords avaient été conclus légalement, et la validité du traité d’annexion avait pris fin le 15 août 1948, avec la création de la Corée du Sud. Pour Séoul, il s’agissait de documents signés sous la contrainte et dépourvus de toute légitimité ou validité.
Les formulations du traité étaient à l’avantage du Japon, qui jugea qu’elles le dispensaient de présenter des excuses ou de verser des indemnités pour la période coloniale. Les dons et prêts massifs que Tokyo octroya à Séoul le furent uniquement au titre d’aide économique, sans lien aucun avec le passé. Seule concession japonaise : lors de la cérémonie de signature, Shiina Etsusaburō, le ministre japonais des Affaires étrangères, exprima ses « sincères regrets » et « profonds remords » à l’égard d’une période passée « malheureuse » dans les relations entre les deux pays2.
Malgré ses imperfections, le traité de 1965 marqua une étape importante. Il permit d’ouvrir un nouveau chapitre, et contribua grandement au démarrage économique sud-coréen. Ce fut une période d’introduction massive de capitaux, technologie et information en provenance du Japon. À partir de là, lentement mais sûrement, les deux États allaient se redécouvrir et réintégrer chacun l’ordre du jour de l’autre.
1982 | Manuels scolaires et excuses
La première crise des manuels éclata en 1982. La demande du ministère de l’Éducation japonais de remplacer, dans les manuels d’histoire, certains termes – par exemple « invasion » (shinryaku) par « avance »(shinshutsu) pour décrire le déclenchement de la guerre sino-japonaise – suscita les protestations de nombreux pays asiatiques, et particulièrement des gouvernements chinois et sud-coréen. La crise dura deux mois, et fut résolue au moyen d’une directive gouvernementale demandant aux enseignants de tenir compte des critiques émises par les États de la région, et d’une promesse de futures révisions. Effectivement, dans les années qui suivirent, un certain nombre de changements sémantiques furent introduits dans les ouvrages incriminés, et le différend s’apaisa, du moins au niveau officiel.
Cette affaire mit la question historique à l’ordre du jour des relations nippo-coréennes, et donna également lieu, pour la première fois depuis la signature du traité de normalisation, à des excuses japonaises. Parmi les mesures prises pour calmer la tempête, se trouvait en effet un rappel par le secrétaire du gouvernement, Miyazawa Kiichi, des termes employés dans la déclaration du ministre des Affaires étrangères Shiina en 1965 et dans le communiqué conjoint sino-japonais de 1972. Ces déclarations passées confirment, ajouta alors Miyazawa, « les remords et la détermination du Japon »3.
1984-1995 | La décennie des excuses
L’arrivée aux affaires de Nakasone Yasuhiro, fin 1982, sera l’occasion d’un nouveau départ pour les relations nippo-coréennes. Ce « nouveau conservateur » était convaincu de la nécessité stratégique, économique et politique, d’un rapprochement avec la Corée du Sud. Pour son premier déplacement à l’étranger, en janvier 1983, Nakasone choisit de se rendre à Séoul. Ce voyage constituait, en outre, la première visite officielle d’un chef de gouvernement japonais en Corée. Nakasone promit à Séoul une importante assistance financière, et les dirigeants des deux pays proclamèrent l’ouverture d’une « nouvelle ère pour les relations nippo-coréennes ». En septembre 1984, le président Chun Doo Hwan se rendait au Japon, y sceller une alliance conservatrice américano-nippo-coréenne. C’était la première fois qu’un chef d’État coréen se rendait au Japon.
Premières excuses officielles
C’est à cette occasion que furent exprimées, pour la première fois, des excuses officielles au plus haut niveau, celui de l’empereur et du premier ministre. L’empereur Hirohito déclara « véritablement regrettable » que « durant une courte période de ce siècle, un passé malheureux ait existé entre les deux pays », et affirma que « cela ne répéterait jamais »4. Le premier ministre Nakasone évoqua, pour sa part, « les grandes souffrances » que le Japon avait infligées à la Corée et à son peuple, et exprima ses « profonds sentiments de regret ». L’opinion coréenne jugea généralement ces excuses ambiguës et limitées, mais le gouvernement décida de les accepter, et de les considérer comme un pas positif sur la voie de la réconciliation.
La fin de la guerre froide contribuera au rapprochement entre les deux pays, et en conséquence, à partir de 1990 les excuses japonaises iront se multipliant. Cette année-là, le président coréen Roh Tae Woo se rendit en visite officielle au Japon, et l’empereur Akihito — qui avait accédé au trône en 1989 — lui fit part de son « intense regret » pour « les souffrances infligées (par le Japon) au peuple (coréen) durant cette période malheureuse »5,tandis le premier ministre Kaifu Toshiki évoquait « les douleurs et malheurs intolérables » subis par la Corée en conséquence des actions japonaises, et exprimait les « sincères excuses » de son pays6.
Femmes de réconfort
Le premier ministre japonais Miyazawa Kiichi tint des propos similaires lors de la visite officielle qu’Il effectua en Corée du Sud en 1992. Il exprima alors « un regret sincère » et présenta des « excuses » au peuple de Corée. Miyazawa choisit également cette occasion pour évoquer, pour la première fois, la question des femmes de réconfort, qui était depuis quelque temps à l’ordre du jour. « Les affaires de ce genre, affirma-t-il, brisent le cœur, et je suis véritablement désolé »7. Les femmes de réconfort étaient ces femmes asiatiques, en majorité coréennes, recrutées pour servir dans les bordels de campagne japonais. Les faits – concernant notamment l’implication directe de l’armée dans le recrutement – venaient d’être révélés par l’historien Yoshimi Yoshiaki, et largement diffusés par le quotidien Asahi, qui avait entrepris la publication d’une série d’articles sur la question.
En août de la même année (1992), le secrétaire du gouvernement, Katō Kōichi, présenta les excuses et les regrets du gouvernement japonais à ce sujet : « Le gouvernement désire exprimer à nouveau ses excuses et regrets sincères à l’égard de toutes celles qui ont subi des souffrances indescriptibles », déclara-t-il8. Et un an plus tard, en août 1993, le nouveau secrétaire du gouvernement, Kōno Yōhei, tout en réitérant des excuses officielles, précisa la vision de la question par les autorités japonaises : 1. Les stations de réconfort furent opérées en réponse à la demande de l’armée ; 2. L’armée japonaise fut directement et indirectement impliquée dans l’établissement et la tenue des stations et dans le transfert des femmes ; 3. Le recrutement des femmes fut principalement effectué par des recruteurs privés agissant à la demande de l’armée ; 4. Dans de nombreux cas, le recrutement était effectué par ruse et coercition, contre la volonté des femmes9.
En 1995, le Japon établit un fond semi-gouvernemental – le Fond des femmes asiatiques10 – chargé de mener des recherches sur la question, et de présenter aux victimes excuses et regrets officiels. À partir de 1996, une lettre d’excuses signée de la main même du premier ministre sera adressée à chacune des femmes identifiées : « La question des femmes de réconfort, avec l’implication des autorités militaires de l’époque, constitua un grave affront à l’honneur et à la dignité d’un grand nombre de femmes. En tant que premier ministre du Japon, j’adresse à nouveau mes excuses et mes regrets les plus sincères à toutes celles qui, en tant que femme de réconfort, ont vécu des expériences incommensurables et douloureuses, et souffert des peines physiques et psychologiques incurables »11. Quatre premiers ministres japonais signeront successivement cette lettre.
Apparemment, la question de femmes de réconfort est donc résolue, et le Japon a présenté excuses et indemnités à ses victimes. Tel est effectivement le sentiment prévalant au Japon. Or, tel n’est pas le cas dans les autres pays de la région, et particulièrement en Corée. Ainsi à Séoul, d’anciennes femmes de réconfort manifestent encore tous les mercredis après-midi devant l’ambassade du Japon. L’établissement du Fond a été perçu comme une tentative du gouvernement japonais de dégager sa responsabilité, les indemnités versées provenant de donations de la société civile, alors que les fonds gouvernementaux servaient à des activités médicales et sociales. Tout ceci rappelait trop les conditions de l’accord de normalisation de 1965 (aide économique – oui, indemnités – non) pour ne pas susciter des réactions indignées.
La controverse n’est pas close, et a été encore relancée en 2007 par le premier ministre japonais de l’époque, Abe Shinzō, lorsqu’il affirma ne pas connaître de preuve de coercition dans le recrutement des femmes de réconfort12. Ces remarques faisaient suite à l’adoption, par le Congrès américain, d’une résolution sur la question demandant que le Japon « présente des excuses et accepte sa responsabilité historique d’une manière claire et sans équivoque », résolution qui avait fortement irritée les autorités japonaises13. L’affaire des femmes de réconfort ne semble ainsi pas près de quitter l’ordre du jour régional et international.
1995-1998 | Des excuses orales aux excuses écrites
Chaque année, le 15 août constitue une date symbole pour les relations nippo-coréennes. Le 15 août 1945, le Japon capitulait et la Corée recouvrait son indépendance. Chaque année, les trois États marquent cet anniversaire chacun à sa manière. Les deux Corées célèbrent leur « libération », tandis que le Japon se souvient de la « fin de la guerre » en commémorant ses morts, en réaffirmant son engagement pacifique, et en s’excusant pour ses méfaits passés.
Les aléas de la politique intérieure japonaise firent qu’en 1995, pour le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre, ce fut un socialiste, Murayama Tomiichi, qui occupe le poste de premier ministre. Cette constellation politique allait transformer le 15 août 1995 en moment clé de l’histoire des excuses japonaises.
Dès le 9 juin, le Parlement japonais avait adopté – avec difficulté et après de vifs débats – une résolution exprimant les « profonds regrets » du Japon pour « les douleurs et souffrances infligées aux peuples d’autres pays, particulièrement en Asie ». Le texte évoquait le « pouvoir colonial » et les « actes d’agression » du Japon, mais en les replaçant dans le contexte global de « l’histoire du monde moderne »14. C’était la première fois que le Parlement japonais légiférait sur la question, l’initiative provenait du premier ministre Murayama lui-même, mais le résultat fut un texte mitigé voté à une courte majorité.
Murayama prendra sur lui de rectifier le tir. Le 15 août 1995, le premier ministre japonais déclarait que « la domination coloniale et l’agression » japonaises constituaient « des faits historiques indéniables » et présentait « regrets et excuses »15. Les réactions au discours de Murayama furent extrêmement positives. « Enfin de véritables excuses ! », s’enthousiasmait le Time américain16. Suite à ce succès, le discours de Murayama acquerra le statut de position officielle japonaise, réitérée depuis à chaque occasion.
L’étape suivante fut franchie en 1998, lorsque pour la première fois le Japon et la Corée du Sud firent référence au passé dans un document écrit officiel. À l’issue du sommet entre le premier ministre japonais Obuchi Keizō et le président coréen Kim Dae Jung fut publiée une déclaration commune où le Japon reconnaissait que la domination coloniale avait causé « d’immenses dommages et souffrances » à la Corée, et exprimait « ses regrets les plus profonds et ses sincères excuses »17. Ce texte constitue jusqu’à ce jour le cadre légal qui régit les relations entre les deux pays. Les termes de la déclaration commune de 1998 ont ainsi été repris le 15 août 2005 par le premier ministre Koizumi Junichirō dans le discours qu’il prononça pour marquer le soixantième anniversaire de la fin de la guerre18.
1998-2002 | Mondial et manuels
L’une des causes du rapprochement spectaculaire de 1998 était la proximité du Mondial 2002. La Fédération internationale de Football, ne pouvant départager le Japon et la Corée, avait invité les deux pays à organiser conjointement la compétition. Cette décision sans précédent avait été imposée par la douloureuse histoire moderne des relations nippo-coréennes. Le choix de l’un aurait atteint au plus profond la dignité nationale de l’autre.
Les années 1998-2002 auraient dû marquer le début d’un nouveau chapitre. Il n’en fut rien. Tout d’abord, l’organisation même du Mondial donna lieu à d’interminables désaccords. Depuis l’appellation officielle de la compétition (Japon-Corée ou Corée-Japon) jusqu’au lieu des cérémonies d’ouverture et de clôture. Mais surtout, l’événement qui devait mettre en péril la tenue même du Mondial fut la nouvelle crise des manuels, qui éclata en 2001.
À l’origine de cette flambée se trouvait un manuel d’histoire révisionniste qui venait de recevoir l’aval du ministère de l’Éducation. Ce livre, intitulé Nouveau manuel d’histoire, s’insurgeait contre ce qu’il considérait une approche dominante « masochiste » de l’histoire, et aspirait à inculquer aux jeunes Japonais la fierté de leur passé19. Le Nouveau manuel provoqua un tollé en Asie, et particulièrement en Corée. Le Mondial parut même menacé. Mais finalement, le faible taux d’adoption de l’ouvrage par les écoles japonaises permit de calmer les esprits, et de résoudre (provisoirement) la dispute.
Cette affaire fut aussi l’occasion de réaffirmer la validité des excuses exprimées jusqu’alors et de les réitérer. À l’approche des compétitions, les gestes de bonne volonté allèrent se succédant. L’Empereur rappela ainsi l’ascendance coréenne de la mère d’un de ses lointains prédécesseurs du septième siècle. Le monarque japonais renonça, cependant, à se rendre en Corée pour les cérémonies d’ouverture, comme il avait été un temps envisagé. Ainsi fut peut-être manquée l’occasion d’une visite historique, qui aurait certainement contribué, accompagnée des gestes et déclarations appropriés, à apaiser les controverses sur le passé.
Malgré ce ratage, le Mondial nippo-coréen de 2002 constitua une incontestable réussite. C’était la première fois que les deux pays organisaient conjointement un événement d’une telle ampleur. Mieux encore : l’année 2002 vit le début, au Japon, d’un boom culturel coréen d’une ampleur sans précédent. La Corée (du Sud) devint subitement un pays qui attisait la curiosité d’un large public. Le phénomène n’a fait que s’amplifier depuis, et est tangible dans les domaines les plus divers, de la musique populaire aux séries dramatiques télévisées.
2002 | Corée du Nord, excuses et enlèvements
Ce boom coréen connut pourtant une éclipse à l’automne 2002, lorsque la Corée du Nord reconnut avoir enlevé par le passé onze citoyens japonais. Cette révélation nord-coréenne partit pourtant de bonnes intentions. Il s’agissait pour Pyongyang de faire un geste à l’égard du Japon à l’occasion de la première visite officielle en Corée du Nord d’un chef de gouvernement japonais, en l’occurrence Koizumi Junichirō. Cette visite fut d’ailleurs l’occasion pour ce dernier de présenter à ses hôtes les excuses de son pays pour la période coloniale, dans des termes similaires à ceux utilisés à l’égard de la Corée du Sud.
Malgré cette spectaculaire visite, les négociations nippo-nord-coréennes n’ont, à ce jour, pas abouti, et le Japon n’a donc pas eu l’occasion de renouveler ses excuses. Les raisons de cet échec sont multiples (le programme nucléaire nord-coréen, l’affaire des enlèvements de ressortissants japonais), mais les questions historiques et mémorielles pèsent, là aussi, de tout leur poids.
De vaines excuses ?
En apparence, il semblerait que la question des excuses du Japon à la Corée pour les méfaits de l’époque coloniale soit réglée. Tel est effectivement le sentiment qu’ont la plupart des Japonais, qui ont parfois l’impression que depuis une vingtaine d’années leur pays mène une « diplomatie des excuses » à l’égard de ses anciennes victimes asiatiques en général, et de la Corée en particulier. Cependant, en Corée, on voit en général les choses différemment. Le Japon, à travers cette avalanche de paroles de contrition, refuserait de toucher à l’essentiel. Trois ouvrages récemment publiés tentent d’expliquer pourquoi les expressions japonaises de regret à l’égard du passé sont souvent perçues comme de vaines excuses.
Pour Alexis Dudden20, ce ratage proviendrait du fait que, pour les victimes du Japon, les excuses offertes ont toujours été jugées insuffisantes. La politique japonaise serait ainsi caractérisée, non par un manque d’excuses (failure to apologize), mais par un manque de succès de ces excuses(apology failure)21. Les gouvernants et la société japonais seraient loin de saisir pleinement l’importance fondamentale des événements de la première moitié du vingtième siècle dans la formation du Japon contemporain, et les vagues regrets et remords qu’ils expriment à l’égard d’un passé confusément défini ne sont pas en mesure de produire l’effet souhaité22.
Jane W. Yamazaki23, pour sa part, voit dans les termes employés l’une des causes principales de l’échec japonais. Le soin excessif mis au choix des mots affaiblit la portée de ces excuses. Il s’agit là de nuances difficiles à rendre en français ou en anglais, comme l’utilisation du terme owabi – et non shazai – pour qualifier les « excuses ». Jane W. Yamazaki évoque encore d’autres raisons de l’insuccès japonais, notamment l’absence d’une résolution parlementaire claire sur la colonisation et la guerre, et également, de manière paradoxale, l’abondance des excuses. Cette constante répétition finit par donner l’impression que ce qui a été dit et écrit jusqu’à présent était toujours imparfait24.
Jennifer Lind25 est plus radicale. Selon elle, le cas nippo-coréen prouverait qu’une véritable réconciliation n’est pas liée à des excuses, et que celles-ci peuvent même nuire. Des excuses sont susceptibles de provoquer des réactions d’opposition brutales et passionnées à l’intérieur du pays, qui alarment les observateurs étrangers et les États voisins. Car s’excuser, ce n’est pas seulement évoquer le passé, c’est aussi signifier ses intentions pour l’avenir. Ainsi, des efforts bien intentionnés peuvent-ils se révéler contre-productifs et atteindre l’objectif inverse de celui qui était souhaité. C’est ce qui se serait passé dans le cas nippo-coréen.
2010 | La réconciliation ?
Jennifer Lind, semble-t-il, noircit quelque peu le portrait des relations nippo-coréennes, et par là même, l’effet néfaste qu’auraient produit les excuses japonaises. Certes, le Japon et la Corée du Sud se querellent parfois vigoureusement, et les sujets de discorde ne manquent pas – de la question historique au différend territorial autour des îles Takeshima/Tokto, mais dans le même temps, les relations bilatérales sont, à bien des égards, excellentes – ainsi que l’attestent l’ampleur des échanges économiques et culturels, la régularité des rencontres officielles, et la coopération militaire.
L’année 2010 – qui marquera le centenaire de l’annexion de la Corée – va-t-elle être mise à profit pour approfondir cette coopération et sceller la réconciliation ? La crainte est de voir débats et controverses relancés, notamment autour de la légalité des traités du début du siècle. Or, cette question est liée à celle de l’Empereur. En effet, l’annexion de 1910 avait été effectuée au nom de ce dernier, le traité d’annexion stipulant que l’empereur de Corée « concédait totalement et définitivement sa souveraineté entière sur l’ensemble de la Corée » à l’empereur du Japon.
L’Empereur actuel s’est excusé à maintes reprises pour les souffrances infligées à la Corée et à son peuple, mais il n’a jamais fait allusion au traité d’annexion lui-même. En outre, l’Empereur ne s’est jamais rendu en Corée (contrairement à un déplacement en Chine en 1992). Les Coréens désirent une telle visite, ils l’ont espéré en 2002 pour le Mondial, et ils réitèrent régulièrement leur invitation. Mais à chaque fois, le gouvernement japonais décline, justifiant son refus par des raisons de sécurité, certainement réelles. Mais on ne peut non plus s’empêcher de penser que ce refus est également motivé par la crainte d’avoir à formuler des excuses d’une autre dimension, ayant trait à la légalité même de l’annexion.
Park Yu-Ha, brillante universitaire coréenne spécialiste de littérature japonaise, a récemment publié une courageuse invitation à la réconciliation, qui a suscité un large écho dans les deux pays26. Elle y demande de ne pas raviver les anciennes querelles, mais de saisir l’occasion du centenaire de 2010 pour s’engager résolument sur la voie d’une nouvelle ère nippo-coréenne, un nouveau siècle de coopération fondée sur la réconciliation27.
2010 sera-t-elle l’année de la réconciliation ? Nul ne peut encore le dire. Mais pour qu’il en soit ainsi, deux événements (au moins) devront s’accomplir : l’adoption d’une résolution parlementaire claire et sans équivoque sur l’annexion et la période coloniale, et une visite impériale en Corée, accompagnée de gestes forts et d’excuses inédites. Alors, et alors seulement, pourra se refermer l’interminable chapitre des excuses nippo-coréennes.
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NOTES
- Treaty on Basic Relations between Japan and the Republic of Korea, 1965, Tokyo. Disponible sur : http://www.ioc.u-tokyo.ac.jp/~worldjpn/documents/texts/docs/19650622.T1E.html))[↩]
- Jane W. Yamazaki, Japanese Apologies for World War II : A Rhetorical Study, London, Routledge, 2006. p. 34. Des termes similaires, mais un peu plus explicites, seront utilisés en 1972, lors du rétablissement des relations avec la Chine.[↩]
- Discours du secrétaire en chef du cabinet Miyazawa sur les manuels d’histoire, 26 août 1982. Disponible sur : http://www.mofa.go.jp/mofaj/area/taisen/miyazawa.html ; https://www.mofa.go.jp/policy/postwar/state8208.html[↩]
- http://www.geocities.jp/nakanolib/choku/cs59.htm ; http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,950151,00.html[↩]
- http://www.geocities.jp/nakanolib/choku/ch02.html[↩]
- Salutations du Premier ministre Kaifu lors du banquet de bienvenue de M. et Mme Roh Tae-woo, président de la République de Corée, 25 mai 1990. Disponible sur : http://www.ioc.u-tokyo.ac.jp/~worldjpn/documents/texts/JPKR/19900525.S1J.html[↩]
- Discours politique du Premier ministre Kiichi Miyazawa lors de sa visite en République de Corée, 17 janvier 1992, Séoul. Disponible sur : http://www.ioc.u-tokyo.ac.jp/~worldjpn/documents/texts/exdpm/19920117.S1J.html[↩]
- http://www.mofa.go.jp/policy/postwar/state9207.html[↩]
- Discours du secrétaire en chef du cabinet du Japon Kono concernant l’annonce des résultats de l’enquête sur les femmes de réconfort, 4 août 1993. Disponible sur : https://www.mofa.go.jp/mofaj/area/taisen/kono.html[↩]
- Asian Women’s Fund, http://www.awf.or.jp/[↩]
- Lettre du Premier Ministre aux anciennes femmes de confort, 1996. Disponible sur : http://www.awf.or.jp/e6/statement-12.html[↩]
- http://english.chosun.com/w21data/html/news/200703/200703030004.html[↩]
- http://www.thomas.gov/cgi-bin/query/D?c110:2:./temp/~c110Bpaybv:[↩]
- “Résolution pour renouveler notre détermination pour la paix sur la base des leçons de l’histoire” adoptée par la Chambre des représentant, 9 juin 1995. Disponible sur : http://www.ioc.u-tokyo.ac.jp/~worldjpn/documents/texts/docs/19950609.O1J.html ; Discours du Premier ministre à la Diète, 9 juin 1995. Disponible sur : http://www.mofa.go.jp/announce/press/pm/murayama/address9506.html[↩]
- “À l’occasion de l’anniversaire de la fin du 50e anniversaire de la guerre” (discours dit de Murayama), 15 août 1995. Disponible sur : http://www.mofa.go.jp/mofaj/press/danwa/07/dmu_0815.html[↩]
- http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,983351,00.html[↩]
- Déclaration conjointe Japon-Corée – Nouveau partenariat Japon-Corée pour le XXIe siècle, 8 octobre 1998, Tokyo. Disponible sur : http://www.mofa.go.jp/mofaj/kaidan/yojin/arc_98/k_sengen.html[↩]
- https://www.kantei.go.jp/jp/archive/index.html ; http://www.kantei.go.jp/foreign/koizumispeech/2005/08/15danwa_e.html[↩]
- Nishio Kanji et al., Atarashii rekishi kyōkasho (Nouveau manuel d’histoire), Fusōsha, 2001. Une seconde édition a été publiée en 2005.[↩]
- Alexis Dudden, Troubled Apologies Among Japan, Korean and the United States, New York, Columbia University Press, 2008. p.41[↩]
- Idem. p.33[↩]
- Idem. p.34.[↩]
- Yamazaki, op. cit.[↩]
- Idem. p.134-5.[↩]
- Jennifer Lind, Sorry States: Apologies in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2008.[↩]
- Yu-Ha Park, Wakai no tame ni (Pour une réconciliation), Heibonsha, 2006.[↩]
- Idem., p.234.[↩]