Quel est le poids de la question coloniale dans la relation de Chypre, de l’Irlande et de Malte avec le Royaume-Uni ? Elise Fréron montre que la multiplication des gestes symboliques par l’ancienne puissance coloniale a pu, avec l’Union Européenne comme espace de médiation, contribuer à normaliser les relations interétatiques.
Cet article est initialement paru dans le dossier “Excuses d’Etat” du n°10 de la revue Raison publique (mai 2009).
Les Républiques de Chypre, d’Irlande et de Malte, pays membres de l’Union Européenne, partagent un même héritage historique : celui d’avoir été, pendant une période plus ou moins longue de leur histoire, des colonies britanniques. Aujourd’hui cependant, dans le cadre du projet institutionnel européen, elles sont en principe sur un pied d’égalité avec leur ancienne puissance coloniale, avec laquelle elles sont donc amenées à développer des relations de partenariat, et non plus de subordination. Ce ne sont certes pas les seuls cas de relations post-coloniales dans le contexte européen, puisqu’on peut penser par exemple aux liens unissant le Danemark à ses anciennes colonies, ou la Suède à la Finlande. Mais le cas des anciennes colonies européennes du Royaume-Uni est particulier parce que le passé colonial possède une triple proximité : au niveau temporel d’abord, avec une indépendance partielle de la République d’Irlande en 1921, de la République de Chypre en 1960, et de la République de Malte en 1964 ; au niveau géographique ensuite, surtout en comparaison des colonies africaines ou asiatiques des grandes puissances européennes ; et proximité politique enfin, en raison des liens politiques qui se construisent peu à peu entre les membres de l’Union européenne.
La comparaison des cas de Chypre, de l’Irlande et de Malte est toutefois limitée par une série d’asymétries, relatives d’abord à leur date d’adhésion à l’Union européenne (en 1973 pour la République d’Irlande, au même moment que le Royaume-Uni, mais plus de deux décennies plus tard, en 2004, pour Chypre et Malte), à la nature de leurs liens avec le Royaume-Uni (en autres différences, Chypre et Malte font toujours partie du Commonwealth, ce qui n’est plus le cas de l’Irlande depuis 1949, moment de son passage au statut de République), et enfin au niveau de leur situation politique « interne » (les îles de Chypre et d’Irlande sont encore aujourd’hui le théâtre d’un conflit politique, dont certaines racines remontent à la période coloniale). Ainsi que nous le verrons, ces différences ne sont pas sans influer sur la nature des relations avec l’ancienne puissance coloniale, notamment celles qui renvoient au cadre institutionnel européen. À l’inverse d’un cadre colonial ou même postcolonial, l’Union Européenne se fonde en effet sur des relations où l’égalité formelle entre ses membres est posée, et où, en principe, des relations de respect et de confiance mutuelles se développent. En ce sens, « l’épuration » des contentieux issus de l’histoire, que ceux-ci renvoient aux différentes guerres interétatiques, ou à une période de colonisation, apparaît comme un préalable indispensable à la coopération bi- et multilatérale. En particulier, les initiatives prises afin de « tirer un trait sur le passé », comme des excuses ou des gestes symboliques échangés, sont évidemment cruciales, en tant qu’indicateur de la nature des relations diplomatiques entretenues. On peut ainsi se demander si la question coloniale pèse toujours sur les relations entre le Royaume-Uni et ses anciennes colonies européennes, et plus précisément quels sont les domaines de politique dans lesquels le colonialisme et les expériences passées continuent d’affecter la collaboration. Si les épisodes particulièrement douloureux de la période coloniale ont fait l’objet d’excuses ou au moins d’un débat ouvert et public, quel impact ces initiatives ont-elles eu sur l’évolution des relations interétatiques, et que nous disent-elles de la manière dont un passé commun, même douloureux, peut constituer une ressource dans la coopération interétatique ?
Symboles et normalisation des relations interétatiques
L’importance des gestes symboliques, comme les excuses ou les visites officielles, dans les relations internationales est bien connue, aussi bien pour leurs effets apaisants et facilitateurs, que pour leurs effets potentiellement déstabilisateurs1. Pour les couples interétatiques partageant un passé colonial, ces gestes symboliques sont particulièrement importants, car ils peuvent être utilisés soit pour signifier le maintien d’une relation asymétrique, ou au contraire pour inaugurer une nouvelle relation, plus égalitaire. Parmi les signaux symboliques qui méritent qu’on s’y arrête, les visites officielles des chefs d’État sont particulièrement importantes, et sont d’ailleurs souvent au cœur de l’attention médiatique. L’existence, mais aussi la forme et la nature de ces visites peuvent être considérées comme des indicateurs et des baromètres des relations interétatiques. Elles peuvent aussi être utilisées comme un moyen de mettre la pression sur un autre gouvernement. Ainsi par exemple, la préparation de la première visite de la Reine d’Angleterre en République d’Irlande depuis 1921 est actuellement utilisée par le gouvernement irlandais afin de faire pression sur son homologue britannique afin qu’il accélère la mise en œuvre du processus de paix en Irlande du Nord2. Pour le gouvernement irlandais, la normalisation de ses relations avec le Royaume-Uni, incarnée notamment par ces visites officielles, semble donc très directement dépendante de la résolution du conflit en Irlande du Nord, qui continue d’incarner le « contentieux » irlando-britannique.
De telles difficultés ne semblent pas exister entre le Royaume-Uni et ses autres anciennes colonies européennes, Chypre et Malte. Depuis leurs déclarations d’indépendance respectives, la Reine Elisabeth s’est en effet rendue 4 fois à Malte3 et à Chypre4. Toutefois, on peut noter que certaines de ces visites se sont faites dans le cadre de sommets des chefs d’État du Commonwealth, et non dans un cadre bilatéral. Il s’agissait donc de visites officielles d’un type spécifique, n’impliquant pas nécessairement la volonté de renforcer des liens bilatéraux. Par ailleurs, il est intéressant de constater que la Reine ne s’est pas rendue à Chypre depuis 1993, précisément durant un sommet des chefs d’État du Commonwealth, tandis qu’une série de petits incidents diplomatiques sont venus entacher les relations entre les deux pays par la suite5, témoignant d’un refroidissement certain, que l’accession de Chypre à l’Union Européenne ne semble pas encore parvenue à endiguer. Ainsi, les cas de Chypre, de Malte et de l’Irlande illustrent la double fonction des visites officielles, avec d’un côté des visites principalement protocolaires, dont le contenu et la portée politiques sont relativement faibles, ce qui permet de les multiplier, et d’un autre côté des visites dont le sens et l’impact politiques sont considérables, et qui font donc l’objet d’intenses marchandages et négociations, ce qui peut compliquer leur organisation au point d’en retarder indéfiniment la mise en place. Est-il, par homologie, possible de mettre en évidence une dichotomie similaire dans le domaine des excuses ?
La diplomatie des excuses irlando-britannique
Les excuses constituent une forme hautement significative de gestes symboliques. Tout leur intérêt tient au fait, déjà souligné par de nombreux auteurs, qu’elles permettent à la fois de tirer un trait symbolique sur un événement ou une période douloureuse, et en même temps d’inaugurer de nouvelles relations6. Très souvent, les excuses ont lieu lorsqu’un consensus au moins partiel sur ce qui s’est passé peut être établi, par exemple sous la forme de travaux d’une commission ou d’un procès. La comparaison des rapports entretenus par le Royaume-Uni avec ses anciennes colonies européennes montre que seules les relations irlando-britanniques ont véritablement pris une telle direction. Cette évolution s’incarne notamment dans un procès lancé par le gouvernement britannique à propos des événements du Bloody Sunday7, également appelé « enquête Saville », à partir de 1998. Cet événement, particulièrement marquant dans l’histoire de l’Irlande du Nord, avait déjà fait l’objet de multiples déclarations politiques de la part des gouvernements irlandais et britannique, et avait surtout généré une intense mobilisation internationale. Le premier procès organisé à la suite des événements, et dont les actes sont consignés dans le rapport Widgery8, avait abouti à la relaxe de tous les soldats impliqués dans les tirs. Plus encore, le procès rejetait la faute sur les manifestants, conformément au point de vue du gouvernement britannique, tel qu’exprimé le lendemain du Bloody Sunday par Reginald Maudling, alors ministre de l’intérieur de la Grande-Bretagne, devant la Chambre des Communes : « [Cette] marche a été organisée pour défier délibérément une décision légale de bannir les marches »9. L’heure était alors à la négation de toute responsabilité côté britannique.
Cet épisode empoisonnant durablement les relations anglo-irlandaises alors en pleine recomposition suite à leur adhésion conjointe à la CEE, le discours du gouvernement britannique a toutefois petit à petit pris une tonalité totalement différente. Cet infléchissement fut officialisé en 1992 lorsque le leader tory, John Major, alors Premier Ministre, avait, dans une lettre envoyée au leader nationaliste nord-irlandais John Hume, reconnu l’innocence des victimes, sans toutefois autoriser la réouverture d’un procès10. Son successeur, Tony Blair, a néanmoins annoncé en janvier 1998, lors d’un discours à la Chambre des Communes, qu’une nouvelle enquête serait menée, « afin de clore ce chapitre douloureux une bonne fois pour toutes ». Cette dernière, ouverte depuis plus de dix ans, n’a toujours pas livré ses conclusions, et est au cœur de nombreuses polémiques11, y compris sur son bien-fondé, de nombreux hommes politiques estimant en effet que l’argument selon lequel elle était nécessaire à la résolution du conflit en Irlande du Nord est infondé, et qu’une simple déclaration officielle aurait suffi12. Bien que les excuses formelles du gouvernement britannique aient été repoussées à l’issue du procès, il paraît aujourd’hui plus que probable que le rapport issu de l’enquête Saville amènera le gouvernement britannique à exprimer sa contrition, de manière à tirer un trait définitif sur cet épisode.
Les excuses au sujet de la Grande Famine13 sont sans doute encore plus intéressantes à examiner. Ce douloureux épisode de l’histoire irlandaise, qui amena la mort de près d’un million d’Irlandais entre 1845 et 1850, demeure extrêmement sensible en Irlande, et pèse depuis longtemps sur les relations irlando-britanniques, même si la plupart des historiens estiment que le gouvernement britannique ne peut en être tenu pour seul responsable. Néanmoins, depuis plusieurs décennies, une partie des milieux culturels et intellectuels irlandais, ainsi que de la diaspora irlandaise des États-Unis, ont exprimé leur attente d’excuses formelles du gouvernement britannique. En juin 1997, un premier pas fut franchi avec le discours de Tony Blair prononcé à l’occasion du 150ème anniversaire de la Grande Famine d’Irlande. Ce discours présentait des excuses pour l’incapacité du gouvernement britannique de l’époque à gérer la crise, et pour avoir « failli auprès de son peuple », tout en mettant l’accent sur les liens étroits existant entre la Grande-Bretagne et la République d’Irlande, en saluant notamment la contribution de l’émigration irlandaise à la société britannique contemporaine. Ce discours a irrité à la fois ceux qui estiment que le Royaume-Uni ne peut être tenu seul responsable de ce désastre, et ceux qui considèrent au contraire que ses représentants doivent des excuses formelles au peuple irlandais. En blâmant le gouvernement de Londres de l’époque, mais sans émettre les excuses formelles demandées par nombre d’hommes politiques irlandais, Tony Blair a mis au jour les nombreux points d’ombre et les contradictions qui continuent d’entacher les relations irlando-britanniques. Néanmoins, ce geste est apparu comme témoignant d’une volonté de réconciliation entre les deux pays, contribuant à l’amélioration des relations interétatiques, dans un contexte de négociation d’un accord de paix en Irlande du Nord, qui fut ensuite signé en avril 1998.
Dans un discours prononcé l’année suivante, le 26 novembre 1998, face aux parlementaires irlandais, Tony Blair est revenu sur sa conception des excuses comme moyen de se « libérer du fardeau de l’histoire » : « Nous pouvons essayer de laisser les Histoires de nos pays derrière nous, essayer de pardonner et d’oublier ces anciennes inimitiés et regarder de concert vers un futur meilleur »14. Il n’est donc guère étonnant que les relations anglo-irlandaises aient été marquées, cette dernière décennie, par une multitude d’excuses et de demandes d’excuses proférées de part et d’autre, concernant plus particulièrement les événements survenus depuis la fin des années 1960 en Irlande du Nord. Ces excuses ou demandes d’excuses, concernant le plus souvent des incidents ou des individus précis15, traduisent une volonté générale d’épuration ou d’assainissement d’une période qui, aux yeux de nombre de Britanniques et d’Irlandais, apparaît comme marquée par beaucoup trop d’abus et d’irrégularités. Ces gestes symboliques, qui se sont multipliés depuis la fin des années 1990, participent d’un processus plus général de normalisation des relations irlando-britanniques, dont l’apogée a été incarnée par la signature des accords de paix de 1998 en Irlande du Nord, dont le but était de mettre symboliquement autant que physiquement un terme au conflit qui y oppose les communautés nationaliste et unioniste. L’ensemble de ces gestes peut être interprété comme une sorte de divorce à l’amiable, une liquidation des derniers points de contentieux, annonçant la mise en place d’une relation plus apaisée et égalitaire.
Le contentieux chypriote
En ce qui concerne les relations du Royaume-Uni avec les Républiques de Chypre et Malte, un tel processus est plus difficilement perceptible, pour ne pas dire inexistant. Sans doute ces relations sont-elles, au moins en apparence, un peu moins épineuses que les relations irlando-britanniques ne l’ont été jusqu’à une période récente, et fournissent donc moins d’occasions d’excuses formelles. Cependant, dans le cas de Chypre en particulier, on peut remarquer que toute une série d’événements sont sujets à polémique et mériteraient une attention pour améliorer les relations entre les deux pays. Par exemple, la mise à disposition en 2007 de nouveaux documents par le gouvernement britannique a généré des doutes considérables en ce qui concerne l’attitude du Royaume-Uni au moment de l’intervention militaire turque en 1974. Le gouvernement britannique est notamment accusé par certains responsables politiques et chercheurs chypriotes d’avoir en fait approuvé, aux côtés des États-Unis, cette intervention16. Les responsables britanniques n’ont pas réagi officiellement à ces accusations, et sont par ailleurs resté relativement silencieux face aux derniers développements du conflit chypriote, alors que le Royaume-Uni est pourtant officiellement garant de la constitution de 1960, et donc de sa stabilité politique.
Un autre sujet de friction entre les deux pays est celui des deux bases militaires, soit l’équivalent de quatre-vingt-dix-neuf milles carrés, que le Royaume-Uni maintient sur le sol chypriote depuis son accès à l’indépendance17. Pour beaucoup de Chypriotes, ces bases militaires, pour lesquelles le Royaume-Uni a obtenu une concession perpétuelle, sont une source constante de vexation, l’expression de la violation de leur souveraineté, et ce d’autant que les Britanniques n’ont pas exercé leur rôle de protecteurs au moment de l’intervention militaire turque en 1974. De plus, le traité accordant au Royaume-Uni la souveraineté sur ces bases prévoyait aussi que le gouvernement britannique verserait tous les cinq ans une « compensation » au gouvernement chypriote, sous forme d’une aide financière, engagement qui n’a jamais été honoré. Beaucoup d’hommes politiques chypriotes, dont le député européen Marios Matsakis, dénoncent donc régulièrement l’existence de ces bases et appellent l’opinion publique nationale et internationale à se mobiliser pour leur disparition, et à faire pression sur le gouvernement britannique en ce sens18. Le gouvernement chypriote lui-même a pris position pour leur fermeture, mais là encore, son homologue britannique n’a pas officiellement réagi.
On remarque ainsi une différence importante entre les cas irlandais et chypriote : dans le cas irlandais, le gouvernement britannique s’est fortement investi non seulement afin de résoudre les derniers restes du conflit qui les opposait, mais aussi afin de définitivement pacifier leurs relations. Dans le cas chypriote au contraire, depuis l’intervention turque, le gouvernement britannique a maintenu une position de retrait, n’a quasiment jamais pris d’initiative en matière de résolution du conflit, et n’a pas répondu aux demandes d’explication de la part de divers hommes politiques ou officiels chypriotes. Ceci peut d’ailleurs largement s’expliquer par l’attitude du gouvernement chypriote lui-même, qui tout en étant favorable à un soutien britannique, a constamment rejeté une implication britannique trop importante, et a entretenu une forte suspicion à son égard. On peut également noter que le conflit chypriote fait d’ores et déjà l’objet d’un fort investissement de la part de la Grèce et de la Turquie, ce qui finalement laisse peu de place à la diplomatie britannique.
Mais une autre raison semble encore plus importante : celle des statuts différenciés de l’Irlande et de Chypre vis-à-vis du Royaume-Uni. D’une part, l’Irlande et le Royaume-Uni sont si proches, géographiquement, mais aussi socialement, culturellement et économiquement, qu’elles sont d’une certaine manière obligées de s’entendre. Mais surtout, d’autre part, il semble que le cadre européen ait joué un rôle central, en permettant l’essor économique de l’Irlande, et en l’élevant depuis longtemps comme partenaire politique privilégié du Royaume-Uni, au même titre que les autres États européens. Chypre et Malte, États plus petits, plus faibles économiquement, et tous récents membres de l’Union européenne, n’ont pas encore bénéficié d’une évolution aussi significative. Il semble ainsi que le temps des excuses ne soit pas venu dans le cas des relations entre le Royaume-Uni et Chypre, puisqu’on assiste plutôt au maintien d’un discours oppositionnel côté chypriote, et à la perpétuation d’une relation asymétrique. Ainsi, même dans le cadre de l’Union Européenne, les relations entre les deux pays restent très tendues, et peinent à se normaliser19, d’autant que, depuis le rejet du Plan Annan par la population du sud de l’île en avril 2004, la population tout autant que le gouvernement chypriotes suspectent le gouvernement britannique de vouloir « favoriser » la population chypriote turque du nord de l’île. À cet égard, il est toutefois intéressant de constater que, comme dans le cas des relations anglo-irlandaises, l’échelon européen tend peu à peu à faire office de lieu de médiation entre représentants britanniques et chypriotes, en lieu et place d’arènes strictement bilatérales, avec un rôle important joué dans les deux pays par les départements ministériels délégués aux affaires européennes. Dans cette mesure, et même si ce processus, dans le cas de Chypre, n’en est qu’à ses balbutiements, on peut estimer que la construction européenne joue un rôle globalement positif dans la normalisation des relations entre le Royaume-Uni et ses anciennes colonies, car elle permet de substituer un cadre multilatéral dans lequel le principe de l’égalité entre membres est posé, à des relations bilatérales très asymétriques du fait du passé colonial. En ce sens, si elle ne présuppose pas que des excuses soient formulées, elle joue très certainement un rôle d’apaisement.
Une relation apaisée ? Le cas de Malte
Le cas de Malte, colonie britannique entre 1814 et 1964, semble en relatif décalage avec les deux précédents, d’une part parce que Malte n’est déchirée par aucun conflit majeur, à la différence de l’Irlande et de Chypre, et d’autre part parce que les thèmes de discorde avec le Royaume-Uni semblent beaucoup moins nombreux et importants. Malte avait volontairement rejoint l’Empire britannique en 1814, et en est sortie sans trop de difficultés un siècle et demi plus tard, dans un contexte où l’importance géopolitique de l’archipel pour le Royaume-Uni avait nettement décru. Certes, certains épisodes ayant mené à cette indépendance, comme celui du Sette Giugno20, restent contentieux, de même que certains événements survenus durant la deuxième Guerre Mondiale, période durant laquelle Malte a payé un lourd tribut pour sa participation à l’effort de guerre aux côtés du Royaume-Uni et des États-Unis. À titre d’exemple, on peut citer le cas des internati, des personnalités maltaises accusées de soutenir l’Italie fasciste pendant la guerre, et consécutivement déportées en Ouganda par la Couronne Britannique. Aujourd’hui, certains nationalistes maltais, affirmant que ces internati n’avaient été déportés qu’en raison de leur volonté de promouvoir l’indépendance de Malte, demandent des excuses au gouvernement ou à la Reine britannique, mais n’ont pour l’heure suscité aucune réaction des officiels britanniques21, tandis que le gouvernement maltais, soucieux de maintenir de bonnes relations avec le Royaume-Uni, se désolidarisait de leur demande.
Depuis l’indépendance de Malte, les deux gouvernements ont déployé des efforts conséquents afin de construire et d’entretenir de bonnes relations, notamment dans le cadre de l’accession de Malte à l’Union Européenne. Cela s’est en particulier traduit par la conclusion de divers accords de coopération entre les deux pays22, notamment destinés à accompagner le processus d’intégration européenne de Malte23. Ainsi, comme dans les deux autres cas, les procédures d’accession à l’Union Européenne semblent avoir joué un rôle important d’incitation au renforcement des relations bilatérales entre les deux pays. Cette solidification a notamment pris la forme de procédures telles que les jumelages24 qui, tout en maintenant l’ancienne colonie dans une relation d’asymétrie, témoignent bien de l’étroitesse des rapports entretenus. Les textes officiels accompagnant les initiatives bilatérales insistent ainsi sur l’appartenance de Malte et du Royaume-Uni à des institutions communes, le Commonwealth bien entendu, mais surtout l’Union Européenne.
Ainsi, la nature aujourd’hui relativement paisible des relations entre Malte et le Royaume-Uni contraste clairement avec les cas de Chypre et de l’Irlande, suggérant l’importance de deux obstacles majeurs dans l’apaisement des relations : d’une part celui de la souveraineté, objet de contestation à Chypre notamment en raison du maintien des bases militaires britanniques, mais aussi de la division de l’île, et objet de tensions en Irlande en raison du maintien de la souveraineté de la Grande-Bretagne sur la partie nord-est de l’île ; toutefois, dans un cas, celui de Chypre, cette question ne fait l’objet pour l’instant d’aucune discussion bilatérale, tandis que dans l’autre, celui de l’Irlande, de multiples initiatives ont été menées par les deux gouvernements afin d’apaiser les tensions ; d’autre part, deuxième obstacle, celui du conflit latent déchirant les îles de Chypre et d’Irlande, impliquant des tensions sur les scènes politiques internes, et générant des attentes parfois déçues vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale ; mais là encore, pour des raisons politiques et institutionnelles évidentes, l’implication britannique est beaucoup plus importante sur l’île d’Irlande qu’à Chypre.
La comparaison de ces différents exemples d’excuses et de gestes symboliques illustre la difficulté de formuler des excuses en politique étrangère, mais aussi de manière plus générale l’importance des gestes symboliques afin de réussir à pacifier peu à peu des relations au passé houleux. Plusieurs facteurs semblent jouer un rôle décisif dans la formulation d’excuses ou dans la mise en place de gestes symboliques par le Royaume-Uni : d’abord, la possibilité de formuler des excuses paraît liée à l’évolution du cadre politique (intégration européenne essentiellement) et à l’évolution du contenu des relations entre les deux pays. Ainsi, dans le cas des relations irlando-britanniques, les excuses semblent dépendantes de la reconnaissance du statut de partenaire de l’Irlande par le Royaume-Uni. Les excuses ne visent donc pas à instaurer une relation plus égalitaire (en tout cas, pas de la part du gouvernement qui formule des excuses), mais doivent plutôt être interprétées comme la conséquence de la reconnaissance du changement de statut de l’interlocuteur. Dans le cas britannique, les excuses et gestes symboliques incarnent donc la réussite d’un processus de normalisation. Comme l’Irlande est le seul pays qui ait plus ou moins acquis, au moins au niveau économique, le niveau d’interlocuteur « égal » au Royaume-Uni au sein de l’Union Européenne, il n’est guère étonnant que les excuses du Royaume-Uni la concernent exclusivement.
Second facteur décisif, les excuses jouent le rôle d’instrument de politique étrangère dans la mesure où elles sont clairement liées à des objectifs politiques immédiats : la volonté de résolution du conflit nord-irlandais en particulier peut expliquer cette volonté du gouvernement britannique (ou de Tony Blair) de faire des excuses au gouvernement irlandais, comme geste de bonne volonté afin de faciliter la conclusion d’un accord de paix. Il est intéressant de noter que la formulation d’excuses ne semble pas directement liée à la reconnaissance d’une responsabilité (ainsi qu’en témoigne le refus de John Major de relancer le procès du Bloody Sunday alors même qu’il reconnaissait par ailleurs l’innocence des victimes), ni à une demande formelle de la « victime » ou de ses descendants (ainsi qu’en témoignent la relance du procès du Bloody Sunday par Tony Blair, et, à l’opposé, le silence du gouvernement britannique au sujet du rôle du Royaume-Uni au moment de l’intervention turque à Chypre). A contrario, on peut remarquer que le gouvernement britannique n’a formulé aucune excuse pour l’acte et la période de colonisation eux-mêmes. En effet, dans le cas irlandais notamment, de telles déclarations reviendraient à fragiliser le processus de paix en Irlande du Nord en relançant, ou en prenant le risque de relancer, le débat autour de la légitimité de la partition de l’Irlande. Nous pouvons ainsi formuler l’hypothèse que les excuses n’interviennent finalement que sur des sujets dont le caractère contentieux est peu important, parce qu’ils renvoient à des épisodes anciens de l’histoire (la Grande Famine par exemple), ou alors dans des domaines, comme le Bloody Sunday, qui vont permettre une avancée politique. Dans le cas britannique, la « diplomatie des excuses » n’est donc pas nécessairement liée à une « moralisation » des relations interétatiques mais constitue bien un outil à la disposition des hommes politiques et diplomates.
Il convient enfin d’insister sur le fait que si les gestes symboliques semblent cruciaux afin d’accompagner et de signifier un changement dans la nature des relations interétatiques, ils dépendent à la fois de la volonté des partenaires de les initier et de les accepter, mais aussi de la personnalité des individus, en tant que personnes, qui les lancent. Dans le cas irlando-britannique en effet, il est clair que la personnalité de Tony Blair a joué un rôle central dans les gestes symboliques concédés par le gouvernement britannique. Cet impact des personnalités devient particulièrement clair si on compare la personnalité et les efforts de Tony Blair pour l’amélioration des relations irlando-britanniques à ceux de Margaret Thatcher ou de Winston Churchill. Le poids de certains hommes ou femmes politiques dans la décision de « faire des excuses » est déterminant : jamais le Royaume-Uni ne s’est, semble-t-il, autant excusé auprès de ses anciennes colonies que durant cette dernière décennie, notamment sous l’impulsion conjointe de Tony Blair et de la Reine Elisabeth : en sus des excuses formulées à l’Irlande pour l’épisode de la Grande Famine, entre autres exemples, la Reine a présenté ses excuses en 1995 aux Maoris de Nouvelle Zélande pour les épisodes de la décennie 1860, a exprimé sa peine en 1997 aux habitants d’Amritsar au Punjab au regard du massacre de 1200 personnes en 1919, et en 2006 Tony Blair a exprimé sa « profonde tristesse »25 au sujet de l’esclavage.
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NOTES
- Voir notamment Herbert Kelman (dir.), International Behavior : A Socio-Psychological Analysis, New York, Holt, 1965 ; Glen Fisher, Mindsets. The Role of Culture and Perception in International Relations, Boston, MA, Intercultural Press, 1997; Deborah Welch Larson, « Trust and Missed Opportunities in International Relations », Political Psychology, 1997, vol. 18, no 3, p.701-734.[↩]
- Mary McAleese a ainsi déclaré, le 19 mars 2008, la suite d’un entretien avec la Reine lors d’un de ses déplacements en Irlande du Nord, qu’une telle visite pourrait avoir lieu « dès que le processus de dévolution serait achevé en Irlande du Nord », c’est-à-dire lorsque le gouvernement nord-irlandais de partage du pouvoir aurait en charge l’ensemble de ses attributions prévues par les accords de paix de 1998, notamment la police et la justice (Belfast Telegraph, 20 mars 2008).[↩]
- En novembre 1967, mai 1992, novembre 2005 et novembre 2007.[↩]
- En janvier 1961, novembre 1983, mars 1984 et octobre 1993.[↩]
- En 1998 par exemple, le Président de la République de Chypre a refusé de se rendre à la cérémonie organisée en l’honneur de l’anniversaire de la Reine.[↩]
- Janna Thompson, « The Apology Paradox », The Philosophical Quarterly, 2000, vol. 50, no 201, p. 473-474.[↩]
- Le 30 janvier 1972, durant une manifestation pour les droits civiques organisée à (London)Derry, en Irlande du Nord, des militaires britanniques ont ouvert le feu sur la foule et tué 13 personnes.[↩]
- Report of the Widgery Tribunal, Her Majesty’s Stationery Office, London, 1972.[↩]
- Reginald Maudling, House of Commons, 31 janvier 1972.[↩]
- Selon Don Mullan, Eyewitness Bloody Sunday, Wolfhound, Printing Press, 1997.[↩]
- Notamment sur son coût, estimé en novembre 2008 à 214 millions d’euros depuis son lancement.[↩]
- Ce point de vue est d’ailleurs partagé par de nombreux responsables du mouvement nationaliste nord-irlandais, comme le vice-Premier Ministre du gouvernement nord-irlandais, Martin McGuinness. Voir par exemple : « McGuinness says Saville Inquiry was unnecessary. “Apology would have been enough” », Belfast Telegraph, 20 mars 2008.[↩]
- Entre 1845 et 1850, les récoltes de pommes de terre, aliment de base des paysans irlandais, furent détruites par une épidémie de mildiou. L’Irlande perdit le quart de sa population en 6 ans, les plus pauvres mourant de faim (entre 500 000 et un million de morts selon les estimations), les autres fuyant vers les États-Unis ou l’Australie. Durant cette même période, des cargaisons de céréales et de bétail étaient toujours exportées depuis l’Irlande vers la Grande-Bretagne, si bien que cette dernière a été accusée d’avoir réagi trop tard, et de manière insuffisante, à ce désastre.[↩]
- Tony Blair, Discours au Parlement Irlandais, 26 novembre 1998, accessible à http://www.historyplace.com/speeches/blair.htm[↩]
- À titre d’exemple, on peut citer les excuses formulées en août 2007 par le Ministre de la Défense britannique à la famille de Daniel Hegarty, tué par l’Armée britannique en Juillet 1972 à (London) Derry, et désigné comme « terroriste » alors qu’il était innocent. En ce qui concerne les demandes d’excuses formulées par des individus ou groupes d’individus, on peut penser par exemple à l’épisode du « Massacre de Ballymurphy », survenu entre le 9 et le 11 août 1971, et durant lequel 11 personnes de Belfast Ouest ont été tuées par l’Armée britannique. Une campagne est actuellement menée pour obtenir des excuses du gouvernement britannique, avec l’appui du gouvernement irlandais, ainsi qu’une enquête indépendante. Pour plus d’information consulter : http://www.iauc.org/ballymurphy[↩]
- Voir par exemple l’article de William Mallinson, « US Interests, British Acquiescence and the Invasion of Cyprus », British Journal of Political and International Relation, 2007, vol. 9, p. 494-508.[↩]
- Il faut souligner que la question des bases militaires britanniques a également été l’objet de tensions avec l’Irlande et Malte, puisque le Royaume-Uni a gardé jusqu’en 1938 la souveraineté sur trois ports irlandais stratégiquement situés (Cobh, Berehaven et Lough Swilly), et que la dernière base militaire britannique à Malte a fermé en 1979, soit quinze ans après son accès à l’indépendance.[↩]
- Voir notamment les articles de Menealos Hadjicostis « Bases in the spotlight » et « Matsakis pledges to continue anti-Bases campaign », Cyprus Weekly, 20 avril 2007.[↩]
- Voir par exemple l’article de Kyriacos Tsioupras « Britain hopes for improvement in Cyprus relations », Cyprus Weekly, 16 mars 2007.[↩]
- Sette Giugno (en Italien : le 7 juin), jour de la fête nationale maltaise, fait référence à des événements survenus le 7 juin 1919 quand, à la suite d’une hausse du prix du pain décidée par le gouvernement britannique, des émeutes éclatèrent et furent réprimées dans le sang par les troupes britanniques. Le même jour, les nationalistes maltais mirent en place une Assemblée Nationale, et réclamèrent l’autonomie au Royaume-Uni.[↩]
- À titre d’exemple, on peut citer le cas de la lettre que le leader du Nationalist Party, Victor Scerri, a fait parvenir au quotidien The Times le 21 novembre 2005, et dans laquelle il demandait à la Reine Elisabeth II, alors en visite à Malte pour une réunion des Chefs d’Etat du Commonwealth, de s’excuser pour cette déportation. Le Premier Ministre Maltais, Lawrence Gonzi, s’est désolidarisé d’une telle demande quelques jours plus tard (The Times, 1er décembre 2005).[↩]
- Par exemple l’accord signé par les gouvernements britanniques et maltais le 15 mars 1989 à La Vallette, « Agreement on the development of friendly relations and co-operation ».[↩]
- Par exemple le United Kingdom / Malta Europe Action Plan signé en avril 2001, et qui organise la coopération dans les domaines de la politique extérieure, de la diplomatie, ou encore de la santé.[↩]
- Les jumelages, ou « twinnings », ont été pratiqués dans la période précédant, et suivant immédiatement, l’entrée des nouveaux membres dans l’Union européenne en 2004. Ils avaient pour but de faciliter leur adoption et mise en œuvre de l’Acquis Communautaire, en invitant des États Membres plus anciens à accompagner leur mise à niveau dans différents secteurs de politique publique. Ainsi le Royaume-Uni a-t-il accompagné Malte dans 6 secteurs principaux de politique, notamment la justice et les affaires intérieures, la santé, et l’environnement.[↩]
- L’expression exacte employée par Tony Blair est « deep sorrow over slavery ». Voir Colin Brown, « Blair Admits “deep sorrow” over slavery – but no apology », The Independent, 27 novembre 2006.[↩]