Quelle est l’importance de la reconnaissance dans les processus de réconciliation ? Jean-Marc Ferry souligne l’importance de la narration de la souffrance pour construire une reconnaissance mutuelle. Cette narration doit se doubler d’une argumentation pour que les convictions prennent le pas sur les intérêts. Cet article est initialement paru dans le dossier “Excuses d’Etat” du n°10 de la revue Raison publique (mai 2009).
Que veut dire être moral ?
Ce n’est pas seulement vivre selon la vérité. Autrui appelle à être reconnu pour lui-même et pas seulement à travers ses prétentions à la validité. Sa personne n’est pas soluble dans les raisons qu’il met en discussion. Lorsque d’aventure ses raisons ne sont pas reconnues valables, alors même que son identité n’est pas assurée, autrui n’en est pas moins à considérer dans un droit justifiant que ses intérêts soient pris en compte dans la décision pratique finale. Il y a, autrement dit, une substantialité d’autrui comme personne qui, en tant que sujet de droit, est davantage qu’un porteur d’arguments. Le Soi est plutôt la totalité de l’existence propre1, et pour autant que cette totalité ne se définit pas sur un horizon seulement mondain (ne se clôt pas dans la mort), la personne est rigoureusement indisponible2, par quoi l’ascription de la dignité humaine ne saurait dépendre d’aucune condition sociale ou autre. Si l’on accepte l’idée d’une telle inconditionnalité de la dignité humaine, dont le concept théologique aide à préciser l’intuition, alors être moral ne signifie pas seulement se lier à la raison des arguments, mais aussi : respecter la personne en tant que telle.
Cela veut dire : la respecter indépendamment de tout positionnement de sa part, indépendamment même de sa participation à une communauté d’argumentation, qu’elle soit actuelle ou virtuelle. L’expérience d’autrui est comme le témoin donnant à comprendre qu’être moral ne consiste pas seulement à s’indexer à la vérité en se liant à la loi de l’argument meilleur : « No force except that of the better argument in exercised ! ». Être moral, c’est aussi bien considérer autrui dans sa vulnérabilité, à travers les expressions qui trahissent ses convictions, ses croyances, ses préoccupations, ses aspirations, ses espoirs, ses désirs, ses peurs. Être moral, c’est donc aussi se préoccuper d’autrui sous l’aspect substantiel de ce qu’il éprouve de façon vitale. C’est se décentrer par conséquent dans un souci de l’autre dont on sent plus ou moins obscurément qu’il devrait pouvoir égaler le souci de soi-même.
C’est ainsi que Hegel pouvait relier la structure de l’esprit à celle de l’amour ; car l’amour est cette figure de la reconnaissance de soi dans l’autre, qui nous suggère que la conscience individuelle ne se réalise qu’en se transcendant, qu’en sortant de soi-même pour se porter vers autrui. Dans l’amour, expliquait Hegel, « j’ai ma conscience de soi non pas en moi-même mais dans l’autre », tandis que cet autre « est de même hors de soi-même, il a sa conscience de soi seulement en moi, et tous les deux nous sommes seulement cette conscience de leur être hors de soi et de leur identité »3. Aussi l’existence d’autrui est-elle davantage que ce qu’implique l’idée d’un fondement intersubjectif du sens et de la validité en général. L’existence d’un autrui substantiel est plutôt ce à quoi se réfère le principe d’une reconnaissance réalisée dans la communauté éthique de ceux dont l’essence consiste à exister dans les autres ; autrement dit : les personnes. Concurremment au principe de vérité, le principe de reconnaissance sous-tend la morale en général et l’éthique communicationnelle en particulier. Cela revient à situer l’éthique au-delà du registre strictement argumentatif. Cet au-delà est celui d’une éthique reconstructive.
De quoi s’agit-il ? – D’une pratique du discours qui, à travers une thématisation que l’on souhaite coopérative, poursuit la reconstitution, par les intéressés, du drame qu’ils ont pu vivre avec toute leur subjectivité engagée dans une relation éventuellement jalonnée par le destin des oublis, des malentendus, humiliations et violences de toute sorte. Cette pratique requiert ainsi une attitude autocritique, une disposition à entendre la réclamation de l’autre et à reconnaître sa souffrance du point de vue de la violence que j’ai pu lui infliger, volontairement ou non. Mais elle suppose aussi une attitude correspondante chez l’autre, c’est-à-dire la même disposition à entendre mon propre récit, du moment que celui-ci se présente comme l’expression sincère d’un vécu authentique. Quant à ses idéalisations, l’attitude reconstructive attend du discours – et du discours seul, du moment que ses actes sont porteurs de reconnaissance – qu’il puisse mener à bien la réconciliation entre les protagonistes sur les ressources d’une ouverture autoréflexive et intersubjective. En cela, l’éthique reconstructive peut être regardée comme une éthique de la reconnaissance doublée d’une éthique de la responsabilité. Lever le destin de la relation blessée, cela n’est possible qu’à la condition d’une écoute réciproque des récits faisant état des vécus de part et d’autre. En étant déjà médiatisé par des narrations expressives (des récits de vie), le processus reconstructif engage sa première phase, laquelle suppose, outre la reconnaissance des faits allégués, la reconnaissance réciproque des partenaires.
Du point de vue de la logique des discours, la reconstruction intègre la narration. Mais ce n’est qu’un point de départ pour l’articulation d’autres moments logiques : l’interprétation puis l’argumentation elle-même. Cette articulation complète est nécessaire, afin que soient réunies les conditions d’une intercompréhension menée à bien.
En tant qu’éthique de la reconnaissance, l’éthique reconstructive s’ouvre donc à la souffrance, et, plus généralement, au vécu de l’autre. Cela revient à assumer le moment narratif dans le processus reconstructif. Mais devoir ensuite donner sens à ces épisodes, les relier à d’autres, les évaluer et les imputer à des intentions, c’est entrer, cette fois, dans le registre interprétatif ; un moment qui se prête aux postures de victimisation de soi et de diabolisation de l’autre. Ce passage, psychologiquement délicat, est requis logiquement par le processus reconstructif dont la visée cognitive a besoin d’explications causales. Qu’elle soit de causalité simple ou à prétention nomologique, l’explication dépend génériquement de la compétence interprétative. Cependant, le passage de l’explication causale à la justification rationnelle ou normative marque le moment où la reconstruction articule l’argumentation à l’interprétation – toujours sous la présupposition du socle narratif initial. Tandis que l’explication exhibe des causes, la justification excipe de raisons ; et c’est là qu’émerge l’aspect sous lequel l’éthique reconstructive se fait aussi connaître comme une éthique de la responsabilité.
En argumentant, on s’engage en effet à répondre de ce que l’on a pu faire. Dans le milieu du discours, la prise de responsabilité signifie : donner des raisons qui rendent compte de nos actes sur le mode de la justification. Là encore, comme à propos du style paranoïde de la pathologie interprétative, le psychologisme pourrait regarder la « pulsion » argumentative comme ce moment de résistance trahissant une fragilité narcissique ou toute autre faiblesse telle que, par exemple, en suivant Nietzsche, la peur de la vie. Mais on n’argumente pas seulement pour sauver la face ou pour avoir raison. Pragmatiquement parlant, argumenter signifie justifier, d’un côté, réfuter, de l’autre ; et l’horizon logique d’une telle pratique est la vérité d’abord, la vérité comme étant seule habilitée à réguler des procès d’entente. Surtout, ce qui, du point de vue de l’éthique reconstructive, se joue dans une discussion, déborde le télos strictement argumentatif de l’entente rationnellement fondée. La prise en considération, par le protagoniste ou par un tiers, des raisons que le locuteur fait valoir et oppose face à d’autres en prétendant à la vérité, cela fait aussi partie de la reconnaissance de la personne. En respectant ses arguments on ne fait pas que reconnaître leur consistance ou leur pertinence. Plus profondément, on reconnaît la valeur de l’attachement au « droit de raison » que la personne affirme en argumentant. C’est comme un amour de la justice, et celui ou celle qui le manifeste peut aussi bien y engager sa dignité. Son être entier entend se faire coïncider avec la raison de ses arguments. Ne pas considérer ces derniers reviendrait alors à un déni de reconnaissance de la personne. Celle-ci peut estimer qu’elle ne sera pas comprise tant que ses arguments n’auront pas été considérés sous l’aspect de bonnes raisons, soit, d’un point de vue qui exclut l’attitude de la troisième personne. Elle peut estimer qu’elle ne sera pas reconnue si elle n’est pas elle-même traitée comme un sujet responsable, capable de répondre de ce qu’il dit et fait.
À un certain moment du procès reconstructif, les locuteurs doivent donc s’adonner au jeu de la justification et de la réfutation, c’est-à-dire à la grammaire de l’argumentation, tout comme ils avaient dû aussi entrer dans les rôles respectifs de l’explication et de la compréhension, c’est-à-dire dans l’espace de l’interprétation ; et cela, après avoir consenti à raconter, d’un côté, à écouter, de l’autre, soit, à s’inscrire dans le milieu de la narration. Cependant, l’attitude reconstructive n’adhère à aucun des moments qu’elle intègre. Ainsi, lorsqu’elle se prête à l’argumentation, elle ne considère pas tant la teneur des arguments que la force avec laquelle ils sont engagés. Cela n’empêche pas d’entendre les raisons et de les discuter, de jouer le jeu de l’argumentation avec tout le sérieux qu’elle mérite. Mais les changements d’attitude qui, chez les partenaires, comptent pour faire avancer la dialectique reconstructive, et se marquent à travers les développements ultérieurs du discours, ne sont pas motivés par les raisons qui détermineraient en revanche les déplacements de position entre protagonistes d’une discussion strictement argumentative. Ce discriminant pragmatique a des correspondants formels, car la reconstruction a son style propre qui, déjà sur des critères littéraires, nous prévient contre une assimilation aux autres registres de discours.
C’est clair en ce qui concerne des reconstructions théoriques dont on a une figure exemplaire, chez Hegel, notamment avec la Phénoménologie de l’esprit. Là, le regard de l’auteur est tout imprégné de l’intention, de l’esprit ou du principe qui anime les positions successives. Ces positions, le philosophe les comprend de l’intérieur. Il pressent en elles un besoin théorique qu’elles ne parviennent pas nécessairement à s’expliciter, mais qui se laisse cependant reconnaître et reconstruire moyennant un regard avant tout dirigé vers le drame vécu par une raison amenée par ses propres questions à se dévoiler à elle-même. Aussi le discours d’une telle reconstruction n’est-il ni restitution narrative ni réfutation argumentative. Il n’est, autrement dit, ni le récit de ce que l’intéressé (la conscience naïve ou naturelle) aurait cru, ni l’exposé de la vérité qu’il aurait manquée, mais plutôt l’accompagnement en tension permanente des deux points de vue (le für es de la conscience naïve et le für uns du philosophe), c’est-à-dire la mise en scène et en sens d’un dialogue entre des voix ou perspectives qui devraient finir par se rejoindre.
Quant aux reconstructions pratiques, elles n’épousent pas le schéma asymétrique d’un savoir réflexif parvenu à la transparence à soi et capable de surplomber la totalité du processus dans lequel des sujets se trouvent engagés. Elles supposent plutôt l’implication des sujets dans un processus d’auto-élucidation dont ils ne maîtrisent pas l’issue. Par rétrospection coopérative, les partenaires tentent de s’expliquer à eux-mêmes les sources du différend en perspective de sa résolution. C’est dans un dialogue où nul ne possède séparément la clé d’une entente qu’ils essaient de dissoudre analytiquement cette « causalité du destin » à laquelle on impute les blocages de l’intercompréhension. Une telle relation, qui conjoint les deux pôles de l’amour et du droit, n’est alors asymétrique qu’en apparence : seulement si l’on considère que le regard d’Ego est orienté vers la vulnérabilité d’Alter, et qu’une certaine « charité » herméneutique lui est alors demandée, afin de se rendre intuitivement compréhensif à des réclamations dont l’expression est éventuellement trop idiosyncrasique pour constituer une base plausible de justification argumentative opposable aux tiers en général. Dans les cas de ce genre, au contraire, il n’est, au maximum, que le discours narratif qui puisse ouvrir la voie de la reconstruction. La relation peut alors sembler asymétrique, car l’un raconte tandis que l’autre écoute. Cependant, cette asymétrie est compensée par le fait que ce moment narratif est d’emblée inscrit, précisément, dans un procès reconstructif ; et cela veut dire que l’attitude d’écoute est requise des deux côtés de la relation. Là, chacun des deux partenaires, tour à tour, raconte et écoute ; il se raconte lui-même et écoute l’autre. La réciprocité de l’échange de rôles établit la symétrie de la relation.
Moins « rigide », donc, que l’argumentation, la reconstruction n’en présuppose pas moins une relation symétrique entre les partenaires, ce qui n’empêche d’intégrer dans cette relation la dimension de vulnérabilité de la personne.
Je ne peux pas ici entrer dans les considérations pouvant étayer ma conviction qu’il est nécessaire de promouvoir une politique des relations internationales inspirée d’une éthique qui se préoccupe certes de construire des ententes fondées sur des raisons partagées en référence à ce qui est bon, juste, d’intérêt commun bien pesé, mais qui, en outre, se soucie de lever le passif les malentendus, incompréhensions, ressentiments liés à des violences ou humiliations passées, lesquelles obèrent le présent des relations et compromettent les chances d’engager d’authentiques processus constructifs. Dans cette perspective, une éthique reconstructive de la réconciliation venant compléter une éthique argumentative de l’entente marquerait une nouvelle époque dans l’histoire des peuples et de leurs relations réciproques. Ce disant, je suggère un approfondissement qui réclame une justification un peu systématique. Elle prendra en vue les limites du principe de la Diskursethik dans sa version argumentative.
« Seules peuvent prétendre à la validité les normes susceptibles de recevoir l’assentiment de tous les intéressés en tant que participants d’une discussion pratique ». Voilà l’une des formules du « principe de discussion », mis en exergue par Jürgen Habermas, ledit « principe D » de la Diskursethik4. Son télos est le consensus, ce qui projette l’horizon d’une communauté de convictions partagées. Le modèle d’un consensus par confrontation fait signe vers l’idéal d’une communauté résultant du fait que chacun des acteurs d’un espace public ouvert ait pu faire entrer les bonnes raisons des autres dans sa propre raison. C’est là une différence décisive avec le modèle rousseauiste d’une volonté générale obtenue par intégration quasi mathématique (la « somme des différences ») des volontés individuelles atomisées, où chacun n’a affaire qu’avec sa conscience. Suivant le modèle délibératif, fondé sur la Diskursethik, on entend par « bonnes raisons », non pas ce que l’on met souvent sous l’expression « arguments forts », mais des arguments qui, quelle que soit leur teneur logique, emporteraient la conviction de tout un chacun. L’opinion publique et la volonté politique des citoyens sont censées se former dans une procédure argumentative régulée par les principes d’une vraie discussion (liberté de parole, égalité de participation, ouverture du débat, sincérité des locuteurs), de sorte que se réaliserait en chaque protagoniste l’intégration des points de vue singuliers qui, au départ des processus discursifs, se présentaient sous l’aspect de la divergence et de la particularité. Le télos est alors leur transformation par les vertus argumentatives en un point de vue impartial, moyennant l’universalisation immanente, dans la discussion, des intérêts universalisables, c’est-à-dire testés pratiquement comme tels, jusqu’à preuve du contraire.
Cependant, la réalité politique nous oppose en permanence le fait de divergences opiniâtres, de clivages structurels, d’oppositions jamais surmontées, de nouveaux conflits sans cesse émergents. Que fait-on, lorsque l’on ne parvient pas à se mettre d’accord, alors même que l’on a procéduralement fait le maximum ? Étant donné le principe D, la norme légitime n’est alors pas en vue, car le principe D exige l’accord de tous. Comment va-t-on traiter ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, et qui par hypothèse seraient minoritaires ? – à s’en tenir à ses principes déclarés, la Diskursethik ne propose alors rien à cet égard. Il faut bien sûr décider, adopter une norme. Mais comment, et laquelle ?
Rappelons que la Diskursethik ne réduit pas les bonnes raisons à des arguments forts, ou, dirait-on, logiquement implacables. Les bonnes raisons sont définies pragmatiquement comme des arguments qui emportent la conviction, qui font dire aux intéressés en situation : « Oui, c’est vrai ! ». L’éthique de la discussion fonctionne sur la conviction rationnelle inscrite dans des contextes. Sa loi de vérité, celle dite de « l’argument meilleur » (ou jugé tel), est sa loi suprême, qui forme censément une conviction ouverte à la critique, décentrée, faillible, une conviction en perpétuel procès et en éventuel devenir. La norme est adoptée ou rejetée, lorsque les arguments ont convaincu tout le monde dans un sens ou dans l’autre, mais toujours sous la réserve d’une remise en question possible. L’intuition pratique de base est qu’ainsi formés sur la voie – communicationnelle – de discussions agencées sur le fil de bonnes raisons, les accords auxquels on parvient sont plus solides que ceux que l’on obtient sur la voie – stratégique – de négociations. Les convictions, en effet, sont plus stables que les intérêts, et les parties adhèrent de façon plus autonome aux dispositions adoptées, ce qui les responsabilise moralement, quant au respect des accords. Les tenants de ladite « démocratie délibérative »5 invoquent cet argument de solidité, tout en concédant que, sans doute, une telle voie procédurale est plus lourde, plus longue que celle qui mène aux compromis stratégiques, outre que son succès est empiriquement affecté d’un faible indice de probabilité. Justement : lorsque les arguments ne font pas l’unanimité, lorsque surtout ils se heurtent à des résistances fermes de scepticisme, voire d’hostilité, sans résolution en vue, la communauté d’argumentation se retrouve partagée en camps divergents, et c’est alors que le principe de la conviction rationnelle doit céder la place à celui d’une responsabilité raisonnable.
Mais comment ? Sous quelle(s) procédure(s) ? Doit-on s’en remettre à la loi majoritaire ? – Oui, semble répondre Habermas, dès lors qu’un espace public, à l’image du principe d’alternance, fonde les minoritaires à estimer qu’ils pourront convaincre et rallier une majorité à leur tour. C’est seulement lorsque la procédure délibérative ne réalise pas l’unanimité qu’une majorité des voix peut être déterminante6. Mais, pourrait-on objecter, pourquoi le nombre ferait-il loi en attendant ? Que prononce-t-on face à l’argument de Joseph Proudhon pour qui la loi majoritaire, loi du nombre, n’est qu’une « loi de vive force » ? Quelle en est la justification morale ? La Diskursethik, selon son concept, n’en donne aucune en ce sens. Aussi demande-t-on quelle possibilité offrirait cependant une éthique d’orientation plus lâche, mais néanmoins communicationnelle, de résoudre le problème pratique que pose l’absence régulière de consensus dans nos sociétés pluralistes.
J’aimerais ici reprendre succinctement des suggestions que j’ai esquissées ailleurs7. Il s’agit d’un modèle de calcul économique atypique, car décentré et altruiste : on part d’une disposition adoptée suivant les procédures démocratiques habituelles, c’est-à-dire majoritaires. On peut cependant supposer que le vote majoritaire serait intervenu après que l’on a tenté, sans succès, de réaliser un consensus sur les voies de la démocratie dite délibérative, celles qui privilégient un mode discursif de formation de la volonté politique et de l’opinion publique. On suppose donc que le consensus délibératif n’aurait pas été obtenu, en la circonstance, ce qui justifie la procédure de recours plus brutale, celle de la démocratie classique : le vote. Mais au lieu de dire aux vaincus qu’ils n’ont plus qu’à assumer le verdict des urnes en attendant pour eux des jours meilleurs, on se demande maintenant ce que représente la disposition majoritaire, ainsi acquise, du point de vue des avantages et coûts, pour ainsi dire, comparatifs, des deux parties. En clair, la question méthodique est celle-ci :
L’avantage qu’en tant que majoritaire je retire de cette disposition est-il comparable au coût que son application représente pour mon protagoniste en tant que minoritaire ?
Il se peut, en effet, que l’avantage que je retire de la disposition acquise soit minime, alors que le coût pour mon protagoniste serait considérable. Il se peut aussi que le coût que représenterait pour moi le renoncement à cette disposition (à laquelle j’ai droit) soit négligeable en comparaison de l’avantage que cela représenterait pour mon protagoniste. Or, demandons-nous comment, sur quelles voies procédurales il serait possible aux protagonistes d’établir cela comme un fait valant entre eux. Si l’on y réfléchit, ce n’est pas la voie qu’ouvrirait normalement le registre de l’argumentation, laquelle vise essentiellement à justifier ou réfuter la prétention à la validité d’une disposition. La voie procédurale serait alors plutôt celle de la narration, où vient à l’expression le vécu de la disposition envisagée (à supposer qu’on l’applique) : l’intéressé ne justifie ni ne réfute le bien-fondé de la disposition; il exprime et raconte ce qu’elle signifierait pour lui, pratiquement, dans le quotidien. Il y va d’un récit tenu de part et d’autre. Ainsi peut-on évaluer, non pas ce que la disposition vaudrait en soi, du point de vue strict de la justice, mais ce qu’elle signifie pratiquement pour nous, du point de vue de la vie bonne. On peut estimer qu’il serait plus juste de tenir compte de l’impact concret de la mesure supposée correcte (car politiquement légitime) sur les intéressés, si la disproportion entre l’avantage (faible) retiré par le majoritaire et le coût (fort) subi par le minoritaire était d’aventure trop criante en défaveur de ce dernier. Subrepticement le juste, alors, intègre le bon. S’enclenche en même temps une procédure qui n’appartient plus à la logique de la vérité, mais à celle d’une reconnaissance empreinte de bénévolence.
Si les protagonistes sont dotés d’un sens et d’un désir de justice, ils chercheront alors à équilibrer de façon altruiste et décentrée la satisfaction et la frustration de part et d’autre. Il n’est ni moralement bien ni politiquement prudent de conclure une situation d’interaction sur une disposition qui n’opère pas une répartition équitable de la frustration et de la satisfaction. Les parties doivent se faire mutuellement confiance, quant à la sincérité, en ce qui concerne l’expression du coût que représenterait pour elles telle hypothèse envisageable. L’évaluation, en effet, ne peut là s’effectuer que sur l’intensité de la souffrance anticipée. Or l’intensité, en cette matière, ne possède aucune mesure objective. Son appréciation dépend de la confiance que l’on accordera au récit de chacun, à son authenticité. Toute justice reposera ensuite sur la capacité d’écoute et d’empathie, la capacité de se mettre à la place d’autrui. On dit que l’expression du désir d’autrui n’a jamais constitué un argument. Soit ! Mais qu’en est-il de l’expression de la souffrance d’autrui ?
C’est la diminution possible de la frustration ou de la souffrance, qui servira de fil conducteur pour mesurer les concessions qui, de l’autre côté, devront abaisser les seuils de satisfaction jusqu’à un point d’équilibre estimé honnête. On pourrait en « mathématiser » la raison, mais cela ne ferait que donner une limite théorique sans autre utilité que de flatter une propension, qui n’est que trop développée chez les économistes, de faire passer leur discipline pour une science exacte, quitte à la transformer en un bavardage autiste, fermé à la science véritable qu’elle fut cependant à l’époque où son discours était encore simple : le point d’équilibre s’estime plutôt qu’il ne se calcule, et il s’estime en fonction d’un sens qui tient compte de paramètres divers, moraux, sociaux, esthétiques, beaucoup trop subtils pour être prédits scientifiquement, mais cependant rationnels à leur manière.
Quoi qu’il en soit, voilà une méthode mixte, de prudence et de moralité, de négociation et de discussion, qui prend en vue aussi bien le Bon que le Juste, et fait droit à la narration autant qu’à l’argumentation. Le vécu des personnes y est pris en compte avec une sollicitude passablement étrangère au style plutôt juridique d’une éthique de l’argumentation. En même temps, la reconnaissance n’est pas autant médiatisée par des prétentions à la validité, de sorte qu’elle s’adresse plus substantiellement à la personne dans sa vulnérabilité. Ces caractères l’apparentent à l’éthique reconstructive, entendue comme une éthique de responsabilité à l’égard de l’histoire. L’histoire du monde peut être regardée, d’un point de vue moral, comme le champ de rencontre entre le point de vue réaliste des misères qui accablent l’humanité, des souffrances que notamment elle s’inflige à elle-même, et le point de vue idéaliste de ce qu’en toute rigueur exige l’idée du Bien suprême. Aussi ne doit-on pas préjuger un sens de l’Histoire, en supposant une raison historique qui garantirait le triomphe de l’idée, à moins qu’elle ne révèle son essence perverse en trahissant ses promesses chaque fois qu’elle prétend les honorer. C’est le mauvais côté des philosophies de l’histoire, qu’elles soient providentialistes ou défaitistes. Cependant, l’éthique et la morale renvoient à des expériences qui se complètent afin d’éclairer une situation dans la perspective de sa transformation. L’expérience éthique de la contingence que revêt le mal frappant aveuglément des êtres vulnérables a besoin de l’expérience morale de la nécessité avec laquelle le bien s’impose à des êtres responsables, et réciproquement. Conjoindre les deux expériences n’est pas chose aisée. Leur mise en tension définit l’espace théorique d’une philosophie de l’histoire conçue à des fins pratiques. Mais est-ce là une perspective encore acceptable aujourd’hui ?
Disons que l’on peut toujours regarder telle ou telle séquence de l’histoire du monde comme un dialogue au moins virtuel, du moment qu’il y va de l’esprit « incorporé » en tant que science, droit, institutions, art, religion, voire les mondes historiques en leur globalité. La séquence considérée se laisse comprendre et expliquer suivant son ordre de conséquence, ordre dialectique ou dialogique. Une telle remarque peut sembler triviale, si l’on n’y voit que l’indication d’une recherche des influences qui auraient pu jouer historiquement entre un auteur et un autre. Mais ce qui n’est pas trivial, c’est le modèle de l’illocution lui-même, qui situe la raison historique en tant que raison dialogique. Aussi bien rend-on compte par là de l’irréversibilité sémantique de la succession historique, car on ne saurait davantage mettre la réponse avant la question que l’effet avant la cause. Les séquences historiques se laissent envisager sous le principe selon lequel tout événement du monde, ressortissant à une histoire de l’esprit, peut être rapporté à un événement antérieur comme la réponse se rapporte à sa question. Comprenons le sens « anti-ptoléméen » d’un tel principe : un événement culturel peut certes en suivre un autre sans pour autant mériter le statut de réponse à la supposée question de l’événement qui précède. Mais alors, il ne s’agit que d’une succession dans le temps physique. Pour former une séquence historique, l’événement doit être lié à un événement antérieur dans le sens d’un lien illocutoire. C’est seulement ainsi qu’il est jugé comme se produisant dans le temps proprement historique. C’est pourquoi, avant d’être une reconstruction historiographique, l’histoire qui se fait est une véritable construction de la raison communicationnelle. Elle ne saurait consister dans une événementialité antérieure à cette construction.
Kant avait aperçu la trame communicationnelle de l’histoire universelle. De façon intéressante, il avait noté que les civilisations passées ont souvent légué quelques restes de leur culture. Ceux-ci vaudraient comme un « germe de lumières », sur lequel la raison « veille », disait-il, « avec toute sa tendresse ». En tout cas, les civilisations ultérieures ne repartent pas de zéro. Cela explique la possibilité d’un progrès assez continu au niveau de l’histoire du monde. Un tel progrès se laisse, selon Kant, constater notamment en ce qui concerne les constitutions politiques. Quant à un progrès moral véritable de l’espèce, celui qui se jouerait au plus secret de l’âme humaine, là où un principe pratique gouverne originairement l’intention, on ne saurait le conclure. Si l’homme n’est pas libre, les progrès de l’esprit objectif n’y changeront rien, car sa moralité supposerait en vérité une nouvelle création. Si l’Homme – ce que pensait Kant – est perfectible et donc quelque part « digne d’amour », rien ne garantit cependant contre une chute.
Une catastrophe politique est toujours possible. Sans doute se marquerait-elle, aux yeux de Kant, par une perte du sens du droit. Cependant, le XXème siècle a donné à connaître la possibilité d’une catastrophe autrement vertigineuse. On demande quel jugement le point de vue moral, suivant les catégories dont il dispose, pourrait faire porter sur le spectacle de ces surveillantes allemandes des camps d’extermination, qui ont pu mener par la main à une mort atroce des petits enfants que l’on venait d’arracher aux bras de leur mère éperdue d’horreur et de douleur. Suivant son concept, le point de vue moral peut seulement dire que c’est injuste.
Le système nazi n’est pas seulement un système du non-droit. C’était aussi un système de la haine, et si bien institutionnalisé qu’il n’avait pas besoin d’être animé, chez ses agents, par un sentiment de haine. Or, si le point de vue moral peut sans doute reconnaître le mal inhérent à un système du non-droit, son intelligence critique se voit démunie face à un système gouverné par la pulsion de mort. On se souvient que, pour Kant, l’amour des hommes est un commandement de l’éthique, que le point de vue moral fait passer après le respect de leur droit. Aussi le point de vue moral est-il moins sensible que celui de l’éthique au mal que génère la destrudo. Mais une philosophie critique de l’histoire aurait justement besoin aujourd’hui d’être instruite par une connaissance en profondeur de ce mal. C’est lui, ce mal issu de la haine, qui, ces dernière décennies, a généré les pires catastrophes politiques, l’Asie et l’Afrique, du Cambodge au Rwanda, prenant à cet égard le relais de l’Europe – tout au moins, de l’Europe qui est parvenue à engager une certaine intégration « cosmopolitique ».
Que peut la raison pratique face à cette réalité ? L’éthique est probablement plus sensible aux blessures, offenses et souffrances infligées à des êtres physiquement et psychiquement vulnérables. Mais comme la morale, ce que propose l’éthique, ce qu’elle peut opposer à la réalité du mal politique extrême, n’est jamais qu’une projection consolatrice. Peu importe que cette projection renvoie à l’utopie d’une vie bonne plutôt qu’à celle d’une société juste, ou même à une synthèse des deux : non seulement les victimes n’y puiseront aucune consolation, rien qui puisse répondre à leur détresse ou même honorer leur mémoire, mais la projection d’un état réconcilié, vie bonne ou société juste, ne satisfait pas la préoccupation morale majeure qui devrait pouvoir s’affirmer contre la facticité du mal : non pas en effacer le spectacle en y substituant une vision apaisante, mais entrer au contraire dans l’intime horreur de ce mal, afin d’en mettre autant que possible les ressorts à découvert, en interpeller la conscience, bonne ou mauvaise, qui avait accompagné l’agencement de crimes, et faire connaître à l’humanité le pire jusqu’à ce jour connu dont elle s’est montrée capable.
On s’est parfois employé à réduire la signification d’une telle démarche, qui thématise les crimes passés, à la visée d’une « auto-humiliation salutaire » (Alain Finkielkraut) des peuples d’Europe. Je soupçonne cette interprétation d’avoir faussé dans le but de l’avilir le geste d’une éthique reconstructive. Ce geste n’est en aucune façon, comme on a feint de le croire, celui d’un « pénitentialisme mémoriel » (Paul Thibaud), que l’on a par ailleurs beau jeu de présenter comme une « morale de chaisière » (Jean Leca) tout à fait exécrable, en jouant sur des cordes sensibles, antichrétiennes ou autres. On s’est raconté que les appels à une relecture autocritique de l’histoire propre ne viserait qu’à affaiblir les vieilles nations, à culpabiliser l’Occident en général, à accabler ses populations du souvenir entretenu d’un passé honteux en multipliant les « repentances » publiques avec une « délectation morose ». Je me demande quelle idée ces personnes peuvent se faire de la fierté nationale, et de leur propre dignité, si elles s’imaginent la protéger en cherchant à immuniser la conscience historique de leurs concitoyens contre les appels à assumer une responsabilité à l’égard du passé. C’est en se fermant à la réclamation des victimes passées de la politique, de leurs survivants ou de leurs descendants, que le chauvinisme révèle sa mesquinerie narcissique, rend le plus mauvais service à la fierté nationale, tout en se donnant l’air de la défendre.
Non seulement le fait d’assumer une responsabilité à l’égard du passé propre n’implique en soi aucune auto-culpabilisation, mais la démarche à laquelle invite l’éthique reconstructive ne saurait se réduire à un geste de contrition publique. D’ailleurs, les contritions publiques, que l’on a cherché à stigmatiser sous le mot « repentances », les demandes officielles de pardon d’État à État, de peuple à peuple, si elles honorent la politique, ne sont pas nécessaires à la démarche reconstructive. Elles peuvent inaugurer celle-ci, l’amorcer comme un préalable marquant une bonne volonté de réconciliation. Mais l’essentiel ne consiste pas dans ce coup d’envoi facultatif. L’essentiel, le propre de la démarche reconstructive est d’amener les parties hostiles à reconsidérer leur vécu respectif du conflit à la lumière du vécu de l’autre. Il s’agit d’entrer dans une forme de communication dont le style est initialement celui d’une confrontation des récits, d’une confrontation narrative. Déjà le seul fait que les récits singuliers soient mis face à face prévient le solipsisme d’un sujet qui, imbu de son histoire, en présente le récit comme s’il lui conférait un droit absolu à la reconnaissance. Le XXème siècle est riche de ces conflits de mémoire. Ce sont des contentieux insolubles tant qu’ils s’en tiennent à l’écoute de soi en se fermant aux récits concurrents. Les protagonistes d’un même drame ne l’ont pas pour autant, loin s’en faut, vécu de la même façon. Le drame n’est pas le même de part et d’autre, ni la compréhension qu’on en a, ni les leçons qu’on en tire, et l’autisme narratologique ne peut que consolider le malentendu.
La justice reconstructive part de l’idée que le récit singulier unilatéral de l’histoire propre ne saurait faire droit par lui-même. Cela vaut notamment pour les relations internationales. Le droit qui les régit pose les nations et leurs États comme des personnes morales originairement égales et souveraines, formellement autonomes. Une telle postulation, comme toujours, contrefactuelle, est propre à l’esprit du droit moderne. Elle est précieuse et nécessaire, mais elle présente un inconvénient méthodique : celui de jeter un voile d’ignorance sur la réalité de relations asymétriques. Les idéalisations inhérentes au droit international général, telles que la liberté, l’égalité, l’autonomie, la souveraineté, ont pour effet de projeter une image officielle qui présente en situation calme les relations entre les États comme s’ils étaient indemnes de tout passif, vierges d’un passé historique qui est cependant porteur de violences, d’humiliations et d’injustices.
La justice reconstructive réclame davantage que l’application du droit dans les relations internationales, mais sans pour autant renouer avec le schéma classique des philosophies de l’histoire. L’état réconcilié associant l’utopie de la vie bonne à celle de la société juste est en soi un horizon critique justifié. Mais la pratique qu’engage l’éthique reconstructive ne vise subjectivement nulle réalisation politique présentant l’allure d’un système, et elle en serait d’ailleurs incapable en raison des présupposés de sa méthode. Celle-ci repose sur la conviction que le contenu du bien à réaliser politiquement ne saurait être préjugé, prédéterminé ou préconçu, de quelque façon. Il ne se laisse pas approcher par un pur raisonnement. Ce contenu ne saurait qu’être instruit au cours du processus reconstructif par lequel vainqueurs et vaincus, bourreaux et victimes, prennent connaissance et conscience d’un mal déterminé mais non déductible que l’histoire a pu révéler.
Pour être exact, le révélateur du Mal n’est pas l’histoire elle-même. Le révélateur en est plutôt la thématisation rétrospective, et cette thématisation suit une certaine procédure. Des confrontations sont engagées entre les protagonistes du drame à travers leurs narrations suivies d’interprétations conséquentes dont l’éventuel conflit stimule les argumentations favorisant les retours autocritiques d’une reconnaissance qui se marque dans le partage des vécus, l’échange des perspectives entre les protagonistes, la participation réciproque aux analyses des situations passées. Dans cette réalisation d’une « mentalité élargie » s’atteste le succès des reconstructions, en même temps, d’ailleurs, que le véritable horizon philosophico-historique de l’éthique reconstructive : sans aller postuler l’unité de la société juste et de la vie bonne, le « simple » fait pour chacun de savoir écouter l’autre et se mettre à sa place s’accorde à l’intuition d’un état authentiquement réconcilié. La philosophie réfléchit cette perspective comme l’initiation possible d’une seconde histoire : celle du rapport critique à l’histoire propre. Cela permet l’ouverture à l’histoire des autres, ce qui reviendrait à fortifier et densifier la trame communicationnelle de l’histoire universelle. L’horizon s’en justifie comme appartenant au télos interne de la pratique reconstructive. Il y va d’une reconnaissance de soi dans l’autre. Cependant, la distance entre raison et religion se maintient à travers la différence – qui se marque dans la procédure – entre communication et communion. Agencées dans des registres successifs du discours, les confrontations peuvent mener à l’authentique révélation historique d’un mal politique déterminé, à sa mise au jour sous les perspectives pertinentes. Une telle instruction du bien politique ne procède valablement que par négations déterminées. Au demeurant, le bien déterminé qui s’y laisse conjecturer n’est indiqué que sous une réserve faillibiliste qui exclut les conclusions définitives sur ce qu’est le Bien politique en général.
Cela pourrait évoquer la Spätphilosophie schellingienne8 dont certains aspects étaient à vrai dire pressentis dans ses Recherches9. Le mal se voit crédité de vertus cathartiques, objectivement critiques et, partant, indispensables au bien lui-même. En démystifiant les prétentions au bien, Satan révèle la perversité qui séjourne au cœur de cette apparence. Ce n’est pas un hasard si la satanologie schellingienne prend place dans une « Philosophie de la Révélation ». Satan est le rusé qui révèle le Mal, comme pour clarifier au final la situation cosmo-historique des forces en lutte. Cette figure de pensée fait réfléchir. Elle pourrait inspirer une philosophie critique de l’histoire, conçue à des fins pratiques. Si l’on s’en tient au sens qui résulte du seul télos interne de la pratique reconstructive, il n’est plus question de faire fond sur l’horizon d’une situation post-historique – par exemple, un état cosmopolitique consacrant un règne du Droit dont la marque serait la paix perpétuelle –, car le « projet » de l’éthique reconstructive est autre, plus résigné, peut-être : ce projet n’est pas la fin de toute guerre, de tout conflit violent en général ; il n’y a en vue nul état réconcilié à titre définitif, mais plutôt une lutte perpétuelle pour empêcher le mal politique de gagner du terrain. C’est l’horizon d’un tel combat éternel, qui pourrait alors fonder l’éthique reconstructive à resituer la question de l’histoire universelle. Il ne sera cependant pas question de ruse, mais de la force qui somme le Mal de se révéler au terme d’une thématisation rétrospective et coopérative des maux infligés. C’est la force qui, en écho séculier à la métaphore biblique : « les pierres elles-mêmes… », exige que soit dite la souffrance occultée ou déniée.
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NOTES
- Wolfhart Pannenberg, Anthropologie in theologischer Perspektive, Göttingen, 1983 (référé par Olivier Riaudel, « La dignité de la personne humaine », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 249).[↩]
- Voir Olivier Riaudel, « La dignité de la personne humaine », art. cit., p. 49-51.[↩]
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Francfort, tome 17, p. 220-221, cité par Olivier Riaudel, « La dignité de la personne humaine », art. cit., p. 48-49.[↩]
- Jürgen Habermas, De l’Éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, Paris, Éditions du Cerf, 1992. Voir aussi, Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, Paris, Cerf, « Humanités », 1994.[↩]
- James Bohman & William Rehg (dir.), Deliberative Democracy, Essays on Reason and Politics, Cambridge, MIT Press, 1997 ; Bernard Manin, « On Legitimacy and Political Deliberation », Political Theory, 1987, vol. 15, no 2, p. 338-68.[↩]
- Joshua Cohen, « Deliberation and Democratic Legitimacy », dans James Bohman & William Rehg (dir.), op. cit.[↩]
- En particulier dans le dernier chapitre de mes Puissances de l’expérience, Paris, Cerf, 1992, dernier chapitre sur « l’identité politique » ; également, dans Valeurs et normes, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, Collection « Philosophie et société », 2002.[↩]
- Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Philosophie de la révélation, T. III, trad. collective, Paris, PUF, 1994.[↩]
- Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, trad. Gilson, Paris, Vrin, 1988. Voir notamment, Xavier Tillette, Schelling, une philosophie en devenir, vol. II, Paris, Vrin, 1970.[↩]