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Ivan Tchistiakov: la Grande terreur à travers un journal intime

Luba Jurgenson s’intéresse dans cet article aux effets de la Grande Terreur sur un vécu individuel, à partir du journal tenu par Ivan Tchistiakov, un gardien du camp du BAMLag en URSS. Elle montre que le Journal permet de comprendre à la fois la dimension langagière des stratégies d’adaptation que déploie l’auteur face à sa situation et le désespoir que suscite l’échec de ces stratégies. Cet article est initialement paru dans Raison publique, n°16, printemps 2012.

Le mot « terreur » désigne à la fois une pratique politique et son impact sur la société : le phénomène peut être pensé aussi bien du point de vue des mécanismes de sa réalisation que de la peur collective qu’il engendre. D’un côté, la répression qui s’abat massivement sur une population peut être perçue par celle-ci comme arbitraire et aveugle, frappant des individus ou des groupes au hasard ; d’un autre côté, la violence d’État est justifiée par un discours de propagande présentant la découverte et l’élimination de l’ennemi comme un objectif commun, condition nécessaire au bon fonctionnement et même à la survie de la société en question. La superposition paradoxale de ces deux logiques est à l’origine d’un récit du réel ambivalent dans lequel les actants ont le plus grand mal à repérer leur place et à cerner « l’intrigue » qui correspond à leur propre parcours.

Il ne s’agira pas dans cette contribution de réfléchir sur la genèse ni sur les mécanismes de mise en œuvre de la Grande Terreur soviétique, pas plus que sur les logiques proprement politiques de son déploiement, mais de s’interroger plutôt sur sa perception individuelle à travers un document unique, le journal d’Ivan Tchistiakov1, gardien dans un camp du BAMLag2. Le choix d’une source diaristique s’inscrit dans une approche qui vise à cerner la mise en œuvre, par un sujet confronté à la terreur, de dispositifs narratifs envisagés comme producteurs de sens3. C’est en dotant son expérience d’un cadre générique faisant appel à la fois à la tradition littéraire et aux schémas propagandistes qu’Ivan Tchistiakov semble pouvoir endiguer, jusqu’à un certain moment, la dimension irrationnelle de son vécu.

Depuis quelques années, le journal intime est pris en compte de manière spécifique au sein de différentes disciplines concernées par la réflexion sur la violence4. Les avancées dans le champ de l’histoire sociale, ainsi que de l’histoire du quotidien, ont rendu à ces documents leur historicité intrinsèque5. Celle-ci peut notamment être pensée en termes de récit. Une telle approche permet de comprendre l’impact de la terreur sur les consciences, à travers les incohérences idéologiques et comportementales qu’elle engendre, comme un ensemble de schémas narratifs complexes, dans un contexte où les parcours individuels ne peuvent pas être lus sur un mode linéaire. Le propre du récit est de pouvoir concilier les contraires, grâce à des ressources textuelles qui puisent à la fois au réservoir de la culture commune et aux choix individuels, et de résoudre au niveau de la narration des apories logiques ou psychologiques.

Le journal intime est une forme de récit particulier, élaboré au jour le jour, ouvert sur le futur et laissant une large place au conditionnel. Parce qu’il accorde toute latitude à l’imprévu, à la réinterprétation, au tâtonnement, aux retours en arrière, le genre donne l’illusion de constituer une trace du dedans même de l’événement ; or, il n’en permet pas moins de reconfigurer en permanence les paramètres de ces événements en fonction de nouveaux facteurs. Il s’agit donc d’une linéarité feinte, en pointillés, sans cesse questionnée et réajustée, et dont chaque étape représente en réalité le segment d’une arborescence difficile à cerner. Toutefois, si l’ensemble représente une narration sans début ni fin, la forme du journal intime suppose un découpage en séquences avec une exposition, un déroulement et une chute, qui favorise la narrativisation du vécu, cherche à dompter son caractère chaotique et lui impose un cadre temporel permettant l’incorporation de cette répétitivité qui constitue un des éléments essentiels de l’expérience de la terreur. Face au danger de destruction, l’édifice narratif du journal présente à la fois l’avantage de n’être limité par aucune contrainte d’ordre organisationnel, et donc de porter dans sa forme même l’empreinte de son auteur vivant, et l’inconvénient d’être infiniment poreux aux événements du dehors dont émane précisément ce danger. Il s’agit donc d’un espace de configuration du réel qui, contre les assauts d’un extérieur menaçant, restaure en permanence une fragile immunité.

La source diaristique apporte donc, plus que le document administratif, des éléments de réponse à propos de la visibilité des mécanismes de répression. Le paradoxe de la terreur réside dans son caractère à la fois omniprésent – l’efficacité de cette gestion des diversités sociales suppose qu’elle envahisse toutes les sphères de la vie et donc, qu’elle se montre, notamment à travers les procès exemplaires – et tacite, dans le décalage entre le dire et le faire. Il ne s’agit pas simplement de mensonge ou d’hypnose collective propagés grâce à des pratiques rituelles convoquées, à différents moments de la journée (fêtes, rassemblements, etc.) pour faire oublier aux citoyens le cauchemar nocturne. La célébration perpétuelle de l’État soviétique a pour but non seulement le matraquage – ressource de toute propagande, que nous retrouvons également dans la publicité – mais surtout, la recréation feinte d’un nouveau corps monolithique après l’amputation des « membres gangrenés ». Il ne peut y avoir de terreur sans cette homogénéisation toujours à l’œuvre, génératrice d’une unité éphémère perpétuellement remise en question par l’apparition d’un nouvel ennemi, prélude à de nouvelles ablations et cicatrisations rituelles. Dans cette configuration, le langage joue un rôle essentiel. La terreur se donne à voir à travers le remodelage constant du « nous » effectué au fur et à mesure que le corps social sans cesse mutilé et recréé fabrique son « ils », son autre, son ennemi, voué à être éliminé. Les paroxysmes de la terreur se caractérisent justement par l’application de ce schéma à toutes les sphères de la société et la criminalisation de toutes les places qui se situeraient en dehors de ce pluriel : intangible dans le discours, alors que ses composantes varient sans cesse au gré des répressions, celui-ci représente alors une fin en soi de la machine totalitaire. C’est la contradiction entre le contenu extérieur de ce « nous », – l’État, le peuple soviétique – et son contenu intérieur – les individus, toujours susceptibles d’en être retranchés – qui génère un flottement énonciatif dans le récit configurant les expériences personnelles où la place du « je », toujours en suspens, demande à être protégée par des dispositifs énonciatifs complexes qui rendent parfois son identification difficile.

Le journal et son auteur

Ivan Petrovitch Tchistiakov a la trentaine, il est chef de peloton de la VOKHRa (Garde armée) sur l’un des secteurs de la ligne ferroviaire reliant le lac Baïkal au fleuve Amour (« Baïkalo-Amourskaïa Maguistral », ou BAM). Il a combattu pendant la guerre civile, a fait ensuite des études scientifiques et a été exclu du parti lors d’une des grandes purges de la fin des années 1920 ou du début des années 1930, purges qui visaient essentiellement les éléments dits socialement étrangers. Dans la mesure où son texte est émaillé de fautes d’orthographe tout en présentant un souci d’écriture manifeste, on peut penser qu’il a eu accès aux études à la faveur de la révolution, et qu’il est issu de la paysannerie. Avant d’être incorporé dans les troupes intérieures, il a vécu à Moscou. Il allait au travail en tramway et profitait des loisirs qu’offraient les institutions culturelles soviétiques, fréquentant les théâtres, faisant du sport, dessinant, écoutant la radio. Il était probablement enseignant d’un institut technique ou ingénieur. Tchistiakov est mobilisé au moment de la mise en œuvre des immenses projets staliniens sous la direction de l’Oguépéou-NKVD, et de la création du Goulag6, qui manquait cruellement de cadres. À l’automne 1935, il se trouve en Extrême-Orient, sur le chantier du BAMLag (le camp de redressement par le travail du chemin de fer Baïkal-Amour7). Le journal est tenu quotidiennement durant plusieurs mois dans les années 1935-19368.

A priori, sa fonction assigne à Tchistiakov une place claire au sein de ce collectif dont il est chargé de protéger l’intégrité imaginaire en gardant les ennemis du peuple envoyés au camp9. Or, dès les premières notes du journal, il apparaît que la frontière fluctue. La désorganisation qui règne dans les structures administratives du camp ne permet pas à Tchistiakov de contenter ses supérieurs et fragilise son autorité auprès de ses subordonnés. La spécificité de la gestion de l’espace au BAM, la création d’un grand nombre de camps mobiles (phalanges) qui se déplacent au gré de la construction des tronçons de chemin de fer, engendre une extrême précarité de vie pour les gardiens comme pour les détenus et tend à estomper les différences matérielles entre ces deux catégories. Percevant sa mobilisation comme une punition, Tchistiakov ne parvient pas à trouver dans les fonctions répressives qu’il exerce une identité rassurante, mais bien au contraire, voit sa vie s’ouvrir à d’autres sanctions aussi inévitables qu’absurdes.

C’est ainsi qu’il en vient d’abord à se persuader que la mobilisation, prévue pour un an, risque de se prolonger jusqu’à nouvel ordre, l’arrachant définitivement à l’espace familier, moscovite, de plus en plus idéalisé au fur et à mesure que l’on avance dans le journal. La pensée du suicide se présente alors comme une des réponses possibles à la situation et l’une des fins potentielles du journal. C’est finalement une stratégie différente, mais pas si éloignée, qu’il choisira. Constatant que des prisonniers ayant fini de purger leur peine recouvrent la liberté, alors que les gardiens sont maintenus au BAM, Tchistiakov en vient à souhaiter l’arrestation qui mettrait fin à son service au sein du NKVD et lui permettrait, dans un deuxième temps, de retourner à Moscou.

On lit ainsi, dans la note du 2 mai 1936 :

Je n’échapperai pas à une condamnation si je veux partir. Bon, je ne serai pas le seul à avoir un casier judiciaire en URSS. Il y en a bien d’autres, et qui continuent de vivre. C’est ainsi que le BAM m’a rééduqué. Ma façon de voir les choses a changé. Le BAM a fait de moi un criminel. En théorie, je suis déjà un criminel. Je me tiens discrètement parmi les travailleurs détenus. Histoire de me préparer, de me faire à cet avenir. Ou peut-être que je vais me flinguer ? Je suis là depuis plusieurs mois, et j’en ai encore pour des mois d’angoisse et d’oppression. L’avenir ne me réserve rien d’autre. C’est donc un travail qui mène au crime.

La porosité des frontières entre les espaces de détention à proprement parler et ceux de « liberté », contribue très probablement à créer chez Tchistiakov un sentiment d’insécurité, d’incertitude quant à son sort. Il perçoit son affectation au BAMLag comme une forme de détention sans limites temporelles précises, châtiment pour une faute diffuse. Sa manière d’envisager les stratégies de fuite hors de l’Extrême-Orient en passant par une condamnation réelle relève d’une logique absurde, qui pourtant semble bien être la plus efficace dans le système du NKVD. La situation de Tchistiakov fait penser à celle d’Elizaveta Bam, l’héroïne de la pièce de Daniil Harms qui se trouve inculpée pour un crime qu’elle n’a pas encore commis et qu’elle sera amenée à perpétrer au cours de son arrestation10. Tchistiakov cherche à rencontrer la lettre de la loi, à tomber sous le coup d’un article du Code pénal, tout en comprenant par ailleurs le fossé qui sépare le fonctionnement de ce Code d’une quelconque idée de justice, ce qui ne l’empêche pas de croire naïvement à une sorte de rédemption par la détention, mythe fondateur de la refonte (qui, peut-être, croise chez lui celui de la souffrance rédemptrice). On lit dans la note du 18 juin 1936 : « J’ai envie de me flinguer. Mais ma raison me dit d’attendre. Tôt ou tard, on me collera une peine. Le plus tôt sera le mieux, comme ça je finirai de la purger plus vite. » Il ne se rend pas compte que le mécanisme des répressions stigmatise pour la vie celui qui en a fait l’objet une fois. On comprend bien comment l’arrestation finit par représenter une alternative au suicide : elle constitue, dans cette optique, une forme de restauration de la cohérence et, partant, elle est censée lui redonner sa place de sujet face à la machine. Plutôt que subir sa condition comme une fatalité absurde, Tchistiakov cherche se réapproprier son histoire en commettant un acte qui paradoxalement donnerait sens à son châtiment et à son séjour au BAM.

C’est finalement ce qui se passera : victime des répressions de 1937-1938, il sera envoyé au front et tué dans la région de Toula, en 1941.

Le paysage comme lieu privé ou domaine de l’Etat

Parmi les « sous-genres » du journal, on trouve le croquis paysager, largement illustré par toute une série de dessins réalisés pendant le séjour au BAM. Un deuxième cahier contient d’ailleurs un récit de chasse rédigé dans un registre comique, écrit avant le BAM. De la comparaison des deux textes, celui du journal et celui du récit, résulte que le paysage joue le rôle particulier d’espace privé. En effet, pour le gardien, les rares instants de répit sont ceux où il peut se trouver dans un face à face libre avec la nature : la partie de chasse ou bien l’acte artistique. La plupart des dessins que l’on trouve dans le Journal de Tchistiakov représentent une nature vierge, des scènes de chasse tout à fait traditionnelles, avec gibier et chien ou bien arme de chasseur.

Jouir de l’espace en marge de son activité de gardien, sillonner l’immensité par pur plaisir sportif, peindre ou décrire un paysage dans le cadre d’une esthétique traditionnelle, tel est le souhait le plus profond de Tchistiakov. Cependant, les occasions en sont rares, et ces activités ne plaisent guère à ses supérieurs. Nous lisons en effet dans la note du 21 juillet :

L’adjoint du commissaire politique m’accuse de peindre, de faire de la photo etc. Je fais la tournée des phalanges, en partant le matin pour rentrer le soir, et pendant ce temps je peins et je photographie, donc je ne travaille pas !

Du reste, la frontière entre sphères publique et privée tend à s’effacer dans les périodes de terreur. Si Tchistiakov se rend compte de l’intrusion de l’État dans sa vie de tous les jours au BAM, il n’a pas remarqué que les loisirs culturels dont il bénéficiait à Moscou étaient eux aussi contrôlés par l’État, ni que le système concentrationnaire avait commencé à diffuser ses façons de faire dans la vie de tous les jours à tous les niveaux de la société. Il affirme, par exemple, dans la note du 7 mai : « Ici, au BAM, ce doit être l’unique endroit où le règlement prévoit le tribunal révolutionnaire pour chaque faute », alors qu’il s’agit en réalité d’une pratique qui régit l’ensemble de la vie sociale du pays. Le contraste entre les conditions de vie à Moscou et au BAMLag ne lui permet pas de voir immédiatement la porosité des frontières entre le monde « libre » et celui du Goulag et alimente l’illusion d’un espace de liberté que ses propres observations démentent par ailleurs de jour en jour. C’est seulement au bout d’un certain temps que le BAMLag lui offrira la possibilité de constater que le monde soviétique est à l’image du camp et que ces moments où il est soustrait au regard de la communauté, sont eux encore conditionnés par la contrainte sociale et politique.

La miniature paysagère révèle la place problématique du narrateur du journal. Les deux types d’espace décrits dans les textes ou dessinés au gré des pages semblent appartenir à des temporalités historiques et culturelles différentes et se déploient sur fond de mythologies antagonistes. Si les croquis paysagers restituent une nature russe traditionnelle d’où les marques de la civilisation soviétique sont à peu près absentes, le paysage industriel évoqué dans le journal ou dans le récit « Les refusards », ainsi que les quelques dessins donnant à voir la construction d’un pont, symbole de la puissance de l’homme soviétique, appartiennent de plein droit à la culture nouvelle, avec son exaltation de la technique à laquelle Tchistiakov semble adhérer. Du reste, comprendre les aspects techniques du chantier et les restituer est pour lui une manière de donner sens à son expérience et de tenir à distance l’absurde qui menace.

Ces deux esthétiques paysagères, qui correspondent aussi à des postures politiques et culturelles difficilement conciliables, cohabitent sur les pages du Journal. On trouve, par exemple, dans la note du 17 avril :

Tantôt le remblai passe à travers le mont, tantôt il le contourne par la gauche ou la droite, comme une terrasse. D’un côté, c’est le précipice, de l’autre, des cavités sablonneuses, des terrains affaissés. Couches de sable multicolores, racines d’arbres, buissons, ravins et poteaux télégraphiques qui, si on les regarde de loin et d’en haut, ressemblent à une scie gigantesque.

La note du 7 mai privilégie un registre tout différent : « C’est le printemps, mais dans mon âme il y a une tempête de neige et des démons », faisant allusion au poème de Pouchkine « Les démons », dans lequel les éléments de la nature sont associés à des personnages du folklore russe.

À travers le paysage industriel, Tchistiakov semble reprendre à son compte le discours propagandiste. Par exemple, dans la note du 29 octobre 1935 :

Hier, il y avait ici un escarpement dentelé, irrégulier, avec des buissons hirsutes, et aujourd’hui ? Aujourd’hui, une brigade de femmes est venue et aujourd’hui, on voit, sur cent cinquante mètres, une pente régulière haute comme une maison à étage dont les lignes harmonieuses et la surface lisse réjouissent l’œil. On creuse des sillons dans les monts, on assèche les marais, on construit des remblais, des ponts, on dompte les ruisseaux en les enfermant dans des tuyaux de béton. Le béton, le fer et le travail de l’homme. Un travail assidu, inlassable, un travail de choc.

Tous les éléments de l’esthétique et de la mythologie des années trente s’y trouvent : l’exaltation du travail, la poétisation du paysage industriel appelé à modeler la nature en vue de la construction d’un monde nouveau, la valorisation des matériaux durs tels que béton et fer, essentiels dans l’industrie lourde et constitutifs d’une nouvelle matérialité utopique venue remplacer le « palais de cristal » cher à Tchernychevski. Or, ce propos sera immédiatement nuancé, voire contredit par le suivant :

Et partout, la taïga, rien que la taïga. Comme ce mot est riche. Il recèle tant d’inconnu, de mystérieux et d’incompréhensible. Que de tragédies humaines, que de vies perdues dans ce mot. On frémit rien qu’à l’entendre. La route de Sibérie, les relégations, les prisons (note du 29 octobre).

À la différence du premier passage, ce désaveu implicite du discours de propagande emprunte son lexique à la littérature russe classique. L’expression « comme ce mot est riche de sens », devenue formule courante dans la langue russe, provient du roman Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine. Elle introduit le lecteur à une description de la capitale : « Moscou, comme ce mot est riche de sens ! », lisons-nous chez Pouchkine. En constatant la tragique polysémie du mot « taïga », Tchistiakov s’approprie la tradition poétique russe : il fait ainsi appel à la langue littéraire du XIXe , celle dans laquelle se sont formés d’ailleurs les modèles de contestation politique sous les tsars, pour exprimer sa nostalgie de Moscou et la perte subie en quittant la capitale. Le rythme et le lexique des phrases évoquent également le XIXe siècle, la colonisation de la Sibérie sous l’Empire russe, la relégation et les bagnes sibériens davantage que les camps du Goulag.

Le double discours

La situation problématique de Tchistiakov, cet entre-deux flou, s’exprime dans son Journal par une position énonciative malaisée à cerner. On chercherait en vain un engagement clair du côté du pouvoir ou un désaveu franc de la politique stalinienne. Il s’agit plutôt d’une oscillation.

Le Journal rend compte de ce mouvement de balancier par lequel son auteur est tantôt attiré vers le corps collectif imaginaire, tantôt cherche à le fuir. Il constitue à ce titre un document de premier ordre permettant d’analyser cette question complexe en termes de superposition de deux récits contradictoires où coexistent deux instances énonciatives distinctes voire incompatibles.

Si cette ambiguïté, qui caractérise l’ensemble du Journal, est plus accentuée au début pour céder place, les jours passant, à une perception bien plus violente et radicale de la situation au BAMLag, elle n’en éclaire pas moins certains mécanismes de cette négociation avec lui-même que l’auteur mène à travers ses notes11. Étant donné ses origines sociales et son parcours, Tchistiakov a dû assimiler en très peu de temps, comme bien des hommes de sa génération, à la fois l’héritage russe classique et la novlangue soviétique, celle des journaux et de la propagande. Les deux discours, représentant chacun une part de sa personnalité et référant à deux univers culturels contradictoires, s’affrontent en dessinant le territoire de cette nouvelle guerre civile que tant de citoyens soviétiques se livrent dans leur for intérieur. On retrouvera ce même phénomène dans les récits : « Les refusards » et « Travailleurs de choc » présentent toutes les caractéristiques du « roman de production » et mettent en scène un protagoniste qui comprend les objectifs de la refonte et les fait siens. Ces récits font également état de la violence verbale du Goulag, représentée à la fois par le lexique des truands et le langage administratif qui à eux deux façonnent les échanges dans l’univers concentrationnaire. Les récits de chasse, en revanche, privilégient une esthétique « ancien régime » dans la veine d’un Tourgueniev. L’instance autobiographique mise en scène dans les deux séries de textes est présentée de façon foncièrement différente. Dans « Les refusards », le gradé de la VOKHRa dont on devine la parenté avec Tchistiakov est décrit à la troisième personne ; dans « Travailleurs de choc » le même personnage (ou un personnage fort semblable) est désigné par un « je » bien discret et qui a peu de prise sur son intériorité. La plupart des personnages sont présentés de l’extérieur, à travers leurs gestes et leur discours ; dans les rares cas où le lecteur a accès à leur monde intérieur, il s’agit de pensées collectives. Les personnages ne sont pas individués. Les phrases sont hachées, le choix d’une écriture moderne conduit l’auteur à privilégier des constructions nominales, et de manière générale le sujet d’énonciation tend à s’effacer au profit d’une sorte de narration impersonnelle. Il en est tout autrement dans les récits de chasse, où domine une tonalité lyrique et où le narrateur laisse une large place aux descriptions de la nature12.

Comme émanant de ces deux visions du monde, les contestations de Tchistiakov révèlent, elles aussi, des positions fondamentalement divergentes. D’un côté, on lit cette condamnation sans appel du régime : « Dans un système d’État, l’homme ne vaut rien en tant qu’individu. » De l’autre : « J’ai essayé de travailler mon Léninisme, mais cela ne m’a fait que du mal, car alors, j’ai ressenti encore plus nos conditions de vie. » Lorsque Tchistiakov réfléchit à l’incurie qui règne au BAM et à l’attitude des autorités, il utilise souvent les termes de « sabotage » ou de « lourdeur bureaucratique » qu’il semble avoir intériorisés. Dans la note du 31 décembre, en relatant les difficultés rencontrées lors du débardage des wagons, il constate : « À l’évidence, le travail de remontée des wagons est fait avec une nonchalance criminelle. » À d’autres moments, il recourt à la langue parlée, populaire, qui correspond probablement à des habitudes langagières héritées de la famille. Dans le récit « Les refusards », le personnage autobiographique prononce la phrase : « C’est vrai, il nous arrive de tuer, non pas des gens ni même des déchets humains, mais des dégénérés fascistes ! » – en parlant de détenus « politiques », opposés aux truands rééducables. S’agit-il de propagande intériorisée ou bien, ce propos est-il censé rendre le récit acceptable ? Car nous savons que Tchistiakov s’est présenté à des concours littéraires. En tout état de cause, il est écartelé entre deux communautés de pensée et deux univers esthétiques incompatibles, entre une critique radicale de l’État stalinien, voire de l’État soviétique dans son ensemble, et une identité d’homme rattaché aux principes du Léninisme qu’il diffuse dans les cours dispensés à ses soldats.

Si le but affiché du journal est la réappropriation d’un vécu insupportable – « ce journal, c’est toute ma vie », écrit-il le 15 janvier 1936 – Tchistiakov n’en est pas moins conscient de sa dimension documentaire. « Ce journal sera un document riche », écrit-il le 21 mars de la même année. Il est également conscient des aspects subversifs du Journal, car il se demande, dès le 23 novembre 1935 : « Que va-t-il se passer si la troisième section ou la section politique lit ces lignes ? » Cette inquiétude lui inspirera d’ailleurs une stratégie de dissimulation qui a permis à ce journal de nous parvenir.

Il ne s’agit pas seulement d’un témoignage sur les pratiques du camp mais également, sur la manière dont l’ambiguïté de la posture politique trouve à s’ancrer dans une narration stratifiée et complexe : il est malaisé de faire la part des discours assumés par Tchistiakov et de ceux qu’il cite sur un mode ironique. Le vacillement constant de sa position énonciative rend difficile à saisir la part de l’adhésion et du second degré. Ainsi, Tchistiakov semble faire sienne la langue officielle chaque fois qu’il parvient, grâce à un travail bien fait notamment, à retrouver une image valorisante de lui-même, à reprendre contrôle sur une situation, à restaurer son autorité et sa dignité. Il l’abandonne en revanche dès lors qu’il se sent dévalorisé.

Cette hypothèse semble confirmée par le fait que Tchistiakov juge sévèrement les tirailleurs d’escorte qui « sèchent » ses cours d’instruction politique, attribuant cette attitude à leur manque d’éducation, sans voir qu’il participe lui-même ainsi à l’endoctrinement et aux pratiques d’appropriation par l’État de toutes les plages de vie privée. C’est probablement ce qui explique son incapacité à remettre en cause le discours officiel lors des séances d’information politique, qu’elles soient dispensées par lui ou par d’autres : ce sont des moments où la maîtrise du langage de la propagande lui offre la preuve de sa supériorité intellectuelle sur ses camarades et subordonnés.

On lit par exemple, dans la note des 21-22 août une description tout à fait étonnante de la lecture du journal sur le premier grand procès de Moscou, seule mention directe des événements de la Grande Terreur :

À la cantine, un meeting à propos du bloc trotskiste-zinovievien. Goloubev raconte des sornettes. Les gars mangent en pensant : « Y en a marre ». Orlov, qui lit d’après ses notes, se plante : « Que la main de la loi les châtie ! » Eclat de rire général. Chacun a dû penser : « Que la main de Dieu te châtie ! » Sergueïev dit des inepties, lui aussi, en essayant de composer une mine intelligente. Il écarquille les yeux et prend des intonations inhabituelles. Brentch, quant à lui, a noté quelque chose, ne sachant visiblement par quoi commencer. Il s’est levé, puis s’est rassis. Aucune flamme dans ces discours ! Personne ici n’est capable d’entraîner la masse, d’enthousiasmer, de canaliser les pensées des auditeurs. Ces gens peuvent-ils diriger les masses ?

Comme on le voit, Tchistiakov ne commente pas l’événement lui-même, mais uniquement l’incapacité des cadres à susciter l’enthousiasme des masses à cette occasion. Il ne manque pas de remarquer la référence au discours religieux dans la rhétorique de ses supérieurs, la présentant comme un élément ridicule, alors qu’elle révèle une pratique langagière inhérente à la propagande.

Avec le temps, ces occasions de s’identifier au système se font plus rares, celles de se convaincre de sa marginalité plus fréquentes. On a pu appliquer à ce type de situation, relativement courante dans les périodes de terreur, le terme de schizophrénie. En effet, on observe ici en direct une conscience faire place à des postures identitaires conflictuelles, « cohabitation » qui ne devient jamais une vraie réconciliation et peut même à certains moments apparaître comme un véritable clivage. Or, ces identités incompatibles ne coexistent pas sur le mode du dédoublement, étant donné qu’on les trouve superposées dans un espace discursif pluriel, mais procèdent d’une multiplication d’instances narratives comparable à la complexité énonciative d’une œuvre littéraire. À la fois exécuteur (à son corps défendant) et victime, Tchistiakov restitue deux faces de la Grande Terreur à travers une polyphonie intériorisée, inconsciente et consubstantielle à l’expérience qu’il cherche à documenter, en dotant chacun de ces « personnages » d’une voix qui lui est propre.

Le Journal permet ainsi de comprendre à la fois la dimension langagière des stratégies d’adaptation que déploie l’auteur face à sa situation et le désespoir que suscite l’échec de ces stratégies, le renvoyant à la pensée du suicide. La conscience de Tchistiakov n’est pas simplement déchirée par des impératifs éthiques inconciliables : elle est également, à l’image de la Russie tout entière, le théâtre d’affrontement de deux appartenances culturelles dont l’impossible harmonisation constitue, selon les modalités propres aux différentes étapes de la civilisation soviétique, une des préoccupations majeures de la culture officielle.

 

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NOTES

  1. Journal d’un gardien du goulag, trad. du russe, préfacé et annoté par Luba Jurgenson. Introduction d’Irina Shcherbakova, Paris, Denoël, 2012.[]
  2. C’est en 1932 que, par une décision du Conseil des Commissaires du peuple de l’URSS (le Sovnarkom), fut initiée la construction du chemin de fer Baïkal – Amour. Ce chantier, qui avait une importance stratégique, fut confié, dans un premier temps, au Commissariat du peuple aux Communications. Il devait être terminé en trois ans et demi, urgence liée à la situation militaire dans l’Extrême-Orient après l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1930-1931, à la suite de laquelle l’URSS perdait le Chemin de fer de l’Est Chinois, notamment la ligne principale reliant Vladivostok, l’unique port russe en Extrême-Orient, ainsi que la base navale de la flotte de l’Extrême-Orient, à la Sibérie et aux régions centrales de l’URSS. Désormais, sur le territoire soviétique, il n’y avait plus qu’une voie, qui longeait la frontière de la Mandchourie sur plus de 1 000 kilomètres. Étant donné que le sud de l’île de Sakhaline appartenait au Japon, il était vital pour l’URSS d’avoir un deuxième accès à la côte du Pacifique. Au milieu de 1935, lorsque l’auteur du journal se trouva au BAMLag, le nombre de détenus travaillant à la construction du chemin de fer avait atteint 170 000 personnes, et au moment du démantèlement du camp, en mai 1938, il s’élevait à plus de 200 000 (chiffres de l’organisation non gouvernementale Memorial). L’ensemble des détenus du Goulag à cette époque dépassait 1 800 000 personnes.[]
  3. Le journal est composé de deux cahiers assez fins. Le premier comprend la description d’une chasse qui dura trois jours, en août 1934, avant l’incorporation de Tchistiakov dans les troupes intérieures du NKVD et son départ pour le BAM. Le texte du journal est suivi de deux récits sur la vie en camp.[]
  4. Voir à ce sujet Catherine Depretto, « Conscience historique et écriture de soi : la place des écrits personnels dans la culture russe », in Revue des Études slaves, « Entre les genres. L’écriture de l’intime dans la littérature russe, XIXe et XXe siècles », tome 79, fascicule 3, Paris, 2008.[]
  5. À propos de ce tournant, voir Nicolas Werth, « Les formes d’autonomie dans la “société socialiste” » in Henri Rousso, Stalinisme et nazisme, Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Complexe, 1999, (p. 145-184) ainsi que « Les résistances du social dans l’URSS stalinienne », in La Terreur et le désarroi, Staline et son système, Paris, Perrin, 2007, p. 378-406.[]
  6. Créé officiellement le 25 avril 1930 par le décret n° 130/63 du Conseil des Commissaires du peuple.[]
  7. L’auteur du journal est cadre subalterne de l’armée transféré au NKVD du BAM pour un an, en vertu de la « Loi sur le service militaire obligatoire » décrétée par le Comité exécutif central et le Conseil des Commissaires du peuple le 13 août 1930. L’article n° 10 de cette loi réglementait l’ordre et la durée du service pour ceux qui avaient fait des études supérieures.[]
  8. L’original du journal se trouve dans les archives de l’association Memorial de Moscou.[]
  9. Du reste, dans son Journal, Tchistiakov ne mentionne à aucun moment les détenus inculpés au titre de l’article 58. Probablement, n’est-il pas amené à en rencontrer, ou bien, ne les remarque-t-il pas. Cette dernière supposition semble plus probable. Par exemple, dans sa note du 26 décembre, Tchistiakov mentionne les « 58 » parmi d’autres détenus dont il voudrait oublier l’existence : « Oublier tous ces 58, 35, 59 ! » Ils sont aussi indirectement mentionnés dans sa nouvelle « Les refusards ».[]
  10. Daniil Harms, Elizaveta Bam, 1927. Version française : « Elisabeth Bam » in Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, éditions Verdier, coll. « Slovo », trad. Ivan Mignot, 2005, p. 144-172.[]
  11. Le double discours caractérise les personnages de certains auteurs « compagnons de route » du communisme, tels que Babel ou Zochtchenko, qui perpétuent dans la littérature russe la tradition du « skaz », l’oralité représentée dans l’écrit. Leurs personnages manient un parler hybride, mixage de la langue de la propagande et de parlers paysans ou citadins spécifiques. Ces flottements énonciatifs correspondent à des postures identitaires complexes et constituent des formes d’ambiguïté narrative au sein d’un espace littéraire en voie d’homogénéisation. Babel sera victime de la Grande Terreur, Zochtchenko marginalisé et persécuté, notamment à l’époque du jdanovisme.[]
  12. Il faut bien sûr nuancer ces propos en rappelant que Tchistiakov ne maîtrise pas tout à fait la technique littéraire et que les procédés décrits demeurent le fait d’une écriture qui se cherche, largement tributaire des différentes traditions dont il n’identifie pas nécessairement les indices.[]
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