Comment transmettre la mémoire sous la Terreur ? Annie Epelboin aborde la « démémorisation » forcée des individus en URSS et montre que la Terreur elle-même, privée de mémoire, débouche sur une mémoire de substitution, déréalisante. Cet article est initialement paru dans Raison publique, n°16, printemps 2012.
Le rideau de fer à la fin de la guerre froide n’était pas infranchissable. Pourtant mon premier séjour en URSS, au début des années 1970, m’avait plongée dans une sorte d’effroi et j’eus l’impression, lors des voyages suivants, d’avoir à lire en passant la frontière soviétique l’inscription que Dante a placée sur la porte d’accès à l’Autre monde. Il fallait simplement en inverser le signe car l’avertissement, tout aussi menaçant, était rétroactif : « Vous qui entrez ici, perdez toute mémoire ! ». Flaubert dans ses Carnets mentionne bien que « le souvenir est l’espérance renversée ». La perte de l’espérance était moins dangereuse, à mes yeux, que la ruine de la mémoire qui marquait si profondément la société soviétique. La référence au futur était omniprésente, même si l’avenir était entièrement frelaté. On vivait, dans un optimisme obligé, au nom de projections collectives fantasmatiques et de stéréotypes perçus comme rassurants ou ineptes, mais qui laissaient à chacun, dans une configuration certes limitée, la capacité de se construire une vision d’avenir. Le passé, en revanche, très souvent évoqué, était soumis à des impératifs beaucoup plus restrictifs. Il tenait dans la vie publique une place très large, envahissante même, mais qui ne renvoyait qu’à une imagerie imposée. La mémoire individuelle ou familiale, celle du groupe spécifique, était réduite à une peau de chagrin, étrangement trouée ou même elle était occultée, au profit d’une mémoire collective surabondante, référant aux événements politiques et historiques codifiés par l’État. Il ne fallait pas questionner sur la vie d’un grand-père disparu avant-guerre ou sur les raisons qui avaient fait émigrer la famille d’Ukraine en Sibérie car la réponse était éludée et l’ombre s’épaississait. La mémoire d’Octobre, en revanche, celle de la « Grande Guerre Patriotique », de la vie de Lénine comme celle des héros variés du Panthéon soviétique scandaient la vie de tous. La commémoration officielle d’événements était omniprésente. C’est cette intrusion forcenée d’une mémoire collective dans l’espace privé qu’évoque, dès 1930, la formule d’incipit très dense du récit de Platonov, Le Chantier :
Le jour du trentième anniversaire de sa vie personnelle, Votchev fut licencié de l’atelier de mécanique où il gagnait ses moyens d’existence1…
La maladresse feinte est toujours, chez cet écrivain styliste du totalitarisme, le moyen de débusquer une situation existentielle insupportable. De fait, le licenciement du héros est dû « à l’accroissement d’une faiblesse en lui et d’une propension à rêver au milieu du rythme collectif du travail ». La vie privée et le quant à soi étant dénigrés au profit des événements de la vie collective, le narrateur rappelle qu’un anniversaire peut renvoyer aussi à la vie d’un individu. Le pléonasme apparent de la formulation laisse entendre que l’usage de la mémoire qui dicte les anniversaires est accaparé par la vie collective ou la vie publique, les anniversaires inscrits dans l’histoire commune. Le sujet, comme le montre Platonov, n’est pas aisément le gardien de sa propre existence et il souffre de la manipulation de sa mémoire par l’État. Les héros de Platonov sont tous des orphelins, sans attaches ni passé énoncés. La mémoire abolie entraîne un questionnement lancinant sur le monde, sur la place que peut y trouver l’homme privé de ses repères spatio-temporels. La langue de Platonov oppose à cette déréliction sa force de résistance. Le Chantier2, écrit en 1930, évoque le drame de la collectivisation forcée et de la dékoulakisation. Ce que désigne en filigrane son incipit, c’est l’obligation de renoncer à soi-même et à sa propre mémoire, soit la « démémorisation » forcée de l’individu.
L’oblitération ou l’interdit de la mémoire individuelle est la marque d’impact de l’oppression stalinienne sur la société soviétique. La Terreur, au sens où la définit l’histoire, est due à l’usage excessif de la force et de la répression en vue de créer un état de docilité civique et de soumission maximale des individus à un pouvoir donné. Il est nécessaire pour cela de dissoudre les liens qui assurent l’autonomie des sujets, la sécurité des esprits et l’insertion des individus dans leur milieu social, qui sont sources de force et d’énergie vitale pour l’individu. La Terreur fait en sorte de défaire chacun de ces liens, le lien de filiation, le lien du groupe social constitué d’amis et du milieu de travail, le lien d’insertion dans l’histoire familiale. Elle oblige à les effacer, leur mémoire est alors proscrite.
Le lien de filiation rend possible le repérage d’un être en tant qu’il est issu d’un père et d’une mère dont il porte le nom ; il permet ainsi de dépasser l’immédiateté et la brièveté d’une vie et de s’inscrire, en tant qu’individu, dans la durée humaine. Dès 1920, Zamiatine, dans sa contre-utopie Nous autres, décrit toutefois une société composée d’individus-numéros, dont la mémoire « de la vie personnelle » est abolie, la filiation inexistante. Leur mémoire est substitutive, c’est une mémoire non pas transmise mais apprise. Élevés collectivement, les sujets sont d’éternels enfants dociles, éduqués en permanence non par des professeurs mais par des haut-parleurs qui scandent des slogans marquant de valeur négative le passé. Au souvenir s’est substitué un ensemble de clichés qui retirent à la mémoire sa valeur cognitive. Il s’agit au mieux d’une mémoire sans trace, sans inscription, le gavage idéologique empêchant toute réflexion. Pourtant, du fait de sa constitution psychique imparfaite, le narrateur D-503 échappe à la règle et s’éprend d’une femme révoltée, I-330, qui l’oblige à réfléchir. Le diagnostic du médecin est alors sévère : « Vous êtes malade, il s’est formé une âme en vous3 ! » Le narrateur tente de se faire expliquer son mal et on lui révèle qu’il a découvert l’usage de la mémoire :
Comment vous expliquer… Vous êtes mathématicien ? Supposez une surface plane, ce miroir par exemple. Nous clignons des yeux pour éviter le soleil qui s’y réfléchit. Vous y apercevez aussi la lumière d’un tube électrique, tenez, l’ombre d’un avion vient d’y passer. Tout cela ne reste qu’une seconde dans le miroir. Maintenant, supposez que par le feu, on amollisse cette surface impénétrable et que les choses ne glissent plus, mais s’incrustent profondément dans ce miroir […] Ce miroir froid réfléchit, renvoie, tandis que le vôtre, maintenant, garde trace de tout et à jamais.
Le miroir froid, qui est l’état habituel des « numéros » les maintient dans le présent continuel et la non-pensée, il ne conserve pas les messages perçus, ne les traite pas, ne permet aucune élaboration. La surface « amollie », elle, comme la cire, est sensible et garde l’empreinte de l’événement, ce qui permet à l’imagination de naître. Le deuxième médecin de la consultation considère cette maladie comme une abomination qu’il convient de traiter radicalement :
Quoi, une âme ? Vous dites bien une âme ? Nous arriverons au choléra, si ça continue… Je vous ai dit qu’il fallait leur extirper l’imagination à tous sans exception. Il n’y a que la chirurgie qui puisse aider dans ces cas-là4…
L’âme qui vient d’émerger dans l’esprit de D-53 est donc la somme de la mémoire et de l’imagination. Dans l’État Unique où se situe l’action de Nous autres, la menace de répression est constante, le contrôle et la vigilance des Gardes auront raison de la révolte : la chirurgie coercitive viendra à bout de l’épidémie d’âme qui a gagné une part de la population et permis qu’une révolte se trame, venue de ceux qui ont gardé la mémoire du passé et fréquenté la Maison Antique. La dangerosité de la mémoire est le thème explicite d’un poème de Mandelstam daté, comme le récit de Platonov, d’octobre 1930 :
Ne parle à personne,
Oublie tout ce que tu as vu,
L’oiseau, la vieille femme, la prison
Ou encore autre chose.
Sinon te saisira,
Dès que tu desserreras les lèvres
Au commencement du jour
Le frisson et ses aiguilles de pin5…
Paul Ricoeur propose de rapprocher mémoire individuelle et mémoire collective en cherchant « à identifier la région langagière où les deux discours peuvent être mis en position d’intersection », et d’y voir une valorisation accrue du rapport à l’autre :
Ce n’est donc pas avec la seule hypothèse de la polarité entre mémoire individuelle et mémoire collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres6.
C’est la perte de ces trois dimensions de la mémoire qui est évoquée, toujours par Mandelstam dans le poème tragique « Leningrad », toujours en 1930 – et il faudra revenir sur le sens de cette date :
Je suis revenu dans ma ville, connue jusqu’aux larmes,
Jusqu’aux veines et aux amygdales enflées de l’enfance,
Tu es revenu ici, avale alors tout de suite
L’huile de poisson des réverbères des quais de Leningrad,
Reconnais vite le faible jour de décembre
Qui mêle le jaune au goudron funeste.
Petersburg ! Je ne veux pas encore mourir,
Tu as gardé mes numéros de téléphone.
Petersburg ! J’ai encore les adresses
Qui me feront retrouver les voix des morts.
Je vis dans l’escalier de service, et à ma tempe,
Bat la cloche qui m’a été arrachée avec un morceau de chair,
Et, la nuit entière, j’attends la visite de ceux qui me sont chers,
En agitant mes chaînes, celles qui ferment les portes7.
Le retour dans la ville de l’enfance, de la jeunesse, voit la mémoire invalidée. Les marques perçues sont négatives, invoquant le jaune, la lumière visqueuse, le goudron et la graisse. À l’appel lancé à la ville, pour qu’elle rende vie au souvenir « Tu as encore mes numéros de téléphone », répondent la mort et la mémoire abolie. Privé du recours au passé, le poète « remue ses chaînes », il est à la fois mutilé, menacé, prisonnier.
La terreur ne défait pas seulement le lien à soi-même, qui permet de garder souvenir, d’imaginer, de penser, mais le lien aux autres. Elle efface le lien social qui soude les groupes et rend solidaires des hommes. En stigmatisant de façon brutale et irrationnelle les « ennemis de la révolution », ou les « ennemis du peuple » etc., sans qu’on puisse comprendre ce qui fait de l’ami d’un jour l’ennemi du lendemain, elle efface les repères des groupes fiables. La faute non identifiable peut s’étendre à tous, famille, amis, collègues, elle est omniprésente et déréalisante. La terreur destructrice de tout lien, même de filiation, est montrée par Platonov, à travers le personnage de la petite Nastia dans Le Chantier. La petite fille a été recueillie par des ouvriers qui l’ont découverte dans les ruines d’une bâtisse abandonnée, près du corps de sa mère qui, avant de mourir de misère et de désespoir, lui a fait cette ultime recommandation, « Oublie-moi ! » et même « oublie-toi toi-même ! » :
Quand tu m’auras quittée, ne dis pas que je suis restée morte ici. Ne raconte à personne que tu es ma fille, sans quoi, ils s’acharneront sur toi. À mort. Va-t’en, loin, très loin d’ici, et ensuite, oublie-toi toi-même, c’est à ce prix que tu resteras vivante8…
Et lorsque les ouvriers veulent savoir qui est cette petite fille, le dialogue prend un tour étrange :
– Qu’est-ce que tu es, fillette ? Que faisaient ton papa et ta maman ?
– Je ne suis personne, dit la petite fille.
– Pourquoi donc n’es-tu personne ?
– Moi, je n’avais pas envie de naître, j’avais peur que ma mère soit une bourgeoise.
– Alors comment t’es-tu organisée ?
Gênée et craintive, la petite fille baissa la tête et se mit à tripoter sa chemise ; elle savait bien qu’elle était en présence du prolétariat et elle se surveillait, comme sa mère le lui avait appris.
– Moi, je sais qui est le premier ! Le premier, c’est Staline, le second, c’est Boudionny. Tant qu’ils n’étaient pas là, qu’il n’y avait au monde que des bourgeois, et je ne suis pas née, parce que je n’en avais pas envie. Maintenant qu’il y a Staline, il y a moi aussi.
– Chapeau, la garce, parvint à dire Safronov. Ta mère est une femme consciente. Faut-il qu’il soit fort, notre pouvoir soviétique, pour que les enfants qui n’ont guère connu leur mère sentent déjà le camarade Staline9 !
Ce père universel, père de substitution de Nastia, qui lui tient lieu de toute mémoire, a de fait, en 1930, imposé sur les campagnes la terreur de la « dékoulakisation », une sélection de classe qui mène les bourgeois ou prétendus tels à l’exil et à la mort. Staline tient lieu à Nastia de mémoire et de filiation providentielles, dans l’angoisse où elle se trouve de ne pouvoir évoquer sa mère. Mais ce mensonge astucieux ne pallie pas, bien évidemment, le manque essentiel de la fillette qui est privée de référence mémorielle. Sa parole est désormais marquée d’un sceau délétère, elle devient par la suite dogmatique et inhumaine, elle reflète, tel le miroir de Zamiatine, les slogans appris pour survivre. La petite fille n’a plus d’âge, elle tombe malade et finit par mourir. Elle sera enterrée au fond de la fosse du chantier qui avait été creusée pour bâtir « la maison commune du prolétariat » : la vaste tour de Babel de tous les fantasmes, se transforme en fosse commune d’une utopie devenue mortifère. L’interdit de mémoire par lequel la mère espérait assurer la survie de sa fille est formulé de façon lapidaire et terriblement efficace. Sommée d’oublier de qui elle est née, Nastia a parfaitement intériorisé la consigne en évoquant Staline comme seule référence temporelle, comprenant confusément qu’il est l’origine et le point de focalisation de cet ordre des choses monstrueux.
Le manichéisme révolutionnaire a en effet été porté à son paroxysme par Staline, qui fonde la Terreur sur un arbitraire d’autant plus pernicieux qu’il l’habille de la phraséologie marxiste-léniniste. Dès le lendemain de la guerre civile il fallait prouver son ascendance « prolétaire » et donc la « pureté » de sa biographie, afin d’obtenir logement et travail, mais la règle et la marge de manœuvre pour s’en accommoder étaient claires. Alors qu’avec le règne de Staline, la rationalité n’a plus cours. Durant la collectivisation forcée, l’incertitude des critères de sélection parmi les paysans, la nécessité de remplir les normes de dénonciation des koulaks et autres « éléments bourgeois », et donc la pratique admise du libre arbitre instaurent la Terreur dès 1930. L’invention du personnage de l’Ours, dans Le Chantier, en est le révélateur. Tenu de dresser une liste des « koulaks10 » destinés à l’élimination, le directeur du kolkhoze ne sait pas comment opérer la sélection. On recourt alors à un animal, le personnage de « l’ours-forgeron » qui renvoie au folklore, afin d’en décider : lui seul a un flair, qualifié aussitôt d’« instinct de classe », auquel, à défaut de vrai critère, on décide de se fier. En reniflant aux portes, l’ours désigne les victimes, ceux qui, définis de la sorte comme « koulaks », vont être déportés. Il est la métaphore de l’arbitraire et de la perte de repères mémoriels, qui caractérisent la Terreur. Il est l’anti-mémoire burlesque, le substitut dérisoire de l’histoire, la métaphore de cette mascarade tragique qu’est la dékoulakisation.
Le lien identitaire devient donc dangereux, tout comme la filiation. L’instinct de survie induit la déréalisation des biographies, qui perdent leurs contours et leur sens. On découpe les photos de couple ou de groupe, on fait disparaître des noms, des ancêtres, des visages, au rythme des répressions par vagues successives, et des peurs qu’elles engendrent pour les proches des victimes et pour leurs familles. Le désir de protéger les siens dicte l’abolition partielle ou totale de la mémoire familiale et de ses traces. Le déni d’amitié comme le déni de filiation est pratique courante. On brûle les lettres, les clichés, les documents compromettants qui feraient condamner l’entourage avec le réprouvé. On efface les noms dans la presse, les livres et sur les monuments.
Outre la déstructuration psychique des individus, cette disparition des archives personnelles et des correspondances a pour la littérature des effets destructeurs dont on ne peut même pas mesurer l’ampleur. Elle met en échec, dans la littérature soviétique, toute tentative d’une quelconque critique génétique, au sens où on l’entend en France. Il est déjà impossible de décider de la version définitive d’un texte, dont la variante finale n’est guère que l’aboutissement de remaniements et manipulations opérés par les rédacteurs-censeurs dans des conditions obscures. Mais surtout, l’écrivain se garde bien de témoigner des pressions subies et de laisser paraître à ses proches de façon explicite son désaccord avec le texte édité : il leur nuirait autant qu’à lui-même. S’il le fait, les destinataires sont vite amenés à faire disparaître les traces de la mémoire du texte, et, en cas de répression, toute trace de lien avec l’auteur incriminé. La littérature est donc, elle aussi, interdite de mémoire et la critique concernant la littérature de 1930 à 1980 a un champ d’action singulièrement réduit. Les marques de transformation d’un écrit sont le plus souvent indécidables. Mais, dans le cas où le texte proposé est considéré comme « nocif » par les autorités, en l’occurrence par le KGB, celui-ci intervient directement, comme il l’a fait chez Grossman en 1960, pour réquisitionner et supprimer le manuscrit, au domicile de l’auteur11. Le roman Vie et destin a ainsi failli ne jamais exister. De la même manière, on ne doit véritablement l’édition du roman-document Babi Yar de Kouznetsov qu’au choix qu’il a fait d’émigrer pour sauver le manuscrit original : il avait pris soin de le mettre sur microfilms, qu’il a cachés sur lui en traversant les frontières12. Boulgakov avait, lui, choisi d’écrire pour le tiroir, mais si son Maître et Marguerite a bien été publié post mortem par les soins diligents de sa veuve, combien d’autres écrits ont été cachés, enterrés dans des bois et jamais retrouvés, ou détruits par des tiers, dont nous ne connaîtrons jamais l’existence ? Combien de romans conformistes et décevants ont eu une version originale plus forte, que l’auteur aurait aimé laisser à la postérité et dont nous ignorons toute l’histoire ? La Terreur arrache la mémoire aux êtres, dès leur naissance ou au cours de leur vie, elle prive de mémoire aussi bien ce qu’ils créent, enfants ou œuvres littéraires, avant de les détruire ou leur ôter la vie si nécessaire.
L’interdit de mémoire concerne aussi et surtout la Terreur elle-même. Elle est le tabou des tabous, car si sa présence est, par définition, marquante pour chacun, elle n’est toutefois jamais nommée et ne doit pas laisser la moindre trace dans les souvenirs. Elle est à la fois sensible et invisible, innommable, mais surtout elle est « immémorable ». Tout ce qui a trait au vécu tragique de l’histoire est de même exclu du souvenir. La mémoire officielle, ou l’ensemble des dogmes qui en tiennent lieu et qui se substituent à la mémoire individuelle excluent le malheur en tant que tel. Ils le transforment en bonheur obligé, comme le montrent les récits déjà évoqués de Zamiatine et de Platonov. Ainsi Safronov « craignait d’oublier l’obligation de bonheur13 ». Il répétait donc sans relâche des slogans plus ou moins approximatifs, disant aux ouvriers qu’au lieu de penser et de se souvenir, « il faut vivre au nom de l’enthousiasme ! ». Ce slogan inventé devient encore plus terrible au sortir de la guerre. La dimension proprement tragique de la Deuxième Guerre mondiale est en effet exclue de l’historiographie officielle et elle doit l’être des mémoires. Elle est l’objet d’un travestissement des faits et du vécu qui empêchent l’évocation du mal radical et du déchaînement de la violence sociale.
Quatre temps de l’histoire sont donc à retenir, où la Terreur s’abat et où sa mémorisation est interdite. La mémoire ayant horreur du vide, elle se nourrit d’une mémoire de substitution. La fausse mémoire imposée alors par l’État, grâce à l’embrigadement propagandiste de la littérature, tient du déni de l’histoire et du faux-témoignage14.
Le premier temps est celui de la Guerre civile ou Terreur rouge, qui a vu s’instaurer les arrestations et les exécutions arbitraires, les déportations massives vers les camps qui seront les prémisses du Goulag. Leur mémoire est évacuée, les liens familiaux et amicaux avec les émigrés et autres « contre-révolutionnaires » sont tus, comme ils le seront par la suite avec les « ennemis du peuple » dont l’élimination est présentée comme un bienfait salvateur. L’« avènement du bonheur collectif » interdit d’évoquer la peur et le chagrin éprouvés par les proches, interdit le deuil et la nostalgie, et instaure le règne de la soumission mémorielle.
Le deuxième temps est celui de la collectivisation forcée des campagnes : c’est sans doute l’épisode de l’histoire soviétique qui a été le plus fortement marqué d’interdit mémoriel. On sait aujourd’hui combien ont été sévères les consignes de mise au secret de l’aspect le plus tragique de cette politique, la famine organisée par Staline dans les régions agricoles où les villageois avaient été réticents, particulièrement en Ukraine. Ce n’est que récemment qu’on a pu comprendre comment cette occultation et cet interdit ont été mis en place, par des dépêches explicites, expédiées du commandement central aux autorités locales15. Citadins pour la plupart, les écrivains n’ont que peu fait écho à ce drame, essentiellement rural, et le témoignage voilé de quelques réfractaires « émigrés de l’intérieur » n’a pas permis que cette mémoire s’instaure et soit transmise par la littérature16. Elle ne l’a pas été même au sein des familles de survivants. Le troisième moment significatif est celui de la Grande Terreur, celle des procès et des purges des années 1937-38, qui a frappé tous les milieux et les couches sociales, à la différence des moments précédents de terreur. La mémoire en a été à moitié délivrée, au moment du XXe Congrès du PCUS, dans les années dites du Dégel. La remémoration de ces années de Terreur a, cette fois, été prise en charge par la littérature de façon très marquante, durant les années 1960. Cette mémoire partiellement retrouvée a à la fois libéré et angoissé la société. Elle a été le produit et l’effet d’œuvres très remarquées, plus ou moins directement dénonciatrices et sur lesquelles on a beaucoup écrit, on ne s’y attardera pas ici17.
Mais c’est le quatrième temps de la Terreur qui est sans doute le moins étudié, le plus difficile à démêler dans les mémoires obscurcies par l’historiographie officielle, je veux parler de la Deuxième Guerre mondiale. La mémoire de la guerre est devenue très vite l’objet d’une manipulation massive de la part du pouvoir. Elle a fluctué selon les besoins idéologiques du moment, qui instituaient par vagues successives une vérité officielle mouvante à laquelle les mémoires individuelles devaient se conformer. Le culte de l’armée héroïque et de ses valeureux soldats, instauré dès 1943 et qui a été remis en vigueur récemment, a occulté toute forme de mise en cause des succès et du prix à payer pour la victoire. Bien sûr, dès le Dégel, les récits évoquant les souffrances des soldats et les actions absurdes ou viles qui ont entaché la victoire ont commencé à paraître. Mais l’appel à la mémoire tantôt offensée tantôt lénifiante des vétérans, soigneusement entretenue pas la propagande, empêchait que soit écorné le mythe officiel : celui d’un peuple soviétique uni dans l’héroïsme et la reconnaissance envers le génie d’un Chef qui avait assuré la victoire des armées sur l’ennemi de la Patrie. La Russie avait déjà connu une « guerre patriotique » victorieuse contre Napoléon. Elle en a assuré un siècle et demi plus tard une deuxième, celle qu’on appelle en russe non pas la « Deuxième Guerre mondiale » mais la « Grande Guerre Patriotique ». Le rappel du passé glorieux de la Russie a ramené alors l’idéal révolutionnaire internationaliste au stade du patriotisme russe, comme le montre Grossman, dans Vie et destin.
Deux dogmes opacifiants s’instaurent dès lors en effaceurs des mémoires. Celui de l’exploit héroïque des soldats empêche qu’on évoque les souffrances subies par les populations civiles hors du front. En particulier on exclut tout ce qui aurait dû mettre en lumière la spécificité génocidaire, les massacres systématiques qui ont permis aux nazis l’extermination radicale des Juifs dans les territoires occupés. Les documents et les écrits concernant la Shoah18, ont été détruits par les autorités soviétiques lorsqu’ils ne l’avaient pas été par les Allemands. On a effacé les traces des lieux d’exécution collective, comme le montre magistralement le Babi Yar de Kouznetsov. C’est en effet là qu’on lit l’exemple le plus marquant de ce redoublement de l’effacement d’une mémoire collective. Kouznetsov montre comment on a fait disparaître par étapes ce ravin de Kiev où ont été assassinés en deux jours de septembre 1941 les trente-trois mille Juifs qui constituaient – d’après les Allemands – la population juive de la ville, pour l’essentiel des femmes, des enfants et des vieillards, les hommes étant partis au front. C’est là qu’on voit le plus clairement l’efficacité effroyable de ce qui allait être bientôt nommé la « Solution finale » et Babi Yar est à l’Est la métaphore de l’extermination, comme l’est Auschwitz à l’Ouest. À ceci près que dans l’ex-URSS les nazis opéraient leurs massacres dans les villes qu’ils traversaient, immédiatement, sur place, à la mitrailleuse dans des ravins, ou parfois dans des églises auxquelles on mettait le feu. Les témoins parmi la population étaient là, sur place, innombrables et leur mémoire, d’une façon ou d’une autre, a enregistré. Les massacres de masse n’étaient pas un « ailleurs » éloigné dans des camps aux confins de l’Europe – éloignement qui avait permis à la population des pays occidentaux de ne pas en être marquée. Durant les deux années de l’occupation nazie, des dizaines de milliers de victimes ont été massacrées à Babi Yar, malades mentaux, tsiganes, partisans, communistes, prisonniers russes, juifs, ukrainiens et de toute nationalité. Cependant, au sortir de la guerre, ce vaste ravin n’est pas devenu un lieu de mémoire, tant s’en faut. D’abord utilisé comme décharge publique, il est resté longtemps un terrain vague, même si chaque année s’y réunissaient des témoins et des proches des victimes. De nombreux textes ont été écrits à propos de Babi Yar évoquant la mémoire des défunts, mais le seul qui ait été publié et connu fut, en 1961, le poème d’Evtouchenko, « Il n’y a pas de monument au bord du ravin », évoquant l’antisémitisme soviétique qui avait occulté la mémoire du massacre. Le poème fit l’effet d’une bombe et fut mémorisé et transmis à travers toute l’Union soviétique en l’espace de quelques jours. Mais le monument officiel ne fut érigé qu’en 1976, et la plaque apposée, au lieu de rappeler la mémoire de ceux qu’on avait privés de mémoire et de sépulture, en particulier les Juifs dont il ne restait plus trace en Ukraine, ne référait qu’aux « victimes civiles soviétiques ».
La mention de la spécificité des souffrances endurées par la population juive avait été en effet l’objet d’un interdit dès la fin de la guerre et surtout, de manière définitive, dès la vague d’antisémitisme d’État que déclencha Staline en 1948 : la campagne répressive « contre le cosmopolitisme » se prolongea par le « procès des blouses blanches » et dura jusqu’à la mort de Staline. La mémoire de la Shoah ne s’est ainsi jamais constituée. Il faut dire que l’idée d’une spécificité historique de certains groupes ou nationalités avait été exclue dès le début de l’ère soviétique. Les Arméniens avaient été tenus de renoncer d’emblée à la mémoire du génocide de 1915. La littérature tenta de se substituer à l’histoire, comme souvent en Russie, et de prendre en charge cette mémoire, dans les conditions très périlleuses de la terreur stalinienne et dans l’indifférence générale19. Le témoignage n’est donc pas devenu ce qu’il a été en Occident, mais un ensemble important de textes a été écrit, tels des cris étouffés par la Terreur, à propos de la Terreur. À la terreur nazie s’ajoutait celle qui, soviétique ou du moins stalinienne, se redéploya au sortir du conflit et plongea la population dans l’oubli obligé de sa propre mémoire. Grossman a su évoquer Auschwitz et le sort des Juifs, malgré le carcan du réalisme socialiste. Mais son roman n’a pas été lu en Russie avant la fin du système soviétique. Kouznetsov a vu son Babi Yar réduit d’un tiers et mutilé par la censure lorsqu’il a été publié en 1965. Et son choix de l’exil a été sanctionné par la disparition de toute mémoire du livre et de l’auteur, opérée par la censure avec une efficacité redoutable. Et si le livre a été réédité à Moscou dans les dernières années20, il n’a pas trouvé véritablement son public et ne le trouvera peut-être pas en Russie. La restitution de la mémoire tragique n’est pas à l’ordre du jour, ni dans l’esprit des autorités ni dans celui d’une population qui se dispense volontiers d’avoir à revenir sur cet aspect de son passé récent.
Ce refus renvoie au deuxième point d’opacification qui a trop longtemps sévi dans la société soviétique : il se révèle dans l’incapacité d’identifier précisément « le mal », infligé par « l’ennemi ». Les origines du nazisme, la violence sociale qu’il a déployée, les pratiques répressives et l’usage des camps hitlériens n’étaient pas ou peu analysés. En donnant à réfléchir sur l’origine et la nature du mal, on risquait de dévoiler des similitudes et d’occasionner des rapprochements avec le système soviétique. Ainsi le flou mémoriel a été préféré, masquant la marque laissée par le réel. Un discours et des rituels de triomphe ont été instaurés, référant à l’héroïsme et la beauté d’une solidarité rassurante. Cette amnésie sur le tragique de la guerre volontairement infligée aux populations par le pouvoir reprenait celle qui avait été imposée dans la période précédente. Les souffrances subies durant la collectivisation n’avaient pas pu connaître la moindre expression, le souvenir des exactions avait été interdit. La douleur des témoins, devant les massacres opérés par Soviétiques puis par les nazis et auxquels une majorité de la population assistait, impuissante à aider et à conserver sa part d’humanité, la compassion envers les victimes, l’expression de sa honte et de sa propre humiliation, aucune de ces réactions n’a pu être exprimée ni inscrite dans la mémoire. Ce refoulement intense et continu a instauré une forme d’anesthésie et de déni du réel. Aussi peut-on y voir une des causes qui ont empêché que le nazisme et sa violence sociale soient d’emblée perçus comme tels chez les plus malmenés par le pouvoir soviétique. L’accoutumance au mal extrême était déjà en place et avait engendré des formes de servilité et de mutilation des consciences. Une part de la collaboration en Ukraine avec les Allemands s’explique sans doute par cette indifférenciation du mal et des ennemis.
Le prix à payer de cette terreur instituée sur la mémoire a été et demeure très lourd. La violence subie et non nommée opère et perdure de façon plus aisée dans le flou mémoriel. Cette indifférenciation, transmise de génération en génération, a anesthésié la société et instauré une tendance à la confusion des valeurs. La non-transmission mémorielle au sein des familles et des institutions, l’évitement du travail cognitif qui s’y associe, ont façonné la société actuelle en la marquant d’un sceau spécifique, mélange de cynisme et d’indifférence à l’autre. L’égoïsme, l’inaptitude à instaurer des règles de vivre-ensemble ne seraient-ils pas l’héritage de cette non-transmission ? La mémoire blessée des parents, leur choix fréquent de ne pas transmettre aux enfants le poids de souvenirs interdits, encombrants, l’occultation d’un passé trop lourd, ont été délétères. En livrant leurs enfants à la non-mémoire officielle et à ses rites de substitution, en cherchant à les préserver des difficultés ou de l’ostracisme, les parents n’ont-ils pas oblitéré en eux une part d’humanité, de capacité à l’indignation et à la révolte, à la citoyenneté ?
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NOTES
- A. Platonov, Le chantier, Laffont, 1997 (Kotlovan, in Sobranie, s. 411, Moskva, Vremia, 2009) : nous modifions ici la traduction de L. Martinez.[↩]
- Le titre, en russe, désigne une réalité précise, que n’indique pas le terme générique de « chantier » et que les architectes appellent une fouille : le trou ou la fosse qui, une fois creusée aux bonnes dimensions permet d’y jeter les fondations d’un édifice. Il est difficile de rendre en français la richesse sémantique du terme, très courant en russe, qui évoque ici à la fois une béance et l’édification du socialisme (voir aussi « Les hauteurs béantes » de Zinoviev qui reprend l’oxymore).[↩]
- E. Zamiatine, Nous autres, trad. par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Gallimard, 1971, p. 97.[↩]
- .Ibid., p. 99[↩]
- O. M. Mandelstam, Œuvres complètes, t. III Vers et prose 1930-1937, Moscou, 1994, [Sobranie sotshinenii. III, Art-biznes-Tsentr, Moskva 1994], p. 40, trad. A. Epelboin.[↩]
- P. Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 163.[↩]
- O. M. Mandelstam, op. cit., p. 42, trad. A. Epelboin.[↩]
- A. Platonov, Le Chantier, op. cit., p. 69.[↩]
- Ibid., p. 77.[↩]
- Terme par lequel on désigne les paysans accapareurs de richesses.[↩]
- . V. Grossman, Vie et destin, roman trad. par A. Berelowitch avec A. Coldefy-Faucard, préface de E. Etkind, Paris, Julliard/L’Age d’Homme, 1980.[↩]
- Voir l’introduction et le début de Babi Yar, roman-document, trad. par M. Menant, remis en conformité avec le texte original et préfacé par A. Epelboin, Laffont, 2011[↩]
- A. Platonov, Le Chantier, op. cit., p. 72.[↩]
- Voir à ce propos le livre Dénis historiques en Europe et en Asie, sous la rédaction de P. Bayard et A. Brossat, éd. Laurence Teper, 2008, en particulier le chapitre « Le bonheur au Goulag : le livre collectif sur la construction du Belomorkanal » (A. Epelboin, p. 139-157) : dès 1932, les écrivains sont sommés de transformer en idylle collectiviste la description d’un des premiers camps du Goulag.[↩]
- Voir Georges Sokoloff, 1933, L’année noire – Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000, R. Conquest, La Grande Terreur, précédé des Sanglantes moissons : Les purges staliniennes des années 30, Laffont, 1995, et en particulier Nicolas Werth, Alexis Berelowitch, L’État soviétique contre les paysans – Rapports secrets de la police politique 1918-1939, éd. Tallandier, 2011.[↩]
- Les allusions naîtront plus de vingt ans plus tard, dans les années du Dégel. Pour les témoignages des contemporains, voir A. Epelboin, « 1933 : Platonov et Mandelstam témoins de la grande famine », in « Une dissidence intérieure ? La littérature soviétique en résistance », numéro spécial de la revue Silène, décembre 2011.[↩]
- Il faut mentionner, bien sûr l’effet de choc produit en 1962 par Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, qui lève le tabou du Goulag, mais lire aussi ou relire Contre tout espoir, Souvenirs, de Nadejda Mandelstam (Paris, Gallimard, 1972) ou, plus discret, le très beau roman de I. Dombrovski sur la terreur tue, Le conservateur des Antiquités, trad. J. Cathala, Paris, Plon, 1967.[↩]
- Le terme Shoah qui est, en France, d’usage courant mais tardif, consécutif à la diffusion du film de Lanzmann, n’est pas en usage en russe. Dans le contexte soviétique, le phénomène n’était pas reconnu comme tel, et donc pas nommé. Dans la langue de la Russie post-soviétique, c’est l’équivalent anglais Holocauste qui a été introduit (« Kholokost »). Il semble qu’aujourd’hui on puisse aussi parler de la Catastrophe (« Katastrofa »). Ces termes restent en Russie d’un usage discret car les problèmes qu’ils recouvrent ne sont guère évoqués au-delà du cercle des spécialistes ; sinon, on parle du « massacre des juifs ». De la même façon, la « littérature de témoignage » est une notion intraduisible en russe, on commence tout juste à l’envisager comme telle, précisément du côté des historiens. C’est ce que montre l’entreprise de l’historien Pavel Polian qui dirige la collection « Des rouleaux dans la cendre, documents sur la Catastrophe » aux éditions Vremia à Moscou : il va y publier en 2012 le journal de ghetto de Macha Rolnikaite, Je dois raconter, dans sa version originale qui, jusque-là, n’était pas publiée en russe, alors que la traduction française avait été publiée chez Liana Levi en 2003[↩]
- Pour un développement plus large de ce propos, voir La littérature des ravins, A. Epelboin et A. Kovriguina, à paraître en 2012 chez Laffont.[↩]
- A. Kuznetsov, Babii Iar. Roman-dokument, Moskva, Astrel, 2010.[↩]