Cet article a initialement été publié dans le cadre du dossier « Care, capabilités, catastrophes », co-dirigé par Sandra Logier et Solange Chavel.
Cette contribution interroge les outils conceptuels et langagiers dont nous disposons face aux catastrophes. Dans des situations telles que celles qui sont évoquées dans ce volume – désastre nucléaire de Fukushima, sida, après-catastrophe Katrina – les mots dont nous disposons sont essentiels : parce qu’ils attribuent blâme, excuses, responsabilités, revendications de droit, les mots et concepts théoriques nous permettent d’exprimer une réaction politique à l’événement. C’est en cherchant à nous mettre d’accord sur une description de ce qui s’est passé ou ce qui est en train de se passer, que nous nous donnons les conditions pour (re-)constituer une communauté politique après le désastre, après l’injustice dont elle témoigne.
Cette contribution s’intéresse à un paradigme théorique particulier : celui des « capabilités » développé initialement par Amartya Sen et Martha Nussbaum. Je chercherai à examiner sa pertinence pour réagir moralement et politique à une situation de catastrophe, comme celle de la cogestion des suites du désastre nucléaire de Fukushima. Ce paradigme nous offre-t-il des ressources pertinentes : peut-il nous aider à mieux comprendre, mieux juger, mieux agir, dans un contexte comme celui de l’après-catastrophe de Fukushima ?
Après un bref rappel des éléments essentiels du paradigme des capabilités, je m’intéresserai plus particulièrement à la version défendue par Martha Nussbaum. En raison de l’accent qu’elle place sur la vulnérabilité dans la vie humaine, et le lien que ce concept entretient avec la notion de tragique, cette approche peut apporter un correctif à certains défauts de la pensée du « risque ». Pour finir, on s’interrogera sur l’usage pratique et citoyen qui peut être fait de ce paradigme.
Le paradigme des capabilités
Qu’est-ce qu’une « capabilité » ? Définition
En français, le terme de « capabilité » est un néologisme – pas forcément très heureux, qui traduit l’anglais « capability ». Dans la définition de Sen et Nussbaum, le terme « capabilité » désigne ce qu’un individu est à même de faire ou d’être : « un ensemble de possibilités (le plus souvent interdépendantes) de choisir et d’agir1 ». J’ai la « capabilité » de me déplacer dans Paris par exemple si j’ai accès aux transports en commun, ou si je dispose d’un véhicule et du permis de conduire, ou si j’ai de bonnes jambes, etc.
Le terme de capabilité recouvre ainsi deux éléments :
- D’abord ce n’est pas un droit abstrait, mais une capacité très concrète de faire ou d’être : elles représentent des « libertés substantielles », qui re-joue la distinction entre « droits réels » et « droits formels ». Je pourrais en effet avoir le droit abstrait de bouger, mais être dans un pays où les routes sont dans un état tel que je n’ai pas la capabilité associée, et le paradigme des capabilités veut ressaisir ce type d’obstacle pratique à l’exercice des droits.
- Ensuite, le terme de capabilité présente pour ses auteurs l’intérêt de laisser l’individu libre : j’ai la capabilité de bouger même si je décide de ne pas l’exercer. C’est la différence fondamentale qui séparer le fait de jeûner ou de mourir de faim. Dans les deux cas, je ne mange pas, mais le premier cas ne représente nullement une atteinte à ma capabilité d’être bien nourri. Dans les termes de Nussbaum, l’approche des capabilités « se concentre sur le choix ou la liberté, et soutient que le bien essentiel que les sociétés devraient chercher à promouvoir pour leurs membres est un ensemble de possibilités, ou de libertés substantielles, que les individus peuvent décider d’exercer ou non : ce choix leur appartient2 ».
Pour résumer, le terme de « capabilité » est donc un concept mis en avant par Sen et Nussbaum parce qu’il permet à leurs yeux de traduire des droits abstraits en quelque chose de tangible et de concret – ce que les individus peuvent être ou peuvent faire, en fonction de leurs qualités physiques et des ressources de leur environnement. Les auteurs ont explicité recherché et travaillé la portée pragmatique et opérationnelle du concept.
En même temps, le terme de capabilité entend s’inscrire dans une démarche profondément respectueuse des droits de l’individu : une capabilité est un pouvoir de faire ou d’être quelque chose, pas une obligation à réaliser ce pouvoir. Nussbaum à cet égard renvoie parfois au concept aristotélicien de « dunamis » : la capabilité dessine un horizon de possibilités concrètes ouvertes à l’individu, mais sans aucune obligation de les réaliser.
À quoi sert-il ?
Pour compléter la très rapide présentation qui précède et saisir pleinement l’enjeu normatif porté par la théorie des capabilités, il est utile de revenir à la motivation initiale de Sen et de Nussbaum : disposer d’un instrument pour mesurer le bien-être entre différents pays, et servir une théorie de la justice fondamentale.
Pour Sen en particulier, les capabilités sont donc un instrument général de l’économie du développement. Les comparaisons classiques de PIB ne renseignent pas beaucoup ni sur la distribution intérieure de la richesse, ni sur la capacité des individus à transformer cette richesse en qualité de vie. Sen cherchait donc un instrument qui permette de toucher plus directement ce qui nous intéresse : les éléments fondamentaux qui permettent une vie humaine – la capacité à se nourrir, à apprendre à lire, etc.
La toile de fond, pour les deux auteurs, est plus généralement la théorie de la justice de Rawls. lI s’agit là d’un élément de contexte essentiel pour comprendre l’usage qui peut être fait des capabilités : les capabilités sont un instrument théorique conçu pour approfondir la théorie de la justice, tout en restant globalement fidèle aux principes rawlsiens d’égalité individuelle et de redistribution en faveur des plus mal lotis.
Quelle est la pertinence de cette analyse pour le cas qui nous occupe, la gestion d’un lendemain de catastrophe, comme l’après-désastre nucléaire de Fukushima ? Différents éléments de l’approche des capabilités peuvent être mobilisés avec intérêt.
En premier lieu, les capabilités cherchent à aller plus loin que les droits. Les droits d’un individu peuvent rester officiellement intacts, alors même que ses capabilités d’être ou de faire sont profondément affectées. Or une situation de catastrophe ou de désastre nous place exactement devant ce type de contexte : normativement le problème moral et politique que pose la catastrophe n’est pas une atteinte directe contre les droits de l’individu. C’est au contraire une mise en cause radicale de ses capabilités fondamentales, qui peut en retour nous montrer un respect seulement nominal de ses droits. À cet égard, le concept des capabilités offre une ressource contre la tendance périlleuse à considérer que la catastrophe, parce qu’elle est exceptionnelle, suspendrait le régime normal des droits et de la justice. Au contraire, il est intéressant de signaler pourquoi, malgré son caractère extraordinaire, le temps de la catastrophe ne doit pas être un « temps suspendu », un moment exceptionnel qui, en tant que tel, suspendrait les attentes normales de justice. Au contraire, la catastrophe révèle là où a fait tragiquement défaut non pas la reconnaissance formelle du droit, mais l’attention soigneuse aux conditions de réalisation des droits. La catastrophe révèle les inégalités de capabilités qui peuvent s’accomoder d’une égalité superficielle des droits. Il est donc particulièrement bien fait à mon avis pour lutter contre la tendance à distinguer un régime de normalité, où les droits devraient être respectés, d’un régime d’exception où les attentes de respect des droits devraient être revues à la baisse en raison des circonstances. Les capabilités fondamentales sont non-négociables : parler en termes de « capabilités » permet de trouver une ressource normative contre la tendance à compromettre le respect des droits en régime de catastrophe.
En second lieu, le concept de capabilités est conçu par Amartya Sen comme un instrument de diagnostic contre ce qu’il appelle des inégalités « entrenched », enracinées : c’est-à-dire ces inégalités tellement ancrées dans le fonctionnement habituel d’une société qu’elles ne sont pas ou plus vécues comme des injustices par les individus qui les subissent. Il est intéressant de remarquer qu’une des premières et plus fameuses études de Sen, menée en collaboration avec Jean Drèze, consistait précisément à étudier les conséquences d’un désastre – en l’occurrence les conséquences de la famine du Bengale de 1943, qui a tué, selon les estimations, entre un million et demi et trois millions de personnes. Comme dans le cas de Fukushima, il s’agissait d’un désastre qu’on pouvait superficiellement qualifier de naturel, mais où une analyse plus poussée révélait très clairement la main humaine. Une des études de Drèze, analysée par Sen, portait sur l’état de santé des veufs et des veuves ayant survécu à la famine, et croisait les déclarations des individus avec les comptes-rendus médicaux : alors que les veufs se plaignaient davantage, ils étaient en meilleure santé que les femmes selon les observations médicale. La conclusion de Sen était que le paradigme des capabilités permet ici de repérer des inégalités qui échappent même aux individus, parce que les attentes de droit ne sont pas les mêmes. Il me semble que ce deuxième aspect est important : les capabilités proposent une évaluation de ce que les gens peuvent faire ou être qui est en partie indépendante de leurs propres perceptions ou attentes. De nouveau, un grand intérêt de cette approche est de corriger la distorsion des attentes subjectives qui est l’inévitable conséquence d’un état de catastrophe, qui instaure une rupture entre la normalité et l’exceptionnel. Les capabilités fournissent une mesure qui permet de comparer certaines libertés humaines fondamentales par-delà les contextes et les attentes subjectives.
Les capabilités selon Nussbaum : vulnérabilité, dépendance et nature de l’être humain – la vulnérabilité et le risque et le tragique
Jusqu’à présent, le paradigme des capabilités a été mobilisé sous son format général, tel qu’il est en particulier partagé par Sen et Nussbaum. Mais les deux auteurs en ont chacun développé une version personnelle un peu différente. Les accents particuliers que lui fait porter Martha Nussbaum le rendent particulièrement pertinents pour traiter de la question des catastrophes.
Par rapport à Sen, Nussbaum fait deux pas supplémentaires :
- D’abord, elle dresse – contrairement à Sen qui s’y refuse – une liste de « dix capabilités fondamentales » que tout gouvernement juste devrait garantir à ses membres. C’est une déclinaison de la liste rawlsienne des biens premiers, mais rendue plus concrète et opérationnelle : Nussbaum veut faire de cette liste un instrument de revendication, que les individus pourraient opposer à un gouvernement. Ces dix capabilités dessinent à ses yeux le socle d’une vie humaine bonne, et on y trouve, par exemple : le fait de pouvoir manger à sa faim et d’être en bonne santé ; le fait de pouvoir participer à la vie politique ; ou encore – et on y reviendra dans la dernière partie – le fait de pouvoir maîtriser son environnement de vie naturel, ce qui revêt une pertinence évidente dans le cas des désastres écologiques ou technologiques. Avec cette liste de dix capabilités fondamentales, Nussbaum donne donc une forme d’arme de contestation et de discussion de la justice qu’un État donné est à même d’assurer à ses citoyens.
- Deuxièmement, la théorie des capabilités chez Nussbaum s’appuie de manière très explicite sur une théorie philosophique de la nature humaine qui met au centre du tableau la vulnérabilité et le tragique. Cet élément propre à la théorie de Nussbaum me semble particulièrement intéressant dans le contexte des catastrophes, et mérite une attention spécifique.
Même si elle s’inscrit globalement dans le prolongement des théories rawlsiennes de la justice, Nussbaum reproche à cette théorie de reprendre un des éléments contestables des théories contractualistes : une vision qu’elle juge erronée et trompeuse de l’individu. L’individu du contrat social est indépendant, maître de lui-même, libre. Et les droits qui lui sont accordés sont conçus pour préserver cette indépendance et cette maîtrise de soi préexistante. Dans une telle conception, la dépendance, la maladie, la vulnérabilité, la faiblesse sont conçues comme des cas marginaux que la théorie ne doit considérer que dans un second temps, en se contentant d’aménager légèrement le cœur de la théorie.
Or Nussbaum opère un véritable renversement de l’analyse et commence par mettre au centre du tableau l’individu vulnérable et fragile. Les droits ne sont plus là seulement pour préserver une indépendance naturelle et préexistante – ils ont pour objet, beaucoup plus radicalement, de créer une autonomie chez un individu qui est d’abord fragile. On peut dire que tout l’objet des droits et des dix capabilités de base pour Nussbaum est de construire socialement et politiquement les circonstances dans lesquelles notre vulnérabilité n’est plus une source de fragilité, mais devient vivable – n’est plus un obstacle à notre capacité d’action.
Cette manière de renverser la conception fondamentale de ce qu’est un être humain – d’individu maître de soi à un animal vulnérable – a trois conséquences importantes pour le cas qui nous intéresse.
Premièrement, il est clair dans cette conception que notre capacité d’agir est d’abord le résultat d’une certaine construction sociale. C’est parce que la société est organisée comme elle l’est que nous pouvons agir, et par conséquent la cause de notre impuissance est également à rechercher du côté des institutions. Cela ne veut pas dire que Nussbaum pense que l’agentivité est du côté du collectif : non, elle conserve bien un ancrage profond dans la tradition libérale qui fait de l’individu l’agent dont il faut protéger la liberté. Simplement, sa conception radicale de la vulnérabilité essentielle de l’être humain la conduit à souligner la profonde dépendance de cette agentivité humaine par rapport à l’organisation sociale. La conséquence en est un intérêt marqué de la part de Nussbaum pour les institutions formelles et informelles – en partant de la constitution ou des textes constitutionnels jusqu’aux dispositifs informels qui organisent la vie collective et brident ou libèrent l’individu. Dans le cas qui nous occupe, le grand mérite de cette approche est de souligner que le cas d’une catastrophe comme celle de Fukushima ne doit pas être analysée comme un moment qui ferait plonger les individus dans une vulnérabilité exceptionnelle ou extraordinaire. Elle agit plutôt comme le révélateur du fait que notre capacité d’agir individuelle est en réalité constamment autorisée par une réalité institutionnelle collective.
Deuxièmement, la conception de Nussbaum est très sensible à la possibilité du tragique, compris dans le sens du choix impossible entre deux valeurs également bonnes. Cette fragilité des capabilités est radicale et irrémédiable. Mais elle donne une orientation très forte au politique : nous devons construire politiquement des organisations telles que nous n’avons pas à choisir entre deux maux ou deux biens inconciliables. Nous devons construire des institutions politiques telles qu’elles ne placent pas les individus en situation de choix tragique – et de ce point de vue, le paradigme des capabilités est extrêmement utile pour penser certains des choix que nous devons faire. Il est en effet très tentant, face à un désastre comme celui de Fukushima, de se livrer à une macabre analyse coût / bénéfice : le risque de l’accident nucléaire est le prix que nous payons pour soutenir un certain mode de vie et un régime économique. Mais on pourrait tout à fait considérer qu’une société qui ne cherche pas d’alternative à ce type de choix tragique est intrinsèquement injuste : la seule attitude véritablement acceptable moralement est de travailler à construire un monde où ce type d’analyse coût / bénéfice n’a plus à être effectuée.
Troisièmement, cette manière de concevoir la vulnérabilité et les capabilités comme une réponse institutionnelle organisée à cette fragilité fondamentale de l’être humain permet de compléter ce qui semble insatisfaisant dans le paradigme du risque. En effet, le paradigme du risque nous place le plus souvent dans une situation où nous considérons que la capacité existe et que nous devons la préserver. La question est posée en termes de probabilité de perte. Ce qui entraine deux problèmes : (a) on formule la question sous la forme d’un paradigme épistémique que la psychologie humaine quotidienne est notoirement peu armée pour traiter ; (b) le problème est formulé dans un état d’esprit globalement conservateur, qui fait le jeu des critiques du risque, qui vantent le courage et l’héroïsme de la prise de risque. Or justement, le paradigme des capabilités nous propose de prendre la question dans l’autre sens et de nous demander ce que les gens peuvent faire ou être et si – dans telles ou telles circonstances – ils pourraient encore exercer différentes capabilités de base. C’est une approche positive du problème, qui nous enjoint non pas à préserver l’existant contre des risques dans une démarche conservatrice, mais à imaginer comment créer des possibilités de vie et d’action – ce qui est laisse une place bien plus ouverte à de possibles changements de contexte. De ce point de vue, le paradigme des capabilités de ce point de vue est beaucoup mieux armé pour répondre aux avocats de la prise de risque héroïque (avec le degré d’hypocrisie que cela comporte quand le risque en question concerne surtout les autres).
La construction intellectuelle de Nussbaum repose en grande partie sur une manière de décrire l’être humain qui met au premier plan sa fragilité constitutive. Nussbaum est également connue pour défendre une conception de la rationalité humaine qui n’est pas celle de l’homo oeconomicus, mais considère que les émotions et l’imagination de contextes particuliers sont partie prenante de notre rationalité. Ce dernier élément est particulièrement important si l’on considère les recherches des psychologues sur la capacité limitée des êtres humains à traiter les informations statistiques sur le risque. Un des grands problèmes posés par les analyses en termes de risques est que les êtres humains semblent psychologiquement assez mal équipés pour tirer profit d’informations sur le risque exprimés en termes numériques, a fortiori quand les conséquences sont potentiellement radicales et dépassent l’imaginable – la perte de sa maison, de sa santé, de tout son environnement familier. Pensons par exemple aux recherches menées par Kahneman, dont le dernier ouvrage, Thinking Fast and Slow, rappelle certains des principaux résultats : « Because of the possibility effect, we tend to overweight small risks and are willing to pay far more than expected value to eliminate them altogether. The psychological difference between a 95% risk of disaster and the certainty of disaster appears to be even greater; the sliver of hope that everything could still be okay looms very large. » Kahneman souligne, avec force exemples, que même les meilleurs statisticiens se montrent incapables de tirer parti d’informations de ce type quand il s’agit de prendre des décisions concernant leur vie personnelle. Le tableau final est assez déconcertant : (1) les êtres humains sont par nature des êtres dépendants, fragiles, vulnérables ; (2) à titre individuel, ils ont du mal à traiter les informations statistiques relatives au risque. Ce dernier élément est absolument essentiel lorsque l’on s’interroge sur la disponibilité de l’information sur des risques potentiels. Exprimé dans le langage des capabilités, nous nous trouvons collectivement dans la situation de construire des institutions qui non seulement soutiennent le développement de nos capabilités mais qui de surcroît minimisent les situations où nous avons à prendre une décision sur la base de ce type d’information statistique.
Vers la mise en œuvre
Les deux sections précédentes sont restées à un niveau assez théorique d’exposition du paradigme des capabilités. Cette dernière section cherche à examiner comment le paradigme des capabilités peut être mobilisé pratiquement dans des situations d’après-catastrophe.
Il faut bien sûr souligner d’emblée que le paradigme des capabilités n’est pas immédiatement ou à lui seul un instrument de mobilisation politique pratique, et que lui demander de jouer ce rôle expose à la déception. En revanche, ce paradigme constitue un bon instrument de mesure et de diagnostic. C’est d’abord pour remplir cette fonction qu’il a été imaginé par Sen : comme un instrument théorique qui permette de comparer des niveaux de vie de manière robuste, sans passer par l’intermédiaire chiffré trompeur du PIB par habitant. De ce point de vue, le paradigme a fait ses preuves, en nourrissant les réflexions autour de la construction d’index de développement humain. Cet aspect du concept de capabilité est également tout à fait pertinent pour l’évaluation de la qualité de vie des individus dans des contextes d’après-catastrophe justement parce que les capabilités invitent à étudier concrètement les possibilités d’agir et de faire, telles qu’elles peuvent s’exprimer dans un contexte singulier. Il s’agit d’observer pratiquement si les gens ont la possibilité de se nourrir à leur faim ou de prendre part à la décision politique – quelle que soit la forme concrète sous laquelle ils choisissent d’exercer cette capabilité. L’instrument est donc suffisamment précis pour saisir véritablement des éléments importants pour la qualité de vie, mais suffisamment souple pour s’adapter à des circonstances très différentes. C’est là le premier grand intérêt du paradigme des capabilités dans un contexte de gestion de l’après-catastrophe : c’est un outil de diagnostic éprouvé et robuste, et c’est un instrument de mesure et de diagnostic fin : à la fois conçu pour permettre une certaine forme de comparaison ; et en même temps ancré dans des réalités humaines non quantifiables – la peur, la honte, l’angoisse et l’intérêt politique d’être protégé de ces réalités.
Précisément parce que la théorie des capabilités fournit un diagnostic solide, elle offre un socle solide pour une revendication politique. Pour autant, la théorie des capabilités n’est pas en elle-même une théorie de la mobilisation et de la prise de pouvoir, et on s’expose là encore à des déconvenues si on cherche à lui faire jouer ce rôle. En revanche, un élément pertinent, et souvent peu exploité, mérite l’attention : la théorie des capabilités, comme on l’a remarqué plus haut, insiste sur la dimension institutionnelle de notre pouvoir d’agir et de faire. La théorie des capabilités tient ensemble la liberté individuelle et les conditions collectives de cette liberté de faire et d’être. C’est un outil puissant. Dans un cas comme la catastrophe de Fukushima, plusieurs capabilités de la liste dressée par Nussbaum sont très directement en cause : les capabilités nº1 et 2, à savoir la vie et la santé du corps (« être capable de mener sa vie jusqu’au terme d’une vie humaine de longueur normale ; ne pas mourir prématurément, ou avant que sa vie ne soit tellement réduite qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue »), mais aussi la capabilité nº10, à savoir le contrôle sur son environnement politique et matériel. Or Nussbaum souligne bien qu’il revient à chaque société de se mettre d’accord collectivement sur ce qu’elle considère comme « une vie humaine de longueur normale » ou une vie qui « vaille la peine d’être vécue ». C’est ici que l’invitation est faite de retrouver, dans une veine presque aristotélicienne, un sens collectif, politique et partagé de ce qui fait le socle d’une vie humaine qu’aucun ordre politique juste ne saurait mettre en danger.
Enfin, le paradigme des capabilités permet de passer d’une logique potentiellement paralysante de protection, de conservation, de préservation contre le risque, à une logique de support et soutien à la capacité d’agir. La conscience de la fragilité et de la vulnérabilité n’est pas euphémisée, mais le paradigme est dans une logique positive de construction et d’action qui est essentielle. Quand on souligne qu’un des traumatismes les plus forts pour les personnes déplacées et évacuées est la peur et le sentiment de perte de contrôle sur sa vie, un paradigme comme celui des capabilités qui ne cherche pas tant à protéger qu’à restituer une capacité d’action et à reconstruire une maîtrise sur sa vie, peut s’avérer particulièrement utile. Spinoza disait de l’homme libre qu’il ne pense à rien moins qu’à la mort et que sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. Le paradigme des capabilités trace une voie intéressante de ce point de vue : consciente de la fragilité et sans héroïsme surfait, mais sans paralysie de la protection et attachée à (re)créer l’espace de liberté pour l’action.
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