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Notre-Dame de Paris – Victor Hugo: Sauver la cathédrale sans tuer Esmeralda

Le violent incendie qui a gravement mis à mal la cathédrale de Paris donne légitimement lieu, au-delà de la seule relation des faits, à une réflexion spontanée et plus ou moins diffuse, plus ou moins explicite, sur le caractère exceptionnel de ce monument parisien. La couverture médiatique de ce qui pourrait n’être qu’un simple fait-divers a pris d’emblée les allures d’une déploration universelle. « Preuve » du caractère exceptionnel de l’édifice concerné. D’abord, une image, ou l’idée d’une image : Notre-Dame de Paris fait partie de ces monuments, somme toute assez rares, dont chacun ou presque, d’un bout à l’autre de la planète, a une « image-en-tête ». Pourquoi ? A entendre certains micro-trottoirs, ou certains intervenants, ce serait parce qu’elle détient la couronne d’épines du Christ et la tunique de Saint-Louis, parce qu’elle représente la première réalisation complète de cette prouesse architecturale que fut l’art gothique, ou parce qu’elle symbolise la prise de pouvoir symbolique de la monarchie capétienne, avec comme relai le vœu de Louis XIII à la Vierge. Tout cela est vrai, sans doute. Mais, franchement, qui connaissait cela avant d’entendre les commentaires variés qui accompagnent l’événement ? A peu près personne.

« Notre-Dame » – tout court, sans même avoir à préciser « de Paris » – est un produit moderne de la culture de masse, qui s’inaugure vers le premier tiers du XIXe siècle. En font partie les voyages touristiques et les cartes postales de ce Paris qui fut dès l’origine et demeure, l’un des centres mondiaux de ce tourisme-là. Mais cela ne suffirait pas à élire, au sein de ce Paris-capitale-touristique, Notre-Dame comme élément central. Pour ce faire, il a fallu la généralisation et la régulière reviviscence d’un de ces mythes modernes qu’une certaine littérature du XIXe siècle a su générer et alimenter. Le monde entier connaît Louis XIII, Richelieu et d’Artagnan – grâce aux mousquetaires de Dumas. Le monde entier connaît l’ennui provincial, l’insatisfaction féminine et le désir d’autre chose – grâce à madame Bovary de Flaubert. Le monde entier connaît Notre-Dame de Paris – grâce à Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo.

On n’a pas forcément lu le roman. Mais, et c’est le signe distinctif de cette littérature-là, à peu près tout le monde connaît à peu près l’histoire qu’il raconte. Parce qu’on ne compte plus les diffusions, les relais, les rejeux, du roman originel : les adaptations théâtrales d’abord, cinématographiques ensuite (avec le génial Laughton dans le rôle de Quasimodo, puis l’exceptionnel Anthony Quinn et l’admirable Gina Lollobrigida) et puis le dessin animé de Disney, la comédie musicale de Plamondon et Cocciante, le jeu vidéo Assassin’s creed – et tout le reste qui marque la diffusion de « Notre Dame » très loin de sa « réalité historique » – comme cette chanson où Bob Dylan accumule des références à la fois illustres et peu compréhensibles pour faire vivre son « boulevard de la désolation » (Desolation row, dans le disque fétiche Highway 61 revisited -1966) : « Now the moon is almost hidden / The stars are beginning to hide/ […] All except for Cain and Abel / And the hunchback of Notre-Dame / Everybody is making love / Or else expecting rain. »).

Ce n’est donc pas sans raison que la sphère médiatique invoque aujourd’hui le roman de Victor Hugo, en contrepoint de l’événement qui abasourdit le monde entier – ou presque. Et on peut considérer comme une bonne nouvelle qu’il soit ce jour, paraît-il, en tête des ventes des « librairies » en ligne. Mais on a le droit de s’étonner un peu de la manière dont il est convoqué. Que ce livre ait participé au regain d’intérêt pour l’architecture gothique et milité pour la préservation du patrimoine architectural, c’est très juste, et certes il est bon de le rappeler. Mais que de là on glisse jusqu’à faire du Hugo de 1831 un continuateur du Génie du Christianisme et des Martyrs de Chateaubriand, et quelque chose comme le chaînon romantique manquant vers le revival catholique fin de siècle d’un Huysmans, d’un Claudel ou d’un Péguy, bref, qu’on présente Notre-Dame de Paris comme un roman nostalgique du Moyen Âge et d’une société dominée par l’hégémonie du dogme, c’est un peu fort de café. C’est tuer une seconde fois Esmeralda, l’étrangère mise à mort par l’institution religieuse, avec l’appui de l’institution monarchique, et de la superstition populaire.

Car, oui, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo est un roman anticlérical – et violemment.  D’ailleurs tout le monde le sait : il ne s’agit pas d’interprétation savante mais seulement du rappel de l’intrigue de base, du pitch du roman : une magnifique jeune femme aimant danser et bien faite pour inspirer le désir est mise à mort comme sorcière par l’Eglise et la Monarchie grâce aux menées souterraines d’un prêtre hypocrite et pervers rendu fou par ce désir qu’il ne peut comprendre que comme un péché mortel. A tout roman populaire, il faut un grand méchant. Ici, il s’appelle Claude Frollo, c’est un prêtre, un savant théologien, un homme puissant dans la hiérarchie ecclésiastique, qui mettra tous ses pouvoirs et toutes ses ressources pour mettre à mort l’objet de son désir inavouable, avant de se tuer lui-même. Comme souvent, les infidélités de certaines adaptations dénoncent ce que le roman d’origine peut avoir encore, ou à nouveau, de choquant, en dépit de sa patrimonialisation. Dans le dessin animé des studios Disney, Frollo est un juge laïc, pas un religieux. Sur ce point, on préférera la variation de Gotlib et Alexis, qui expose jusqu’à la caricature (juste) la source brutalement pulsionnelle du Mal (les yeux du prêtre, silhouette maigre et jaunâtre, littéralement et grotesquement exorbités vers la poitrine avantageuse d’Esmeralda-Lollobrigida – il faudra bien qu’elle paie pour ça). En fait, que de (funestes) concordances des temps sont lisibles dans ce roman de 1831 : pas forcément d’abord les controverses sur les restaurations façon Viollet-le-Duc, mais surtout la satire violente et crue et noire de la sexualité contrariée des clercs catholiques, et la dénonciation du sort fait aux étrangers populaires par l’Etat et par une certaine foule.

Mais, dira-t-on, la cathédrale ? Ce magnifique personnage du roman, que Hugo a si bien su relancer, diffuser, immortaliser… C’est bien la preuve de la valeur suprême de la société du Moyen Âge, société d’abord religieuse. Eh bien non. Notre-Dame de Paris n’est pas, mais pas du tout, un roman à la gloire du Moyen Âge. D’abord parce qu’il en dit la fin – qui ne vient pas assez vite pour sauver Esmeralda, mais qui vient, heureusement. Dans la comédie musicale de Plamondon, un des grands airs tonitrue : « Voici venu le temps des cathédrââââles… » Mais le roman de Victor Hugo, lui, dit la fin de ce temps-là. Notre-Dame de Paris a pour sous-titre une date : 1482. Comme, deux ans plus tôt (1829), le roman historique de Mérimée, Chronique du règne de Charles IX, portait en sous-titre la date de 1572. 1572, tout le monde savait à l’époque que c’était la date du massacre de la Saint-Barthélémy. Mais 1482 ?… Il ne s’était rien passé de majeur cette année-là, apparemment. Au mieux on pouvait dire (et le roman le rappelle à plusieurs reprises) que c’était la dernière année pleine du règne de Louis XI, mort l’année suivante. Or, selon une périodisation qui commençait alors à s’élaborer dans la nouvelle conscience historique, et que Michelet allait bientôt imposer durablement, le règne de Louis XI marquait la fin du Moyen Âge – après lui s’ouvrait, enfin, la Renaissance. La fin tragique de Notre-Dame de Paris, comme dans tous les romans de Hugo, se comprend comme la tragédie du passé, que l’avenir devra, saura (?) éviter et sublimer.

Cette fin du Moyen Âge, du temps des cathédrales, le roman de Hugo la dit beaucoup plus explicitement encore. Dans une scène fameuse, Claude Frollo, qui a oublié d’être bête (et qui l’a peut-être tellement oublié qu’il le devient) lance rêveusement à un de ses visiteurs théologien, alchimiste, et politique, cette phrase : « Ceci tuera cela ». Il désigne un livre « ceci », et montre les tours de Notre-Dame, « cela ». Pourtant le livre n’a rien d’original ou de transgressif. Seulement, c’est un livre imprimé. Ceci tuera cela : la presse tuera l’architecture. C’est brutal, et cela veut dire (Hugo développe son propos dans ce chapitre célèbre) : l’art exprimant entre tous une société hiératique, théocratique et sacerdotale, une culture sacralisée réservée à une élite étroite et s’imposant de tout son haut à la foule, cela va laisser place à un art multiple, foisonnant, hirsute, incontrôlé par nature, celui de la diffusion libre et déterritorialisée du livre pas cher, du journal à un sou, une culture de tous pour tous, une culture démocratique. La grandeur n’y sera plus si claire, ni assurée. Le risque de la vulgarité, du mauvais commun, du facile, sera permanent. Mais moi, dit Hugo, je l’assume ce risque – parce que cette culture à portée de main, cet art consubstantiel à la démocratie encore à faire, je sais qu’il est capable de plus de grandeur encore, plus grande, d’être potentiellement et authentiquement partagée par tous, que celle des pyramides et celle des cathédrales…

Mais alors : il faudrait laisser brûler Notre-Dame ? Ah non ! Hugo là-dessus, dans le même roman, est tout aussi ferme. Maintenir et préserver (y compris des restaurateurs ineptes, y compris des urbanistes qu’on ne nomme pas encore ainsi mais qui déjà raseraient Notre-Dame pour agrandir le parvis de Notre-Dame, ou qui raseraient Paris pour agrandir la plaine des sablons). Mais pourquoi maintenir et préserver ? Et que maintient-on et préserve-t-on ? Pas le passé pour le passé. Sauver Notre-Dame, d’abord, parce que c’est beau. Et le beau selon Hugo, s’il s’ancre bien dans une époque et une société, un système politico-culturel, les dépasse, les transcende. La cathédrale, par sa beauté même, s’échappe des cadres oppressifs qui pourtant l’ont rendue possible, mais qui ne la déterminent pas intégralement. Un système social, politique et culturel plus libre que celui du Moyen Âge prouvera sa supériorité non pas en mettant bas ces « symboles du despotisme » (rien de plus étranger à Hugo que le « vandalisme révolutionnaire ») mais au contraire en accueillant et magnifiant ce qui émerge de beauté libre, même des temps les plus tyranniques (« nationalisation du patrimoine », tel qu’il est fondé par la Convention).

Alors, la cathédrale prend d’autres significations. Notre-Dame de Paris, pour Victor Hugo, n’est sûrement plus d’abord celle qui abrite la tunique de Saint- Louis, ou qui immortaliserait le vœu de Louis XIII à la Sainte-Vierge. C’est désormais le lieu, l’édifice, le symbole d’un autre mythe, celui du Peuple, et d’abord du Peuple-de-Paris : la cathédrale qu’on voit se profiler à l’arrière-plan du tableau de Delacroix, La Liberté guidant le Peuple, peint en l’honneur des journées révolutionnaires de juillet 1830, exposé en 1831, l’année de publication de Notre-Dame de Paris. La cathédrale de Hugo n’est peut-être pas celle des funérailles présidentielles de la Cinquième République. Davantage celle de la Libération, quand tiraillaient sous ses voûtes des restes de collaborateurs vaincus, alors qu’y communiaient des femmes et des hommes libres. Et sans doute davantage encore celle des amoureux de tous bords qui s’y bécotent sous ses ombres publiques.

Après Hugo, avec Hugo, sauvons Notre-Dame ! Pas pour restaurer le passé, mais pour aider l’avenir.

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