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Satire, fantastique et mythe dans Coeur de chien de Boulgakov : une vision décalée du pouvoir soviétique

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

Le parcours de Boulgakov comme écrivain est atypique : farouche opposant au régime issu de la Révolution d’Octobre, il est pourtant contraint de rester en Union Soviétique jusqu’à sa mort, malgré les nombreuses lettres insistantes qu’il envoie à Staline en personne, à qui il demande l’autorisation de quitter le territoire. L’auteur est surveillé, ses œuvres sont censurées, puis interdites de publication, il est considéré comme un « garde blanc », et pourtant, il n’est pas éliminé, ni même emprisonné ou déporté. Plus paradoxal encore, Staline le protège en lui attribuant un poste – médiocre – d’assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou. Boulgakov a la vie sauve, mais il est muselé.

1925, année où il rédige la nouvelle fantastique Cœur de chien, est aussi celle où la police politique commence à le surveiller. Malgré la prétendue liberté qui règne sur le pays en cette période de NEP[1], après les très difficiles années du communisme de guerre, l’œuvre, fortement satirique, n’est pas autorisée à la publication. Comme la plupart des œuvres de Boulgakov, elle ne paraît qu’en 1968 à l’étranger, et en 1987 en Union Soviétique.

Cœur de chien relate l’expérience, dans l’Union Soviétique contemporaine, d’une figure de Dr Frankenstein. La référence explicite renvoie en réalité à Faust et à l’homunculus, homme artificiel créé par le savant, ou plus précisément par son assistant Wagner, et je verrai quel traitement du mythe est proposé. Le professeur Transfigouratov[2], spécialisé dans les opérations visant à rajeunir ses patients, tente un jour une expérience plus osée : il greffe sur un chien, qu’il a appelé Bouboul, une hypophyse et des glandes génitales humaines. L’échec est complet : Bouboul, qui demande à se faire appeler Bouboulov, est un être grossier, qui adhère stupidement aux dogmes soviétiques. Le bourgeois professeur et son assistant, le docteur Bormenthal, représentants de l’ancien monde, cohabitent difficilement avec cette créature, et finissent par lui greffer à nouveau ses organes d’origine.

La représentation de la réalité soviétique des années 1920 dans cette nouvelle s’appuie sur divers procédés, qui ont tous en commun de proposer une observation biaisée de cette réalité. La satire, le fantastique et le mythe sont ici convoqués pour proposer une figuration protéiforme du pouvoir politique soviétique.

Un récit satirique ?

Cœur de chien ne présente guère d’ambiguïté sur son ancrage socio-historique. Le récit se déroule dans l’Union Soviétique des années 1920, pendant la période de la NEP, et fournit, au cas où le doute serait permis, des indices de cet ancrage temporel. Le chapitre V, qui présente des extraits du journal du docteur Bormenthal, indique des dates, et par cet élément, la nouvelle – caractéristique fréquente des récits fantastiques – s’inscrit dans un contexte identifié. Elle ne se présente pas, au premier abord, comme un apologue abstrait et universel, mais comme le tableau d’une période donnée. Le pouvoir politique dont il est question est ciblé, et s’offre à la satire de l’écrivain, bien que cette configuration n’exclue pas une réflexion de nature plus générale, peut-être universelle, sur le politique.

Les propos mêmes du narrateur sont imprégnés du discours dominant de l’époque, par des connotations qui confirment l’inscription de l’œuvre dans son cadre historique. Ainsi, les paroles de personnages représentant le communisme, Schwonder, le représentant du comité de l’immeuble à leur tête, en sont le reflet, pour ne pas dire la caricature. Dans la nouvelle, les hautes sphères du pouvoir ne sont jamais représentées, pas plus que des instances intermédiaires. Seules les petites mains du régime – ce groupe du comité de l’immeuble, ainsi que les miliciens qui interviennent à la fin de l’œuvre – constituent l’unique figuration du pouvoir soviétique dans l’œuvre. Le pouvoir central est à la fois physiquement absent et omniprésent, puisqu’il est parvenu à se distiller dans le langage de ses sujets, qui font preuve d’un psittacisme efficace. Lorsque le comité apparaît pour la première fois dans le récit, pour réclamer au professeur de céder des chambres d’un appartement considéré trop grand aux yeux des autorités, Schwonder s’exprime en ces termes : « L’assemblée générale vous prie de renoncer à la salle à manger volontairement dans un esprit de discipline du travail. Personne n’a de salle à manger à Moscou[3]. » Si ce type de discours est prononcé avec une adhésion complète de la part des prolétaires, il subit des traitements divers dans la bouche des autres personnages. Le professeur, représentant d’une bourgeoisie à l’ancienne mode, reprend ce type de discours avec ironie : « Remarquez, Ivan Arnoldovitch Bormenthal que seuls les hobereaux que les bolcheviks n’ont pas encore fini d’égorger prennent comme entrée des zakouski froids et du potage[4]. » Paradoxalement, l’ironie est encore plus forte lorsque Boulgakov met des propos à connotation communiste dans la bouche de Bouboulov. Celui-ci est censé être un pur produit du régime : être artificiellement créé, sans origines sociales et donc sans préjugés, il est récupéré par Schwonder qui compte lui inculquer le dogme communiste, et lui fait notamment lire Engels. Mais le narrateur souligne si bien la maladresse de l’appropriation du discours prolétaire par Bouboulov, que l’échec de son éducation politique en devient grotesque. La scène des papiers d’identité de la créature en est l’illustration la plus frappante. Bouboulov, qui à ce stade du récit, ne s’appelle d’ailleurs pas encore ainsi, réclame instamment d’avoir une identité : « Il Schwonder dit que ça ne s’est jamais vu qu’on vive à Moscou sans enregistrement. Ca, c’est une chose. Mais le principal, c’est la carte de recensement. Je ne veux pas être déserteur. Et puis le syndicat, la bourse[5]… » Dans un premier temps, Bouboulov répète consciencieusement les propos de son mentor, qui l’a aidé à choisir un prénom et un nom. La créature réclame de se faire appeler « Polygraphe Polygraphovitch ». La duplication du même nom utilisé pour le prénom et le patronyme indique que la créature n’a pas d’identité, d’ascendance – alors qu’à d’autres endroits, elle appelle le professeur « papa », tournant en dérision une paternité du type de celle que l’on trouve dans Frankenstein. Ce nom est également ridicule en raison de l’allusion à l’écriture : Bouboulov est un être sans éducation, et le chien qu’il était, qui cherchait à apprendre à lire, était presque plus cultivé que lui. Enfin, lorsque la créature annonce qu’elle souhaite garder, comme nom de famille, la base du nom qu’elle avait lorsqu’elle était un chien, « Bouboulov », le ridicule est achevé et, dans un silence éloquent, le narrateur se passe de commentaires. Cette annonce est immédiatement suivie de l’entrée en scène de Schwonder. La satire politique atteint alors son comble : Bouboulov, qui avait répété sans comprendre qu’il voulait être recensé, se rend compte de ce que cela signifie, lorsque Schwonder demande : « Supposez que nous ayons une guerre contre les rapaces impérialistes ? – Moi, je ne vais pas aller faire la guerre où que ce soit ! jappa soudain Bouboulov …[6]. » Ce dialogue, où Schwonder explique à Bouboulov le sens de la citoyenneté soviétique, souligne l’échec de l’appropriation du dogme par le disciple. Même une créature stupide ne se laisse pas docilement inculquer une doxa absurde. Le personnage de Bouboulov, loin d’être monolithique, illustre une forme de résistance à l’endoctrinement. L’opposition entre les mondes ancien et nouveau n’est pas binaire, la nouvelle ne met pas seulement en scène la confrontation du professeur d’ancien régime avec les jeunes communistes. Le personnage de Bouboulov, tiers intrus, introduit une perturbation dans ce face à face. Censé incarner le nouvel homme soviétique, il représente une nature brute, grossière, qui peut refuser de se soumettre à un pouvoir prétendument civilisateur, et qui clame sa liberté face aux contraintes de l’éducation. Si le pouvoir a une action effective sur des personnages du type de Schwonder, qui se prétendent pourvus d’une forme d’éducation, il a une emprise douteuse sur un individu totalement idiot et dépravé. Le pouvoir soviétique serait assez sournois pour s’emparer d’esprits relativement formés, pas assez pour convaincre d’antiques savants appartenant à une époque révolue, mais déjà trop élaboré pour un être brut. L’optimisme n’est pourtant pas de mise, car en évoluant, Bouboulov démontre précisément sa capacité à s’approprier le discours du pouvoir.

Notons une autre originalité du discours communiste : il s’entrecroise régulièrement avec des expressions tirées du folklore religieux, pourtant proscrit. La cohabitation incohérente du discours communiste athée et de réflexes religieux participe de la satire d’un régime qui veut instaurer une société nouvelle, un homme neuf, mais doit s’accommoder avec l’ancien. Le pouvoir politique n’a pu déraciner ce qui relève du réflexe. L’acmé de la confusion intervient dans l’épilogue, lorsqu’un des membres de la milice venue perquisitionner l’appartement du professeur « se signe soudain d’un large signe de croix[7] » en voyant un chien parler. Le bras armé du régime, le représentant du pouvoir, confronté à la réalité d’une créature mi-humaine mi-canine, ne peut réagir qu’avec un réflexe religieux pas encore étouffé par la culture athée et anti-cléricale.

L’affrontement manichéen de deux univers ?

Les marques de l’ancrage du texte dans l’époque de sa rédaction, qui fondent la portée satirique du texte, sont sensibles dans les discours des personnages, mais aussi dans des éléments de l’action, qui ne participent pas toujours à l’intrigue générale – celle de l’interrogation sur la légitimité de créer un homme neuf – mais qui ont fonction d’illusion référentielle, et qui agrémentent d’épisodes annexes cette intrigue centrale. Ainsi, nous l’avons vu, le problème de la répartition de l’espace de logement est une constante de la nouvelle. Le comité de l’immeuble effectue une pression continue sur le professeur. Mais ce problème spatial a des répercussions esthétiques. Un huis clos pesant se constitue tout au long du récit. L’impression d’enfermement est sensible dès le début de la nouvelle : le professeur est confronté au voisinage inquisiteur du comité d’immeuble. Mais après l’opération, la cohabitation avec la créature conduit à la constitution d’un espace que l’on pourrait qualifier de plus nettement tragique : espace ouvert, l’appartement du professeur devient aussi celui de l’aliénation. Un pouvoir apparemment soutenu par le principe de la liberté peut créer un esclavage d’autant plus oppressant qu’il est masqué. Le docteur Bormenthal, censé posséder son propre logement, en vient à habiter chez le professeur, et à dormir dans la même pièce que Bouboulov, qu’il déteste, dans la salle d’attente. Au lieu de rentrer librement chez lui, il se contraint à vivre avec la créature, afin d’apporter son soutien au professeur. Le tête-à-tête entre ces deux ennemis jurés engendre une vive tension dans l’espace à la fois ouvert et clos de l’appartement. Mais dans l’appartement du professeur logent aussi deux domestiques, la jeune Zina et Daria Pétrovna. Boulgakov exploite la présence de ces deux personnages féminins pour la mise en scène des pulsions animales de Bouboulov. Ce dernier n’est pas seulement envahissant, gênant, pesant, il représente une menace réelle pour l’intégrité des femmes, en particulier de Zina. Le danger est réel, et vient de l’intérieur. Schwonder craint les attaques impérialistes extérieures, mais la menace véritable vient de l’intérieur de l’appartement, laboratoire de création de l’homme nouveau. Elle vient peut-être même de l’intérieur de l’homme.

Si la plus grande partie de l’intrigue se déroule dans l’appartement du professeur, plusieurs allusions sont faites à l’extérieur. L’appartement constitue un îlot de résistance de l’ancien monde, mais connaît des extensions. Ainsi, les lieux de culture se répartissent entre lieux populaires, comme le cirque, et lieux bourgeois, comme l’opéra ou le théâtre, où Bouboulov refuse de se rendre. Mais de manière générale, en dehors de l’appartement, l’espace est envahi par la culture, la mentalité, le régime communistes. Le pouvoir impose une marque géographique. Lorsque Bouboulov se trouve un métier, il s’inscrit pleinement dans le dogme du régime, puisqu’il devient « directeur de la sous-section d’épuration de la ville de Moscou des animaux errants (chats et autres) dans la section Gestion Communale de Moscou ». Il s’agit de faire place nette, de réserver l’espace à la société nouvelle. Le pouvoir n’admet aucun contre-pouvoir. Non seulement ce titre souligne le ridicule de la société communiste, soumise à une inflation administrative, à la naissance d’institutions inutiles et pour le moins farfelues, mais il est en lui-même une métaphore révolutionnaire. Sous prétexte d’éliminer les chats, que Bouboulov, en tant qu’ancien chien, abhorre, le personnage incarne un régime fondé sur l’épuration des éléments contre-révolutionnaires, bourgeois. Réfractaire à certains aspects au début, Bouboulov s’identifie à ce pouvoir, dont il devient l’un des sbires – fût-ce à une échelle ridicule.

Ce mécanisme trouve une autre forme de réalisation. Boulgakov fait brièvement intervenir une demoiselle, qui se serait laissé charmer par Bouboulov. Lorsque le professeur lui révèle l’identité de son amant, elle s’offusque et le quitte, mais Bouboulov la menace de la faire mettre à pied : « Demain, je vais t’organiser une de ces réductions de personnel[8] ! » Si Bouboulov n’a pas intégré les principes patriotiques du dogme communiste, il a en revanche très bien compris comment utiliser les rouages d’un régime moins fondé sur la fraternité et le partage que sur la contrainte et la crainte. A ce stade de la nouvelle, le pouvoir soviétique s’est finalement immiscé dans l’esprit de la créature, devenue son représentant le plus terrifiant, et rien ne semble devoir arrêter son extension.

Toutefois, l’ancien monde semble résister aux assauts du nouveau, le bourgeois fait face au prolétarien. Le professeur ironise souvent sur son statut social, qui le protège encore. Ainsi, lors de la grande conversation finale avec Bormenthal, où les deux scientifiques dressent le bilan de leur expérience :

— … Vous n’avez pas la bonne origine sociale, mon cher, n’est-ce pas ?

— Diable, non. Mon père était juge d’instruction à Vilno, répondit Bormenthal en finissant son cognac.

— Eh bien voilà. A votre service. Mauvaise hérédité, quoi. On ne peut rien imaginer de plus honteux. Au reste, je vous demande pardon, moi c’est encore pire. Père : archiprêtre dans une cathédrale. Thank you[9].

Le professeur n’est pas un homme de son temps, mais le décalage n’est pas le seul fait des personnages et de leur posture. La charge humoristique et ironique assumée par le narrateur est forte – c’est une spécificité de l’écriture de Boulgakov. Un passage permet d’en observer le fonctionnement. A plusieurs reprises, le professeur affirme son refus d’utiliser la force pour se soumettre des hommes ou des bêtes, et sa conviction que la persuasion est plus efficace. Sans que cela paraisse contradictoire, il demande toutefois de tenir Bouboul en laisse après que ce dernier lui eut abîmé des affaires et se fut montré agressif. Bien que vexé de ce traitement, le chien comprend, comme celui de la fable, sa chance, à la vue de l’estime dont lui témoignent les autres chiens et les humains : « ‘Un collier c’est comme une serviette d’homme d’affaire’, plaisanta intérieurement le chien, et, tortillant du derrière, il monta à l’étage noble comme un grand seigneur[10]. » La situation est ironique : le professeur passe d’abord pour un humaniste, soucieux de faire appel à la raison plutôt qu’à la force. Lorsque Bouboul doit admettre de porter un collier, la persuasion a si bien fonctionné (et Bouboul parle du professeur comme d’une « divinité ») que le chien en vient rapidement à considérer le collier non comme un moyen de rétorsion mais comme une marque distinctive de dignité. Ainsi la méthode prétendument humaniste du professeur, loin d’être libérale, est nettement plus redoutable qu’un usage franc et ouvert de la force.

La critique de Boulgakov ne porte pas seulement sur le régime communiste qui lui est contemporain. Le professeur incarne également un type de pouvoir au fonctionnement retors, qui, avec ironie, soumet ses sujets en leur laissant croire qu’ils sont libres. L’ironie de l’auteur, qui crée un décalage permanent entre ce qui est dit et ce qui est lu, oblige le lecteur à envisager la réalité qui lui est présentée en changeant de points de vue, en examinant l’objet littéraire sous toutes ses facettes. En cela, elle se conjugue de façon particulièrement efficace avec la dimension fantastique du texte.

Les dimensions fantastique et mythique : la présence des docteurs Frankenstein et Faust

Cœur de chien peut être qualifié de nouvelle fantastique, sans toutefois que dimension de la science-fiction soit totalement exclue. Sur le plan formel, Boulgakov joue d’un procédé narratologique courant en littérature fantastique. Dans la première partie, avant l’opération, le récit est souvent fait par le chien. En revanche, une fois métamorphosé en homme, Bouboulov n’assumera jamais la narration. À ce récit fait par un narrateur homodiégétique (intérieur au récit) dans les premiers chapitres s’ajoutent des passages racontés par un narrateur hétérodiégétique (extérieur au récit), qui varie les points de vue, tantôt interne, tantôt omniscient. L’entrecroisement des voix narratives crée un effet de décalage et participe de l’ironie, mais aussi d’une vision stéréoscopique de la réalité. Le réel, tel qu’il est traité par l’écriture fantastique, n’est pas unique ; il est par définition l’objet d’une observation et d’un discours pluriels, décalés, et donc potentiellement critiques. À cette caractéristique s’ajoute le fait que Cœur de chien soit majoritairement composé de dialogues, qui démultiplient encore les voix et les jugements portés sur cette réalité. Le caractère protéiforme de cette dernière est d’autant plus significatif que le propos de la nouvelle est précisément de réfléchir sur la métamorphose, la « transfiguration ». Au moment où Bouboul est appelé pour subir l’opération de transfiguration, le récit est fait à la troisième personne, du point de vue du chien :

La divinité était toute vêtue de blanc, et, par-dessus le blanc, elle portait, comme une étole, un étroit tablier de caoutchouc. Les mains – en gants noirs.

Le mordu Bormenthal aussi était en tiare. … Ici, ce fut le mordu qui inspira le plus de haine au chien, surtout à cause des yeux qu’il avait maintenant. D’ordinaire braves et sincères, ils fuyaient à présent ceux du chien dans tous les sens. Ils étaient vigilants, pleins de fausseté, et, dans leurs profondeurs se cachait une action mauvaise, crapuleuse, sinon un véritable crime[11]

À lui seul, le regard du docteur Bormenthal illustre toute l’ambiguïté du texte, qui pourrait se placer sous son signe. Non seulement il est lui-même changeant, et donc ambivalent, mais le point de vue interne adopté par le narrateur ajoute à la confusion : pour le lecteur, le personnage de Bormenthal est connoté de façon plutôt positive, du début à la fin de la nouvelle, où son exaspération face à Bouboulov appelle la compassion du lecteur. La méfiance du chien est fondée dans une certaine mesure – il s’apprête en effet à subir une terrible opération – sans être pleinement justifiée : le docteur n’est pas (encore) l’être maléfique que décrit Bouboul. Ainsi les techniques narratologiques adoptées par Boulgakov reflètent une réalité changeante, insaisissable, celle que le professeur, mais aussi le régime communiste tentent de maîtriser et modeler. La dimension symbolique de ce récit est soulignée par le choix des dates. Comme en témoigne le journal de Bormenthal, l’opération a lieu dans les jours qui précèdent Noël, et ainsi, la transfiguration de Bouboul se produit au même moment que la divine naissance – ce qui est nouveau ironique lorsqu’on la confronte avec la créature qui éclot de cette opération.

Le rattachement au genre fantastique se fait également par le biais intertextuel. Si le mythe de Faust est plusieurs fois cité, comme nous l’examinerons en détail plus bas, les figures du docteur Frankenstein et de sa créature sont également sensibles, et la présence en filigrane du récit de Mary Shelley participe de la création de l’atmosphère fantastique. Le chapitre IV contient une description minutieuse de l’opération fantastique, faite en termes techniques précis, qui rappellent la formation médicale de Boulgakov lui-même et participent de l’effet de réel. La transformation progressive de Bouboul, consignée dans le journal de Bormenthal, évoque celle de la créature de Frankenstein. Comme cette dernière, Bouboul apprend la parole, la lecture, se civilise – bien que modestement – sur les injonctions du professeur qui exige qu’il utilise la fourchette et cesse d’attraper ses puces avec ses dents. Comme la créature de Frankenstein, cette transformation est un échec. Toutefois, l’assimilation des deux êtres n’est pas complètement possible. La formation de la créature de Mary Shelley se fait ex nihilo et est d’abord efficace, alors que l’évolution de celle de Boulgakov est conditionnée par l’identité de l’individu dont le professeur a prélevé l’hypophyse[12]. Si Bouboulov apprend à prononcer des mots, ceux-ci proviennent en réalité des tréfonds de la conscience de Klim, un alcoolique grossier et déjà arrêté par la milice, et se croisent avec des souvenirs datant de son état de chien. L’échec de l’opération vient en partie de la mauvaise origine du donneur, qui laisse entendre que le caractère est biologiquement inscrit dans l’être. L’éducation du professeur est peu efficace et seul le dogme communiste finit par avoir un effet sur l’esprit de la créature. Chez Mary Shelley au contraire, la décadence de la créature vient de la société, dont la violence fait naître le mal dans le cœur de celui qui devient progressivement un monstre.

La nouvelle fantastique recèle une interrogation philosophique et morale sur la notion d’identité, et le traitement humoristique du problème du nom ne cache pas sa gravité. Il est difficile de qualifier Bouboulov d’être humain, dans la mesure où, biologiquement, il n’a d’humain que l’hypophyse et les glandes génitales, et où son comportement n’a franchement rien de tel. À plusieurs reprises, il est rappelé que Bouboulov n’est qu’une créature de laboratoire, un être artificiel. L’homme soviétique nouveau serait un artefact, et à ce titre, à la merci de ses créateurs, du pouvoir. Néanmoins, les doutes du professeur lui-même, pourtant doté de peu de scrupules au début du récit, alors qu’il s’apprête entre autres à greffer à une femme des ovaires de guenon, soulignent l’ambiguïté de la créature obtenue. Bormenthal, excédé, considère légitime de tuer cet être artificiel dès lors qu’il est devenu une menace et que l’expérience est définitivement considérée comme un échec, tandis que Transfigouratov ne peut, pendant longtemps, se résoudre à ne pas la considérer comme un être à part entière, sans que sa nature hybride ait une importance. La vie de la créature ne lui appartient pas, même s’il s’est arrogé le droit d’en modifier l’apparence et l’essence. Cette interrogation, qui outrepasse les problématiques liées à l’époque à laquelle écrit Boulgakov, fait néanmoins écho à ces dernières. L’individu est un concept peu apprécié du régime communiste, et, dans cette nouvelle polyphonique, la position de Bormenthal pourrait refléter une négation du sujet, du moi. Ainsi, la connotation positive du personnage évoquée précédemment participe elle aussi du brouillage des pistes. Si le lecteur partage les vues du docteur, il est vivement invité à se remettre en question !

L’interrogation sur l’individu, que le professeur conçoit dans un sens que nous pourrions qualifier de « romantique », qui accorde toute son importance au moi, quel qu’il soit, fait écho au mythe de Faust, mentionné à plusieurs reprises dans la nouvelle. L’exploitation de ce mythe, comme celle de Frankenstein, est toutefois assez complexe. Rappelons tout d’abord l’originalité de la séquence du Faust de Goethe, puisque c’est celui qui inspire Boulgakov, consacrée à l’homunculus. La création de cet être artificiel, située dans la seconde partie de l’œuvre, est réalisée par Wagner, l’assistant de Faust, pendant le sommeil de ce dernier. Si elle est cohérente avec la passion de Faust pour l’alchimie, elle n’est pourtant pas l’œuvre du magicien. L’autre particularité de cette séquence est sa fin, ou plutôt son absence de fin. L’homunculus disparaît sans que l’on sache ce qui lui est arrivé. Entre temps, son rôle dramatique a été de conduire Méphistophélès et Faust à la Nuit de Walpurgis classique, qui débouchera à son tour sur l’apparition d’Hélène de Troie. Le rôle de l’homunculus est assez étonnant par sa modestie, si celle-ci est envisagée au regard de sa charge symbolique.

L’intervention du mythe faustien dans Cœur de chien est elle aussi complexe et d’ailleurs, la première référence au mythe est négative. Elle intervient dans le journal de Bormenthal, lorsque la créature commence à comprendre et que le rôle de l’hypophyse apparaît plus clairement : « sans aucune cornue à la Faust, un homunculus a été créé. Le scalpel du chirurgien a appelé à la vie une nouvelle unité humaine. Prof. Transfigouratov, vous êtes un créateur[13] ! » Boulgakov reprend le modèle du couple composé du maître et de son assistant, il ne fait pas réaliser la transfiguration par ce dernier, mais bien par le maître, que l’on peut considérer comme une figure faustienne dans la mesure où, insatisfait des limites que la nature impose à l’homme, il cherche sans relâche à les transgresser. La seconde mention assimile le professeur à un « Faust chenu[14] », mais le brouillage qui empêche une pleine identification attire l’attention sur une fonction du réinvestissement de ce mythe. Celui-ci n’est pas à décrypter de façon stricte, auquel cas il serait aussi facile de voir en Schwonder un Méphistophélès, assimilation tentante mais pas nécessairement opératoire. La présence du mythe dans la nouvelle est à envisager dans une optique plus vaste, et qui ne se réduit pas à la création de l’homunculus. Le personnage de Goethe est animé par le Streben, élan vital, aspiration à l’infini, qui génère l’insatisfaction qu’il ressent au début et qui constitue la motivation du pari qu’il engage avec Méphistophélès. De même, le professeur travaille non pas seulement à créer un homme nouveau, mais à tendre vers l’ouverture à tous les possibles, dans un idéalisme qui se heurte violemment au matérialisme fondateur de la conception de la société dans laquelle il est obligé de vivre.

Toutefois, cet élan pose un problème moral, sensible dans le chapitre VIII. Transfigouratov s’interroge sur le sens de l’expérience qu’il a menée, et conclut à sa vanité : « Il est possible de greffer l’hypophyse de Spinoza ou de quelque autre farceur du même style et de concocter à partir d’un chien un être supérieur. Mais pourquoi diable[15] ? » La réflexion du professeur est menée en termes de transgression des lois de la nature. Le savant a cherché à réaliser et a échoué dans ce que la nature fait elle-même et fait bien. Inutile de faire intervenir la science là où la nature elle-même apporte à l’humanité des génies, des hommes supérieurs. La composante du mythe de Faust où le personnage crée l’homunculus renvoie à l’ambition du régime de créer un homme nouveau. Le regard porté par Boulgakov sur ce projet est complexe – bien que sa condamnation soit claire. Le professeur, représentant de la science bourgeoise, a effectué une expérience qui constitue dans la réalité historique, l’ambition du régime communiste. Bien que le personnage soit opposé aux fondements de ce régime, Transfigouratov comme fonction littéraire l’incarne. Son échec est en réalité celui du projet communiste ou du moins sa dénonciation, configuration qui souligne le brouillage des pistes, l’éclatement des voix caractéristiques de la nouvelle.

Ainsi, dans cette courte nouvelle, la figuration par Boulgakov du pouvoir est complexe. Le régime communiste, sa réalité quotidienne, son ambition de créer un homme nouveau sont stigmatisés par l’auteur. Toutefois, loin de mettre en œuvre des procédés polémiques, il crée un réseau de significations qui semblent parfois contradictoires, en s’appuyant sur des techniques elles-mêmes ambivalentes par essence. Ces techniques trouvent un terrain favorable pour se développer dans une nouvelle polyphonique, où l’ironie, mise au service de la satire, s’immisce dans tous les discours, y compris ceux où le lecteur ne l’attend pas. A ces décalages liés aux propos, au sens des paroles, s’ajoutent des brouillages qui s’appliquent au sens général de la nouvelle. Ouvertement placée dans un réseau de références intertextuelles, à Faust et à Frankenstein, deux mythes qui sont souvent liés, elle produit une interprétation d’autant plus complexe que ces mythes font appel à la dimension fantastique, elle-même fondée sur le décalage. Bien que le surnaturel n’intervienne en rien dans Cœur de chien, le texte, d’abord ancré dans la réalité, voire dans le réalisme, s’échappe ensuite sur un terrain adjacent et présente une vision biaisée de la réalité soviétique des années 1920.

Malgré ce brouillage de la représentation, la dénonciation d’un pouvoir déjà liberticide est claire, et la censure ne s’y est pas trompée. En réalité, bien que biaisée, cette dénonciation est tout à fait offensive, car peu à peu, tous les personnages en viennent à figurer le pouvoir soviétique. Bouboulov, d’abord peu au fait des implications de son adhésion, se fond harmonieusement dans le système ; Bormenthal, son ennemi juré, ne reconnaît pas, en prônant la possibilité de le tuer, la valeur de l’individu – concept abhorré du régime ; enfin Transfigouratov, qui incarne le bourgeois ouvertement adversaire de la nouvelle société, est le personnage qui assume dans la nouvelle la responsabilité de créer l’homme nouveau. Le pouvoir soviétique, dont on a souligné les ramifications, l’omniprésence, s’est emparé de tous les esprits, même les plus réfractaires.


Notes

  1. La NEP, ou Nouvelle Politique Economique (Novaïa Economitcheskaïa Politika), est une période de relative libéralisation, inaugurée par Lénine en 1921, face à la situation dramatique de son pays. Staline y met fin en 1928, avec le lancement du premier Plan Quinquennal.

  2. La traduction française de V. Volkoff propose cette adaptation du nom russe original du professeur, « Préobrajenski ».

  3. Boulgakov, Cœur de chien, Le Livre de poche, « Biblio », 1999, p. 36. Version originale : М. А. Булгаков, Собачье сердце, Собрание сочинений в пяти томах, т. 2, Москва, Художесвенная литература, 1989, стр. 137 : « Общее собрание просит вас добровольно, в порядке трудовой дициплины, отказаться от столовой. Столовых ни у кого нет в Москве. »

  4. Boulgakov, op. cit., p. 45. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 141 : « Заметьте, Иван Арнольдович: холодными закусками и супом закусывают только недорезанные большевиками помещики. »

  5. Boulgakov, op. cit., p. 95. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 171 : « Они говорят, где ж это видано, чтоб человек проживал непрописанным в Москве? Это раз. А самое главное – учетная карточка. Я дезертиром быть не желаю. Опять же союз, биржа… »

  6. Boulgakov, op. cit., p. 99. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 174 : « А вдруг война с империалистическими хищниками? – Я воевать не пойду никуда, – вдруг хмуро гавкнул Шапиков […]. »

  7. Boulgakov, op. cit., p. 155. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 207 : « […] вдруг перекрестился размашистым крестом […]. »

  8. Boulgakov, op. cit., p. 146. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 202 : « Завтра я тебе устрою сокращение штатов ! »

  9. Boulgakov, op. cit., p. 130. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 192 : « Ведь у вас нет подходящего происхождения, мой дорогой?

    – Какой там черт… Отец был судебным следователем в Вильно, – горестно ответил Борменталь, допивая коньяк.

    – Ну вот-с, не угодно ли. Ведь это же дурная наследсвенность. Пакостнее ее и представить себе ничего нельзя. Впрочем, виноват, у меня еще хуже. Отец – кафедральный протоиерей. Мерси… »

  10. Boulgakov, op. cit., p. 56. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 149 : « ‘Ошейник все равно что портфель’, – сострил мысленно пес и, виляя задом, проследовал в бельэтаж, как барин. »

  11. Boulgakov, op. cit., p. 63. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 153 : « Жрец был весь в белом, а поверх белого, как епитрахиль, был надет резинобый фартук. Руки в черных перчатках.

    В скуфейке оказался и тяпнутый. […] Пес здесь возненавидел больше всего тяпнутого – и больше всего за его сегодняшние глаза. Обычно смелые и прямые, ныне они бегали во все стороны от песьих глаз. Они были настороженные, фальшивые, и в глубине их таилось нехорошее, пакостное дело, если не целое преступление. »

  12. Le film Frankenstein de James Whale va dans ce sens également : la créature devient criminelle car le professeur lui greffe un cerveau de criminel.

  13. Boulgakov, op. cit., p. 83. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 164 : « […] без всякой реторы Фауста создан гомункул ! Скальпель хирурга вызвал к жизни новую человеческую еденицу ! Порфессор Преображенский, вы – творец ! »

  14. Boulgakov, op. cit., p. 121. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 187 : « седой Фауст ».

  15. Boulgakov, op. cit., p. 132-133. М. А. Булгаков, Собачье сердце, стр. 194 : « Можно привить гипофиз Спинозы или еще какого-нибудь такого лешего и соорудить из собаки чрезвычайно высоко стоящее, но на какого дьявола, спрашивается ? »

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