Anne Bazin s’intéresse dans cet article à l’influence des excuses dans les processus de réconciliation entre l’Allemagne, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Elle étudie plus particulièrement leur efficacité et leur réception, qui est double. Les excuses sont en effet à destination d’autrui, mais aussi de soi ; elles permettent d’ouvrir le débat sur un passé encore douloureux. En cela, la dimension symbolique des excuses dépasse leur seule énonciation.
Cet article a été initalement publié dans le cadre du dossier “Excuses d’Etat”, publié dans le n°10 de la revue Raison publique, en mai 2009.
L’image du chancelier ouest-allemand Willy Brandt à genoux devant le Mémorial du Ghetto de Varsovie lors d’une visite en Pologne en 1970 est l’un des symboles les plus emblématiques de la réconciliation entre l’Allemagne et ses voisins orientaux après la Seconde guerre mondiale. Le « Kniefall » fait partie aujourd’hui de la mémoire européenne et pas seulement allemande, polonaise ou juive. Il n’est toutefois pas le seul acte symbolique qui ait marqué les relations de l’Allemagne avec ses voisins. Le rapprochement de l’Allemagne (de l’ouest) avec la Pologne et la Tchécoslovaquie en particulier est ponctué de gestes et déclarations symboliques. Il a été initié par un échange d’excuses entre les évêques polonais et allemands au milieu des années soixante, qui a ouvert la voie d’un rapprochement entre les sociétés ouest-allemande et polonaise. Plus tard, à la fin de la Guerre froide, le processus s’est accéléré entre l’Allemagne et ses voisins à l’Est. Fin 1989, c’est le Tchèque Václav Havel qui adresse des excuses aux Allemands des Sudètes à propos de l’expulsion dont ils ont été victimes à la fin de la guerre, tandis que les chefs de gouvernement polonais et allemand célèbrent une « Messe de la réconciliation » dans une petite ville de Silésie (aujourd’hui) polonaise.
Ce sont là autant de moments qui ont contribué à la reconnaissance des souffrances infligées de part et d’autre et ont marqué des étapes déterminantes des processus de rapprochement de l’Allemagne avec ses voisins tchèque et polonais. Ils s’inscrivent dans une perspective de réconciliation clairement énoncée (à partir de 1989 en tout cas), après un double événement traumatique de l’histoire commune, la Seconde guerre mondiale et l’occupation allemande d’une part, l’expulsion des populations allemandes d’Europe de l’Est de l’autre1. On s’interrogera ici sur la place et le rôle des excuses dans le processus de rapprochement entre l’Allemagne et ses voisins polonais et tchécoslovaque/tchèque depuis la fin de la guerre.
Le cas centre-européen conduit à poser un certain nombre de questions qui sont communes à d’autres processus de réconciliation, concernant l’influence du contexte dans lequel les excuses sont prononcées dans l’espace et dans le temps ; l’identité du ou des acteurs qui s’expriment, et surtout, la réception de ces gestes symboliques. Quel sens peuvent-ils avoir dès lors que les victimes ne sont plus là, refusent de les entendre ou éventuellement les reçoivent comme une légitimation et un encouragement pour leurs revendications (cf. les associations d’expulsés) ? Au-delà de la démarche de reconnaissance, les excuses n’ont-elles pas tout autant pour but de donner un élan susceptible de faire émerger un débat au sein de la société sur le passé douloureux ? Les excuses et gestes symboliques des responsables allemands sont en tout cas inséparables d’un processus de relecture de l’histoire et des responsabilités allemandes dans la Seconde guerre mondiale dont il convient de souligner la dynamique interne.
Le contexte est celui d’une longue histoire commune entre les populations germanophones2 et les Tchèques et les Polonais, pour se limiter aux voisins immédiats, depuis le Moyen-Âge. Ce ne sont pas tant les rapports de voisinage qui nous intéressent ici que la relation de cohabitation entre les populations allemandes et tchèques ou polonaises sur des mêmes territoires pendant des siècles, ainsi que la rupture de cette cohabitation, ou plus exactement l’héritage de cette relation et de la rupture d’un point de vue pratique et mémoriel. Si des similarités existent entre les configurations germano-polonaise et germano-tchèque – notamment la perception par les Polonais et les Tchèques pendant longtemps de leur relation avec l’Allemagne ou avec les Allemands comme représentant une menace pour la survie même de leur identité et de leur nation – l’histoire partagée n’est pas la même.
Les partages de la Pologne et donc la disparition de l’État polonais ont profondément marqué la mémoire polonaise dans sa relation avec le voisin allemand (et russe), de même que les changements de frontières (et notamment la question de l’intangibilité de la frontière germano-polonaise après 1945, incertitude qui a perduré jusqu’à la réunification allemande), le rôle de la Prusse au sein du Reich et bien sûr la Seconde guerre mondiale et l’occupation de la Pologne, avant les déplacements de frontières et de populations de la fin de la guerre. Si les relations germano-polonaises ont, selon l’historien polonais Jerzy Holzer, « dans le passé, […], toujours été particulièrement conflictuelles »3, c’est cependant la Seconde guerre mondiale qui cristallise en 1989 l’essentiel de la mémoire douloureuse des relations avec l’Allemagne coté polonais. Pour les Allemands, la Pologne représente un symbole des horreurs du nazisme. En outre, plusieurs régions de Pologne sont la Heimat (la patrie) de millions d’Allemands expulsés en 1945 du fait de la guerre et des déplacements de frontières qui l’ont suivi.
Jusqu’à l’expulsion de la fin de la guerre, les relations entre les Tchèques et les Allemands en Bohême relevaient en revanche d’une « communauté conflictuelle »4 et ne pouvaient être assimilées à un conflit continu entre les deux nations. L’historien et homme politique tchèque F. Palacký écrivait ainsi en 1848 que « le sens de l’histoire tchèque [était] l’interaction et le conflit permanent avec les Allemands »5, formulant l’idée que la question allemande était le thème central de la construction identitaire et du débat politique tchèque. Au début des années vingt, les Allemands de Bohême et de Moravie représentaient près d’un quart de la population tchécoslovaque et un tiers de celle de Bohême6. Pour les Tchèques, les Allemands ont représenté dans l’histoire à la fois une voie vers la modernité occidentale et une menace pour l’existence de la nation. Dans le cas germano-tchèque aussi, c’est l’héritage de la Seconde guerre mondiale prise dans une acceptation large (depuis les Accords de Munich et le démembrement de la Tchécoslovaquie en 1938 jusqu’à l’expulsion des Allemands des Sudètes à la fin de la guerre, 1945-47) qui symbolise après 1989 le contentieux entre les deux nations7.
La Seconde guerre mondiale se conclut en effet dans les deux cas non seulement par des destructions physiques et matérielles sans précédent dans les pays concernés mais aussi par des changements de frontières dans le cas polono-allemand et surtout des déplacements de populations : 12 millions d’Allemands vivant à « l’Est » c’est-à-dire à la fois dans les territoires de l’Est appartenant au Reich mais aussi sur les territoires d’autres États, baltes, tchécoslovaque, etc., fuient ou sont expulsés vers l’Allemagne entre 1945 et 1947. Auxquels il convient d’ajouter 1,5 millions de Polonais contraints de suivre le déplacement des frontières orientales de leur pays pour s’installer plus à l’ouest. Tout au long de la Guerre froide, la menace d’un prétendu revanchisme (ouest-) allemand sera utilisée pour légitimer les régimes communistes tchécoslovaque et polonais et les relations bilatérales seront réduites au minimum.
Un processus de réconciliation a été engagé à la fin des années soixante entre la RFA et la Pologne, plus tardivement dans le cas germano-tchèque. Dans les deux cas, il est relativement avancé aujourd’hui, malgré des errements et tensions qui rappellent s’il en était besoin la complexité et la fragilité de ces processus.
Les excuses dans les relations germano-polonaises et germano-tchèques. Études de cas
Notre réflexion s’appuie ici sur plusieurs cas qui nous ont semblé représentatifs de ce que peuvent être des gestes symboliques dans un contexte de réconciliation politique8, actes qui trouvent leur importance moins dans le geste lui-même que dans la signification qu’on lui donne. Ils sont introduits ici dans un ordre chronologique :
1) Les excuses des Évêques polonais à leur homologues ouest-allemands, 1965 : c’est à Rome, pendant le concile Vatican II, le 18 novembre 1965 que les évêques polonais (dont le futur pape Jean-Paul II) ont invité leurs confrères allemands « au dialogue, à la réconciliation, et à la fraternité », vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, dans une célèbre Lettre qui se concluait ainsi : « Nous pardonnons et nous demandons pardon ». C’est une déclaration qui rompt explicitement avec le discours officiel polonais et s’inscrit d’emblée dans un registre moral, d’autant que son auteur, l’Église polonaise, est une institution importante dans la société polonaise qui représente alors un potentiel contre-pouvoir pour le régime au sein de la société civile. Ce statut particulier de l’Église catholique en Pologne explique d’ailleurs en partie les réactions d’opposition violente du pouvoir communiste à l’époque9.
2) Le Chancelier ouest-Allemand Willy Brandt à genoux devant Mémorial aux Victimes du Ghetto de Varsovie, 1970 : le 7 décembre 1970, Willy Brandt, premier chancelier de la RFA à se rendre en Pologne, où il est venu pour reconnaître officiellement la frontière Oder-Neisse et signer un traité de coopération, s’agenouille devant le Mémorial à la mémoire des Victimes du Ghetto de Varsovie, à la surprise de tous. Son geste est immédiatement devenu un symbole (on parle du Kniefall), qui marque la volonté de repentance de l’Allemagne pour sa responsabilité dans les crimes de la Seconde guerre mondiale.
3) Les excuses de Václav Havel aux Allemands des Sudètes pour l’expulsion de la fin de la guerre, novembre 1989 : à l’automne 1989, le 5 novembre, c’est-à-dire quelques jours avant la chute du Mur de Berlin (9 novembre) et juste avant la révolution de velours en Tchécoslovaquie (17 novembre), Václav Havel alors « seulement » dissident envoie une lettre au président ouest-allemand, Richard von Weizsäcker dans laquelle il écrit :
Je condamne personnellement – tout comme beaucoup de mes amis – l’expulsion des Allemands après la guerre. Je la considère comme un acte profondément amoral, qui a eu des conséquences tant morales que matérielles, non seulement pour les Allemands, mais aussi, et dans des proportions plus larges pour les Tchèques. Répondre au mal par un autre mal ne supprime pas le mal mais lui permet de se perpétuer. Je crois que le temps viendra où cet événement sera ouvertement discuté dans notre pays, où les représentants officiels de celui-ci cesseront de s’identifier à lui et de le justifier et présenteront aux Allemands des excuses, identiques à celles que les Allemands eux-mêmes ont déjà présenté à plusieurs autres nations qui ont si terriblement souffert de leur fait durant l’ère nazie10.
V. Havel parle ici en son nom propre, en tant que dissident. Sa lettre est rendue publique à la veille de Noël par Richard von Weizsäcker qui en lit une partie dans un discours officiel. Elle est publiée quelques jours après par un quotidien tchécoslovaque (Rudé Pravo), au tout début de l’année 199011. La situation a entre-temps changé : le dissident Havel est devenu président de la République (fin décembre 1989) et les excuses prennent un caractère officiel. D’autant qu’à l’occasion de son premier voyage officiel en Allemagne (Berlin et Munich, villes symboles pour l’histoire européenne et tchèque), le président Havel, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire ouest-allemand Stern12, condamne de nouveau l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie et dénonce le principe de la culpabilité collective appliqué à leur encontre.
4) L’Accolade de Kreisau / Krzyżowa (Silésie, Pologne) entre le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl et le nouveau Premier ministre polonais Tadeusz Mazowiecki, le 12 novembre 1989, à l’issue d’une « Messe de la réconciliation »13. C’est la première fois qu’un responsable politique ouest-allemand de ce niveau se rend dans les territoires cédés à la Pologne à la fin de la guerre, en Silésie où subsiste une forte minorité allemande, dans une ville qui est en outre entrée dans l’histoire pour avoir donné son nom à un mouvement de résistance allemande au nazisme. La cérémonie a en effet lieu sur l’ancien domaine de la famille von Moltke, là où l’un des plus importants mouvements de résistance allemands contre le national-socialisme, le cercle de Kreisau (Kreisauer Kreis), se réunissait pendant la guerre. Mazowiecki et Kohl, tous les deux catholiques, assistent ensemble à une « messe de réconciliation », célébrée par l’évêque d’Opole qui appelle à la réconciliation entre Polonais et Allemands dans un esprit chrétien. Le moment symbolique du geste de paix a lieu à la fin de la cérémonie, pour montrer « qu’une nouvelle ère avait commencé dans les relations germano-polonaises »14. On évoque aujourd’hui en Pologne « l’esprit de Krzyżowa »15.
5) Le discours du président allemand R. Herzog lors de l’anniversaire de l’insurrection de Varsovie, 1994 : le 1er août 1994, Roman Herzog, président allemand en exercice en visite en Pologne, conclut un émouvant discours devant le monument commémorant le soulèvement de Varsovie (non plus du Ghetto) par ces mots : «Aujourd’hui, je m’incline devant les combattants du soulèvement de Varsovie comme devant toutes les victimes de la guerre. Je demande pardon pour ce qui leur a été fait par des Allemands »16, répondant en quelque sorte à la lettre des évêques polonais de 1965. Roman Herzog est le premier haut représentant politique allemand à demander explicitement pardon aux Polonais pour les crimes nazis. Les longs applaudissements qui suivent son discours et les réactions dans la presse polonaise saluent le geste de Roman Herzog qui marque une étape importante du rapprochement germano-polonais.
6) Le discours du ministre polonais des Affaires étrangères, W. Bartoszewski, devant le Bundestag/Bundesrat à l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale, 1995 : Les commémorations du cinquantième anniversaire de l’insurrection de Varsovie étaient le début d’une longue série de commémorations (55ème anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale, le 1er septembre 1994 ; 50ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, le 27 janvier 1995…) qui s’achèvent avec le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale, le 8 mai 1995, par une cérémonie à Berlin à laquelle ne sont conviés que les représentants des anciennes puissances d’occupation de l’Allemagne.
Quelques jours plus tôt, le 28 avril 1995, le ministre polonais des Affaires étrangères, Władysław Bartoszewski s’adresse – en allemand – aux membres du Bundestag et du Bundesrat réunis en séance extraordinaire17. C’est la première fois qu’un haut représentant polonais s’exprime devant le Parlement allemand. Dans son discours, Bartoszewski évoque essentiellement le sort de la Pologne pendant la Seconde de Polonais sont morts pendant l’occupation nazie, parmi lesquels 3 millions de Juifs polonais. Il évoque aussi les combats menés par des soldats polonais et le fait que la Pologne ait perdu une partie importante de son territoire après la guerre. C’est toutefois l’évocation des transferts de population après 1945 qui est la plus attendue par une partie des députés allemands. Après avoir expliqué qu’il ne peut utiliser le terme Vertreibung, dans la mesure où celui-ci n’existerait pas en polonais, Bartoszewski aborde la question des déplacements de population :
Nous nous souvenons du fait que [la tragédie des déplacements forcés] a aussi touché un nombre important d’Allemands et que des Polonais aussi ont fait partie des coupables. Je voudrais le dire ouvertement : nous regrettons le sort individuel et les souffrances d’Allemands innocents qui ont subi les conséquences de la guerre et ont perdu leur patrie18.
Cette phrase est par la suite reprise par presque tous les médias allemands et fera dire à certains que la Pologne s’est enfin excusée pour les expulsions. La réception du discours est très positive en Allemagne, où l’on évoque d’emblée son caractère « historique » pour les relations germano-polonaises19.
7) La Déclaration de réconciliation germano-tchèque, 1997 : début 1997, après deux ans de difficiles négociations, une Déclaration de réconciliation germano-tchèque est signée par les chefs de gouvernements et ratifiée par les parlements. La Déclaration comprend un préambule et huit articles (points). Les points 2 à 4, le cœur de la Déclaration, concernent la reconnaissance des torts et les dommages subis de part et d’autre entre 1938 et 1945. Il s’agit de la première formulation commune officielle à ce niveau des contentieux tchéco-allemands hérités du passé. L’Allemagne (point 2), reconnaît « sa responsabilité et son rôle » dans les événements qui ont « conduit aux accords de Munich, à la fuite et à l’expulsion de personnes des régions frontalières tchécoslovaques, ainsi qu’à la destruction et à l’occupation de la République tchécoslovaque ». Elle regrette les « torts et injustices » causés à la population tchèque et convient que les « violences du nazisme ont préparé le terrain » aux expulsions de l’après-guerre. Dans une formulation parallèle, la partie tchèque exprime (point 3), ses regrets pour les « torts et injustices » infligés à la population sudète lors de l’expulsion et dénonce l’application du principe de culpabilité collective aux Allemands ainsi que la loi d’amnistie de mai 194620, répondant en partie aux attentes de la majorité des Allemands expulsés qui réclamaient une reconnaissance morale des préjudices subis. Les deux parties s’engageaient enfin (point 4) à ne pas entraver leurs relations futures avec des questions politiques ou juridiques issues du passé21.
Cette Déclaration marque une étape symbolique du rapprochement tchéco-allemand. Elle a, sur le plan politique, des effet incontestables, à commencer par celui, côté tchèque, de dépassionner le débat et, côté allemand, de marginaliser dans une certaine mesure le lobby allemand-sudète, la Sudetendeutsche Landsmannschaft, dans son discours politique sur la République tchèque. Sur un plan moral surtout, elle permet de procéder à des indemnisations pour les victimes tchèques du nazisme22.
Les gestes et déclarations évoqués ont ponctué les processus de réconciliation engagés entre l’Allemagne et ses voisins depuis les années soixante. La liste n’est pas exhaustive mais rassemble les moments qui ont suscité de fortes réactions lors de leur réalisation, pas nécessairement positives comme on le verra, et sont considérés, éventuellement a posteriori, comme ayant marqué une étape importante du processus. L’étude de ces deux dimensions – réception et effectivité/efficacité – soulève un certain nombre de questions qui permettent d’éclairer la manière dont ces gestes symboliques s’inscrivent dans le processus de réconciliation.
Une réception souvent problématique
Ces gestes symboliques et les excuses n’ont pas, dans la plupart des cas étudiés ici, été bien perçus, lors de leur énonciation en tout cas, et ont fait l’objet de réactions conflictuelles. S’ils apparaissent aujourd’hui comme des étapes importantes des processus de réconciliation germano-polonais ou germano-tchèque, de manière rétrospective donc, il convient de s’interroger sur un certain nombre de questions qui entourent leur réalisation : le choix du moment et le poids du contexte, le(s) destinataire(s) des excuses ou des gestes politiques mais aussi leur auteur et ce qu’il représente… autant de questions qui conduisent à nuancer l’importance de ces gestes dans des processus de réconciliation. Ceux-ci sont en effet nécessairement complexes et multidimensionnels et il serait dangereux de trop se focaliser sur la partie la plus visible du processus, parce que relevant du symbolique notamment, alors que celle-ci n’a de sens que parce qu’elle s’inscrit dans une démarche globale.
Le contexte politique dans lequel sont formulées des excuses ou dans lequel s’accomplit un geste politique joue un rôle déterminant dans la réception qui leur est faite, comme l’illustrent plusieurs des exemples cités. Déjà, en 1965, alors que les évêques allemands avaient répondu de manière peu engagée à la lettre des évêques polonais (le 5 décembre 1965), la majorité de la population polonaise avait réagi négativement à un geste jugé trop conciliant de la part de l’épiscopat polonais. Quant au gouvernement polonais, il a accusé l’Église de trahison et utilisé cet événement pour accroître son contrôle sur l’institution. La Lettre des Évêques polonais dérangeait. Il s’agit en effet de l’un des tous premiers gestes de rapprochement entre les deux nations, ici entre les sociétés civiles, avant le dégel au niveau diplomatique qui n’interviendra que quelques années plus tard. En ce sens, il s’agit d’un geste précurseur qui marque une première prise de contact entre les sociétés polonaise et ouest-allemande après la fin de la guerre.
Quant au geste de Willy Brandt, s’il est devenu immédiatement un symbole de la volonté de repentance de l’Allemagne, il a aussi tout de suite été un objet de débats23. Aux yeux du pouvoir communiste polonais, ce geste – chrétien – du chef de gouvernement ouest-allemand était problématique pour plusieurs raisons. D’abord, malgré « l’amitié » officielle entre la Pologne et la RDA, les sentiments anti-allemands étaient largement répandus parmi la population polonaise. La fin de la guerre était encore proche, à laquelle avait directement participé la génération au pouvoir. Surtout, cette période, la résistance et les millions de victimes étaient des éléments constitutifs de l’identité polonaise de l’après-guerre. Le sentiment de la trahison des Occidentaux envers la Pologne en 1945 et de la méconnaissance du monde face à la tragédie polonaise était encore très prégnant à la fin des années soixante. En outre, la méfiance envers la RFA était d’autant plus forte que la propagande communiste s’était servie pendant des années de l’argument consistant à rappeler que les Allemands, et pas seulement les associations de réfugiés, refusaient de reconnaître la frontière germano-polonaise. La réaction du pouvoir communiste s’est traduite par le fait que la censure n’a autorisé qu’une version édulcorée de la photo sur laquelle on ne voyait pas vraiment que le chancelier était à genoux, photo qui n’a été publiée que dans les pages intérieures des journaux et non en couverture comme ce fut le cas à l’Ouest24.
Le lieu où le chancelier s’est agenouillé – un mémorial à la mémoire de victimes juives du nazisme – a lui aussi fait problème. À peine deux ans plus tôt, en 1968, avait eu lieu une violente campagne antisémite au sein de l’appareil d’État et du parti communiste polonais qui avait provoqué le départ de près de 30.000 Juifs polonais. Un des arguments du débat, et l’un des plus mobilisateurs, avait été que le monde parlait exclusivement des victimes juives de la guerre, négligeant la mémoire des victimes polonaises et minimisant leur nombre. Dans ce contexte, le geste de Brandt avait évidemment lieu « au mauvais endroit et au mauvais moment » pour le pouvoir et une majorité des Polonais.
Enfin, quelques jours après la cérémonie à Varsovie, la répression des grandes grèves à Gdansk et Szczecin, a entraîné le remplacement de Wladislaw Gomulka au sommet de l’État, qui avait été l’un des promoteurs de la nouvelle politique à l’égard de l’Allemagne. Edward Gierek devient le secrétaire général du Parti ouvrier unifié polonais. Il va poursuivre la politique d’ouverture vers l’ouest, mais sans s’encombrer d’une politique des symboles et ne cherchera pas exploiter le geste de son homologue allemand. C’est ainsi que le contexte politique polonais avant 1989 a finalement contribué à ce que l’image du chancelier allemand à genoux ne soit pas perçue comme un moment symbolique du processus de rapprochement germano-polonais naissant.
En revanche, le geste de Brandt a eu plus de retentissement en Allemagne et dans les pays occidentaux. Pour autant, il n’a pas été reçu de manière univoque en Allemagne (de l’ouest) non plus, pour d’autres raisons. En s’agenouillant ainsi, Brandt avait en effet pris l’opinion allemande à contre-pied, qui n’était nullement préparée à un geste de cette nature dans la mesure où beaucoup alors ne se sentaient nullement coupables. On est en 1970. Le travail sur le passé de l’Allemagne commence tout juste, après deux décennies au cours desquelles c’étaient les victimes allemandes de la guerre qui occupaient le devant de la scène25. Le passé d’opposant au nazisme de Willy Brandt26 donnait une légitimité particulière à son geste. Il soulignait aussi les difficultés posées par la nécessité de la représentation27. Le magazine Der Spiegel avait mis la photo de Brandt en couverture avec le titre : « W. Brandt devait-il se mettre à genoux ? » qui résumait la perplexité de la majorité de la population. Un sondage publié à l’époque a montré que seule une minorité d’Allemands (41 %) jugeait le geste de Brandt approprié, tandis que 48 % le considéraient comme exagéré. Parmi les 30-60 ans, ils étaient 54 %28. Pour autant, il est apparu d’emblée aux observateurs que ce geste marquait une étape essentielle du rapprochement germano-polonais, comme de la reconnaissance par l’Allemagne de ses responsabilités dans la Seconde guerre mondiale.
La réception faite aux excuses de V. Havel concernant l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie a elle aussi fait débat. C’est à titre privé tout d’abord que Havel (qui n’était alors qu’un des leaders du Forum civique, certes plébiscité par l’opinion publique mais pas encore élu) a pris ses distances avec l’expulsion, dans la Lettre évoquée plus tôt. Par ce geste, il rompait avec le discours tchécoslovaque de l’immédiat après-guerre puis du régime communiste qui considérait le « transfert »29 comme un acte légitime et la solution au « problème allemand ». C’était pour montrer aux Allemands sa volonté de créer les conditions d’un dialogue ouvert et sans tabous que Václav Havel a présenté des excuses aux Allemands des Sudètes. Celles-ci s’inscrivaient en réalité dans la continuité de la relecture critique du passé engagée pendant la dissidence. Mais ces propos n’étaient pas faciles à entendre pour un public qui était resté en dehors des débats dissidents et se retrouvait d’un seul coup mis en accusation, mais de l’intérieur en quelque sorte. Conséquence : dans la population tchécoslovaque, le geste de Havel s’est heurté à de l’incompréhension et les excuses ont été considérées par les Tchèques comme l’une des erreurs politiques les plus graves commises par leur nouveau président, qui pourtant bénéficiait à l’époque d’une aura exceptionnelle. Elles apparaissaient en effet comme étant non nécessaires, ni sur le fond (une écrasante majorité des Tchèques considérait l’expulsion comme juste30), ni surtout en termes de calendrier, de sorte que le débat qui a suivi a tourné autour de la question de savoir s’il fallait ou non s’excuser, pourquoi le faire si les autres (en l’occurrence les Allemands des Sudètes) ne l’avaient pas fait et de quoi il convenait éventuellement de s’excuser plutôt qu’autour du sens à donner à ce geste pour les relations tchéco-allemandes31. En tout cas, la discussion n’a pas permis de créer l’élan nécessaire à un débat sur le passé côté tchèque comme l’avaient espéré les nouveaux dirigeants.
S’il n’a pas été compris par les Tchèques, le geste de V. Havel ne l’a pas non plus été par les Allemands. Concentrés sur la réunification et les discussions avec la Pologne concernant la frontière, dans une approche très réaliste de la politique étrangère, les dirigeants allemands, H. Kohl en particulier, n’ont pas saisi l’ouverture que représentait le geste symbolique de Havel pour faire avancer le dossier des expulsés, perçu comme marginal à l’époque, au regard notamment des enjeux de la réunification. Quant aux Allemands des Sudètes et l’association qui les représentent, la Sudetendeutsche Landsmannschaft, ils y ont vu au contraire la reconnaissance par les Tchèques de leur culpabilité dans l’expulsion, qui devait donc naturellement ouvrir la voie à la satisfaction de leurs revendications (indemnisations, restitutions…), et les exonérait en même temps de toute réflexion sur leur rôle dans l’enchaînement des événements à l’époque.
L’accolade de Krzyżowa/Kreisau entre Helmut Kohl et Tadeusz Mazowiecki au mois de novembre 1989 n’est pas devenue tout de suite en Pologne une image symbole d’un processus de réconciliation bilatérale. En 1989-90, les aspects dominants de la politique de Helmut Kohl pour la majorité des Polonais étaient son soutien à la minorité allemande de Silésie et surtout, jusqu’au dernier moment, la non-reconnaissance de la frontière orientale de l’Allemagne. Le contexte de la visite du chancelier Kohl doit ici être rappelé dans la mesure où il a affecté la perception des Polonais de la rencontre. Après de longues négociations et une préparation difficile, le chancelier allemand se rendait en effet en Pologne pour sa première visite officielle en novembre 1989. Accompagné de plusieurs ministres, il arrive à Varsovie le 9 novembre. Quelques heures plus tard, le Mur de Berlin est ouvert et H. Kohl décide de rentrer immédiatement en Allemagne. Il retournera cependant en Pologne le 11 novembre pour achever sa visite comme prévu. Entre-temps, la situation avait changé. L’ouverture de la frontière interallemande posait la question d’une possible réunification allemande et avec elle, réactivait la question de la frontière germano-polonaise. C’est dans ce contexte politique bilatéral délicat que le geste des deux chefs de gouvernement a été appréhendé par l’opinion polonaise. Le choix du lieu de la rencontre, symbolique s’il en est, au cœur de la Silésie anciennement territoire du Reich, devenait un pari risqué. C’est ainsi que pour la première fois depuis la fin de la guerre, les Polonais, présents à la cérémonie ou derrière leur écran de télévision, ont vu brandies des dizaines de bannières portant les noms allemands de villes et villages habités depuis quatre décennies majoritairement par des Polonais car en territoire polonais depuis la fin de la guerre, noms allemands que le gouvernement communiste avait interdit d’usage après l’incorporation de ces régions à la Pologne32. L’effet était pour le moins déstabilisant pour l’opinion polonaise, a fortiori à l’heure où le chancelier allemand se refusait encore à reconnaître l’intangibilité de la frontière commune.
La réception des excuses ou des gestes symboliques est d’autant plus délicate si ces gestes ont lieu pour amorcer un processus de réconciliation : qu’il s’agisse de la demande de pardon des Évêques polonais, du geste de Brandt, ou des excuses de Havel par exemple33. Leur raison d’être est alors de rompre avec une lecture et un discours imposés ou acceptés côté « coupable », qui fait en général un large consensus et évite de remuer la mémoire de périodes difficiles du passé ; discours qui à l’inverse heurte la mémoire des victimes ou est simplement incompatible avec les autres lectures de l’événement. C’est la raison pour laquelle des excuses prononcées dans un tel contexte sont difficiles à entendre du côté des responsables qui ne se sentent pas forcément coupables (c’est le cas de la majorité des Allemands dans les années soixante encore), dont le comportement a été justifié voire légitimé par différents discours depuis des décennies (c’est la situation qui prévaut en Tchécoslovaquie en 1989), et qui se considèrent et parfois sont aussi des « victimes ». Ce dernier point renvoyant à la difficulté de se reconnaître le cas échéant à la fois victime et coupable.
Cette remarque nous conduit à souligner la dimension bilatérale des excuses et gestes symboliques de rapprochement entre l’Allemagne et la Pologne ou la Tchécoslovaquie. En effet, toutes les parties – allemande, tchèque, polonaise – ont reconnu à leur tour les torts en injustices qu’elles ont infligées à l’Autre. Cette symétrie n’a rien d’évident a priori. Elle contribue en tout cas, sinon à équilibrer, du moins à mettre en œuvre des processus similaires. Dans le cas germano-polonais, le geste de Brandt ou la demande de pardon de Roman Herzog font écho à la Lettre des Évêques polonais ou aux propos de W. Bartoszewski sur les expulsés. En ce qui concerne les relations germano-tchèques, ce sont les excuses de Havel qui vont contribuer à amorcer un processus dont le parallélisme – éventuellement problématique bien sûr – se retrouve dans la Déclaration de réconciliation en 1997. Ces configurations particulières soulèvent au moins deux défis pour les acteurs de la réconciliation germano-polonaise et germano-tchèque : comment gérer la tentation ou le risque de la comparaison dans les souffrances infligées et subies ? La question est inévitable et a été instrumentalisée par certains acteurs, en particulier les associations d’expulsés. Est-ce que ce parallélisme peut aider le processus de réconciliation ou au contraire ne risque-t-il pas d’ouvrir davantage de champs de tensions et d’incompréhension en créant une concurrence entre les victimes ?
Finalement, si des excuses sont adressées d’abord à « l’Autre », la victime ou ses représentants, la réception ne saurait se limiter à cette cible. Justement parce qu’un tel geste entend rompre avec une lecture communément admise qui entrave le rapprochement, les excuses s’adressent aussi à soi-même, à son groupe, à ceux que l’acteur représente légalement ou symboliquement. Il s’agit finalement de promouvoir un double débat, avec l’Autre bien sûr, mais aussi – et c’est peut-être là le plus difficile –entre soi. Le geste de Brandt s’inscrit dans ce processus, celui de Havel aussi, même s’il a d’abord manqué son but, dans cette dimension en tout cas.
Quelle place pour les excuses et les gestes symboliques dans un processus de réconciliation ?
La réception par les victimes des excuses peut faire problème à partir du moment où la démarche reste de l’ordre du symbolique, et n’est pas accompagnée d’actes politiques. Malgré la puissance symbolique de l’image du chancelier à genoux, la coalition social-démocrate / libéraux dirigée par le chancelier Brandt n’a pas pris le risque de toucher au principe de la primauté de l’approche juridique sur la question de la reconnaissance de la frontière germano-polonaise, pour des raisons de politique intérieure. De même que vingt ans plus tard, le chancelier Kohl refusera tout au long du printemps 1990, c’est-à-dire quelques mois après son geste de réconciliation avec Mazowiecki, de reconnaître la frontière orientale de l’Allemagne avant la réunification, pour des raisons de politique intérieure toujours34.
Quel sens peuvent alors avoir des excuses dans une relation bilatérale ? Il s’agit d’abord d’une démarche de reconnaissance. La réconciliation ne requiert en effet pas tant le pardon des victimes que le « dépassement de la haine et de la méfiance réciproque »35, à travers un processus de reconnaissance qui constitue le « fil rouge » de la démarche de réconciliation36. C’est ainsi la reconnaissance officielle d’une responsabilité, des injustices et des torts infligés (et dans certains cas, la demande de pardon aussi) qui a été au cœur des démarches de réconciliation entre l’Allemagne et ses voisins après la Seconde guerre mondiale. C’est bien dans le registre de la reconnaissance que s’inscrivent gestes symboliques et excuses.
La réconciliation possède aussi une dimension historique incontournable, qui passe par la relecture de l’histoire commune et du passé conflictuel. Le travail sur l’histoire est un moment essentiel du processus, au sein duquel il apparaît comme un médium approprié pour apporter une réponse aux « conflits de mémoire »37et à la conquête de la « juste distance à l’égard du passé »38. L’objectif du travail de mémoire n’est pas toutefois d’établir la vérité mais d’élaborer un récit qui puisse favoriser un rapprochement entre les différentes parties. Il ne s’agit pas d’une démarche historique à proprement parler mais d’une démarche politique qui cherche à subordonner le passé au présent. Si les historiens ont un rôle essentiel à jouer dans ce processus qui se développe en plusieurs temps (l’acceptation d’une responsabilité historique d’abord, la reconnaissance des souffrances de l’Autre ensuite et enfin, la « mise en intrigue » d’une version du passé acceptable par les différents acteurs), celui-ci reste avant tout politique39. Dès lors, les auteurs des gestes symboliques sont aussi souvent ceux qui ont la capacité (pouvoir et/ou légitimité) de promouvoir un tel travail sur le passé, leur geste d’inscrivant directement dans cette perspective.
Si les gestes symboliques constituent souvent le point de départ d’un processus de réconciliation, ils ne suffisent en tout cas pas à la réconciliation entre les parties. La réconciliation est une démarche qui ne peut se limiter à quelques acteurs sur la scène politique, si légitimes voire consensuels soient-ils. Elle relève d’une démarche volontaire de tous les acteurs qui implique les sociétés autant que la sphère politique et ne peut être imposée ni même votée. Elle doit être la conjugaison d’une volonté politique et d’actions concrètes de rapprochement à dimension micro-sociétale qui font intervenir un grand nombre d’acteurs. C’est là une limite à la portée de ces gestes symboliques. Ils ne peuvent se suffire à eux-mêmes et doivent nécessairement être accompagnées d’autres démarches. Si leur importance à des moments clés du rapprochement n’est pas remise en question, leur fonction stratégique et même leur ritualisation, voire routinisation a pu être critiquée au titre d’une certaine superficialité, voire d’un « kitsch de la réconciliation » qui se suffirait à soi-même40. Dans le cas germano-polonais en tout cas, une focalisation sur le niveau politique conduirait à négliger le rôle essentiel des acteurs de la société civile dans le rapprochement bilatéral à travers un processus de « réconciliation par le bas », auquel la Lettre des Evêques de 1965 a donné un élan fondateur.
Enfin, s’il faut bien sûr se garder d’une lecture rétrospective qui confère à la démarche un rôle par trop déterminant dans un processus multidimensionnel où la morale n’a peut-être pas le rôle prépondérant qu’on voudrait parfois lui voir jouer – n’oublions pas que la réconciliation de la RFA avec ses voisins à l’Ouest mais aussi à l’Est a été motivée d’abord par des considérations pragmatiques41 – il est nécessaire de considérer aussi l’influence a posteriori de tels gestes symboliques dans la poursuite d’un processus de réconciliation. Parce qu’elles s’inscrivent d’abord dans le registre symbolique, les excuses durent au-delà de leur énonciation : le geste de W. Brandt, malgré les réactions qu’il a pu susciter de part et d’autre au départ, reste aujourd’hui un symbole très fort. C’est devenu un « lieu de mémoire » allemand42 et il existe aujourd’hui à Varsovie une place qui porte le nom de W. Brandt, sur laquelle a été érigée une statue commémorant l’événement.
==================
NOTES
- À la fin de la Seconde guerre mondiale, environ 12 millions d’Allemands ont fui (notamment devant l’avancée de l’Armée rouge) et/ou ont été expulsés des territoires de l’Est vers l’Allemagne vaincue. Ces déplacements forcés de population ont concerné à la fois les Allemands qui vivaient dans les territoires ayant appartenu au Reich (Poméranie, Silésie, Prusse orientale, Koenigsberg…) ou issus de minorités allemandes (souvent importantes) dans plusieurs Etats de la région (Tchécoslovaquie, Etats baltes, Hongrie, Yougoslavie, Roumanie…). Près de 3 millions d’Allemands ont ainsi été expulsés de Tchécoslovaquie entre 1945 et 1947, plus d’un million de Pologne et surtout près de 7 millions des territoires de l’Est devenus polonais (et soviétique pour Koenigsberg/Kaliningrad) après 1945. À noter que le déplacement des frontières polonaises vers l’ouest a aussi entrainé le déplacement de 1,5 millions de Polonais qui vivaient sur des territoires rattachés à l’Ukraine après la guerre. La question des déplacements de populations a été abordée explicitement dans les Accords de Potsdam, signés le 2 août 1945 par la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Union soviétique, dans l’Article XIII, alinéa 3 : « Les trois gouvernements ont étudié la question sous tous ses aspects et reconnu que devait être effectué le transfert vers l’Allemagne des populations allemandes ou de parties de celles-ci restées en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Ils se sont mis d’accord sur le fait que ce transfert devait avoir lieu de manière ordonnée et humaine. »[↩]
- Qui renvoient d’un point de vue historique principalement à la Prusse (pour les Polonais) et à l’Autriche des Habsbourg (pour les Tchèques). Pour le XXème siècle en revanche, c’est bien la relation avec l’Allemagne qui nous intéresse ici, même si les « Allemands des Sudètes » vivant en Tchécoslovaquie se sentaient à bien des égards plus autrichiens qu’allemands.[↩]
- Jerzy Holzer, « La réconciliation germano-polonaise », Revue d’études comparatives Est-Ouest, mars 2000, vol. 31, n° 1, p. 68.[↩]
- L’expression est de l’historien tchèque Jan Křen, Konfliktní společenství. Češi a Němci 1780-1918 [Une Communauté conflictuelle. Tchèques et Allemands 1780-1918], Prague, Academia, 1990.[↩]
- František Palacky, Dějiny národu českého v Čechach a na Moravě [L’histoire de la nation tchèque en Bohême et en Moravie], Prague, 1848, pp. 12-13.[↩]
- Mamatey Victor & Luza Radomir (dir.), La République tchécoslovaque 1918-1948, Paris, Librairie du Regard, 1987, p. 40[↩]
- Anne Bazin, Les Relations tchéco-allemandes depuis 1989. De la réconciliation bilatérale à l’intégration européenne, Thèse de doctorat, IEP Paris, 2002.[↩]
- Philippe Braud, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 108-139.[↩]
- Sur le site de l’ambassade de Pologne à Berlin, il y a une rubrique « documents importants » dans la page « coopération germano-polonaise », rubrique qui compte 3 textes, parmi lesquels figure la Lettre des Evêques polonais de 1965 : http://www.berlin.polemb.net/index.php?document=118, « Wichtige Dokumente » :
– Brief des Ministerpräsidenten der Republik Polen, Tadeusz Mazowiecki, an den Bundeskanzler der Bundesrepublik Deutschland, Helmut Kohl, anlässlich der Einigung Deutschlands, Warschau den 3. Oktober 1990
– Gemeinsame Erklärung des Ministerpräsidenten der RP Tadeusz Mazowiecki und des Bundeskanzlers Helmut Kohl vom 14. November 1989
– Hirtenbrief der polnischen Bischöfe an ihre deutschen Amtsbrüder vom 18. November 1965 und die Antwort der deutschen Bischöfe vom 5. Dezember 1965[↩]
- Cité ici par Milan Hauner, « Tchèques et Allemands, hier et aujourd’hui », L’Autre Europe, 1993, n° 26-27, p. 29.[↩]
- Rudé Právo, n° 3, 4 janvier 1990, p. 1, sous le titre « V. Havel prezidentu NSR : ‘Odsuzuji vyhnání Němců’ » [V. Havel au président de RFA : « Je condamne l’expulsion des Allemands »].[↩]
- Stern, 10 janvier 1990.[↩]
- Christian Schülke, Les Usages politiques du passé dans les relations germano-polonaises (1989-2005), Mémoire de Master d’histoire des relations internationales, Paris, IEP Paris, 2008, pp. 19-23.[↩]
- Helmut Kohl, Erinnerungen 1982-1990, München, Droemer, 2005, p. 981.[↩]
- C’est ainsi qu’avant sa première visite en Allemagne au mois de décembre 2007, le Premier ministre polonais Donald Tusk a déclaré vouloir développer les relations bilatérales « dans l’esprit de Krzyżowa ».[↩]
- « Heute aber verneige ich mich vor den Kämpfern des Warschauer Aufständes wie vor allen polnischen Opfern des Krieges. Ich bitte um Vergebung für das, was ihnen von Deutschen angetan worden ist ». Disponible sur : http://www.bundespraesident.de/Reden-und-Interviews/Reden-Roman-Herzog-,11072.12003/Ansprache-von-Bundespraesident.htm?global.back=/Reden-und-Interviews/-%2c11072%2c12/Reden-Roman-Herzog.htm%3flink%3dbpr_liste.[↩]
- http://www.bundestag.de/geschichte/gastredner/bartoszewski/rede_bartoszewski.html[↩]
- « Wir erinnern uns daran, das davon [der Tragödie der Zwangsumsiedlungen] auch unzahlige Menschen der deutschen Bevolkerung betroffen waren und das zu den Tatern auch Polen gehorten. Ich mochte es offen aussprechen: Wir beklagen das individuelle Schicksal und die Leiden von unschuldigen Deutschen, die von den Kriegsfolgen betroffen wurden und ihre Heimat verloren haben ».[↩]
- Christian Schülke, op. cit., p. 39-44.[↩]
- Il s’agit de la loi n° 115 du 8 mai 1946, votée par l’Assemblée nationale tchécoslovaque qui proclamait la conformité juridique des « actions liées au combat pour le recouvrement de la liberté des Tchèques et des Slovaques entre le 30 septembre 1938 et le 28 octobre 1945 », c’est-à-dire bien après la fin de la guerre (qui remontait au 8 / 9 mai 1945).[↩]
- Il s’agit de la loi n° 115 du 8 mai 1946, votée par l’Assemblée nationale tchécoslovaque qui proclamait la conformité juridique des « actions liées au combat pour le recouvrement de la liberté des Tchèques et des Slovaques entre le 30 septembre 1938 et le 28 octobre 1945 », c’est-à-dire bien après la fin de la guerre (qui remontait au 8 / 9 mai 1945).[↩]
- En 1989, la Tchécoslovaquie est le dernier État à n’avoir pas reçu de compensation de la part de l’Allemagne (RFA) pour les victimes tchécoslovaques du nazisme et ce, pour des raisons de politique intérieure allemande. Les groupes de pression sudètes sont en effet parvenus, dans les années soixante, à faire en sorte que la résolution de la question sudète conditionne celle de l’indemnisation des victimes du nazisme.[↩]
- Pour l’analyse de la réception du geste de Brandt, voir Adam Krzeminski , « Der Kniefall : Warschau als Erinnerungsort deutsch-polnischer Geschichte », Merkur, 2000, n° 11, p. 1077-1088 ou, en français, le chapitre du même auteur, Adam Krzeminski, « Le chancelier à genoux », dans E. François & H. Schulze (dir.), Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007.[↩]
- Cf. la couverture du Spiegel, n° 51, 14 décembre 1970.[↩]
- Elazar Barkan, The Guilt of Nations, Restitutions and Negociating Historical Injustices, New York & London, W.W. Norton & Company, 2000, notamment le chapitre « The Faustian Predicament. German Reparation to Jews ».[↩]
- Militant socialiste dès 1931, Willy Brandt (1913-1992) émigre en Norvège en 1933, puis en Suède après l’invasion de la Norvège par l’Allemagne nazie en 1940, où il exerce le métier de journaliste. Il couvrira ainsi le procès de Nuremberg pour la presse scandinave. Naturalisé norvégien pendant la guerre, il reprend la citoyenneté allemande en 1948 et adhère au SPD. Il est maire de Berlin de 1957 à 1966 puis chancelier fédéral de 1969 à 1974.[↩]
- Des critiques de droite en Allemagne ont dénoncé l’exil de Brandt en Norvège et Suède pendant le nazisme comme relevant d’un manque de patriotisme à l’égard de son pays, lui déniant la légitimité de s’excuser au nom du peuple allemand. Michael R. Marrus, « Official Apologies and the Quest for Historical Justice », Journal of Human Rights, n° 6, 2007, p. 81.[↩]
- Adam Krzeminski, art. cit. p. 648.[↩]
- « transfert » [odsun] est le terme utilisé par les Tchèques pour désigner le déplacement forcé des Allemands des Sudètes à la fin de la guerre. Les Allemands utilisent quant à eux le terme « d’expulsion » [Vertreibung].[↩]
- On peut se reporter au courrier des lecteurs de Rudé Právo à la fin de 1989 et au début 1990 sur le sujet. « Pourquoi s’excuser ? » et « Qui s’est excusé auprès de nous ? » sont les deux questions qui reviennent le plus souvent (conformes à la ligne éditoriale du journal). Cf. Rudé Právo, 21 décembre 1989, 29 décembre 1989.[↩]
- En l’occurrence s’excuser pour l’expulsion dans sa globalité ou simplement pour les violences qui l’ont accompagnée.[↩]
- The New York Times, 13 novembre 1989[↩]
- Des excuses et gestes symboliques ont souvent pour raison d’être de donner un élan à un processus de rapprochement et éventuellement de réconciliation, mais ils peuvent aussi intervenir à d’autres moments du processus : pour exprimer qu’une étape importante a été franchie dans le dialogue bilatéral, comme ce fut le cas pour la poignée de main entre Yasser Arafat et Itzak Rabin devant la Maison Blanche en 1993, ou encore pour célébrer l’aboutissement – si tant est qu’il y en ait un – du processus. La commémoration commune de la bataille de Verdun par François Mitterrand et Helmut Kohl au mois de septembre 1984 s’inscrit dans ce registre.[↩]
- Thomas Serrier, « Allemagne-Pologne depuis 1945. parcours de reconnaissance », Allemagne d’Aujourd’hui, 2007, n° 182, p. 26.[↩]
- Bjorn Krondorfer, Remembrance and Reconciliation : Encounters between Young Jews and Germans, New Haven, Yale University Press, 1995, p. 1 et 71. Certains auteurs considèrent que le pardon est une condition nécessaire à la réconciliation, cf. par exemple Mervyn T. Love, Peace Building Through Reconciliation in Northern Ireland, Aldershot, Avebury, 1995, p. 9.[↩]
- John Crowley, « Introduction », in « Pacifications et Réconciliations » (2), Cultures et Conflits, 2001, n° 4.[↩]
- Expression empruntée à Marie-Claire Lavabre, dans « Mémoire et conflit de mémoire. Le cas de la mémoire communiste », La Nouvelle Alternative, 1995, n° 38, p. 18.[↩]
- Paul Ricoeur, « Entre mémoire et histoire », Projet, 1996-97, n° 248, p. 13.[↩]
- Valérie Rosoux, op. cit., p. 356-357.[↩]
- Thomas Serrier, art. cit., p. 27 et Krzysztof Ruchniewicz, Zögernde Annäherung. Studien zur Geschichte des deutsch-polnischen Beziehungen im 20. Jahrhundert, Dresde, Thelem, 2005, p. 133-149.[↩]
- Ann L. Phillips, « The Politics of Reconciliation : Germany in Central-East Europe », German Politics, 1998, vol. 7, n° 2, p. 66-67.[↩]
- Le « Kniefall » est en effet une entrée dans les Lieux de mémoires allemands, cf. Étienne François & Hagen Schulze, op. cit.[↩]