Pour Sophie Jouanno, la mort d’un enfant n’est pas un sujet anodin dans l’œuvre de Camus, mais un thème central et symbolique qui nourrit profondément sa réflexion sur la condition humaine.
Dans l’imaginaire collectif, la mort d’un enfant est toujours considérée comme un moment tragique et inacceptable, surtout si elle est subie ou provoquée par la violence des armes. Hécube parle d’un « crime inouï qui passe la parole et la pensée1 » dans la pièce d’Euripide. Si l’événement est intolérable, il l’est à double titre : le ravissement d’une vie dans la fleur de l’âge met non seulement à nu l’iniquité du destin mais dénonce aussi l’horreur des combats, cette part d’inhumanité qui pousse les hommes à commettre les actes les plus vils. Il fait vaciller la morale de l’héroïsme guerrier, en laisse entrevoir les limites. Jean-Pierre Vernant écrit que la « mort subie » ravale l’humain en deçà de l’humain, « elle fait de son décès, au lieu du sort commun, une horrible monstruosité2».
Cette violence faite à la vie, cette entorse faite à la justice, de nombreuses personnes l’ont décriée, au point d’en faire un motif de révolte, une cause de leur engagement. A l’instar de Victor Hugo, de Jean-Paul Sartre, Albert Camus fait partie de ces auteurs qui ont toujours considéré l’acte littéraire comme un défi à toute forme d’injustice, ainsi qu’il l’a lui-même rappelé dans son discours de Suède3. Le rôle de l’écrivain est selon lui, de se mettre au service de ceux qui « subissent l’histoire ». En particulier, dans plusieurs de ses articles, essais et prises de position publiques, Camus s’est toujours fermement opposé aux violences commises à l’encontre des femmes et des enfants : « Nous sommes responsables aussi de ce qu’il y a de pire dans le terrorisme. Ces enfants français abattus à coups de revolver et ces colons isolés qu’on massacre sans coup férir4», écrit-il en juillet 1954. « Ma position n’a pas varié sur ce point, et si je peux comprendre et admirer le combattant d’une libération, je n’ai que dégoût devant le tueur de femmes et d’enfants5»écrit-il dans sa Lettre à Jean Sénac en février 1957. Parallèlement, dans ses œuvres de fiction (tragédies, romans), Camus a également fait de ce thème un point de gravitation de sa pensée6. Ce thème s’incarne en effet à plusieurs reprises : une première fois dans son roman La Peste, en 1947, – dans l’épisode central de la mort de Philippe, le fils du juge Othon dans le chapitre 3 de la partie IV –, et une seconde fois, dans sa tragédie Les Justes, en 1949, – lors de la tentative d’attentat manquée du grand-duc à l’acte II.
Précisément, c’est à l’interprétation de ces passages que nous voudrions porter notre attention ici, en insistant plus particulièrement sur l’ancrage antique de l’imaginaire et de la philosophie camusiennes. Si assurément, Camus s’est nourri de la lecture de Dostoïevski pour traiter ce thème – Camus se sentait proche du personnage d’Ivan Karamazov dont il a interprété le rôle en 1938 dans une adaptation du roman7 –, son écriture doit en effet également beaucoup à l’héritage grec constamment marqué par la « pensée des limites » comme le souligne notamment Jacqueline Levi-Valensi : « la notion de mesure, de limite, héritée de la philosophie et de la culture grecques dont il se sentait et se voulait si proche, est centrale dans la pensée de Camus8». C’est à travers ce prisme, celui de l’Antiquité, que nous relirons donc ces passages-clés de son œuvre.
Le topos antique : un motif de souffrance et d’indignation
Dans l’Antiquité, la mort d’un enfant est un topos épique et tragique9. Sur le plan narratif, il est toujours traité comme une « scène de crise » : il correspond à un moment de tension extrême (acmé) dans le récit. Point de focalisation de l’attention, il concentre des effets de dramatisation et s’accompagne d’une grande charge pathétique. La mort d’un enfant, tué par la violence des armes ou offert en victime propitiatoire, suscite toujours l’effroi, les larmes ou l’indignation. Dans la littérature grecque, les morts de Polyxène, de Polydore et d’Astyanax appartiennent à la face sombre du récit de guerre, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant : elles expriment son revers sinistre, elles «incarne[nt] l’indicible, l’insoutenable, elle[s] se manifeste[nt] comme horreur terrifiante10». Elles suscitent à leur simple évocation non seulement l’émotion des personnages, mais aussi celle du narrateur qui suspend parfois le cours de son récit pour la dire. A l’annonce de la mort d’Astyanax jeté du haut des remparts de Troie par les Grecs, Andromaque s’écrie : «Ô douleur ! sans mesure m’accablent les malheurs11!». A la mort de sa plus jeune fille, Polyxène, sacrifiée sur le tombeau d’Achille, Hécube dit : « Ô misérable sort, ô morte avant l’heure, ma fille ! […] Je suis morte avant ma mort, de mes malheurs12». Si la douleur est à son paroxysme, c’est parce que la violence a franchi un seuil intolérable, au-delà du possible et de l’acceptable.
Notons que l’émotion que charrient de tels événements s’exprime également dans la littérature et l’iconographie romaines : dans La Maison du Poète Tragique à Pompéi, l’émotion qui submerge Agamemnon, dans une fresque représentant le sacrifice de sa fille, Iphigénie, est telle qu’il masque sa douleur en couvrant son visage de ses mains13.
La mort d’Euryale au chant IX de l’Enéide de Virgile, s’achève aussi par une comparaison tragique. Lorsque le jeune guerrier tombe, transpercé par les coups, Virgile compare son corps qui roule dans la mort à l’image des pavots qui s’inclinent sous la pluie :
Telles étaient ses paroles, mais l’épée poussée avec force traverse les côtes et rompt la blanche poitrine. Euryale roule dans la mort, sur son corps si beau le sang coule ; sa nuque défaillante retombe sur ses épaules ; comme une fleur de pourpre tranchée par la charrue languit mourante ; comme les pavots, leur cou lassé, ont incliné leur tête quand la pluie les appesantit14
Ici, ce sont les images qui, par leur contraste, soulignent la violence de cette mort prématurée. Tandis que la blancheur du corps d’Euryale connote sa jeunesse, sa candeur, son innocence, la rougeur du sang qui coule cruor insiste au contraire sur son déclin, la perte de son capital de vie. La fleur tranchée et le pavot symbolisent eux aussi la mort. Dans l’art funéraire romain, des capsules de Pavot, tenus entre les mains de gisants, étaient en effet souvent représentées pour évoquer le dernier sommeil, hypnos, comme le précise Franz Cumont15.
Si le récit de la mort d’un enfant donne lieu à l’expression du pathos, de la souffrance, il s’accompagne aussi d’un élan d’indignation de la part des proches qui ne peuvent accepter un tel coup du sort. Dans la pensée grecque, cette mort n’est pas seulement vécue comme un traumatisme mais comme un outrage, comme quelque chose qui relève de la démesure, de l’hubris. Euripide en particulier a donné la parole aux femmes captives qui, livrées comme butins de guerre, furent endeuillées par la mort de leur(s) enfant(s). Dans sa pièce intitulée Les Troyennes, elles s’insurgent contre la fureur démente des Grecs. Andromaque qualifie leur forfait de « barbare » – ils ont jeté son fils du haut des remparts –. Elle leur reproche d’avoir mis à mort un « innocent » un enfant qui ne représentait aucun danger pour eux : « Ô Grecs, qui inventez des supplices dignes des Barbares, pourquoi faites-vous périr cet enfant innocent16? ». Hécube dénonce également cette transgression sur le plan moral. Elle reproche aux Grecs d’avoir enfreint la limite, d’avoir dérogé à leur idéal de mesure, en se laissant guider par le thumos, la colère », la peur et non par le logos, la raison. Elle dresse un réquisitoire contre cette violence aveugle qui se déchaîne sous l’effet de l’hubris : « On peut, ô Grecs, louer vos armes, non votre jugement ! Que craigniez-vous de cet enfant pour commettre ce meurtre inouï ? Qu’un jour il ne relève Troie écroulée17 ? » et « Ce nourrisson, vous le redoutez à ce point ! Je méprise la peur, qui ne pèse pas ses propres raisons18». Sur le plan éthique, l’on sait l’importance que les Grecs accordaient au metron, à la mesure et à la sôphrosunè, la maîtrise de soi, la prudence dans la conduite de leurs actes19. Eschyle dit que « La mesure est ce qu’il y a de mieux20» dans l’Agamemnon et un proverbe mèden agan, « rien de trop », inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, rappelait cette sagesse ancienne. L’hubris, la « démesure » était condamnée car elle poussait les hommes à sortir de leur rang, à être au-delà ou en-deçà de leur condition21. On notera qu’à l’appui de son argument, Hécube utilise des images saisissantes et hyperboliques qui viennent « mettre sous les yeux » la gravité des crimes perpétrés par les Grecs. Attirant l’attention des auditeurs par l’effet d’une prétérition, elle va même jusqu’à nommer les blessures infligées à son petit-fils, « tête cruellement scalpée », « mèches arrachées », « os fracassés », afin d’insister sur les cruautés guerrières. On le voit ici : les images sont au service d’une poétique qui dénonce un dévoiement des valeurs, une transgression des limites sur un plan moral.
La dramatisation et la généralisation du topos dans La Peste (1947)
Si l’on tourne à présent notre regard vers les œuvres de Camus, et que l’on examine la manière dont il s’est réapproprié le thème, l’on se rend compte que beaucoup d’éléments s’inscrivent dans le sillage des œuvres antiques, et notamment de celles d’Euripide. L’on peut parler d’une « dualité de l’inspiration antique » au sens où l’entend Benoît Quinquis22, car elle est à la fois imaginaire et philosophique. Non seulement Camus se sert d’images saisissantes dans ses descriptions pour renforcer leur force persuasive, mais il adopte également la même posture philosophique, il reprend en particulier la « pensée des limites23» pour condamner cette surenchère dans la violence.
Dans un premier temps, nous remarquons que dans La Peste, l’écriture de ce thème revêt les mêmes constantes stylistiques que dans les passages précités. Elle survient à un moment d’extrême tension dans le récit. Dans le roman, la mort de l’enfant, le fils du Juge Othon, coïncide avec l’apogée de l’épidémie : l’intensification de la maladie culmine en effet dans cette mort au terme d’une lente progression (au chapitre 3 de la partie IV). De plus, elle est décrite comme une « scène de crise », avec une charge dramatique intense. Camus utilise une rhétorique efficiente, des images et des métaphores frappantes, des procédés d’insistance (hyperboles, personnification) pour montrer l’agressivité avec laquelle la peste consume peu à peu l’enfant. Il souhaite manifestement donner de ce fléau l’image la plus abjecte, en faire un repoussoir des horreurs guerrières.
On rappellera que l’horizon référentiel que convoque le terme « peste » n’est pas seulement celui de l’épidémie, mais celui de la guerre en général. La peste est certes un fléau qui s’abat sur les Oranais, mais également une métaphore de la guerre, de la terreur, de l’horreur concentrationnaire, de tout mal atemporel portant atteinte à la dignité de l’homme.
En particulier, nous relevons des métaphores relatives à la prédation animale – « le petit corps de laissait dévorer par l’infection24, « l’enfant, comme mordu à l’estomac » « secoué par des frictions25» – et des termes empruntés au domaine martial insistant sur la pugnacité de ce mal qui consume le corps enfantin : « Il était vaincu d’avance26». Ses assauts sont tels que métaphoriquement, ils font penser aux tortures infligées par des bourreaux nazis à leurs victimes. Face au corps chétif de l’enfant, dont la vulnérabilité est soulignée par la maigreur et l’atrophie de ses membres, la pâleur de son visage, l’emploi de l’adjectif hypocoristique « petit » répété deux fois – « petit corps » « petit malade » – la maladie, personnifiée en prédateur, semble, elle, redoubler de force pour ôter la vie de cet innocent.
Nous observons aussi que, faisant écho à la description d’Hécube, l’action de la maladie est décrite comme un lent processus de déshumanisation. L’enfant qui commence par se creuser puis se vider peu à peu de sa substance, s’amenuise progressivement : « la sueur » s’exhale de son corps ; sa « chair (…) fond (…) ». La maladie semble le réduire à un squelette comme le suggèrent les expressions « carcasse », et « jambes osseuses ». Comme si la violence des assauts qu’il avait subis l’avaient progressivement déshumanisé, Camus parle à la fin des « mains, devenues des griffes [qui] labouraient doucement les flancs du lit », et d’un « cri continu (…) qui emplit soudain la salle d’une protestation monotone, discorde, et si peu humaine27».
Cela est manifeste : ce que cherche à dénoncer ici Camus, par des moyens proprement langagiers, c’est la violence de tout mal qui martyrise des innocents.
Un détail : notons que Camus a volontairement effacé l’individualité du personnage – il ne nomme jamais l’enfant par son prénom « Philippe » cité par ailleurs à deux reprises dans d’autres passages du roman28 – pour élargir et généraliser l’agonie de cet enfant à celle de tous les enfants, et même de tous les innocents.
En effet Camus ne veut pas seulement faire de cet épisode l’acmé, le point de tension extrême de son récit mais une scène symbolique et engagée. Albert Camus communique à ses personnages Rieux et Tarrou le même sentiment de révolte qui animait Andromaque, Hécube et Ivan, le personnage de fiction des Frères Karamazov de Dostoïevski. Tous ces personnages refusent la souffrance des enfants. A leurs yeux, ce mal est inacceptable car aucun grief ne peut leur être imputé, aucune cause ne peut justifier leur mort. Ivan Karamazov disait : « Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix29». Le docteur Rieux et son ami Tarrou refusent également d’accepter cette mort car ils la considèrent comme un « scandale » : « La douleur infligée à ces innocents n’avait jamais cessé de leur paraître ce qu’elle était en vérité, c’est-à-dire un scandale30». Ces personnages incarnent ici « l’homme révolté » dont parle Camus dans son essai philosophique : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non31». Plus précisément, ce contre quoi ils se révoltent ici, c’est cette « loi arbitraire et meurtrière32» (Jacqueline Levi-Valensi) qui leur est imposée et qui n’épargne personne. Ils refusent le règne de l’absurde, et plus encore celui de la démesure, de cet hubris qui impose son lot de souffrances aux vivants. Le docteur Rieux ne s’habituera jamais à la mort de ses semblables, toujours considérée comme une défaite. Il refuse d’être un « pestiféré » au sens où l’entend Tarrou, c’est-à-dire d’appartenir à une société qui légitime la mort des innocents. Les deux personnages incarnent l’esprit de résistance contre un ordre qui cautionne des violences injustifiées. A leurs yeux, il n’y a pas place à la résignation ni à un discours lénifiant, pouvant justifier la mort d’un innocent par le péché, comme celui que développe Paneloux – notons que l’ecclésiastique finira par modérer son propos dans son dernier sermon –. Leur refus est total. C’est celui de l’injustifiable. Rieux, emporté par une bouffée de révolte, s’adressera d’ailleurs avec véhémence à Paneloux : « Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés33.
L’épisode de la mort de l’enfant permet donc à Camus d’exprimer son éthos, son positionnement moral face à la démesure, de s’insurger contre un ordre injuste, qui met à mal la dignité des hommes. Comme dans L’Homme révolté, il en appelle ici à une morale de la responsabilité. Il écrit : « L’homme révolté […] est appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines34» ; « Sa révolte doit respecter la limite qu’elle découvre en elle-même et où les hommes, en se rejoignant, commencent d’être35». Et plus loin, « La révolte […] prend le parti d’une limite où s’établit la communauté des hommes36». C’est un appel à la justice et au respect humain.
Le développement de la question philosophique sur la responsabilité humaine dans Les Justes (1949)
La question de légitimer ou non la mort d’un enfant, revient avec force dans une autre œuvre d’Albert Camus, Les Justes, publiée en 1949, en revêtant ici où elle revêt un caractère plus politique. Dans cette tragédie, on assiste à la maturation de sa réflexion sur ce thème. Albert Camus, pose ici la question de savoir si la fin justifie les moyens, si une cause révolutionnaire, et donc a priori juste, peut justifier la mort d’un enfant. Camus la met au cœur d’une interrogation morale, politique et philosophique, inspirée de faits réels – le terrorisme russe du début du XXe siècle. Dans cette pièce, (dont Camus n’invente ni le sujet, ni les personnages) l’auteur met en scène des terroristes du parti socialiste révolutionnaire qui, en 1905, veulent libérer la Russie du despotisme du Tsar de Russie. Or la question se centre rapidement sur le thème de l’enfant, car nous apprenons à l’Acte II que Kaliayev, qui était chargé de lancer une bombe sur la calèche du grand-duc Serge (oncle du Tsar Nicolas II), a finalement renoncé à exécuter son geste car deux enfants se trouvaient présents au côté du la cible.
KALIAYEV, égaré : « Je ne pouvais pas prévoir…Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu’ils ont parfois… Je n’ai pas pu soutenir ce regard… » […] « Alors je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. […] Oh, non ! Je n’ai pas pu37.
L’acte II s’ouvre alors sur un débat portant sur la responsabilité de l’action. Dora pose explicitement la question: «Pourrais-tu, toi, […], les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant38?». Camus nous définit deux visions opposées : celle de Stepan, qui incarne celle du révolutionnaire absolu, pour qui l’idéologie doit l’emporter sur toute valeur humaine. Selon lui, il faut favoriser le combat politique, la Révolution, il faut exécuter le grand-duc, qu’elles que soient les circonstances, et même si elles doivent induire la mort d’un enfant. Il rétorque que : «Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera39». Mais à cette vision radicale, Albert Camus oppose une autre vision plus modérée, celle de Kaliayev et de son amante Dora. Selon eux, il faut refuser ce terrorisme aveugle, frappant des innocents, et défendre la « conception d’un terrorisme qui reste fidèle à l’honneur, à la fraternité, à l’amour40». Dora de répliquer à Stepan : « Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites41». Kaliayev refuse aussi de transformer sa « juste révolte » en assassinat. A son idéal politique, il substitue un idéal moral, éthique, humaniste. Camus est revenu sur ce sujet dans des pages de L’Homme révolté, pour définir cette vision modérée de Kaliayev et de Dora. Il appelle ceux-ci les «meurtriers délicats42» car ils souffrent de scrupules et font prévaloir l’exigence du « cœur » dans les tâches les plus dures. « Les révoltés de 1905 », écrit-il, « à la frontière où ils se tiennent, nous enseignent, au milieu du fracas des bombe » que la vraie révolte élève les hommes plus qu’elle ne les abaisse :
Au milieu d’un monde qu’ils nient et qui les rejette, ils tentent, comme tous les grands cœurs, de refaire, homme après homme, une fraternité. L’amour qu’ils se portent réciproquement […] qui s’étend à l’immense masse de leurs frères asservis et silencieux, donne la mesure de leur détresse et de leur espoir43.
Nous le pressentons encore ici, c’est toujours la « philosophie des limites », « la loi de la mesure44», qui guident la pensée de cet auteur et définissent son éthique. Camus ne peut cautionner le geste de ceux qui « exagèrent », de ceux qui, comme il le définit lui-même s’égarent « au-delà d’une frontière45». A la fin de son propos, c’est symboliquement vers la déesse Némésis, symbolisant la « limite », « la mesure, fatale aux démesurés46», qu’il se tourne pour qu’elle inspire ses contemporains.
A travers ces analyses, nous constatons donc que. La relation de ces scènes donne lieu à une réflexion sur la responsabilité humaine, sur la question du « juste » et de l’« injuste », elle interroge sur l’absurde des destins et sur les limites de l’engagement. Elle questionne sur le droit ou non de tuer un « innocent ». Comme Hécube dans les tragédies grecques, comme Ivan dans Les Frères Karamazov, Camus se refuse dans La Peste à accepter un monde qui admet la souffrance des enfants, alors que dans Les Justes, il rejette les motifs politiques qui peuvent cautionner de tels actes. Kaliayev revient vers ses frères afin d’être jugé. Ce qui se joue à nouveau, dans ces pages, c’est la question de la limite, de l’intolérable relativement au mal ou à l’irresponsabilité humaine. Ainsi loin d’être la simple reprise d’un topos antique, Camus fait de ce thème un motif de révolte contre l’absurde, un plaidoyer en faveur d’un nouvel humanisme invitant au respect de l’Homme. Il invite ses lecteurs à le replacer au centre de ses préoccupations, à redescendre sous le ciel des humains, à revenir à cette notion de « limite nécessaire » pour préserver toute vie47. Comme ses modèles grecs et russes, Camus « prend le parti des hommes et défend leur innocence48». Il rappelle qu’existe encore, comme le dit Jacqueline Lévi-Valensi « une pensée qui refuse la démesure et qui, n’oubliant jamais l’existence morale, en fait le principe de toute action49». Remarquons que ses réflexions, loin d’être obsolètes, nous replacent en pleine lumière de l’actualité. A l’heure où la violence s’exprime sous des formes nouvelles et parfois exacerbées – les enfants ne sont plus seulement victimes mais bourreaux, des « tueurs d’innocents » –, elles rappellent l’urgence de définir une éthique capable d’en « amortir ses effets terrifiants, en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de sa fureur50» pour conclure sur les mots de Camus.
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NOTES
- Euripide, Hécube, trad. du grec ancien par Nicole Loraux et François Rey, Paris, Les Belles Lettres, 2020, p. 56, v. 714-715.[↩]
- .-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », dans L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 2002, p. 64.Il précise p. 68 que «[q]uand les combats se font plus durs, l’affrontement chevaleresque, avec ses règles, son code, ses interdits, se transforme en une lutte sauvage où la bestialité, tapie au cœur de la violence, fait surface».[↩]
- . Camus, Discours de Suède (1958), Paris, Gallimard, 1997 (Discours prononcé à Stockholm le 10 décembre 1957 à l’intention de Louis Germain), p. 15-16 : «Le rôle de l’écrivain (…) ne se sépare pas de devoirs difficiles. (…) Le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art ».[↩]
- A. Camus, Réflexions sur le terrorisme, textes choisis et introduits par J. Lévi-Valensi, commentés par A. Garapon et D. Salas, Paris, éd. N. Philippe, 2002, p. 131.[↩]
- Ibid, p. 195.[↩]
- Jacques Le Marinel écrit que « la souffrance d’un enfant » est un thème essentiel « que l’on retrouve dans toute son œuvre », J. Le Marinel, « L’intertextualité fictionnelle de l’Homme révolté », dans Albert Camus et les écritures du XXe siècle, S. Brodziak, C. Chaulet Achour, R.-B. Fonkoua, E. Fraisse et A. M. Liti (dir.)., Artois Presses Université, 2003, p. 121.[↩]
- Sur l’importance du grand romancier russe dans le développement de la pensée camusienne, voir P. Dunwoodie, Une histoire ambivalente : le dialogue Camus-Dostoïevski, Paris, Librairie Nizet, 1996. p. 176 ; J. Le Marinel, art.cit., p. 121-139. Camus a été très marqué par ce personnage dont il a interprété le rôle en 1938 avec le « Théâtre de l’Equipe » dans une adaptation du roman. Vingt ans plus tard, il a souligné dans une interview à quel point il s’était senti proche de ce personnage : « Je m’exprimais directement en le jouant » voir A. Camus, in Théâtre Récit Nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1712. A plusieurs reprises dans L’homme révolté, Camus prend également ces références comme modèles. Il écrit : « Avec Dostoïevski, au contraire, la description de la révolte va faire un pas de plus. Ivan Karamazov prend le parti des hommes et met l’accent sur leur innocence » voir L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 79.[↩]
- A. Camus, Réflexions sur le terrorisme, op. cit., p. 119.[↩]
- Il appartient à la topique du récit de guerre, voir P.J. Miniconi, Etude des thèmes guerriers dans la poésie épique gréco-romaine, Paris, PUF, 1946.[↩]
- J.-P. Vernant, « Mort grecque, mort à deux faces », dans L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 2002, p. 81 : « Telle qu’elle se présente dans l’épopée, où elle occupe une position centrale, la mort grecque (…) a deux visages, contraires. Avec le premier elle se présente en gloire, elle resplendit comme l’idéal auquel le héros authentique a voué son existence ; avec le second, elle incarne l’indicible, l’insoutenable, elle se manifeste comme horreur terrifiante. »[↩]
- Euripide, Les Troyennes, trad. du grec ancien par L. Parmentier et H. Grégoire, Paris, Les Belles Lettres, 1967, t. IV, p. 58, v. 722.[↩]
- Euripide, Hécube, op. cit., v. 425 & 431.[↩]
- D. Mazzoleni, U. Pappalardo, Fresques des villas romaines, Paris, Ed. Cidadelles & Mazenod, 2004, p. 339 : « Enveloppé dans un manteau, la main devant le visage en signe de douleur, Agamemnon – le père qui livre sa fille au sacrifice – est figuré debout à côté d’un piédestal qui porte une petite statue d’Artémis-Hécate, avec chiens et torche. Au centre, amenée de force par Ulysse et Diomède, une Iphigénie à demie nue lève les bras en appelant à l’aide. A droite, plongé dans la perplexité et la méditation, figure Calchas, le devin – aveugle – qui a suggéré la nécessité de ce sacrifice, afin d’assurer le vent qui permettra à la flotte des Grecs de partir pour la Troade ».[↩]
- Virgile, Enéide, Chant IX, v.431-437, trad. du grec ancien par J.Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1980, t. III : « Talia dicta dabat, sed uiribus ensis adactus / Transadigit costas et candida pectora rumpit. / Voluitur Euryalus leto pulchrosque per artus / It cruor inque umeros ceruix conlapsa recumbit : / Purpureus ueluti cum flos succisus aratro / Languescit moriens lassoue papauera collo / Demisere caput pluuia cum forte grauantur. »[↩]
- F. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des romains, Paris, Librairie Orientalisme Paul Geuthner, 1966, p. 397. Faisant écho au passage de Virgile, sur un sarcophage exposé au Musée Capitolin, l’on voit un enfant étendu sur un lit, la tête appuyée sur l’oreiller, tenant dans sa main gauche deux tiges de pavots, dont les capsules s’inclinent vers sa couche. A ce sujet, voir S. Jouanno, « La mort et la douceur dans l’épopée virgilienne. Variation autour de l’image du pavot », Paris IV-Sorbonne, Journée d’études sur « La douceur de l’Antiquité à la Renaissance » organisée par J. Dangel et M. Huchon, le 10 Janvier 2004, HAL.[↩]
- Euripide, Les Troyennes, op. cit., v.764-765 : Ὦ βάρβαρ’ ἐξευρόντες Ἕλληνες κακά, τί τόνδε παῖδα κτείνετ’ οὐδὲυ αἴτιον[↩]
- Ibid, v. 1157-1159 : Ὦ μείζον’ ὄγκον δορὸς ἔχοντες ἢ φρενῶν, τί τόνδ’, Ἀχαιοί, παῖδα δείσαντες φόνον καινὸν διειργάσασθε ; μὴ Τροίαν ποτὲ πεσοῦσαν ὀρθώσειεν[↩]
- Ibid, v. 1162-1164 : οὐκ αἰνῶ φόβον ὅστις φοβεῖται μὴ διεξελθὼν λόγῳ[↩]
- P. Aubenque, La prudence chez Aristote (1963), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009. L’analyse de Pierre Aubenque a bien montré la part de mesure que requérait cette morale du nécessaire afin de rester dans un monde humain, et à quel point, l’esprit grec l’a incarnée. La pensée dont Aristote était porteur était un « humanisme tragique qui invit[ait] l’homme à vouloir tout le possible, mais seulement le possible, et à laisser le rester aux dieux », p. 177.[↩]
- Eschyle, Agamemnon., trad. personnelle, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 184, v. 378 : μέτρον τὸ βέλτιστον.[↩]
- B. Quinquis, L’Antiquité chez Albert Camus, Caligula, La Peste et La Chute, Paris, L’Harmattan, 2014. L’auteur précise que cette sagesse pratique portant le nom de « pensée de midi » prônait « le maintien de l’homme dans un juste équilibre, c’est-à-dire la nécessité de ne consentir ni à la tentation de la surhumanité ni à celle de la sous-humanité et d’être tout simplement un homme », p. 127.[↩]
- Ibid., p. 135.[↩]
- Il la nomme aussi « pensée de midi » dans L’Homme révolté, op. cit.[↩]
- A. Camus, La Peste (1947), Paris, Gallimard, coll. « Folio Plus », 1996,p. 232.[↩]
- Ibid, p. 234[↩]
- Ibid,p. 232.[↩]
- Ibid, p. 236.[↩]
- Ibid, p. 37 et 262.[↩]
- F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, trad. du russe par H. Mongault, NRF, 1935, Tome I, p. 265[↩]
- A. Camus, La Peste, op. cit., p. 234.[↩]
- A. Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 27.[↩]
- A. Camus, Réflexions sur le terrorisme, op. cit., p. 29.[↩]
- A. Camus, La Peste, op. cit., p. 238.»[↩]
- A. Camus, L’homme révolté, op. cit., p. 36.[↩]
- Ibid, p. 37.[↩]
- Ibid., p. 362.[↩]
- A. Camus, Les Justes [1949], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2018,p. 54.[↩]
- Ibid, p. 58.[↩]
- Ibid,p. 62.[↩]
- A. Camus, Réflexions sur le terrorisme, op. cit., p. 82.[↩]
- A. Camus, Les Justes, op. cit., p. 37. Notons que l’écrivain plutôt dans son essai L’Homme révolté, op. cit., p. 367, reprend cette idée : « Il y a en effet une mesure des choses et des hommes ».[↩]
- Ibid, p. 211[↩]
- Ibid, p. 218.[↩]
- Ibid,, p. 361 et 369.[↩]
- Ibid, p. 27[↩]
- Ibid, p. 370.[↩]
- Notons bien qu’il ne s’agit pas de supprimer la violence (Albert Camus n’est pas assez naïf pour penser qu’on peut éliminer le mal) mais de lui donner une limite. C’est un humanisme responsable, engagé mais replaçant en son cœur le respect de la dignité humaine. Camus écrit à ce sujet : « Je crois que la violence est inévitable, les années d’occupation me m’ont appris. […] Je ne dirai donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d’une raison d’Etat absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable »voir Actuelles, Chapitre « Deux réponses… », Essais, op. cit., p. 355-356.[↩]
- A. Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 79.[↩]
- A. Camus, Réflexions sur le terrorisme, op. cit., p. 13.[↩]
- A. Camus, Actuelles, Chap. « Deux réponses… », Essais, op. cit., p. 355-356.[↩]