De la justiciabilité des droits sociaux
Cette recension a initialement été publiée au sein du dossier “L’État de droit social, ou les droits sociaux en justice” dirigé par Diane Roman.
A propos de : Victor Abramovich et Christian Courtis, Los Derechos sociales como derechos exigibles, Buenos Aires 2001, Madrid, Editorial Trotta, 2002.
En dépit de leur proclamation par des textes constitutionnels et internationaux, les droits économiques, sociaux et culturels font toujours l’objet d’une considération particulière par la jurisprudence et la doctrine classique qui les définissent comme des pseudo-droits ou comme de simples objectifs politiques. A contre-courant de telles analyses, V. Abramovich et C. Courtis, essayent, dans un ouvrage célèbre en Amérique Latine – malheureusement non traduit en français -, de poser les bases théoriques de l’exigibilité des droits sociaux. Une telle exigibilité signifie la possibilité pour les individus ou pour les associations de les invoquer devant des instances juridictionnelles afin d’en obtenir la garantie ou la mise en œuvre, soit directement par les juges, soit par l’administration soumise à injonction. L’exigibilité renvoie ainsi au terme français de « justiciabilité » lorsque (et dans la mesure où) la demande est adressée aux juges.
Les auteurs appuient leur démonstration sur des travaux des Organisations internationales et d’une partie de la doctrine spécialiste de droit international des droits de l’homme ainsi que sur l’expérience de juridictions nationales et internationales. A partir d’exemples, ils mettent en évidence les stratégies possibles pour parvenir à l’exigibilité des droits sociaux.
Bien que sa parution initiale date de 2002, l’ouvrage de V. Abramovich et C. Courtis demeure une référence pour les partisans d’une théorie alternative de classification des droits de l’homme. Il constitue, au moins à l’époque où il a été publié, une des rares propositions argumentées pour considérer de façon novatrice et concrète la question de l’exigibilité des droits dits de deuxième génération, en refusant toute concession à l’idée d’une hiérarchie entre les droits de l’homme1.
Le livre est structuré en trois parties. Un premier chapitre délimite les aspects méthodologiques de l’étude et s’attache à reformuler un mode de classification des droits de l’homme (I). Dans un deuxième temps, V. Abramovich et C. Courtis font état des obligations internationales qui pèsent sur les Etats en matière de droits économiques, sociaux et culturels (II). Enfin, à partir d’une étude exploratoire des jurisprudences en droit comparé, le troisième chapitre envisage une palette de stratégies permettant d’obtenir l’exigibilité des droits sociaux (III).
I/ Classification des droits de l’homme, structure des droits sociaux et exigibilité
Dans un premier temps, V. Abramovich et C. Courtis s’attachent à réfuter une distinction duale classique effectuée entre les droits de l’Homme2, à savoir celle qui soutient que les droits civils et politiques seraient porteurs d’« obligations négatives » (ou obligation d’abstention) de la part des Etats, tandis que les droits économiques, sociaux et culturels seraient porteurs d’« obligations positives » (ou obligation d’action). Ils reprennent à leur compte la thèse de Fried van Hoof3 selon laquelle vis-à-vis de tout droit ou liberté, les Etats ont des obligations de respecter, de protéger, de garantir et de promouvoir.
Les auteurs démontrent ainsi tant à l’aide d’arguments théoriques que d’exemples concrets que tous droits ou libertés, quels que soient leur objet ou le moment de leur formulation, présentent une structure linguistique comparable et sont également susceptibles de faire peser sur les Etats des obligations négatives et positives. Ils mettent en évidence le fait que l’intervention de l’Etat est nécessaire pour poser des conditions institutionnelles de garantie de nombreux droits « civils et politiques » : le droit au mariage exige par exemple la création et la tenue d’un registre civil. De la sorte, il est erroné de croire que seuls les droits sociaux imposent des obligations positives aux Etats. Les auteurs montrent également, qu’à l’inverse, la garantie des droits sociaux ne repose pas seulement des obligations positives, mais peut aussi impliquer des obligations négatives. Le droit au logement par exemple suppose que l’Etat n’exproprie pas de façon systématique et arbitraire.
Par conséquent, la distinction entre les deux types et générations de droits s’analyse, pour les auteurs, comme le reflet de préjugés idéologico-politiques4. Elle reste d’ailleurs à ce titre utile, sur le plan de l’histoire des idées, pour bien comprendre les différences de valeurs qui sous-tendent la revendication politique et la consécration juridique de chacun des types de droits. Mais les conséquences juridiques qui lui sont associées sont erronées et contreproductives pour l’exigibilité des droits sociaux. Elles visent le plus souvent à limiter leur portée, si ce n’est à contester leur reconnaissance. Ainsi, tout particulièrement, il devient exagéré, voire infondé, de soutenir que la mise en œuvre et la garantie des droits sociaux sont intrinsèquement plus couteuses que celles des droits civils et politiques. Ces dernières sollicitent également les finances publiques (responsabilité de l’Etat en cas de violation d’une liberté, construction d’infrastructure pour rendre effective la liberté de circulation ou mise en place d’administration pour la tenue des registres d’état civil par exemple…). En outre, toute obligation positive ne se réduit pas à des mesures créatrices de coûts supplémentaires pour l’Etat. Il suffit parfois de redéfinir la redistribution des richesses, la planification des politiques publiques voire de reporter les obligations sur certaines personnes privées, notamment les entreprises.
Sur la base de ces développements, V. Abramovich et C. Courtis s’attaquent, dans un second temps, aux moyens qui permettraient de lever les obstacles de la justiciabilité des droits sociaux. Ils considèrent tout d’abord qu’il importe d’identifier les obligations minimales des États pour la mise en œuvre des droits5. Sur ce point, ils rejoignent L. Ferrajoli pour regretter le retard des sciences juridiques et politiques à théoriser l’Etat social, au même niveau qu’a pu l’être l’Etat libéral6. Ils évoquent ensuite sur le pouvoir des juges. Ils estiment que, quand bien même les juges ne seraient pas les acteurs adéquats pour conduire des politiques publiques et ne disposeraient pas de moyens coercitifs pour assurer l’exécution de leurs propres décisions contre l’Etat, ils peuvent jouer un rôle essentiel de courroie de transmission à l’égard des pouvoirs publics. On pourrait alors voir dans les décisions de justice autant de « mises en demeure » constatant le manquement à telle ou telle obligation : absence de respect, de protection, de garantie, de non promotion d’un droit ou d’une liberté. Ladite « mise en demeure » avertit l’Etat de sa responsabilité politique et des possibles conséquences juridiques devant les juridictions supranationales.
II/ Les obligations internationales de l’Etat en matière de droits économiques, sociaux et culturels
V. Abramovich et C. Courtis rappellent tout d’abord que le droit international des droits de l’homme s’est concrétisé par l’adoption des deux pactes de New York en 1966, à savoir le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (PIDESC), et le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP). Ils soulignent les importantes différences de traitement et de mécanismes d’exigibilité qui les distinguent, en tous les cas, jusqu’à ce que le Protocole additionnel au PIDESC adopté le 10 décembre 2008 entre en vigueur. En effet, tandis le PIDCP a été accompagné de la création d’un Comité pouvant accueillir des réclamations individuelles, rien de tel n’avait été consenti au Comité des droits économiques sociaux et culturels. Les obligations des Etats en matière de droits civils et politiques sont donc soumises à un contrôle international plus important que celles des droits économiques et sociaux. Cette situation trouve un écho à l’échelon régional dans les systèmes interaméricain et européen de protection des droits de l’Homme. Ni le Pacte de San José de 1969, ni la Convention européenne des droits de l’homme de Rome de 1950 ne consacrent des droits sociaux.
Toutefois, dans certains pays d’Amérique Latine, des dispositions constitutionnelles7 intègrent certains traités internationaux, et notamment les deux pactes de 1966, dans l’ordre juridique interne. Ce sont donc les tribunaux nationaux qui ont normalement la charge du respect et de la garantie des obligations internationales qui ont été souscrites par leur Etat. V. Abramovich et C. Courtis en tirent argument pour considérer que les jugements qui omettraient de se référer aux normes internationales de protection des droits sociaux pourraient être analysés comme des cas de violation des engagements internationaux de l’Etat. Par conséquent, ils estiment que c’est la reconnaissance d’une obligation d’application des traités internationaux par les tribunaux internes qui rend exigible des droits garantis à échelle internationale.
Tout aussi séduisant ce raisonnement soit-il, il confine aujourd’hui encore à l’exhortation. La situation réelle est loin de refléter la pleine appropriationpar les tribunaux nationaux des normes internationales, ce que déplorent d’ailleurs les Comités créés par les deux Pactes. Il n’en demeure pas moins que, dans une démarche résolument constructive, nos auteurs rappellent que les Etats doivent se soumettre à leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme, et notamment à celle de « progressivité » et de « non régressivité »8 de la mise en œuvre des droits sociaux énoncée à l’article 2. 1. du PIDESC. La progressivité implique, en un premier sens, une « certaine gradation » des politiques publiques visant à garantir les droits sociaux, et dans un second sens, une idée de « progrès ». Les Etats ont dès lors l’obligation d’améliorer les conditions de jouissance et d’exercices des droits économiques, sociaux et culturels9. Ils sont également une obligation réciproque de « non régressivité, c’est-à-direl’interdiction d’adopter des politiques ou des mesures, et donc de sanctionner des normes juridiques, qui empiraient la situation des droits économiques, sociaux et culturels dont jouit la population au moment où a été adopté le traité international considéré10. Il s’agit, en d’autres termes, d’un effet cliquet.
Dès lors, lorsqu’une mesure nationale a pour effet de faire régresser le niveau de garantie d’un droit social, les auteurs estiment que les juges doivent évaluer son caractère « raisonnable ». Ce standard, très développé par la doctrine argentine, renvoie au juge le soin d’apprécier le caractère justifié ou non d’un retour en arrière du niveau de garantie d’un droit, celui-ci étant de surcroît chargé d’une présomption d’inconstitutionnalité. La charge de la preuve reposerait ainsi entièrement sur l’Etat11.
III/ Les stratégies d’exigibilité des droits économiques, sociaux et culturels
Pour finir, les auteurs recensent dans un ultime et long chapitre, les différents stratégies qui ont été expérimentées – et, dans une démarche prescriptive, qui peuvent donc être réutilisées et généralisées – devant les juges internationaux et nationaux pour obtenir la reconnaissance de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels. V. Abramovich et C. Courtis se veulent ici très pragmatiques et recommandent de mettre en place ces stratégies en partant de cas concrets d’irrespect des droits sociaux.
Les cas ou les causes choisies doivent tout d’abord reposer sur des dossiers très documentés réunissant des données statistiques et des rapports techniques indiscutables. Evidemment, les auteurs ont conscience des difficultés de doter de tels instruments. Les avocats ou autres praticiens du droit n’ont pas toujours l’habitude d’y recourir et de les manier. En outre, les données disponibles proviennent souvent de documents officiels peu prompts à mettre en relief le manquement des Etats. Les auteurs, invitent donc à investir les nouveaux moyens de communication et d’information pour confronter l’Etat à ses obligations, à l’image des actions entreprises par certaines organisations non gouvernementales tel que le Centre pour la Justice et le Droit International (CEJIL) ont mené avec succès des affaires devant la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme.
Les auteurs soulignent aussi l’importance de voies indirectes pour obtenir des juges une garantie des droits sociaux. La stratégie peut par exemple consister à s’appuyer sur la violation de normes juridiques qui bénéficient traditionnellement d’un meilleur accueil juridictionnel que les droits sociaux, et tout particulièrement des droits civils et politiques. Ainsi, l’obligation de respect des droits sociaux peut être invoquée en mettant en évidence qu’à défaut, et par connexité, ce sont d’autres droits et libertés dits individuels qui sont violés. Le Tribunal Constitutionnel péruvien a ainsi admis que « sans éducation, santé et qualité de vie digne », c’est la liberté qui est bafouée12. De même, la Cour Interaméricaine de Droits de l’Homme a accepté une interprétation large du droit à la vie en considérant que sa garantie suppose que soient protégés le droit d’accès à la santé ou à l’éducation (l’affaire Villagran Morales et autres c. Guatemala, le 11 septembre 1997). Ou encore dans l’affaire Lopez Ostra c. Espagne (9 décembre 1994), c’est par le truchement de l’allégation d’une violation de son droit au respect de la vie privée et familiale que la Cour Européenne des Droits de L’Homme a fait droit à la demande de madame Lopez Ostra qui entendait obtenir la condamnation de l’Etat pour les désagréments olfactifs et les risques sanitaires liés à la présence d’une station d’épuration proche de son domicile. La Cour lie au droit au respect de la vie privée et familiale les droits à la santé et à jouir d’un environnement sain.
Ces techniques mettent indubitablement en évidence la forte interdépendance des droits civils et politiques et droits économiques sociaux et culturels, la violation des uns entraînant des atteintes simultanées des droits autres. Par conséquent, il devient difficile de concevoir pourquoi ce qui peut être protégé de façon indirecte, ne pourrait l’être, plus simplement de façon directe. Les juges n’y ont rien à perdre, le justiciable y a tout à gagner.
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NOTES
- « Il est évident qu’une hiérarchisation des droits et libertés à garantir s’expose à la contestation. Elle repose en effet sur un jugement de valeur ». P-M. Dupuy, Droit International Public, Dalloz, Paris, 1998, p. 206.[↩]
- Les droits de l’Homme sont en effet souvent divisés entre droits de première génération, représentés par les droits civils et politiques, d’une part, et droits de deuxième génération, englobant les droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part ; voir par exemple : P. Nikken, Estudios Básicos de Derechos Humanos, IIDH, San José, 1994.[↩]
- cf. G. H. J. van Hoof, The legal nature of economic, social and cultural rights: A rebuttal of some traditional views, in P. Alston et K. Tomaševski (eds.), The right to food, Ultrecht, Martinus Nijhoff publishers, 1984, pp. 97-110.[↩]
- V. Abramovich et C. Courtis, Los derechos sociales como derechos exigibles, Trotta, Madrid, 2002, p. 47.[↩]
- L. Ferrajoli El Derecho como sistema de garantías, in Derechos y garantías del más débil, Madrid, 1999, p.19-28.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Selon la Constitution Colombienne: “Les traités et conventions internationales ratifiés par le Congrès, qui reconnaissent les droits de l’Homme (…) prévalent dans l’ordre interne. Les droits et devoirs consacrés dans cette Constitution, s’interprèteront conformément aux traités internationaux sur les droits de l’Homme ratifiés par la Colombie » Art. 93 al. 1 et al.2 de la Constitution colombienne. De même, l’article 55 de la Constitution Politique du Pérou prévoit que : « les traités célébrés par l’État en vigueur font partie du droit national ». Ou encore l’article 55 de la Constitution française dispose que : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».[↩]
- V. Abramovich et C. Courtis, op. cit., pp. 92 et s.[↩]
- Op. cit., p. 93.[↩]
- Op. cit., pp. 94.[↩]
- op. cit., pp. 96 et s. Voir aussi, J. F. Linares, Razonabilidad de las leyes, El “debido proceso” como garantía innominada en la Constitución Argentina, Buenos Aires, 1970, p. 26.[↩]
- Voir Tribunal constitutionnel péruvien, José Correa Condori c. Ministerio de Salud n° 2016-2004-AA/TC, §10 et §27.[↩]
Véronique Champeil-Desplats est professeure de droit public et vice présidente déléguée à la recherche de l'Université Paris Nanterre. Elle est également vice présidente de la Section 02 du CNU, membre du Conseil scientifique de la BDIC, membre du Comité scientifique de la Chaire UNESCO « droits de l’homme, violence, gouvernance », présidente de la Société Française de Philosophie juridique, vice-Présidente de l’IVR (World Congress for the Philosophy of Law and Social Philosophy) et directrice de la Revue des droits de l’Homme.
Carlos Gonzales Palcios est juriste et professeur à l'ESAN University (Pérou). Il est docteur en droit public de l'Université de Nanterre et a notamment travaillé comme assesseur juridique à l'ambassade péruvienne de France. Il a été chercheur pour la Présidence du Conseil des ministres et du Ministère de la défense au Pérou.