Des voix sans maître : déconstruire de grands récits par la dystopie (Pierre Pelot)
Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.
La pratique du storytelling identifiée par Christian Salmon est l’un des avatars contemporains d’une tentation ancienne, la manipulation du discours à des fins de propagande, que l’exacerbation des idéologies concurrentes au xxe siècle a rendu plus systématique. Rapporté à des modalités antérieures telles que la propagande totalitaire, qui implique un contrôle vertical des canaux de diffusion et une réécriture massive de la réalité historique et contemporaine, l’une des singularités du storytelling semble être son caractère multidirectionnel et opportuniste. Là où, pour en reprendre la logique mise en scène par le 1984 d’Orwell, la figure totalitaire du Big Brother s’impose depuis un empyrée inaccessible par le conditionnement de citoyens schizophrènes et par le contrôle paranoïaque d’une novlangue réduite à sa plus simple expression, les artisans du storytelling sont légions, chacun exploitant à sa manière les richesses rhétoriques d’une langue faussement familière et tâchant d’atteindre dans leurs destinataires des émotions déjà présentes, qu’il s’agit alors de faire primer sur les capacités rationnelles de critique et de distanciation.
Une telle opposition ne paraît flagrante qu’en l’absence d’un terme intermédiaire : le storytelling tel que le conçoit Christian Salmon n’est pas l’héritier direct d’une propagande d’État totalitaire, mais semble plutôt relever de la bonne conscience moralisatrice qui lui a longtemps été opposée par le « Bloc de l’Ouest », fondée sur des boucles rétroactives affirmant d’un côté des valeurs fondamentales et de l’autre, au nom de ces valeurs, la nécessité de stratégies radicales, ce qui aboutit à des logiques paradoxales telles que « Détruire un village pour le sauver » pendant la Guerre du Vietnam, selon une expression rappelée récemment par Eric Fassin à propos de la guerre contre le terrorisme et des suppressions de libertés individuelles[1]. Ce que le versant totalitaire tente d’obtenir par l’écrasement des consciences et la falsification des discours, le versant libéral le recherche ainsi par l’adhésion irrationnelle à des valeurs indiscutables, induisant des réactions émotionnelles et permettant de puissantes synthèses rhétoriques. Dans les deux cas, néanmoins, sont alors instrumentalisés de « grands récits », moins définis par un contenu narratif précis que comme des lieux où lire des trajectoires idéales, où se rejoignent les intérêts individuel et collectif, l’homo sovieticus se réalisant par le marxisme, le citoyen des démocraties occidentales étant libre de rechercher le bonheur capitaliste.
Dans cette perspective, le storytelling pourrait bien être interprété comme l’un des instruments actuels de ce que Guy Debord appelle en 1967 le « spectaculaire diffus », par contraste avec le « spectaculaire concentré » des régimes communistes[2]. Debord renvoie ainsi dos à dos les blocs idéologiques, en leur prêtant une même ambition, présenter une « image d’unification heureuse environnée de désolation et d’épouvante, au centre tranquille du malheur[3] ». Si Debord s’intéresse moins aux discours proprement dits qu’aux effets cumulatifs des représentations véhiculées par les objets de consommation et par les mots d’ordre publicitaires, les pensées développées au fil de La Société du Spectacle fournissent une puissante matrice de déconstruction des grands récits, en les ramenant à une froide réalité mécanique, servir une même entreprise de « prolétarisation du monde[4] ».
Pierre Pelot, figure marquante de la science-fiction française des années 1970, s’est emparé de cette matrice contestataire pour écrire une série de récits dystopiques parus à intervalles rapprochés, de 1977 à 1980. Ses dystopies sont des utopies négatives, qui détruisent les citoyens tout en prétendant les sauver. Nous examinerons plus particulièrement trois romans, Delirium Circus, Les Barreaux de l’Eden et Parabellum tango[5]. Empruntant à Debord une grille de lecture pessimiste des institutions politiques et des systèmes sociaux, Pierre Pelot donne une forme organisée à ce qui pourrait rester pure métaphore, une société conçue comme une machine infernale. Il incite ses lecteurs à une méfiance – que Jean-François Lyotard dira à cette même époque « postmoderne[6] » – envers tout grand récit sotériologique, et propose divers contre-récits, dont le plus abouti se lit dans Parabellum tango. La dystopie devient ainsi un instrument d’interrogation des discours sur le monde, dans une critique anticipée d’un storytelling ayant échappé à ses créateurs, qui sont réduits à l’état de voix sans maître.
Les dystopies de la société du spectacle : décrédibilisation des grands récits
Les années 1970 correspondent à un temps fort de structuration du champ littéraire de la science-fiction française – multiplication des collections, tirages importants, apparition de figures essentielles, écrivains, critiques, éditeurs – en même temps qu’une période de positionnements idéologiques marqués, les récits engageant, à des degrés divers, des réflexions sur des choix de société, sur les limites et la désirabilité du progrès technique, sur l’échec de l’esprit humain à percevoir le réel autrement que par le biais d’illusions plus ou moins néfastes[7]. La littérature de science-fiction fonde son dynamisme narratif sur l’instauration d’un rapport spécifique à la réalité, qui consiste à poser comme réels des ajustements parfois radicaux du monde de notre expérience. Ce régime ontologique spéculatif implique une forme d’interrogation du réel, en suggérant que d’autres états du monde, sinon d’autres mondes, sont possibles – à charge pour le lecteur d’activer ou non le potentiel de subversion qu’une telle démarche implique[8]. En cela, les écrivains de science-fiction sont susceptibles de s’intégrer au programme assigné à l’art par Kafka, selon Christian Salmon, à savoir « réveiller la perception, permettre aux gens de trouver de nouveaux angles pour pénétrer la réalité[9] ». Dans une conjonction inédite, le paradigme dominant dans la science-fiction française pendant les années 1970 – l’extrapolation sociale négative – rencontre les préoccupations de lecteurs en quête d’instruments pour se saisir d’un réel rendu d’autant plus insaisissable que les grands récits idéologiques ne suffisent plus à en harmoniser le sens.
Pierre Pelot a d’abord livré des récits remettant en cause les clichés des aventures spatiales pour critiquer la colonisation et dépeindre des catastrophes écologiques[10]. Il change d’orientation à partir de 1977[11]. Il trouve dans les idées de Guy Debord des principes opératoires pour concevoir des fictions critiques, mettant en scène le caractère « diffus », décentralisé, des dispositifs discursifs d’aliénation des citoyens. Cette inspiration est clairement revendiquée pour Delirium Circus (1977), qui représente littéralement une « société du spectacle », par un double mouvement de métaphorisation et de matérialisation de cette métaphore. Dans ce monde constitué de cercles concentriques, tous les habitants sont au service d’une industrie cinématographique ayant dévoré toutes les autres activités : acteurs et figurants, scénaristes et scripts, réalisateurs et producteurs servent une entité toute-puissante, le Public, qu’il est impossible de connaître et d’atteindre, mais qu’il faut sans cesse abreuver d’images. Ainsi que le dénonce Citizen, une vedette soudain décidée à trouver et affronter le Public, les règles de la société sont aussi circulaires que l’environnement qui les enferme.
Il y a le Spectacle, qui fonctionne, qui fonctionne, qui fonctionne… les rôles à jouer, toujours selon les mêmes canevas, les mêmes schémas, ou peu s’en faut. Il y a l’éducation de base, programmée à partir d’une cinquantaine, une centaine à tout prendre, de films très anciens. Notre bagage. Notre patrimoine, notre passé, notre histoire. Non pas notre histoire : celle du Spectacle[12].
Dans les dystopies de Pierre Pelot, les êtres humains ont volontairement été coupés de leur passé, de manière à intégrer une société à la fois auto-engendrée et autotélique, ce qui implique que, de manière symétrique, tout soit fait pour les empêcher d’envisager l’avenir. En cela, l’écrivain reprend au théoricien la notion d’isolement systématique. Guy Debord écrit que
Le système économique fondé sur l’isolement est une production circulaire de l’isolement. L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l’automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d’isolement des « foules solitaires[13] ».
Cette idée selon laquelle le spectaculaire « isole » par la technique, les biens de consommation se révélant piégés en quelque sorte par destination, fait partie des inquiétudes combattues par la contre-culture des années 1970, à la recherche de nouvelles modalités de mise en relation des individus entre eux, des modalités plus authentiques parce que contournant le système économique, ou battant en brèche ses injonctions[14]. Pierre Pelot fait de la systématisation de l’isolement le soubassement de ses dystopies, en supposant un mécanisme à double détente : l’information est chaque fois compartimentée, parcellaire, voire inaccessible, mais chacun a l’impression de jouir d’un accès à la vérité, sous la forme de grands récits sotériologiques apportant l’illusion d’un sens global. Dans Parabellum tango, les citoyens du Domaine de l’Œil doivent obéir à la Loi de l’Œil, mais à travers le filtre d’un Code de Loi Personnalisé. Chacun vit donc dans la certitude que la Loi s’applique à tous, et que l’obéissance est récompensée, tout en ignorant quelles instructions les autres ont reçues. Il est interdit de communiquer son Code Personnalisé à quiconque, à part à son Animal de Compagnie, un robot biologique servant de confident, mais aussi, à l’insu de son propriétaire, de dispositif de surveillance, voire d’exécuteur pour les contrevenants.
La compartimentation de l’information peut accompagner une organisation explicite de la société, mais aussi une division soigneusement maintenue secrète. Dans Les Barreaux de l’Eden (1977), la société est divisée en trois catégories, A, B et C, dont les différents citoyens sont chacun persuadés d’avoir droit à une forme distincte d’immortalité, une promesse réaffirmée dans tous les discours officiels et dans tous les actes quotidiens. Le prolétariat des C croit en l’immortalité de l’âme, perçue lors de sessions sous hypnose accordées avec parcimonie. La classe moyenne des B peut accéder à cette immortalité factice, mais aussi espérer s’élever à force de travail dans la catégorie A. Les A, quant à eux, sont censés jouir d’une immortalité physique, qu’ils vont passer sur d’autres planètes une fois qu’ils ont bien mérité de la société. Chacune de ces promesses se révèle fausse, tous les citoyens étant exécutés discrètement dès que leurs services ne sont plus requis.
Une telle dissimulation à grande échelle tient du lieu commun pour ce type de roman, mais Pierre Pelot ne se contente pas de poser une situation de blocage pour la dénoncer : il dispose des lignes narratives parallèles déroulant le destin de plusieurs personnages ; ceux-ci se débattent pour voir plus clair dans les incohérences de leur société ; seul le lecteur, fort des expériences et points de vue cumulés, se trouve en mesure d’interpréter clairement la situation. En définitive, aucun personnage ne parvient à adopter un point de vue surplombant, à vraiment décloisonner les informations, même lorsque l’un d’eux reçoit une révélation finale. Dans Les Barreaux de l’Eden, l’un des personnages apprend qu’une classe dirigeante dissimulée détient le secret qui justifie tous ces discours sotériologiques. Ce secret correspond à une réalité concrète, à la fois sordide et inévitable, qui, paradoxalement, ne peut pas fonder un grand récit. À la suite d’une terrible guerre, une mutation a accordé à tous les êtres humains une longévité potentiellement infinie ; face à cette réalité menaçant l’équilibre des ressources vitales d’une planète épuisée, le système des classes, avec ses grands récits, a été établi pour dissimuler la vérité, et orchestrer la mise à mort à grande échelle de tous ces éternels importuns. La révélation, formulée par l’un de ces dirigeants secrets, est encore à double détente : les dernières pensées du dirigeant si sûr de lui indiquent au lecteur qu’il croit à un autre mythe de salut ; un conditionnement psychologique l’empêche de se rendre compte qu’il est aussi manipulé que le reste de la population.
Pierre Pelot suit en cela la perspective de Debord, qui dénonce un système plutôt que des personnes, ou une classe spécifique. Le fonctionnalisme impitoyable d’une société transformée en machine de mort n’épargne personne, ne profite à personne : tout le monde est entraîné par son mouvement irrépressible, les plus haut placés se révélant aussi aveugles que les autres, le tout offrant le spectacle d’une technocratie entièrement automatisée, dont chaque être humain est un rouage. En dépit du caractère extraordinaire de leurs aventures, la trajectoire vécue par les personnages est anti-romanesque : dans ces mondes fictionnels, il n’existe aucune position extérieure, qui permettrait d’envisager une réelle remise en cause. Percevoir les failles du grand récit, entrevoir son caractère intrinsèquement illusoire, ne fournit aucun avantage décisif : la vérité nue est trop désespérante pour fonder à son tour un récit héroïque. Citizen finit par trouver le Public, mais ce dernier est encore plus aliéné que les acteurs et scénaristes du Spectacle : il s’agit de travailleurs réduits à l’état d’esclaves sans conscience, qui fournissent les matières premières nécessaires à la réalisation de films, et dont en retour la seule source de plaisir est la consommation des films. Au-delà de ce dernier cercle, il ne reste plus rien à découvrir. La société du spectacle existe par elle-même et pour elle-même, sans plus personne à sauver.
La mise en place des contre-récits
La remise en cause des grands récits idéologiques masquant une impitoyable machinerie sociale ne se limite pas à des aspects thématiques. Il s’y ajoute une gamme de procédés destinés à mettre en évidence le caractère diffus et insidieux des discours imprégnant ces sociétés, et l’impossibilité qu’ont les personnages de leur échapper, comme ils échouent à sortir de leur condition. Pierre Pelot introduit dans ses romans des points de tension qui renforcent l’illusion du monde fictionnel tout en mettant en péril la mise en place du récit. La multiplication des points de vue contribue pour une part à ce dispositif, en exigeant une double lecture, l’une qui suit le devenir narratif d’un personnage, l’autre qui recompose à partir de ces vies parallèles un monde en définitive mieux connu du lecteur que de ses habitants. Plusieurs procédés viennent renforcer le caractère pluriel, choral, des romans : mise en abyme et polytextualité permettent de mettre en place des artefacts science-fictionnels, pour reprendre l’expression de Richard Saint-Gelais, qui désigne ainsi des objets sémiotiques venus directement d’un autre monde que le nôtre : extraits de roman ou d’encyclopédie cités in extenso en exergue des chapitres, ou disséminés au fil du récit[15]. Dans le cadre d’une remise en cause des discours officiels déployés dans la fiction, tous ces procédés font des romans de Pierre Pelot des contre-récits, anti-linéaires, fragmentés ou fractals.
Comme l’a bien montré Irène Langlet, la polytextualité fait partie des techniques classiques servant à un écrivain de science-fiction pour renforcer le sentiment que le monde de la fiction est d’une infinie complexité, au-delà de tous les récits qui pourraient le prendre pour cadre[16]. Néanmoins, pour Pelot, il ne s’agit pas seulement de donner l’impression d’un monde complet, mais d’inviter le lecteur à en déconstruire les discours. Si, dans les premières occurrences des Barreaux de l’Eden, il semble s’établir un simple système d’échos entre des citations placées en exergue des chapitres et les lignes narratives qui s’y développent ensuite, il apparaît ensuite que ces citations désignent des absences dans le discours officiel. Sous couvert de renseigner le lecteur, elles l’invitent à s’interroger : telle publicité pour les vols spatiaux promet des merveilles à découvrir, qui ne sont jamais explicitées ; l’annonce, un peu plus tard, de la disparition en vol d’une fusée spatiale, ne fournit pas les causes de l’accident ; la mention de mutations dans un manuel d’histoire ne donne lieu à aucune précision sur la nature exacte des changements ; des fragments d’un roman de propagande, racontant l’élévation d’un rang B vers le rang A, s’interrompent sur des questions et des doutes. Plus que le simple soupçon face aux blancs du texte, c’est une véritable paranoïa interprétative que suggère ce dispositif : ces artefacts science-fictionnels, loin de fournir des informations par eux-mêmes, sont des manifestations sémiotiques d’un discours social intrinsèquement mensonger.
La fonction principale des procédés mis en œuvre par Pelot est de rompre la linéarité de la narration. L’attention du lecteur est mise en alerte face à un récit ouvertement désigné comme peu fiable, ou comme imparfaitement dévoilé par la fiction. Un simple résumé de Delirium Circus peut donner l’impression que la trajectoire de Citizen fournit un aperçu satisfaisant de cet univers. Après tout, cette star connait le centre du Spectacle ; elle explore les cercles concentriques de son univers ; elle dépasse même le Public-zombie. Il serait pourtant nécessaire d’adjoindre à son expérience celle de son ancien scénariste, Bross Chaplin, qui rencontre un représentant de la très secrète Production, permettant au lecteur de saisir l’existence d’un cercle intérieur supplémentaire, ignoré de Citizen. Même ainsi, un doute proprement ontologique est instillé par l’apparition à la fin du roman de pensées parasites qui hantent Citizen. Une voix étrangère s’insinue dans son crâne, répétant des paroles identiques à celles qui, au tout début du roman, servaient à le faire sortir de la transe hypnotique par laquelle il s’identifiait à son rôle. Si cette voix peut être considérée comme une simple hallucination, subie par un personnage traumatisé par ses découvertes, il est également possible de l’interpréter comme une remise en cause radicale de toute la représentation fictionnelle. Selon cette lecture, le récit serait en lui-même un artefact science-fictionnel, une fiction au second degré composée à partir d’une réalité inaccessible, que le lecteur ne peut donc que supposer. Une image de ce que signifierait cette artefactualisation intégrale nous est d’ailleurs donnée, en abyme, à l’intérieur du récit, lorsque le scénariste Bross Chaplin écrit un synopsis original pour prouver sa valeur à la Production : le personnage inspiré par Citizen (« Cit ») trouverait au cœur du monde le secret du Dieu-Public.
Finalement, Cit parvient au centre du Noyau. Dans la Bulle immense occupée par le Dieu-Public. Il apprend alors que jadis la vie se déroulait sur une planète, comme le retracent certains films des Archives. (…)
Dans SW [Spectacle-World], les premiers occupants de la Bulle ont trafiqué à leur avantage le patrimoine culturel de la race, se bornant à diffuser seulement une centaine de films. Ils sont à l’origine du Culte du Public-Dieu, et la règle du jeu est la leur. Isolés parfaitement, leurs descendants mènent une vie de luxe, profitant au maximum de l’exploitation des autres hommes, qu’ils dressent au Spectacle, pour qui le Spectacle est la seule vérité (…).
Final : en réalité, la Bulle originelle n’existe pas, ni le Public-Dieu menteur tel que le conçoit Cit. Il se trouve bien au centre du Noyau, mais dans une Bulle déserte. Tout ce qu’il croit y voir n’est que le produit de son imagination, sur la base d’un scénario de Badden Chap diffusé sous hypnose par l’intermédiaire de Mary, qui possède des facultés télépathiques[17].
Loin de répondre aux interrogations du lecteur, ce scénario à double révélation contribue à miner de l’intérieur toute fiabilité du récit enchâssant, à la fois parce qu’il offre l’image d’une instabilité ontologique massive, et parce qu’il pourrait bien s’y trouver des fragments de la « réalité » sous-jacente, et inaccessible, qui est censément à l’origine du roman qui nous est donné à lire. Ce que suggère ce dispositif à la fois si ambigu et potentiellement si démonstratif, c’est avant tout l’usage qui doit être fait d’un tel récit, qui n’est ni une simple aventure, ni un roman à clef où lire une paraphrase des thèses de Guy Debord, mais plutôt, pour reprendre une expression apparaissant dans Parabellum tango à propos d’une mise en abyme similaire, une « rampe de lancement », « censée pousser à une réflexion personnelle » (p. 114).
Parabellum tango reprend et renforce tous ces procédés, créant ainsi nettement une double dynamique, centripète et centrifuge. Centripète pour ses personnages, toujours plus englués dans des discours qu’ils ne parviennent pas à mettre à distance, et centrifuge pour ses lecteurs, qui trouvent dans les très nombreux encadrés qui parsèment le récit des indices rappelant la nature piégée de tous les écrits issus de ce monde. Ils éveillent la méfiance non simplement par leur contenu, tout aussi problématique et sujet à une double lecture que dans Les Barreaux de l’Eden, mais aussi par l’indétermination de leur statut énonciatif. Tous ces encadrés ont un titre commençant par « Ceci est… », qui se substitue à une référence documentaire : « Ceci est une conversation ordinaire », « Ceci est écrit dans les manuels d’instruction civique », « Ceci est l’évidence même », « Ceci est une information confidentielle », comme s’il était donné au lecteur de se brancher directement sur un flux de discours ou de conscience. Même les plus officiels « Ceci est la Loi de l’œil », qui se présentent apparemment comme des articles de loi, entrent en contradiction avec ce que vivent des personnages, soumis à des Codes de Loi personnalisés et non à une Loi de l’œil affichée partout. Tous ces discours sans énonciateur déterminé, subliminaux pour les personnages, détachés par la présentation typographique pour le lecteur, forment un stade ultime du « spectaculaire diffus » dénoncé par Guy Debord, un flot de voix sans maître renforçant toujours les mêmes idées, célébrant un système dont elles sont l’émanation et dans une certaine mesure l’incarnation.
Contre-récits, ces trois romans le sont par disposition autant que par destination. Leurs ruptures énonciatives et référentielles matérialisent dans la lettre même des textes les contours des boucles logiques qui enferment des sociétés entières dans des processus d’aliénation toujours renforcés. Elles constituent aussi une forme d’antidote contre le « spectaculaire diffus » : le lecteur, au contact de ces romans, est contraint d’associer dans un même mouvement immersion fictionnelle et activité herméneutique. À cet égard, il s’agit moins de dénoncer telle ou telle tendance contemporaine que de proposer par le bais de la fiction une forme d’entraînement au décryptage, ainsi qu’un éveil de la conscience face à l’omniprésence de discours insinués de toutes parts.
Les grands récits sotériologiques imaginés par Pierre Pelot pour ses dystopies ne sont pas exactement les « stories », jetables et opportunistes, fabriquées par des conseillers en communication. Conçus à l’échelle d’une société entière, destinés à dissimuler les barreaux des cages où les êtres humains tournent en rond, ils renvoient aux promesses des grands systèmes idéologiques du xxe siècle. L’écrivain fait fonds sur les ressources thématiques de la science-fiction pour prêter à ces promesses un caractère absolu (divertissement total, immortalité physique, bonheur parfait) qui éveille immédiatement la méfiance du lecteur, afin de le rendre sensible aux pratiques de propagande contemporaines, ardemment dénoncées pendant les années 1970, à la suite de mai 68 et dans le sillage de Debord. Si le propos sous-jacent prend place dans un contexte idéologique spécifique, les dispositifs littéraires mis en place par Pierre Pelot conservent une pertinence une fois mis en rapport avec ce qu’est devenue la propagande à l’ère du storytelling. La mise en intrigue des résistances individuelles à des discours d’oppression, d’autant plus saisissantes qu’elles se révèlent futiles, ainsi que la déconstruction, au moyen d’artefacts science-fictionnels, du caractère à la fois fragmentaire et totalisateur de ces grands récits, insaisissables mais omniprésents, renvoient le lecteur à une posture critique essentielle face au storytelling tel que l’entend Christian Salmon : la nécessité pour nous de rester maîtres de la parole collective, afin d’éviter que ce ne soit elle qui prenne le contrôle de notre existence, au risque même de faire de nous de simples pantins, traversés par une voix qui n’appartient plus à personne.
[1] É. Fassin « “Détruire le village pour le sauver” (guerre du Vietnam). Pour faire la guerre au terrorisme, faut-il détruire les libertés pour les sauver ? », Tweet du 15 janvier 2015 (1h23).
[2] G. Debord, La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 58 et 60.
[3] Ibid., p. 58.
[4] Ibid., p. 28. C’est l’auteur qui souligne.
[5] P. Pelot, Delirium Circus [1977], Paris, Denoël, coll. « Lunes d’encre », 2005. Id., Les Barreaux de l’Eden, Paris, J’ai lu, coll. « Science-fiction », 1977. Id., Parabellum tango, Paris, J’ai Lu, coll. « Science-fiction », 1980.
[6] « En simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits. » (J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1979, p. 7).
[7] Pour des éléments de contexte détaillés, voir J.-G. Lanuque, « Mai 68 et la science-fiction française : naissance d’une littérature révolutionnaire ? », dans Dissidences, volume 4 : « Mai 68. Monde de la culture et acteurs sociaux dans la contestation », Latresne, Le Bord de l’eau éditions, avril 2008, p. 132 à 149, ainsi que S. Bréan, La Science-fiction en France, Théorie et histoire d’une littérature, Paris, Presses Universitaires Paris-Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2012, p. 218-250.
[8] Ibid., p. 26-29.
[9] C. Salmon, « Politique de l’écriture » (entretien avec H. Jallon), Storytelling, Cl. Bardiot et R. Daurier (dir.), Valenciennes, Subjectile/Le Phénix-Scène nationale, coll. « Cabarets de curiosités », 2013, p. 19.
[10] Voir par exemple, sous le pseudonyme de Pierre Suragne, La Septième Saison (Paris, Fleuve Noir, coll. « Anticipation », 1972) et Une si profonde nuit (Paris, Fleuve Noir, coll. « Lendemains retrouvés », 1975).
[11] La veine dystopique de Pierre Pelot s’inscrit dans un contexte de radicalisation dans la science-fiction : ce qui a pris le nom de Nouvelle Science-Fiction Politique Française correspond à une brève poussée de fièvre à la fin des années 1970, entraînant une surenchère de provocation, les textes dépeignant des avenirs toujours plus sinistres et violents. Si Pelot n’a pas vraiment adhéré à ce courant au demeurant peu organisé, 1977 correspond pour lui au franchissement d’un seuil thématique.
[12] P. Pelot, Delirium Circus (1977), Paris, Denoël, coll. « Lunes d’encre », 2005, p. 94.
[13] G. Debord, op. cit., p. 29. Il serait peut-être pertinent de reprendre à nouveaux frais cette notion d’isolement par la technique, à une époque où les technologies de l’information sont au contraire présentées comme des vecteurs d’interaction sociale. Cela amènerait à y lire au contraire un degré supplémentaire d’une logique spectaculaire, amenant tout un chacun à suivre et surveiller les actes des autres, pour y saisir le fil de leur existence à travers le prisme de structures narratives normalisées. Le storytelling se coulerait dans cette structure de médias instantanés, parlant en masse à des individus toujours plus soumis à l’injonction contradictoire de se singulariser en faisant comme tout le monde.
[14] Pierre Pelot représente d’ailleurs aussi en 1977 dans son roman Transit (Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et Demain », 1977) l’affrontement entre deux modèles de société, développés dans deux univers parallèles, l’un étant fondé sur l’exploitation capitaliste des ressources, l’autre étant une utopie anarchisante : le protagoniste, seul à voyager entre les univers, ressent son isolement dans le premier monde, froid et destructeur, d’autant plus violemment qu’il a éprouvé la chaleur des liens humains dans le second.
[15] Pour une étude des artefacts science-fictionnels, voir R. Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, coll. « Littératures », 1999, p. 312, et S. Bréan, « Des états fictionnels superposés ? Virtualités des artefacts narratifs de la science-fiction », dans Revue critique de fixxion française contemporaine, n. 9, janv. 2014, p. 87-99. Disponible à l’adresse : <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx09.08>. Date de consultation : 02 nov. 2015.
[16] I. Langlet, La Science-fiction, Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2006, p. 93-115. Un modèle frappant auquel Pierre Pelot peut se référer est Tous à Zanzibar, un roman de John Brunner paru en France en 1972, qui se présente comme la juxtaposition d’une multiplicité de documents sur notre futur, et dont les éléments romanesques ne sont que l’une des facettes, pas nécessairement la plus significative.
[17] P. Pelot, Delirium Circus (1977), Paris, Denoël, coll. « Lunes d’encre », 2005, p. 160-162.