Un paradigme en philosophie : la méthode de l’adversaire

Note de la traductrice (Vanina Mozziconacci)

Le titre original est : « A Paradigm of Philosophy: The Adversary Method ». L’article fut initialement publié dans S.G. Harding et M.B. Hintikka (dir.), Discovering Reality: Feminist Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, Dordrecht et Boston, D. Reidel, 1983, p.149-164. Il faut signaler que la republication qui se trouve dans Garry, A., & Pearsall, M. (dir.). Women, knowledge, and reality: Explorations in feminist philosophy, New York, Routledge, 2015, contient plusieurs coquilles. La traduction présente a ainsi été faite à partir de la publication originelle. À noter également qu’on retrouve des passages et des idées dans « A Paradigm of Philosophy » qui viennent d’un autre article de la même autrice, antérieur de trois années : J. Moulton « Duelism in philosophy », Teaching Philosophy 3.4, 1980, p. 419-433.

La malheureuse confusion entre agressivité 1 et réussite

On considère souvent qu’il y a des attributs, ou des types de comportement, qu’il est bon d’avoir pour un sexe mais mauvais pour l’autre. L’agressivité en est un exemple particulièrement intéressant. Cet article analyse et critique un modèle de méthodologie philosophique qui adopte une vision positive d’un comportement agressif et l’utilise comme paradigme du raisonnement philosophique. Mais avant d’aborder ce paradigme, je voudrais mettre en question une vision plus générale de l’agressivité qui rend possible ses connotations positives.

Définie comme « une action ou une procédure offensive, et particulièrement une attaque coupable, manifeste, gratuite et hostile », le concept d’agression a généralement une connotation négative bien méritée. On peut dire qu’une image ordinaire de l’agression est celle de l’animal dans la nature qui cherche à s’emparer du territoire d’un autre animal ou qui l’attaque pour le dévorer. Dans des contextes humains, l’agression évoque souvent la colère, la rage incontrôlée et la belligérance.

Toutefois, ce concept négatif, lorsqu’il est spécifiquement lié aux hommes en tant qu’hommes ou à des travailleurs et travailleuses de certaines professions (vente, management, droit, philosophie, politique) gagne souvent des associations positives. Dans une société civilisée, commettre une agression physique est susceptible de vous envoyer en prison ou dans une institution psychiatrique. Mais les hommes et les personnes qui occupent certaines professions n’ont pas besoin d’attaquer physiquement ou de dévorer leurs client·e·s et leurs collègues pour être considéré·e·s agressifs ou agressives. Dans ces contextes, l’agressivité est rattachée à des concepts plus positifs, comme le pouvoir, l’activité, l’ambition, l’autorité, la compétence et l’efficacité – concepts qui sont liés au succès dans ces professions. Incarner ces concepts, positifs, est considéré comme une preuve qu’on a été agressif/ve.

L’agressivité n’a peut-être aucun rapport causal avec la compétence, avec la supériorité, avec le pouvoir, etc., mais si beaucoup de gens considèrent que le comportement agressif est un signe de ces propriétés, alors on doit peut-être apprendre à se comporter de façon agressive pour apparaître compétent·e, pour sembler supérieur·e et pour gagner ou garder du pouvoir. Cela constitue un dilemme pour toute personne qui veut avoir ces qualités positives mais ne souhaite pas s’engager dans « des attaques coupables, manifestes, gratuites et hostiles ».

Parmi les agresseur·e·s réticent·e·s, les hommes ont un avantage sur les femmes. Parce qu’ils sont membres du genre masculin, leur agressivité est considérée comme « naturelle ». Même s’ils ne s’engagent pas dans un comportement agressif, ils peuvent malgré tout être perçus comme possédant ce trait, de façon inhérente, telle une disposition. Et s’ils se comportent de façon agressive, leur comportement peut être excusé – après tout, c’est naturel. Étant donné que les femmes ne sont pas perçues comme ayant une disposition à l’agressivité, il semble qu’elles devraient se comporter de façon agressive pour pouvoir être reconnues comme telles. Et en même temps, du fait que les femmes ne sont pas supposées être agressives, nous sommes beaucoup plus susceptibles de relever le moindre comportement agressif de la part d’une femme, alors que nous ignorons des exemples plus frappants chez les hommes, simplement parce que cela n’est pas perçu comme inhabituel. Mais quand il s’agit d’une femme cela peut être considéré comme d’autant plus déplaisant que cela semble être contre nature [unnatural]. Ou alors, peut-être qu’une femme qui manifeste de la compétence, de l’énergie, de l’ambition, etc., sera possiblement vue comme agressive et donc comme allant contre-nature, même sans s’être comportée de façon agressive. Puisque, comme je vais le montrer, un comportement agressif n’est pas susceptible de conquérir des ami·e·s ou d’influencer les gens 2d’une façon souhaitable, cela représente un problème tout particulier pour les femmes.

Certaines féministes rejettent la distinction sexuée qui conduit à voir l’agressivité chez les femmes comme une qualité négative et les encouragent ainsi à se comporter de façon agressive pour avancer dans leur carrière. Je vais, quant à moi, mettre en question le présupposé selon lequel l’agressivité mérite d’être associée à des qualités plus positives. Je pense que c’est une erreur de supposer qu’une personne agressive est plus susceptible d’être énergique, efficace, compétente, puissante, ou de réussir, et que c’est aussi une erreur de supposer qu’une personne énergique, efficace, etc., est, par voie de conséquence, agressive.

Même celles et ceux qui s’opposent aux rôles sexués stéréotypés rechignent rarement à admettre l’idée précise selon laquelle les gens plus agressifs sont davantage faits pour « être les personnes qui pourvoient aux besoins de la famille [breadwinners] et qui jouent un rôle actif dans la production des biens en société » ; mais ils et elles rejettent l’idée selon laquelle l’agressivité est plus naturelle pour un sexe que pour l’autre 3. Robin Lakoff 4part du principe qu’un discours [speech] plus agressif est à la fois plus efficace et plus typique chez les hommes, et s’oppose à la socialisation qui empêche les femmes d’employer dans leurs discours des questions et des affirmations directes, dénuées de politesses 5. Lakoff reconnaît que le discours qu’elle caractérise comme étant celui des femmes est fréquemment utilisé par des hommes universitaires, mais elle considère malgré tout qu’un discours agressif est plus puissant et plus efficace. Elle ne voit pas qu’un discours poli, non abrupt, plein d’hésitations et de modalisateurs, peut être le signe d’un grand pouvoir et être très efficace en donnant l’impression d’une pensée et d’une délibération importantes, ou en amenant l’auditoire à être de son côté. Bien que poli, un discours non abrupt peut être plus efficace et avoir plus d’impact qu’un discours agressif ; la confusion conceptuelle entre l’agressivité et certains concepts positifs rend cette position difficile à retenir.

Considérons certaines situations professionnelles lors desquelles l’agressivité pourrait être considérée comme un atout. L’agressivité est souvent assimilée à l’énergie, mais on peut être énergique et travailler dur sans être hostile. Il semblerait que l’agressivité soit essentielle lorsqu’il y a compétition, mais les gens qui cherchent seulement à faire de leur mieux, sans chercher délibérément à s’en prendre aux autres, peuvent s’en sortir aussi bien, voire mieux. Les sentiments d’hostilité peuvent être gênants, et se fixer comme objectif de battre quelqu’un d’autre peut détourner l’attention au profit d’un tiers. Même ceux et celles qui pensent que dans notre monde, c’est « manger ou être mangé·e », peuvent voir qu’il y a une différence entre agir pour déstabiliser ou vaincre les autres compétiteurs/rices et agir de façon agressive à leur encontre. En particulier si notre réussite dépend de tiers, il y a de fortes chances qu’il soit bien plus sage d’avoir l’air amical que d’adopter un comportement agressif. Et dans des professions où la mobilité est un signe de réussite, les compétiteurs/rices d’aujourd’hui peuvent être les collègues de demain. Si donc l’agressivité est susceptible de nous faire des ennemi·e·s, ainsi qu’elle est supposée fonctionner, elle constitue une mauvaise stratégie dans ces professions. Qu’en est-il d’autres activités professionnelles ? Il est certain que des façons de faire amicales, chaleureuses, sans antagonisme, n’empêcheront pas de persuader un·e client·e d’acheter, de faire en sorte que des employé·e·s suivent consciencieusement des directives, de convaincre des juré·e·s, d’enseigner à des étudiant·e·s, d’obtenir de l’aide et de la coopération de la part de collègues, et des promotions de la part du patron ou de la patronne. Un comportement agressif a plus de chances d’entraver ces actes.

Si ces considérations nous rendent plus à même de distinguer l’agressivité et la compétence professionnelle, alors elles auront servi d’introduction utile pour l’objet principal de cet article : l’analyse d’un paradigme philosophique qui, peut-être à cause du piège de la confusion entre agressivité et compétence, incorpore l’agressivité dans sa méthodologie.

Le raisonnement scientifique

Il y a fort longtemps, on croyait que les propositions scientifiques étaient, ou devaient être, objectives et neutres [value-free] ; que l’expression des valeurs pouvait être distinguée de l’expression des faits, et que la science devait se contenter de cette dernière. Cette vision fut abandonnée, de mauvaise grâce par certain·e·s, quand il fut reconnu que les théories incorporaient des valeurs, parce qu’elles défendaient des façons de décrire le monde plutôt que d’autres, et que même l’observation des faits était élaborée depuis un point de vue ou une théorie déjà présupposée sur le monde 6.

Toujours prompt à défendre la distinction fait/valeur, Popper reconnaît que les propositions [statements] scientifiques invoquent des valeurs, mais reste convaincu que le raisonnement en science est objectif et neutre 7. Popper avance que le raisonnement primordial, en science, est déductif. Les théories scientifiques posent des lois sous la forme « Tous les A sont B » et le travail de la recherche scientifique est de trouver, ou de mettre en place, des exemples de A pour voir si ces derniers manquent de se produire ou d’être corrélés à des exemples de B. Le test d’une théorie consiste à déterminer si elle peut résister aux tentatives de la réfuter [falsify]. Une bonne théorie rend possible de telles tentatives en élaborant des propositions larges et inattendues plutôt que des propositions étroites et attendues. Si des exemples de B ont manqué de se produire malgré l’existence d’exemples de A, alors la théorie est réfutée. Une nouvelle théorie qui pourrait rendre compte du fait que B ne s’est pas produit, de façon également déductive, remplacera l’ancienne théorie. Le raisonnement utilisé pour découvrir des théories, la façon dont les théories sont liées à des modèles physiques ou mathématiques ou d’autres croyances [beliefs], n’est pas considéré comme essentiel à l’entreprise scientifique. Dans cette perspective, seule la pensée exacte et certaine, objective et neutre, est essentielle à la science.

Toutefois, Kuhn soutint ensuite que même le raisonnement utilisé en science n’est pas neutre ou certain 8. La science implique plus qu’un ensemble de généralisations indépendantes sur le monde attendant d’être réfutées par un unique contre-exemple. Elle implique un système – ou paradigme – non seulement fait de généralisations et de concepts, mais aussi de croyances au sujet de la méthodologie et de l’évaluation de la recherche : au sujet des questions qui sont bonnes à poser, des développements de la théorie qui sont convenables, des méthodes de recherche qui sont acceptables. Une théorie en remplace une autre, non parce qu’elle réussit à constituer une prémisse majeure pour un plus grand nombre de déductions, mais parce qu’elle répond à des questions auxquelles l’autre théorie ne répond pas – et même si elle ne répond peut-être pas aux questions auxquelles l’autre théorie répond.  Le changement de théorie se produit parce qu’une théorie est plus satisfaisante qu’une autre, parce que les questions auxquelles elle répond sont considérées comme plus importantes. La recherche au sein d’un paradigme n’est pas faite pour réfuter la théorie, mais pour remplir et développer la connaissance pour laquelle ce paradigme fournit une structure. Le raisonnement impliqué lorsqu’il s’agit de développer ou de remplacer un paradigme n’est pas simplement déductif, et une caractérisation unique n’est probablement pas adéquate pour décrire son processus. Cela ne signifie pas que c’est irrationnel ou que cela ne mérite pas d’être étudié, mais cela signifie qu’il n’existe pas une caractérisation simple et universelle d’un bon raisonnement scientifique.

Cette vision de la science, ou une vision proche de celle-ci, est largement partagée par les philosophes à présent. Il a été suggéré que la philosophie est également gouvernée par des paradigmes.

Le raisonnement philosophique – le Paradigme de l’Adversaire

Je vais critiquer un paradigme – ou une partie d’un paradigme – en philosophie 9. Il consiste en une vision qui applique à la philosophie la perspective à présent rejetée de la neutralité du raisonnement en science. Selon cette vision, tout raisonnement philosophique est, ou devrait être, déductif. Des propositions générales sont formulées et le travail de la recherche philosophique est de trouver des contre-exemples à celles-ci. Le plus important étant que l’entreprise philosophique est vue comme un débat dépassionné entre des adversaires qui cherchent à défendre leur propre vision face à des contre-exemples et à opposer des contre-exemples à des visions adverses. Le raisonnement utilisé pour découvrir ces propositions, et la façon dont elles sont liées à des croyances et des systèmes d’idées, s’ils ne constituent pas des déductions, ne sont pas considérés comme pertinents pour le raisonnement philosophique. J’appellerai ceci le Paradigme de l’Adversaire [Adversary Paradigm].

Au sein du Paradigme de l’Adversaire, il est admis que la seule, ou, du moins, la meilleure façon d’évaluer un travail en philosophie est de le confronter à l’opposition la plus forte ou la plus extrême. Et il est admis que la meilleure façon de présenter un travail en philosophie est de le destiner à un·e opposant·e imaginaire et de rassembler toutes les preuves possibles pour l’étayer. La justification de cette méthode et qu’une prise de position devrait être confrontée à et défendue contre la critique de l’opposition la plus forte ; que cette méthode est la seule façon d’obtenir le meilleur de chaque camp ; qu’une thèse qui survit à cette méthode d’évaluation est plus susceptible d’être correcte que celle qui n’y survit pas ; et qu’une thèse qui passe par la Méthode de l’Adversaire aura réussi un test « objectif », le test le plus extrême possible, alors que toute critique ou évaluation plus faible, par comparaison, donnera un avantage à la proposition dans son évaluation, et, par conséquent ne sera pas aussi objective que possible. Bien sûr, il est admis que la Méthode de l’Adversaire ne garantit pas que toutes – ou seulement – les propositions philosophiques sensées survivront, mais cela est seulement dû au fait que même un·e adversaire ne pense pas toujours à toutes les choses qui devraient être critiquées dans une prise de position, et que même un·e partisan·e ne pense pas toujours à toutes les réponses possibles aux critiques. Toutefois, étant donné qu’il n’y a pas de moyen de déterminer avec certitude en quoi consiste la bonne ou la mauvaise philosophie, la Méthode de l’Adversaire est la meilleure qui soit. Si l’on veut que la philosophie soit objective, on devrait préférer la Méthode de l’Adversaire à d’autres formes d’évaluations, plus subjectives, qui délivreraient un traitement de faveur à certaines propositions en ne les soumettant pas à des tests d’antagonisme extrême. Les philosophes qui acceptent le Paradigme de l’Adversaire en philosophie peuvent reconnaître que le raisonnement scientifique est différent, mais ils et elles pensent « Tant pis pour la science. Au moins, la philosophie peut être objective et neutre ».

Je vais critiquer ce paradigme philosophique. Mon objection à la Méthode de l’Adversaire porte sur son rôle paradigmatique. S’il s’agissait seulement d’une procédure parmi beaucoup d’autres susceptible d’être employée par les philosophes, il n’y aurait peut-être rien à redire, à part que des conditions hostiles ne favorisent pas l’obtention du meilleur raisonnement. Mais comme elle domine la méthodologie et l’évaluation de la philosophie, cela restreint et fausse la représentation de ce qu’est le raisonnement philosophique.

Il a été dit, au sujet de la science, que toute critique d’un paradigme, aussi justifiée soit-elle, n’aboutira pas, s’il n’y a pas un paradigme alternatif disponible pour le remplacer 10. Mais la situation est différente en philosophie. Nous n’avons pas à attendre qu’une forme alternative de raisonnement se développe. Le raisonnement non-antagoniste [nonadversarial] existe à la fois en dehors et au sein de la philosophie, mais notre paradigme actuel ne le reconnait pas.

Les défauts du Paradigme de l’Adversaire

Les défenseurs et défenseuses de la Méthode de l’Adversaire considèrent que la critique d’un·e adversaire constitue une évaluation rigoureuse. Si l’évaluation n’est pas faite de façon antagoniste, ils et elles supposent qu’elle doit être plus faible et moins efficace. Je vais soutenir que cette vision est erronée.

Déjà chez Platon, on reconnaît que pour qu’un débat ou une discussion ait lieu, des présupposés doivent être partagés par les parties impliquées 11. Un débat n’est pas possible entre des gens qui ne sont d’accord sur rien. Non seulement ils doivent s’accorder sur ce qui compte comme un bon argument, sur ce qui sera accepté comme une donnée pertinente, et sur comment déterminer le vainqueur, mais ils doivent aussi partager certaines prémisses pour que le débat puisse commencer.

La Méthode de l’Adversaire fonctionne mieux si les désaccords sont ponctuels, au sujet d’une proposition ou d’un argument particulier. Mais les propositions et les arguments relatifs à des choses particulières existent rarement de façon isolée. Ils font en général partie d’un système d’idées reliées entre elles. Dans le Paradigme de l’Adversaire, nous nous retrouvons à chercher à nous opposer à un système d’idées en prenant chaque argument ou chaque proposition, une par une. Des prémisses qui autrement auraient été rejetées doivent être acceptées, même temporairement, pour le bien du débat. Nous devons combattre nos opposant·e·s dans leurs termes. Et pour critiquer chaque proposition individuellement, l’une après l’autre, nous aurons à accepter provisoirement une grande partie des idées avec lesquelles nous sommes en désaccord la plupart du temps. Une telle méthode peut déformer la présentation de la position d’un·e opposant·e et peut produire un développement de pensée artificiellement lent.

De plus, quand tout un système d’idées est impliqué (ainsi que c’est fréquemment le cas), un débat qui aboutit à triompher d’un argument, sans changer l’intégralité du système d’idées dont cet argument faisait partie, conduira seulement à provoquer un soutien plus fort en faveur d’autres arguments menant à la même conclusion, ou à motiver des tentatives pour réformer l’argument de façon à éviter les objections. Même si l’intégralité du système d’idées est mise en question, il est peu probable qu’il soit abandonné sans système alternatif pour le remplacer. Une conclusion soutenue par ledit argument peut rester inébranlable face à la défaite de celui-ci. Pour transformer une conclusion, il pourrait être plus efficace d’ignorer les confrontations sur des points particuliers, de ne pas fournir de contre-exemples – aussi faciles soient-ils à trouver – et de montrer plutôt comment d’autres prémisses et d’autres données soutiennent un système d’idées alternatif. Si nous nous limitons à la Méthode de l’Adversaire, nous devrons peut-être suspendre l’évaluation d’un système d’idées pour chercher des bases communes en vue de débattre. Et la critique antagoniste de certains arguments pourrait simplement renforcer le soutien d’autres idées au sein de ce système, ou motiver des retouches et des ajustements improvisés.

En outre, le Paradigme de l’Adversaire permet de faire en sorte que les propositions en philosophie peu travaillées, qui sont « programmatiques », soient dispensées de critiques. Certes, toute thèse en philosophie digne de ce nom sera programmatique, en ce qu’elle aura des implications qui vont au-delà de la thèse elle-même. Mais les propositions qui sont devenues populaires en philosophie sont particulièrement superficielles, et elles garantissent leur immunité face aux critiques au sein du Paradigme de l’Adversaire parce qu’elles ne sont pas travaillées dans le détail. Une proposition programmatique offrira quelques exemples qui correspondent à la proposition en prédisant, avec quelques modifications bien sûr, qu’une théorie peut être développée en ce sens afin de prendre en compte en compte tous les cas. Des contre-exemples ne peuvent pas réfuter ces propositions parce que les objections seront systématiquement écartées comme étant simplement des choses à prendre en considération plus tard, quand tous les détails seront réglés. Les propositions programmatiques ont fleuri en philosophie, et plus particulièrement en épistémologie et en philosophie du langage. Un schéma devenu commun dans beaucoup d’articles de philosophie consiste à consacrer la plus grande partie de l’article à expliquer et à argumenter contre d’autres propositions pour ensuite proposer comme alternative, à la fin, une proposition programmatique ou sa propre conjecture sans étayage ni élaboration. (Peut-être que ceci est le commencement d’un nouveau paradigme qui se développe du fait de la défectuosité de la procédure évaluative du Paradigme de l’Adversaire). Certaines propositions programmatiques qui furent populaires à une époque sont à présent discréditées, comme par exemple les théories des données sensibles [sense-data theories], mais pas parce qu’elles ont été réfutées ; peut-être plutôt parce qu’elles ont échoué à prospérer – personne n’en a jamais précisé les détails et/ou les gens ont perdu espoir de pouvoir le faire un jour. La Méthode de l’Adversaire permet aux propositions programmatiques de rester viables en philosophie, aussi superficielles ou invraisemblables soient-elles, tant qu’elles ne sont pas réfutées.

Mal interpréter l’histoire de la philosophie

Au sein de chaque paradigme, nous sommes enclin·e·s à réinterpréter l’histoire et à requalifier les positions de philosophes qui nous ont précédé·e·s. Avec la Méthode de l’Adversaire, nous comprenons les philosophes du passé comme s’ils ou elles s’adressaient à des adversaires et non comme s’ils ou elles essayaient de construire les fondements d’un raisonnement scientifique ou d’une explication de la nature humaine. Les philosophes qui ne peuvent être refondu·e·s dans ce moule ont tendance à être ignoré·e·s 12. Mais nos réinterprétations peuvent être de mauvaises interprétations et notre sélection de grand·e·s philosophes peut être fondée non pas tant sur ce qu’ils et elles ont dit que sur la façon dont nous pensons qu’ils et elles l’ont dit.

L’une des victimes du Paradigme de l’Adversaire est généralement conçue comme un modèle de raisonnement antagoniste : la Méthode Socratique. La Méthode Socratique est fréquemment désignée comme elenchus, une méthode de discussion élaborée pour conduire l’autre personne à admettre que son avis était erroné, pour faire en sorte qu’elle ressente ce qui est parfois traduit par honte et parfois par humilité. Enlenchus est en général traduit par réfutation, mais cela est trompeur car sa réussite réside dans le fait de convaincre l’autre personne, et non de montrer à d’autres que son avis était erroné. Contrairement à la Méthode de l’Adversaire, la justification de l’elenchus ne consiste pas à confronter des propositions à l’opposition la plus extrême, mais à ébranler les gens dans leur convictions intimes de façon à ce qu’ils puissent entamer une enquête philosophique avec un esprit plus ouvert. Le but de la Méthode de l’Adversaire, en revanche, est de montrer que la partie adverse a tort, de mettre en question toute idée défendue, sans égard vis-à-vis de l’adhésion de l’autre personne. En réalité, beaucoup de philosophes contemporain·e·s évitent toute considération sur les techniques de persuasion, partant du principe que cela renvoie à la ruse et à un mauvais raisonnement.

Généralement, l’incapacité à l’emporter dans un débat public n’est pas une bonne raison pour abandonner une croyance. On peut attribuer la défaite à sa propre performance plutôt qu’aux insuffisances de sa thèse. Une défaite publique peut même renforcer notre sentiment en faveur de cette position à laquelle l’opposition n’a pas fait justice. De ce fait, la Méthode de l’Adversaire n’est pas une bonne façon de convaincre quelqu’un qui n’est pas d’accord avec vous.

L’elenchus, en revanche, est élaborée précisément dans ce but. On cherche des prémisses que l’autre personne acceptera et qui montreront que la croyance de départ était fausse. La discussion requiert que les parties acceptent toutes deux des prémisses et un raisonnement.

Bien sûr, on pourrait utiliser l’elenchus au service du Paradigme de l’Adversaire pour gagner des points plutôt que pour convaincre. Et beaucoup partent du principe que c’est ce que Socrate faisait, que son ton était insincère et ironique 13, que ses critiques étaient dures et que ses éloges étaient sarcastiques. Mais en réalité, dans les dialogues, la méthode de Socrate est distinguée de celle d’un antagoniste ou d’un interrogateur hostile 14. Socrate plaisante fréquemment au début d’un dialogue ou quand l’autre partie résiste face à la discussion ; or les plaisanteries encouragent la discussion, ce qui ne serait pas le cas si elles étaient faites aux dépens de l’interlocuteur 15. Chaque fois que Socrate recevait un refus ou une réponse colérique, c’était lorsque des convictions intimes étaient ébranlées et non du fait d’un traitement antagoniste de sa part 16. Socrate évitait de donner une opinion opposée à celle discutée, de crainte qu’elle soit acceptée trop aisément, sans examen approprié. Son but n’est pas de réfuter, mais de montrer aux gens comment penser par eux-mêmes.

Nous avons pris l’elenchus pour un duel, un débat entre adversaires, mais cette interprétation n’est pas cohérente avec les indications qui se trouvent dans les dialogues. Je soupçonne que la raison pour laquelle nous avons pris la méthode de Socrate pour la Méthode de l’Adversaire – et pour laquelle, par conséquent, nous avons interprété à tort son ton comme celui d’un débatteur insincère et ironique plutôt que comme celui d’un enseignant joueur et serviable – est que sous l’influence du Paradigme de l’Adversaire, nous n’avons pas été capables de concevoir une philosophie faite autrement.

La limitation des problèmes philosophiques

Le Paradigme de l’Adversaire a un impact sur le type de questions posées et détermine quelles réponses sont considérées comme acceptables. C’est une évidence dans presque tous les domaines de la philosophie. Les seuls problèmes reconnus sont ceux qui se posent entre deux opposant·e·s et le seul type de raisonnement pris en considération est la certitude déductive dirigée contre une opposition. Le paradigme a une influence forte et manifeste sur la façon dont les problèmes sont abordés.

Par exemple, en philosophie du langage, quand cela est possible, les propriétés sur lesquelles on travaille sont analysées comme des propriétés qui peuvent être soumises à un raisonnement déductif. La théorie sémantique a fait dévier des enjeux de sens vers des enjeux de vérité. Le sens est discuté en termes de conséquences déductives des phrases. Nous ne demandons pas ce qu’une phrase dit, mais ce qu’elle garantit, ce que nous pouvons en déduire. Les relations entre les idées qui affectent le sens sont soit assimilées à ce modèle déductif soit ignorées 17.

En philosophie des sciences, affirmer que le raisonnement scientifique n’est pas nécessairement déductif a conduit à « des accusations d’irrationalité, de relativisme, et de défense du pouvoir des masses [mob rule] » 18. Le raisonnement non-déductif n’est pas considéré comme un raisonnement. On pense que les logiques [reasons] qui sont de bonnes logiques sont forcément déductives et certaines.

En éthique, une conséquence de ce paradigme est qu’on est parti·e du principe qu’il doit y avoir un seul et unique principe moral suprême. Comme le raisonnement moral est susceptible de découler de différents principes moraux qui peuvent constituer des propositions conflictuelles sur la bonne chose à faire, un principe moral suprême est nécessaire pour « statuer rationnellement [c’est-à-dire déductivement] sur les différentes moralités concurrentes » 19. On considère que la relation entre les principes moraux et les décisions morales est déductive. Un principe moral suprême nous permet de déduire, en insérant les facteurs pertinents, ce qui est bien et ce qui est mal [right and wrong]. Avec plus d’un principe, il serait possible – comme lorsqu’on part de prémisses différentes – de déduire des jugements qui entrent en conflit. La possibilité qu’on puisse statuer sur des percepts moraux en conflit sans en passer par des déductions, la possibilité qu’il puisse y avoir des problèmes moraux qui ne sont pas le résultat de conflits entre des principes moraux, et la possibilité qu’il puisse y avoir des dilemmes moraux pour lesquels il n’est pas garanti qu’il y ait une solution, ne sont pas prises en considération.

Il existe une « réfutation » standard de l’égoïsme qui avance que l’égoïsme ne compte pas comme théorie éthique et qu’il n’est par conséquent pas digne de considération philosophique parce qu’un·e égoïste ne prônerait pas l’égoïsme auprès des autres (il ou elle ne voudrait pas que les autres soient également égoïstes). On présuppose que seuls les systèmes d’idées qui peuvent être ouvertement revendiqués et débattus doivent compter comme des théories, ou comme de la philosophie. Le Paradigme de l’Adversaire est encore à l’œuvre ici, n’autorisant que les systèmes d’idées qui peuvent être prônés et défendus, et refusant d’admettre que la philosophie puisse examiner un système d’idées pour lui-même, ou pour ses connexions avec d’autres systèmes 20.

Il existe des présupposés en métaphysique et en épistémologie selon lesquels le langage est nécessaire à la pensée, au raisonnement, à tout système d’idées. On refuse d’admettre que les créatures sans langage puissent avoir des pensées, qu’elles puissent comprendre [figure out] certaines choses, parce que le seul type de raisonnement qui est reconnu est le raisonnement antagoniste [adversarial] et que le langage est nécessaire à celui-ci 21.

Avec le Paradigme de l’Adversaire, nous ne cherchons pas à estimer des positions ou des théories du fait de leur plausibilité ou de leur mérite [worthiness] ou même de leur popularité. Il est en revanche attendu que nous considérions, et donc honorions, des positions qui ressemblent le moins possible aux nôtres de façon à montrer que nous sommes capables de faire face à leurs objections. Nous nous retrouvons donc avec des théories morales exposées à des égoïstes 22, et des théories de la connaissance exposées à des sceptiques. Étant donné que l’opposition la plus extrême est probablement le fait de nier l’existence de quelque chose, une grande part de l’énergie philosophique est dépensée à défendre l’existence de certaines choses, et aucune théorie sur la nature de ces choses n’est jamais formulée. Nous trouvons pléthore d’arguments qui cherchent à prouver que le déterminisme est faux car le libre arbitre existe, mais aucun développement positif livrant une explication, en termes de hasard et d’indéterminisme, sur ce que serait le libre arbitre. Les philosophes débattent et ressuscitent de vieux arguments sur l’existence de Dieu, mais laissent de côté toutes les discussions actuelles sur ce que serait la nature de Dieu aux écoles de théologie et aux ordres religieux.

La philosophie, en se concentrant sur les positions extrêmes parce qu’elles sont extrêmes, présente une image déformée quant aux positions qui méritent attention ; elle donne de l’attention et fait de la publicité à des positions seulement parce qu’elles sont celles d’un·e adversaire hypothétique, et ignore ainsi possiblement des positions qui formulent des propositions avec plus de valeur ou d’intérêt.

Ce paradigme conduit à un mauvais raisonnement

On a considéré, à tort, que tout raisonnement qui serait accepté par un·e adversaire serait un raisonnement également adéquat dans toutes les autres circonstances 23. Le Paradigme de l’Adversaire n’accepte que le type de raisonnement dont l’objectif est de convaincre un·e opposant·e et ignore tout raisonnement qui pourrait être utilisé dans d’autres circonstances : comprendre quelque chose pour nous-même, discuter de quelque chose avec des penseurs ou penseuses aux idées proches des nôtres, convaincre celles et ceux qui sont indifférent·e·s ou détaché·e·s. Les relations entre les idées qui sont utilisées pour arriver à une conclusion pourrait très bien être très différentes de celles qui sont nécessaires pour la défendre contre un·e adversaire. Et ce n’est pas simplement un raisonnement moindre ou un moins grand nombre d’étapes dans l’argumentation qui distinguent ces relations entre les idées ; mais elles constituent forcément, dans certains cas, des lignes de pensées très différentes.

En guise d’illustration, considérons le raisonnement par contre-exemples, qui est si efficace pour défendre des conclusions face à un·e adversaire. Lorsqu’un·e adversaire se concentre sur certains aspects d’un problème, on peut utiliser ces aspects pour construire un contre-exemple. Pour construire un contre-exemple, on a besoin d’abstraire les traits essentiels du problème et de trouver un autre exemple, une analogie, qui présente ces traits mais qui est suffisamment différent et clair pour être considéré de façon impartiale à l’écart du problème en question. L’analogie doit pouvoir montrer que l’effet supposé des traits essentiels ne se produit pas.

Mais pour pouvoir en arriver à une conclusion concernant des problèmes moraux, des théories scientifiques ou des jugements esthétiques, on devrait peut-être en considérer tous les aspects importants ainsi que leurs interactions. Et construire une analogie comprenant tous les aspects et leurs interactions qui ne fasse pas partie du problème en question est peut-être tout à fait impossible. N’importe quel exemple contenant tous les aspects importants pourrait s’avérer n’être qu’un autre exemple du dit problème. Si nous construisons une analogie en n’utilisant que certains des traits importants, ou en ignorant leurs interactions, une décision fondée ainsi pourrait constituer un mauvais raisonnement. Il laisserait de côté des aspects importants du problème.

Considérons un travail fait au sein du Paradigme de l’Adversaire, l’excellent « Une défense de l’avortement » de Judith Thomson 24. Thomson dit : D’accord, accordons toutes leurs prémisses aux partisan·e·s du « droit à la vie » [right to lifers]. Supposons, pour l’argumentation elle-même, qu’un fœtus est une personne, et même qu’il s’agit d’une personne talentueuse. Et ensuite, elle montre, avec un contre-exemple, qu’il ne s’ensuit pas que le fœtus ait un droit à la vie. Imaginez que vous vous réveilliez un matin avec un violoniste talentueux connecté à vous (car il a une maladie des reins rare et seul·e vous possédez le bon groupe sanguin), et que la Société des Amoureux de la Musique vous a branché·e·s l’un·e à l’autre. Quand vous protestez, ils disent : « Ne vous inquiétez pas, c’est seulement pour neuf mois, et ensuite il sera guéri. Et vous ne pouvez pas le débrancher, car si vous le faites, maintenant que les connexions sont établies, il mourra. ». Alors Thomson dit aux partisan·e·s-du-droit-à-la-vie : vous avez évidemment le droit de vous débrancher. Si la durée était plus courte que neuf mois, disons, seulement neuf minutes, vous seriez peut-être une personne horrible si vous ne restiez pas branché·e, mais même là vous auriez le droit de faire ce que vous voulez avec votre corps.

L’analogie avec le violoniste constitue le point principal, et Thompson l’explique en comparant le droit à disposer de son propre corps [the right to one’s own body] au droit de propriété (un droit que les partisan·e·s-du-droit-à-la-vie sont peu susceptibles de nier). Le droit de propriété de quelqu’un ne cesse pas parce qu’une autre personne en a besoin, même si elle en a besoin pour rester en vie.

L’argumentation qui utilise un contre-exemple est aussi efficace que possible contre des adversaires, et par conséquent constitue une bonne méthode pour débattre dans la tradition du paradigme de l’adversaire. On mobilise les prémisses que l’adversaire accepterait – le droit de propriété, considérer le fœtus comme une personne – et on montre que la conclusion – c’est mal de se « débrancher » du fœtus – n’en découle pas. En général, pour (se) charger des adversaires, il est possible d’abstraire les traits qu’ils ou elles considèrent importants, et de construire un contre-exemple qui présente ces mêmes traits pour lequel la conclusion qu’ils ou elles revendiquent ne tient pas.

Tout ce que Thompson a cherché à montrer est que ce ne serait pas mal d’avorter juste parce que le fœtus serait une personne 25.  Elle n’a pas montré que ce serait mal, ou non, d’avorter. Il y a beaucoup d’aspects au-delà du statut de personne qui importent pour les gens qui prennent des décisions concernant l’avortement : le fait qu’il s’agisse du résultat d’un rapport sexuel, et qu’ainsi la culpabilité, l’expiation ou la loyauté en ce qui concerne les conséquences seraient appropriées ; le fait que les effets incombent seulement aux femmes, que cela participe à garder une minorité [power-minority] en position d’impuissance ; le fait que l’embryon en développement soit génétiquement similaire à d’autres qui sont aimé·e·s ; le fait que le produit serait un nourrisson sans défense et mis au monde dans une situation ingérable ; le fait qu’une telle naissance constituerait une honte ou une épreuve pour d’autres. Il y a beaucoup de questions connectées à des systèmes d’idées entiers qui attendent des réponses quand l’avortement est un problème personnel : quelle responsabilité a-t-on quand il s’agit d’empêcher que d’autres subissent la honte ou une épreuve – parent·e·s, ami·e·s, autres enfants, futur·e·s ami·e·s et futur·e·s enfants ? À partir de quand les devoirs envers les ami·e·s priment sur les devoirs d’autres sortes ? En quoi être une personne décente est-il lié au fait d’éviter des situations moralement intolérables – dépendance, haine, ressentiment, mensonge ? Il y a beaucoup de raisonnements moraux très sérieux qui se tiennent lorsqu’un individu doit prendre une décision concernant l’avortement, et les décisions prises sont immensément variées. Mais ce raisonnement moral a été largement ignoré par les philosophes parce qu’il est différent du raisonnement mobilisé pour aborder un·e adversaire et parce qu’il est trop complexe et intriqué pour être évalué par des contre-exemples.

Un bon contre-exemple est un contre-exemple qui illustre un problème général concernant un principe ou une proposition générale. Le raisonnement par contre-exemples peut être utilisé pour exclure certaines alternatives, ou au moins pour montrer que les arguments actuels pour les appuyer sont inadéquats, mais pas pour construire des alternatives ou pour comprendre quels sont les principes qui s’appliquent de fait dans certaines situations. Les contre-exemples peuvent montrer que certains arguments particuliers ne soutiennent pas la conclusion, mais ils ne fournissent aucune raison positive d’accepter une conclusion, ni ne montrent comment une conclusion est liée à d’autres idées.

Si le raisonnement par contre-exemples ne constitue pas une bonne façon d’en arriver à des conclusions sur des problèmes complexes, et s’il constitue une bonne façon de construire des arguments pour vaincre des adversaires, alors nous devrions faire attention à garder cela à l’esprit quand nous faisons de la philosophie. Au lieu de cela, la plupart du temps nous exposons des argumentations à destination des adversaires [adversary arguments] comme s’il s’agissait de la seule façon de raisonner. Le paradigme de l’adversaire nous empêche de voir que les systèmes d’idées qui ne sont pas dirigés contre un·e adversaire peuvent mériter d’être étudiés et développés, et que le raisonnement pour des adversaires peut être incorrect pour des contextes sans adversaires [nonadversarial].

En quoi le rejet du Paradigme de l’Adversaire aurait-il un impact sur la philosophie ? N’importe quel paradigme en philosophie limitera la façon dont le raisonnement est évalué. J’ai soutenu que le Paradigme de l’Adversaire non seulement ignore des formes de bon raisonnement mais échoue à évaluer et encourage même des formes de mauvais raisonnement. Toutefois, une critique du Paradigme de l’Adversaire ne suffit pas : nous avons besoin d’alternatives.

L’un des problèmes avec tout paradigme qui devient vraiment établi est qu’il est difficile de concevoir comment le champ pourrait opérer sans lui. Quelle autre méthode d’évaluation de la philosophie y a-t-il, en dehors de la Méthode de l’Adversaire ?

Une façon alternative d’évaluer le raisonnement, déjà utilisée en histoire de la philosophie et en histoire des sciences, consiste à considérer la façon dont le raisonnement renvoie à un système d’idées plus vaste. Les questions à poser ne sont pas seulement « Doit-on accepter cet argument, tel qu’il est, comme valide ? » mais aussi « Quelles sont les prémisses les plus plausibles qui rendraient bon un tel argument ? » ; « Pourquoi cet argument est-il important ? » ; « Comment sa forme et sa conclusion s’articulent-elles à d’autres croyances et à d’autres modèles de raisonnement ? ». Par exemple, on peut se demander non seulement si les preuves de l’existence de Dieu de Descartes sont valides, mais quelles bonnes raisons il y a à prouver l’existence de Dieu et comment le concept de Dieu de Descartes est lié à son concept de causalité et de matière. On peut examiner l’influence de la méthodologie et de l’instrumentation dans un domaine scientifique sur le développement d’un domaine qui lui est lié 26. Avec une telle approche, les relations d’idées qui ne sont pas déductives peuvent également être évaluées. Nous pouvons observer la façon dont les visions du monde renvoient à des positions philosophiques différentes au sujet du libre arbitre et du déterminisme, de la rationalité et des valeurs morales, des distinctions défendues entre l’âme et le corps, entre le soi et l’autre, entre l’ordre et le chaos.

Une deuxième façon de traiter les systèmes d’idées implique un pas de côté plus grand encore vis-à-vis du Paradigme de l’Adversaire. Elle nécessite peut-être même une mutation dans notre conception du raisonnement pour être acceptée. C’est que l’expérience est peut-être un élément nécessaire dans certains processus de raisonnement. Alors que beaucoup de philosophes reconnaissent que des croyances factuelles différentes, et par-là des prémisses de base, peuvent naître d’expériences différentes, il est admis que les discussions philosophiques doivent se dérouler comme si l’expérience ne jouait pas un rôle essentiel dans les positions philosophiques défendues par quelqu’un. L’expérience peut être nécessaire pour résoudre des débats factuels mais en dehors d’erreurs au sujet des faits, toutes les différences dans l’expérience qui peuvent rendre compte de différences dans les convictions philosophiques sont ignorées ou niées. On pense que toute différence philosophique authentique peut être résolue à travers le langage. Cette croyance fonde le Paradigme de l’Adversaire, car les argumentations entre adversaires pourraient être vaines si les expériences, et non les arguments, déterminaient les convictions philosophiques. Et pourtant, ne serait-il pas possible, par exemple, que la croyance en une divinité suprême soit corrélée avec la façon dont on ressent sa capacité à contrôler son avenir ? Quand il y a peu de contrôle, quand de façon générale on n’a pas le pouvoir d’organiser son environnement, alors la croyance en une divinité aide à comprendre, à être motivé·e à aller de l’avant, à garder le moral.  Quand on se sent capable de s’en sortir dans le monde, alors la croyance en un être suprême ne contribue pas à dessiner une perspective satisfaisante. Croire en une divinité serait bénéfique, rationnel, pour les très jeunes, les très vieux/vieilles, les pauvres et celles et ceux qui sont sans défense. Mais pour les autres, ayant une expérience de capacité de contrôle sur leur propre vie et sur leur environnement, la différence dans l’expérience ferait naître une croyance différente.

Je ne défends pas cette explication, mais c’est une suggestion d’illustration sur la façon dont des expériences différentes pourraient déterminer des positions philosophiques différentes qui sont irréductibles à des arguments. Une démonstration similaire pourrait être faite au sujet des différences au sein de l’enjeu libre arbitre/déterminisme.

Des objections pourraient être formulées contre les alternatives au Paradigme de l’Adversaire par des philosophes qui croient de façon illusoire que la philosophie et la science diffèrent, que contrairement à la science, les procédés d’évaluations philosophiques sont exacts et neutres. Mais pour celles et ceux qui acceptent que ce que les philosophes ont dit à propos de la science (que l’évaluation scientifique n’est pas exempte d’incertitude et de valeurs, parce qu’elle dépend de paradigmes) est également vrai de la philosophie, alors des façons d’évaluer autres que la Méthode de l’Adversaire ne seront pas si malvenues.

J’ai critiqué l’utilisation de la Méthode de l’Adversaire en tant que paradigme. Et je pense qu’une des meilleures façons de la détrôner de son statut de paradigme est de souligner qu’il s’agit d’un paradigme et qu’il y a d’autres formes d’évaluation, de raisonnements et de discussions en philosophie.

Texte traduit de l’anglais par Vanina Mozziconacci

Bibliographie

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  • Wittgenstein, L., Fiches, Paris, Gallimard, 2008.

 

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NOTES

  1. NdT : l’anglais aggression peut aussi bien renvoyer à l’action d’agression qu’au caractère de l’agressivité. Il semble que selon les passages, Janice Moulton passe de l’une à l’autre ; j’ai ainsi fait le choix de traduire différemment selon le contexte immédiat de la phrase.[]
  2. NdT : l’expression dans le texte « to win friends and to influence people » reprend mot pour mot une grande partie du titre d’un ouvrage de développement personnel célèbre publié par Dane Carnegie en 1936 – ses méthodes étaient plus particulièrement destinées au monde de l’entreprise, en particulier pour le management et le démarchage : D. Carnegie, How to Win Friends and Influence People, New York, Simon and Schuster, 1936.[]
  3. Voir A. Ferguson, « Androgyny as an Ideal for Human development » in Vetterling-Braggin, M., Elliston F. et English J. (dir.), Feminism and Philosophy, Totowa, Rowman & Littlefield, 1977, p. 47.[]
  4. NdT : Robin Tolmach Lakoff est une linguiste états-unienne qui a participé à la constitution du champ de recherche sur le genre dans le langage.[]
  5. R. Lakoff, Language and Woman’s Place, New York, Harper & Row, 1975.[]
  6. Le positivisme logique.[]
  7. Sir K. Popper, The Logic of Scientific Discovery, New York, Harper & Row, 1958. NdT : traduction française par Nicole Tyssen-Rutten et Philippe Devaux : K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 2017.[]
  8. T. Kuhn, The Structures of Scientific Revolutions, 2nde edition, Chicago, University of Chicago Press, 1962. NdT : traduction par Laure Meyer : T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2018.[]
  9. Il est possible que la Méthode de l’Adversaire soit seulement une partie d’un paradigme plus vaste qui distingue raison et émotions, et qui sépare la philosophie de la littérature pour l’aligner sur la science (des dichotomies que Martha Nussbaum attribue à Platon : voir sa publication dans Philosophy and Literature en 1978). Si l’on croit que les émotions ne doivent pas avoir d’impact sur le raisonnement alors il en découle que le « qui » et le « pourquoi » du discours ne devraient pas avoir d’impact non plus. Je mobilise sciemment la parenté revendiquée entre philosophie et science dans cet article afin de défendre l’idée selon laquelle les vérités que nous avons apprises concernant le raisonnement scientifique valent également pour le raisonnement philosophique. NdT : il semble que la référence évoquée soit une recension de M. Nussbaum portant sur un ouvrage d’I. Murdoch : M. Nussbaum, « The Fire and the Sun: Why Plato Banished the Artists », Philosophy and Literature, vol. 2, no 1, 1978, p. 125-126.[]
  10. T. Kuhn, « Reflections on My Critics » in Lakatos I., Elliston F. et Musgrave A. (dir.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 231-278.[]
  11. Voir le Ménon, 75 d—e.[]
  12. C’est peut-être pour cette raison qu’Emerson, Carlyle et d’autres ne sont analysés qu’en tant qu’auteurs de littérature anglaise et que leurs perspectives sont peu étudiées par les philosophes. Ils ne s’adressent pas à des adversaires mais présentent seulement des systèmes d’idées.[]
  13. Voir R. Robinson, Plato’s Earlier Dialectic, Oxford, Clarendon Press, 1953, pour une telle vision du style de Socrate. Je ne cherche pas à pointer du doigt Robinson pour ce qui semble être une interprétation habituelle de Socrate. Au moins, Robinson considérait que l’ironie et l’insincérité peuvent être contestables. Le terme ironie renvoie à des styles variés, dont font partie l’ignorance feinte visant à agacer un·e opposant·e, le sarcasme malveillant, et les taquineries bon enfant. C’est seulement ce dernier qui pourrait légitimement être attribué à Socrate au vu des indications dans les dialogues.[]
  14. Voir Euthydème, 227d, 288d, 295d, où la méthode de Socrate est distinguée du style moqueur et belligérant d’Euthydème, et le Ménon, 75 c—d, où Socrate distingue la conversation amicale en cours d’une dispute ou d’une querelle.[]
  15. Socrate taquine Polos pour le faire changer de style (Gorgias, 461c – 462a) et répond aux insultes de Calliclès par un éloge qui vise à lui faire accepter le dialogue. Socrate charme Ménon lorsqu’il résiste au questionnement (Ménon, 76b–c) et fait parler Lysis en le faisant rire de ses questions (Lysis, 207c et suiv.).[]
  16. Euthydème, 288b, 259d, 277d.[]
  17. Par exemple, D. Davidson, « Truth and Meaning », Synthese, no. 17, 1967, p. 304-323. NdT : une traduction de Pascal Engel se trouve dans D. Davidson, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1993.[]
  18. T. Kuhn, « Reflections on My Critics », op. cit., p. 234. Voir les textes de Feyerabend, Watkins, etc. dans ce même volume, et la recension de La structure des révolutions scientifiques par Dudley Shapere dans la Philosophical Review. NdT : la référence complète est : D. Shapere, « The structure of scientific revolutions », Philosophical Review, Vol. 73, no. 3, 1964, p. 383-394.[]
  19. Par exemple, A. Gewirth, Reason and Morality, Chicago, Chicago University Press, 1978.[]
  20. Voir en particulier B. Medlin, « Ultimate Principles and Ethical Egoism », Australasian Journal of Philosophy, no. 39, 1957, p. 111-118.[]
  21. Voir, par exemple, L. Wittgenstein, Zettel, 12.9.16 : « La raison pour laquelle je pensais que le langage et la pensée était une même chose devient claire à présent. Parce que la pensée est un type de langage. ». NdT : une traduction en français existe, proposée par Jean-Pierre Cometti et Élisabeth Rigal : L. Wittgenstein, Fiches, Paris, Gallimard, 2008.[]
  22. Beaucoup de gens sont en désaccord avec la bonté universelle et la suprématie des considérations morales défendues par les théories morales actuelles et pensent qu’ils sont – ainsi que beaucoup d’autres – égoïstes, du fait qu’ils font passer leur intérêt en premier. Mais leur bonté limitée, dont Hume pensait qu’elle était au fondement de la moralité, est très différente de l’égoïsme mis en avant par les philosophes. Un·e égoïste de philosophe est quelqu’un qui n’a pas de convictions morales, qui pense « moi d’abord » et qui en plus ne se soucie pas de qui passe en deuxième, en troisième ou en dernier·e. Un·e égoïste de philosophe n’a aucune loyauté envers des idéaux ou des personnes, et est assez indifférent·e à la survie et au bien-être de tout individu ou chose particulière.[]
  23. Voir J. Rawls, A Theory of Justice, Cambridge (MA), Belknap Press, 1971, p.191, où il écrit : « On n’aurait rien obtenu en attribuant aux parties se trouvant dans la position originelle de la bonté » plutôt que de l’égoïsme car il y aurait eu désaccord même sur la bonté. Mais le raisonnement obligé des gens qui se soucient des autres sera sans aucun doute différent de celui de ceux et celles qui ne se soucient pas du tout des autres. NdT : une traduction en français est disponible, par Catherine Audard : J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 2009.[]
  24. J. J. Thomson « A Defense of Abortion », Philosophy and Public Affairs, no. 1, 1971, p.47-66.  NdT : ce texte a été traduit en français par Bertrand Guillarme et Alexandre Jaunait : J. Jarvis Thomson, « Une défense de l’avortement », Raisons politiques, vol. 12, no. 4, 2003, pp. 3-24.[]
  25. Thomson, en général, est très claire sur le fait qu’elle s’adresse à un·e adversaire. Toutefois, elle affirme assurément tirer des conclusions concernant le caractère moral de l’avortement, bien que les questions centrales des personnes prenant cette décision ne soient pratiquement pas discutées : à savoir, les conséquences. Voir sa section 8.[]
  26. L. Darden et N. Maull, « Interfield Theories », Philosophy of Science, no. 44, 1977, p. 43-64.[]

Janice Moulton est une enseignante chercheuse en philosophie rattachée au Smith College (Massachusetts). Certains de ses textes portent sur l'androcentrisme dans les méthodes philosophiques, comme "Un paradigme en philosophie : la méthode de l’adversaire" (traduit par Vanina Mozziconacci, Raison publique) ou "The myth of the neutral 'man'" in Mary Vetterling-Braggin (ed.), Sexist Language: A Modern Philosophical Analysis. Littlefield, Adams, 1981, p. 100-116. Avant de rejoindre Smith, elle a enseigné à l'Université de Chicago, à l'Université Temple, à l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill et à l'Université Duke. Ses recherches portent également sur la fraude scientifique et l'intelligence artificielle. Parmi ses publications, on trouve The Organization of Language (1981) et Ethical Problems in Higher Education (2005), toutes deux coécrites avec George M. Robinson.