L’intime mis en reliefs. Quelques œuvres de Sophie Calle
Sophie Calle est souvent caractérisée comme une « artiste de l’intime ». Pourtant, elle n’entre jamais dans l’intimité de personne. À aucun moment vous ne pourrez dire qui était le ou les sujets, parce qu’elle ne cherche pas à coller au plus près d’un vécu, à saisir l’authentique et le naturel contre l’artificiel. Au contraire sont exploités en tant que tels le montage, le construit, l’arbitraire. C’est un intime monté de toutes pièces. Après tout, on admet que le bon cinéaste n’a pas besoin, pour créer l’angoisse ou la peur, de montrer un sujet qui la ressent ; pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’intime ? L’établissement de certaines règles qui ne sont pas celles de la routine privée (sans être pour autant radicalement différentes et inhabituelles) permet de jouer une performance dans laquelle la confiance et la connivence sont des prérequis, alors que rien ne liait les protagonistes. « L’intimité est un simulacre de profondeur pour jouer en surface1 » : voici la situation, elle est telle, ni plus ni moins, à la fois limitée et exigeante. Les règles sont strictes, voire brutales, elles définissent un contexte dans lequel ce n’est pas le savoir-vivre qui est mobilisé, mais quelque chose de plus informel et artisanal, quelque chose comme un art de vivre. L’artiste joue ici un rôle semblable à celui du laborantin élaborant un protocole. Elle réunit certaines conditions d’expériences dans lesquelles l’intime devrait advenir: « c’est complètement truqué, et original, les deux à la fois2 ». C’est pour cette raison que la question d’un vrai/faux intime ne se pose pas, il n’y a pas d’intime réel qui précèderait l’œuvre et auquel on chercherait à être fidèle. L’intime n’est pas recréé. S’adapter au cadre incongru mais non dépaysant de l’œuvre demande un certain art et le rôle de l’artiste est de révéler les déviations spontanées et nécessaires à cette adaptation : « une manière d’utiliser des systèmes imposés constitue la résistance à la loi […] d’un état de fait. […] Ce qui s’y appelle “sagesse” (sabedoria) se définit comme stratagème (trampolinagem, qu’un jeu de mots associe à l’acrobatie du saltimbanque et à son art de sauter sur le tremplin, trampolim) et comme “fourberie” (trapaçaria, ruse et tromperie dans la manière d’utiliser ou de piper les termes des contrats sociaux). Mille façons de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est à dire l’espace institué par d’autres […]. Il faut “faire avec”3. »
Le partage invisible
Dans le second tome de La mise en scène de la vie quotidienne, le sociologue Erving Goffman entreprend d’analyser la façon dont les individus organisent leur territoire, cette possession s’avérant susceptible de fluctuations importantes selon les contextes. Celui-ci ne se confond pas toujours avec un espace, mais lorsque c’est le cas, la plus ou moins grande fixité de celui-ci est fondamentale. Ainsi Goffman fait une distinction entre :
- les territoires fixes (ex: ma maison)
- les territoires situationnels (sont l’équipement fixe d’un lieu mais sont mis à disposition comme bien d’usage, ex: un banc public)
- les réserves égocentriques (qui gravitent autour de l’individu, ex: mon sac à main)
Cette classification, la première proposée par Goffmann, semble peu sujette à l’ambiguïté et a des implications juridiques. Pourtant il affirme qu’elle « n’a qu’un certain degré de validité » et prend l’exemple de la chambre d’hôtel : elle « est un territoire situationnel qui, pourtant, dans sa fonction, peut ressembler beaucoup à une maison, c’est-à-dire à un territoire fixe4 ». On remarque que ce n’est pas la durée qui est mise en avant pour rendre compte du rapprochement de la chambre d’hôtel avec un territoire fixe, mais sa fonction. Ce n’est pas parce que j’habite plus longtemps celle-ci qu’un banc public qu’elle est plus proche d’une maison. C’est ce que je peux y faire qui fait que j’y habite presque. Cela signifie que tout territoire situationnel, à partir du moment où je l’occupe d’une certaine manière, peut ressembler à un territoire fixe, à une autre maison, à un autre des mes lieux. Si je m’installe confortablement dans une cabine téléphonique, non pas pour un coup de téléphone urgent, mais pour bavarder sans but précis avec un ami, cette cabine deviendra presque une extension de mon chez moi.
Sophie Calle est attentive à ces potentiels d’habitation des lieux publics, ou pour employer le vocabulaire de Goffman, au potentiel fixe de tout territoire situationnel. Ce n’est pas un hasard si deux de ses œuvres consistent en l’appropriation d’un lieu public à « tendance » fixe, à savoir justement la cabine téléphonique. Dans le Gotham Handbook, l’une des directives qui lui sont données par Paul Auster pour embellir la vie à New York est « ADOPTER UN LIEU PUBLIC ». Elle choisit la cabine située au carrefour des rues Greenwich et Harrison et « [s’] approprie le côté droit5 » en y ajoutant des objets, en y faisant le ménage, en la repeignant… Plus de dix ans plus tard, en 2006, elle imagine Le Téléphone : une cabine téléphonique en forme de fleur, installée sur le pont du Garigliano à Paris. C’est un téléphone public qui ne peut pas émettre d’appel sortant (il n’a d’ailleurs pas de cadran) et Sophie Calle est la seule à en connaître le numéro. On peut ainsi lire sur une plaque métallique accrochée à la cabine :
Mon nom est Sophie Calle
Vous êtes dans ma cabine téléphonique
Je suis seule à en connaître le numéro
Je le composerai régulièrement,
mais de manière aléatoire,
dans l’espoir d’avoir quelqu’un au bout du fil.
Une autre de ses performances, Chambre avec vue, consistait à dormir au sommet de la Tour Eiffel et à se faire raconter des histoires par des inconnus qui passaient la voir. Depuis, « là-haut, à 309 mètres, c’est un peu chez moi6 », affirme-t-elle. Même le plus public des monuments peut être apprivoisé le temps d’une nuit. Mais la transformation marche également dans le sens inverse. C’est précisément ce qui se passe dans Les dormeurs : un territoire fixe est métamorphosé en territoire situationnel. Sophie Calle a en effet demandé, pour cette œuvre, à 45 personnes (29 ont accepté) de venir dormir dans son lit, pendant huit heures, les unes après les autres. Les sujets se partagent le lit, à mi-chemin entre l’intimité forcée de certains lieux publics et l’intimité choisie et exclusive du chez-soi. C’est l’idée d’occupation qui intéresse l’artiste. L’œuvre est née d’une discussion avec une amie à qui elle prêta son lit juste après l’avoir elle-même utilisé : « Comme elle n’avait pas le courage de rentrer chez elle, elle m’a demandé si elle pouvait s’allonger dans mon lit. Elle a dû faire une remarque du style : “Les draps sont tièdes, c’est agréable…” j’ai dû répondre : “Ce serait amusant, un lit qui serait toujours occupé”7. » Bien que ceux qui occupent le lit se succèdent et ne s’y trouvent pas simultanément, néanmoins, ils se croisent et chacun trouve les traces du dormeur précédent à son arrivée. Ces marques sont éthérées, puisqu’il s’agit de la chaleur et à la limite, de l’odeur, mais cela suffit pour entrer en intimité avec un inconnu. Pour l’anthropologue Edward T. Hall, ce sont elles qui dessinent la sphère de l’intimité : « la perception de la chaleur corporelle d’autrui permettra de marquer la frontière entre intime et non intime. Une odeur de cheveux fraîchement lavés et la vision d’un visage brouillé par la proximité s’associeront avec une sensation de chaleur pour créer le sentiment de l’intimité8. » Ces marques sont classées par Goffman dans les différents modes de la violation des territoires. La violation, c’est « l’incursion, l’intrusion, l’empiètement, la présomption, la transgression, la salissure, la souillure, la contamination9 » et parmi les agents possibles de celle-ci se trouvent les excréments corporels, qui incluent la chaleur et les odeurs. Toutes les deux ont pour caractéristiques d’être invisibles mais de s’attarder, de prolonger fantomatiquement la présence de l’autre. Le sociologue prend comme exemple la chaleur qu’on trouve sur les draps des hôtels de passe, sur les sièges des toilettes publiques, sur les vestes récemment quittées et prêtées ou prises par erreur. Edward T. Hall évoque quant à lui les membres de l’équipage de sous-marins qui se plaignent de « la couchette chaude10 », qui correspond à la pratique de la couchette pour deux, occupée sans interruption par la relève d’une garde à l’autre.
Il existe des marques encore plus inconsistantes et abstraites, à savoir « les marques laissées par quelqu’un où l’on peut imaginer qu’il reste quelque excrément11 », comme les « reliefs d’un repas ». Le couteau a précisément pour fonction de pouvoir se servir sans contaminer, d’éliminer toute présence dessinée dans la nourriture par des dents ou des doigts. Lorsque Sophie Calle réalise l’Hôtel il lui arrive à plusieurs reprises d’enfreindre cette clause de non-contact indirect. Pour cette œuvre, elle se fait embaucher comme femme de chambre dans un hôtel vénitien et prend des notes et des photographies sur le passage des clients dans les chambres dont elle s’occupe. Il lui arrive alors notamment de finir un croissant entamé par un client, de se maquiller et de se parfumer avec les produits d’une autre ou encore de récupérer des chaussures qui ont été jetées. Elle provoque alors un contact indirect entre son corps et celui de l’inconnu(e), contact d’autant plus intime qu’il se fait entre des parties du corps qui, au moins imaginairement, « sécrètent » : la bouche, les yeux, les pieds… Il est intéressant de noter que le terme « partager » signifie à la fois « diviser en parts » et « s’associer à » : deux pôles du partage, deux façons opposées d’occuper un lieu ou un plat, variant d’ailleurs significativement selon les cultures. Sophie Calle exploite les passages qui peuvent se faire de l’une à l’autre : on peut diviser l’occupation dans le temps, distribuer des créneaux horaires, l’occupation, elle, déborde la présence, prend son temps, s’attarde. Lorsqu’elle est employée d’hôtel, la chambre 44 abrite un court moment un homme discret qui dort à droite du lit, puis le lendemain, c’est une autre cliente, tout aussi discrète, qui occupe le côté gauche. Elle retient de cette succession l’ « image furtive d’une rencontre manquée12 ».
L’intuition que la rencontre ne se limite pas au contact « réel » ou à la simultanéité de présence dans un même lieu : il faut être sévèrement atomiste pour ne pas la saisir. Edward T. Hall rappelle qu’ « il existe une grande variété de messages chimiques. Certains agissent même dans la durée et peuvent avertir les individus qui lui succèdent en un lieu du sort de leur prédécesseur13 ». Ainsi les rennes prennent la fuite lorsque, à l’approche d’un point où un membre de leur espèce a été récemment effrayé, ils sentent l’odeur que celui-ci a secrété par les glandes de ses sabots. L’anthropologue raconte lui-même avoir rencontré un psychanalyste connaissant une grande réussite qui affirmait détecter l’odeur de la colère chez ses patients à plusieurs mètres. Les corps passent, les esprits restent.
« C’est à l’inconnu qu’on cède le plus spontanément14 »
Lorsqu’elle invite la trentaine d’inconnus à occuper son lit, Sophie Calle les accueille, leur fournit nourriture et draps propres s’ils le souhaitent, leur pose quelques questions, et, surtout, elle les regarde dormir. Il s’agit justement de l’une des 101 expériences de philosophie quotidienne proposées par Roger-Pol Droit dans son ouvrage du même nom:
Vous connaissez chaque centimètre de sa peau […] Pourtant, si vous la contemplez pendant son sommeil, sans doute aurez-vous l’impression de ne pas tout à fait la connaître. Ce visage n’est plus présent à lui-même, il s’est comme absenté du dedans. […] Pourquoi éprouver ce très curieux mélange d’immense confiance, de légère inquiétude et de vague gêne, comme si vous contempliez quelque scène que vous ne devriez pas voir ? Sans doute est-ce la juxtaposition de présence et d’absence qui crée ce trouble. Peut-être ne savez-vous plus vraiment si cette Belle au bois est bien la même que celle que vous aimez. Vous ne le saurez jamais. Cela peut amuser. Quoique15.
Regarder un intime dormir le rend étranger. Regarder un étranger dormir le rend intime. Ce sont les conditions particulières de l’œuvre qui créent de l’intime, ce ne sont pas les dormeurs qui apportent un « bout » de leur intimité. Parce qu’on est à mi-chemin entre la mise en scène et la vie réelle (tout cela a lieu chez l’artiste), on reste toujours à la limite de l’acceptable. L’œuvre se veut relativement transparente, on n’a pas le sentiment, à regarder les photographies et à lire les textes, d’un envers caché du décor. Ce qui compte, c’est que le lit soit toujours occupé, peu importe qui l’occupe : il n’y a rien de personnel là-dedans. Le lit est le lieu ultime du retrait : on se retire chez soi, mais une fois chez soi, on peut encore se retirer dans son lit. C’est peut-être le lieu le plus « habité » de l’habitat, le lit est comme une maison au carré ; il est dans tous les sens du terme la zone la plus chargée d’intimité du chez-soi (du simple fait de se trouver dans le lit, le quinzième dormeur dit qu’il a l’impression d’y faire « du sexe »). La fabrication de l’œuvre est artificielle, bien sûr, et pourtant il n’y a rien de plus authentique que le sommeil : pour dormir, on ne peut pas se forcer, le faire parce qu’on nous le demande, la seule façon d’y arriver, c’est de se laisser aller. C’est le moment où même l’homme le plus fort du monde devient sans défense. Doit s’instaurer entre le dormeur et la gardienne du sommeil une relation de confiance : l’assoupissement témoigne d’un état de relâchement réel, de lâcher prise. On peut faire semblant, mais cela se voit, et ce n’est pas beau (certains dormeurs disent d’emblée en arrivant qu’ils ne veulent et n’aiment pas faire semblant). Le contrat implique de faire confiance à l’inconnu et à un(e) inconnu(e).
Jean Baudrillard constate que c’est cela même qui fonde les entreprises de Sophie Calle, « le jeu arbitraire et absurde de la séduction16 ». C’est un renversement identique qui fait passer l’inconnu dans l’intime et le banal dans le curieux. À propos de la filature d’un (presque) inconnu que Sophie Calle mène dans les rues de Venise pour Suite vénitienne, il écrit : « N’importe quelle existence banale peut en être transfigurée (sans le savoir), mais n’importe quelle existence exceptionnelle peut en être banalisée. C’est cet effet de dédoublement qui surréalise l’objet dans sa banalité et tisse autour de lui la trame étrange (éventuellement dangereuse) de la séduction17. » Cela se vérifie dans l’Hôtel, où lorsque l’artiste trouve trop d’ « indices », c’est parfois la lassitude plutôt que la curiosité qui la gagne. Ainsi, l’une des plus belles descriptions à laquelle l’œuvre en question a donné lieu repose sur des changements imperceptibles et sobres, ceux de la chambre 28. Il s’agit d’une « danse » d’oreillers : ils se baladent significativement d’un lit à l’autre. La première nuit, le lit de gauche a pris les deux oreillers alors que l’autre n’en avait aucun. La deuxième nuit « l’occupant du lit de droite s’est confectionné un petit oreiller avec un coussin du sofa protégé par une serviette18 », alors que l’autre n’avait gardé qu’un seul des deux coussins. On imagine un rapport de force, un excès de politesse ou de gêne. L’absence des occupants fait que toute l’attention est portée sur cette danse, sur le comportement de ces oreillers qui est le résultat jamais élucidé d’une certaine économie, d’une relation. C’est un peu comme regarder un spectacle de marionnettes dans une langue inconnue. Les objets s’animent, deviennent des personnages et dessinent une carte des affects. Lorsqu’elle quitte son poste, l’artiste note : « Je laisse à ma remplaçante le soin d’observer les variations des oreillers du 28. Aujourd’hui, celui de gauche, qui tombe légèrement du lit, garde l’empreinte arrondie d’une présence. J’y vois comme un signe d’adieu19. » L’impression de danse est renforcée par les photographies qui ont le même cadrage et qui, mises côte à côte, proposent une sorte de découpage chorégraphique. Les interlocuteurs de Sophie Calle, ce sont ces oreillers, avec lesquels elle est en tête-à-tête. La récolte de ses indices et la description de ces chambres dessinent en effet une personnalité, un ethos, une occupation qui sont d’emblée étonnamment cohérents. Sophie Calle décrit la pièce un peu à la façon de Balzac, mettant l’âme dans les détails : on y retrouve aussi ses propres affects et sa relation aux absents. Ainsi les occupants de la chambre 47, dont elle affirme qu’ils l’ennuient, « laissent derrière eux le ballon qui pend et les gâteaux desséchés20 ». Les objets disent la mollesse et le désintérêt. Ce huis clos révèle aussi l’étrangeté de la situation qui consiste à demander à un étranger de mettre de l’ordre dans son désordre. Le rempart protecteur serait l’absence de relation entre le personnel et les clients ; la rencontre par les traces est si riche d’enseignements que la seule façon de la supporter est de rester un étranger, à défaut d’être inconnu.
La manière dont nous arrangeons les objets qui sont les nôtres, les lieux où nous les entreposons, dépendent de modèles microculturels qui ne sont pas seulement représentatifs de larges groupes culturels, mais de ces microvariations que chaque individu introduit dans la culture, et qui le rendent unique. De même que les variations dans l’intonation et la modulation permettent de distinguer une voix d’une autre, de même, notre maniement des objets présente lui aussi, à chaque fois, une structure caractéristique qui est unique21.
La façon dont les occupants manient leur territoire, c’est ce qui ressort, ce qui importe : ils laissent un relief dans leur chambre comme l’empreinte de dents dans la part de gâteau. En faisant venir dormir des gens chez elle, Sophie Calle les extrait de leur intimité pour les pousser à en inventer une autre un instant, à la façon d’un laboratoire. En jouant sur des lieux de marge (entre le situationnel et le fixe, entre l’artificiel de l’œuvre et l’authenticité du lit et du sommeil) elle recueille les traces de l’intime. Si on observe les gens chez eux, le regard est saturé par leurs effets, leurs possessions, leurs goûts. Le décor cache les façons. Dans ces lieux en décalage, en revanche, ils sont abstraits de leur environnement familier, et n’est gardé d’eux que leur art de faire.
Peut-être la démarche artistique de Sophie Calle pourrait et devrait-elle être une source d’inspiration pour les sciences humaines. On peut faire un rapprochement entre une telle ambition et celle revendiquée par Éric Chauvier dans son récent ouvrage, Anthropologie de l’ordinaire22. Au lieu d’aplanir les aspérités, la tâche de l’anthropologue doit être selon lui de prendre en compte les anomalies qui apparaissent dans le processus de l’enquête elle-même ; l’ordinaire n’étant pas le « simple et normalisé23». Or les anthropologues refusent pour la plupart toute valeur aux dissonances qu’ils considèrent comme une contingence de la recherche ; ils ont ainsi paradoxalement acquis une « disposition à dénier l’ordinaire de l’enquête24. » Le chercheur adopte une position et une méthode qui se fondent sur le principe selon lequel il ne partage pas le même espace de communication avec l’informateur ; par conséquent les observés ne sont pas considérés comme de réels interlocuteurs – c’est ce qu’Éric Chauvier nomme la « désinterlocution25 », qu’il caractérise comme l’ « antinomie » du « recours au quotidien26» . Or, les irrégularités et les ruptures dans la communication sont des marques qui permettent de révéler en creux la norme, qui ne s’éprouve en fait jamais telle quelle, mais toujours par défaut. C’est un postulat méthodologique de départ, qui revient à refuser ce que font « [c]es anthropologues, adeptes de la désinterlocution, [qui] découpent au final trois ”mondes”, sans prise les uns avec les autres : celui de l’observé, celui de l’observateur et celui du lecteur27. »
Sophie Calle ne cesse justement de brouiller la frontière entre l’artiste, l’œuvre et le public. L’acuité esthétique comme scientifique supposerait de commencer par partager avant de départager. Avec Le Téléphone, par exemple :qui est l’artiste ? Sophie ? Celui qui répond au téléphone ? Qu’est-ce que l’œuvre ? La sculpture et la machine ? La conversation ? La possible retranscription par Sophie de celle-ci ? Et enfin, le spectateur : le passant qui décroche le combiné en est-il un ? Et celui qui passe quand le téléphone ne sonne pas ? Et Sophie ? Sophie, bien sûr : c’est elle, la première spectatrice.
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NOTES
- J. Baudrillard et N.Czechowski, « La sphère enchantée de l’intime », Autrement, vol. L’intime. Protégé, dévoilé, exhibé, 1986, p. 12-15. [↩]
- Ibid.[↩]
- M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t.1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.35.[↩]
- E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne (1959) tome 2, trad. A. Accardo, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p.44.[↩]
- S. Calle, Gotham Handbook, extraits (1994) dans S. Calle, M’as-tu vue, Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2003, p. 273.[↩]
- S. Calle, Autobiographie Chambre avec vue, installation à la Koyanagi Gallery, Tokyo, 2003 dans S. Calle, M’as-tu vue, op.cit. p. 209.[↩]
- Présentation de Sophie Calle par Christine Macel, « La question de l’auteur dans l’œuvre de Sophie Calle. Unfinished. », dans S. Calle, M’as-tu vue, op.cit., p. 17[↩]
- E.T. Hall, La dimension cachée (1966), trad. A. Petita, Paris, Le Seuil, 1971, p. 146.[↩]
- E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, op.cit., p. 57.[↩]
- E.T. Hall, La dimension cachée, op.cit., p. 80.[↩]
- Ibid., p. 60.[↩]
- S. Calle, L’hôtel (1981), chambre 44, Paris, Éditions de l’étoile, 1984, p. 33.[↩]
- E.T. Hall, La dimension cachée, op.cit., p. 69.[↩]
- J. Baudrillard, Please, follow me, dans S. Calle, J. Baudrillard, Suite vénitienne. Please, follow me, Paris, Éditions de l’étoile, 1983.[↩]
- R.-P. Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 147.[↩]
- J. Baudrillard, Please, follow me, dans S. Calle, J. Baudrillard, Suite vénitienne. Please, follow me, op.cit.,p. 85.[↩]
- Ibid.[↩]
- S. Calle, L’hôtel (1981), chambre 28, op.cit., p. 23.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., p. 52.[↩]
- E.T. Hall, La dimension cachée, op.cit., p. 142.[↩]
- E. Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, une conversion du regard, Toulouse, Anacharsis, 2011.[↩]
- Ibid., p. 65.[↩]
- Ibid., p. 67.[↩]
- Ibid., p. 25.[↩]
- Ibid., p. 65.[↩]
- Ibid., p. 137.[↩]
Vanina Mozziconacci est agrégée de philosophie et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Paul Valéry Montpellier 3. Elle est rattachée au laboratoire CRISES (EA 4424). Ses travaux portent sur les théories féministes de l’éducation et les apports des épistémologies du positionnement en philosophie. Elle a par ailleurs publié d’autres traductions, notamment : Fisher, Berenice. « Qu’est-ce que la pédagogie féministe? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 37, n°2, 2018, pp. 64-75.