Un malheur absolu
À propos de : Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020.
Comprendre et faire comprendre, dans son horrible singularité, le génocide rwandais : tel est le fil qui relie le premier livre d’Hélène Dumas, Le Génocide au village, paru en 2014 aux éditions du Seuil, au second : Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), publié en 2020 par La Découverte. Comprendre et faire comprendre le génocide, mais aussi témoigner pour ses victimes, faire entendre la voix et la douleur des rescapés : Hélène Dumas ne se cache pas d’être affectée par son objet d’étude au point de l’aborder en historienne engagée. C’était le cas dans Le Génocide au village, ce l’est aussi dans Sans ciel ni terre, où dès les premières lignes de l’introduction, après avoir évoqué la crainte des survivants « de ne pas être crus », elle pose la question suivante : « Si notre monde est demeuré aveugle et sourd au printemps 1994, reste-t-il possible de prêter à présent attention à leur parole et d’ériger celle-ci à la dignité d’un matériau précieux pour l’écriture d’un récit affranchi du carcan d’un exotisme racialisé, et pleinement intégré à notre histoire ? » (Sans ciel ni terre, p. 10) Il n’est pas interdit d’entendre, dans ces mots d’une colère contenue, comme une interpellation de tous ceux qui, en France, sont réticents, pour dire le moins, à reconnaître pour ce qu’il a été le génocide des Tutsi – parce que la France a longtemps soutenu les génocidaires1.
l’origine de Sans ciel ni terre, il y a les récits d’« une centaine d’orphelins », qui « [se sont vus] proposer d’écrire [leur] histoire d’enfant survivant par une importante association de rescapés [du génocide], accompagnée de « conseillers en traumatisme » et d’un professeur de psychologie clinique à l’Université nationale du Rwanda » (p. 12). L’association les réunit pour écrire du 21 au 23 avril 2006. Ce sont leurs récits qu’analyse Hélène Dumas dans son livre. Sa spécificité est donc d’aborder le génocide à partir de l’expérience qu’en ont fait des enfants. Au moment de celui-ci, les auteurs des récits qui constituent la matière de Sans ciel ni terre avaient « pour la majorité entre huit et douze ans » (p. 13) ; pour Hélène Dumas, la lecture des cahiers dans lesquels sont consignés leurs récits ne permet pas de douter que c’est leur vécu d’enfants qu’ils ont retranscrit, en dépit de la distance entre le temps de ce vécu et celui de sa narration. Elle en veut pour preuve le fait que « des textes s’exhale curieusement une forme d’écriture émaillée d’expressions, de tournures, de maladresses orthographiques et stylistiques renvoyant à la singularité d’une langue enfantine » (p. 17). Elle ajoute que les auteurs des récits « s’écrivent et se décrivent encore comme des enfants, jamais comme de jeunes adultes. Au moment où ils rédigent leurs textes, aucun d’eux n’a accompli les rites sociaux et culturels marquant au Rwanda le passage à l’âge adulte […]. À leurs yeux, ils demeurent donc des enfants, l’expérience du génocide semblant les avoir comme figés dans l’enfance » (Ibid.).
Pour les auteurs des récits, le génocide aurait donc comme arrêté le temps de leur vie. On pourrait aussi bien dire que le temps du génocide se confond avec celui de leur vie. Ce dont le lecteur de Sans ciel ni terre prend conscience au cours de sa lecture, comme Hélène Dumas durant sa lecture des cahiers, c’est que pour les rescapés, notamment les plus jeunes, le génocide s’est pour ainsi dire poursuivi au-delà du génocide. Pour les orphelins du livre d’Hélène Dumas, la destruction des cadres de leur existence mise en œuvre au printemps 1994 n’a pas cessé depuis : l’absence de leurs parents, la cohabitation, sur les lieux mêmes des tueries, qui sont aussi les lieux de leur « vie d’avant »2, avec les voisins tueurs, tout cela fait du génocide comme un filet dans lequel est prise leur « vie d’après » (p. 16). En restituant, avec force, avec tact aussi, cet aspect de leur expérience, Sans ciel ni terre complète la compréhension du génocide rwandais donnée par Le Génocide au village, tout en revenant sur le thème, central dans les deux livres, du « retournement meurtrier du voisinage » (p. 19). Ce retournement, Hélène Dumas note en effet que les récits des orphelins « [le] décrivent avec minutie, permettant dès lors d’affiner à l’extrême l’analyse des seuils de franchissement de la violence génocide, à l’échelle des collines et parfois même des ingo (foyers) » (Ibid.).
L’organisation de Sans ciel ni terre fait ressortir la manière dont le génocide affecte durablement l’existence des orphelins. Le livre se compose de trois parties. La première, « La “vie d’avant”», analyse la représentation, dans les récits des orphelins, du cadre de vie que le génocide va mettre à bas, et qu’avant son advenue, sa préparation a commencé à polluer. La deuxième a pour titre « Alors le temps est arrivé et nous sommes entrés dans la vie du génocide » ; elle est consacrée à ce que disent ces mêmes récits du bouleversement génocidaire – de l’expérience de la dislocation sociale, du surgissement de la violence extrême, des épreuves de la survie. La troisième et dernière partie, qui s’intitule « La vie d’orphelin n’a pas de fin », porte sur la manière dont le génocide, après sa perpétration, habite, façonne, pourrit l’existence des jeunes rescapés – sur la manière dont cette existence est en quelque sorte la prolongation du génocide. « La vie du génocide » et « la vie d’orphelin » sont comme deux aspects d’un même événement, de longue durée. À lui seul, le choix des titres, manifestement repris des récits des orphelins, et liés par le retour du terme de vie, témoigne des intentions du livre d’Hélène Dumas.
Le foyer, le voisinage, les collines, l’école, l’église : tels sont les lieux et les cadres de la vie des orphelins, avant qu’ils ne deviennent orphelins ; tels sont les lieux et les cadres de leur expérience du génocide, et que le génocide va mettre à mal. Parmi ceux que Sans ciel ni terre aborde en premier, on trouve l’école – que l’on retrouve quand il est question de la vie « d’après ». Dans les descriptions que les récits des orphelins font de la « vie d’avant », il y a « la concorde familiale et sociale » (p. 31), et il y a l’école, où les jeunes Tutsi découvrent, en quelque sorte, qu’ils le sont. Elle est « la fabrique d’une altérité ethno-raciale inlassablement objectivée par les recensements pointilleux des instituteurs et les moqueries des camarades de classe » (Ibid.). Hélène Dumas rappelle que les « recensements pointilleux » se faisaient en application d’une politique générale de discrimination des Tutsi, définis et désignés, bien avant le génocide, par les autorités du Rwanda, comme les membres d’une ethnie « féodo-monarchiste » (p. 32), désireuse de s’imposer au « peuple majoritaire » (Ibid.), c’est-à-dire les Hutu, et devant par conséquent faire l’objet de mesures particulières, destinées à réduire le danger qu’elle représentait pour celui-ci. Dans le cadre scolaire, cette politique prenait notamment la forme d’un accès limité des Tutsi à l’enseignement secondaire. Mais comme en témoigne un des orphelins, l’expérience de la discrimination commence au sein de la classe elle-même, avec l’altération qu’entraîne la connaissance de l’ethnie dans les relations des enfants :
Quand j’ai commencé à l’école, j’y allais avec les enfants voisins et sur le chemin nous bavardions sans problème. En première année primaire, notre enseignant nous a demandé notre ethnie. […] Je suis rentré et j’ai demandé à Papa. Papa m’a dit que je suis tutsi. Le lendemain matin, je suis retourné à l’école et j’ai donné la réponse à mon enseignant. Il m’a fait répéter cela à haute voix afin que les autres entendent. À partir de cet instant, j’ai perdu l’estime de mes camarades qui me répétaient sans cesse que j’étais tutsi et que c’était la raison pour laquelle je n’avais pas de force (p. 35).
L’expression de la différence et de l’antagonisme ethniques s’accentue, et prend des formes qui semblent préfigurer le génocide, avec le déclenchement, en octobre 1990, de la guerre entre le Front patriotique rwandais (FPR), basé en Ouganda, et l’armée rwandaise, ou Forces armées rwandaises (FAR). Le FPR est une « organisation politique et militaire fondée en 1987 et agrégeant dans ses rangs les descendants des exilés tutsi des années 1960 et les opposants hutu au pouvoir en place » (p. 46). Dès le début de son attaque d’octobre, il perd celui qui le commandait, le général Fred Rwigema, bientôt remplacé par Paul Kagame. Avec la guerre, le gouvernement du Rwanda encourage la polarisation de la société entre Hutu forcément patriotes, et Tutsi, à l’égard desquels la suspicion s’accroît. Les répercussions du conflit se font sentir dans les écoles, où « insultes et coups se multiplient » (p. 54) contre les écoliers tutsi ; Elles se font sentir jusque dans les jeux, comme les « parodies d’enterrement de Fred Rwigema » (Ibid.), dont une orpheline, après avoir rapporté les brimades subies par les enfants tutsi, fait la description suivante : « Nous avons continué à vivre dans cette vie jusqu’à ce [que les autres enfants] nous obligent à enterrer les troncs de bananiers en nous disant que nous enterrions Rwigema. Ils le faisaient en chantant et ils étaient très contents » (Ibid.). Un orphelin raconte :
[…] quand Rwigema est mort, une grande fête a été décrétée. Nous n’avons pas étudié ce jour-là. Nous avons passé notre temps dans des marches. Nous marchions en portant un tronc de bananier sur nos têtes. Chacun portait un tronc de bananier sur sa tête en fonction de sa force. Ils disaient que nous allions enterrer Rwigema. Aussitôt, le tronc de bananier est devenu un symbole du Tutsi. Un principe a été inventé qui prétendait que couper un Tutsi c’était couper un tronc de bananier (p. 55).
Les parodies d’enterrement ne font pas, si l’on peut dire, qu’humilier les enfants tutsi ; elles laissent entendre que ces enfants sont tous, potentiellement, des Rwigema : des ennemis dont il faudra célébrer la mort, après la leur avoir infligée. De même que dans les récits faits par les orphelins de la « vie d’avant », « l’école tient […] une place centrale dans [leur] narration des épreuves de l’après coup » (p. 245). La difficulté, pour certains d’entre eux, d’y reprendre pied, et d’y réussir, est la conséquence du dénuement, tant affectif que matériel, dans lequel, avec le massacre de leur parenté et la spoliation des biens familiaux, les a laissés le génocide. Une orpheline évoque le profond désarroi d’être seul au monde, seul face à la vie, sans le soutien des siens : « Alors tu portes ton regard en arrière, tu te rappelles de tes parents et de tes relations en te demandant ce que serait votre vie ensemble, où en serions-nous arrivés dans nos études en étant éduqués par les nôtres, dans une famille nombreuse » ? » (p. 246) En outre, du fait de la disparition de leurs parents, certains orphelins sont devenus « chefs de ménage » (p. 247), « contraints de pourvoir non seulement à leurs propres besoins mais également à ceux des enfants dont ils ont la charge » (Ibid.). Accaparés comme ils le sont par la résolution de problèmes matériels, ils ne peuvent mener de front leur scolarité, alors même qu’une scolarité réussie serait le moyen, pour eux, d’une meilleure insertion professionnelle, qui garantirait la sécurité matérielle de ceux dont ils sont devenus les parents, par la force des événements. Hélène Dumas rapporte que « selon une enquête menée par l’UNICEF, en 2004, [au Rwanda], plus de 100 000 enfants vivaient dans 42 000 foyers ayant à leur tête un enfant plus âgé » (p. 248).
Le Rwanda « [compte] en 1994 près de 90 % de chrétiens et 63 % de catholiques » (p. 89). Les églises sont des lieux primordiaux dans la vie des habitants des collines, celle des plus jeunes comme celle de leurs aînés. Il n’est donc pas surprenant que les récits des orphelins portent témoignage du choc qu’a constitué le retournement de leur fonction de lieu d’asile, lors de précédentes persécutions, en celle de lieu de massacre au cours du génocide, « le deuxième lieu le plus important des tueries » (Ibid.). Pour Hélène Dumas, cette transformation de l’église en abattoir est un « indice puissant du saccage organisé et systématique des fondements culturels et axiologiques d’une société » (Ibid.), un saccage vécu et raconté par les orphelins. Ce saccage touche jusqu’à la figure de Dieu. Bien sûr, les tueurs, qui célèbrent Dieu dans les mêmes églises que leurs victimes, invoquent son patronage pour justifier leurs actes, comme ce prêtre cité par une orpheline : « Les Tutsi sont l’ethnie livrée par Dieu. Ils doivent mourir. Comme Dieu a exterminé Sodome et Gomorrhe par le feu et qu’il a exterminé les gens du temps de Noé par le Déluge, les Tutsi doivent mourir jusqu’à ce qu’un enfant hutu demande à quoi ressemblait un Tutsi » (p. 93-94 ; je souligne). Mais les tueurs font plus que proclamer, comme, en d’autres temps et d’autres lieux, d’autres tueurs, que Dieu est avec eux. Ils divisent Dieu et l’ethnicisent : il y a le leur, et il y a le « Dieu des Tutsi », dont « ils décrètent la mort » (p. 94) : « Leur Dieu est mort », c’est ce qu’a entendu chanter une orpheline par les Hutu venus massacrer les Tutsi réfugiés, comme elle et son père, « dans l’église de Rukara » (Ibid.). Ainsi que le note Hélène Dumas, déclarer la mort du « Dieu des Tutsi », c’est « ôter [à ceux-ci] leur protection ultime » (Ibid.), et libérer de toute entrave la conscience de leurs assassins. Une orpheline rapporte un échange entre deux femmes qui, lors du massacre des Tutsi réfugiés dans l’église de Nyarubuye, prennent les vêtements des morts : « L’une de ces femmes a dit : « Ce que nous faisons là dans la maison de Dieu… » Et une autre a rétorqué : « C’est quoi la maison de Dieu ?! Leur Dieu est mort » » (p. 101). Mais face à l’attitude sacrilège des tueurs, les récits des orphelins manifestent que, malgré le dénuement, la souffrance, et la mort toujours menaçante, partout présente, la foi des victimes s’est maintenue : foi en Dieu, et non en « leur » Dieu. Cette foi persistante n’exclut pas le questionnement, voire la mise en cause de Dieu, comme dans les propos de cet orphelin : « Quand nous ne pouvions plus rien faire, nous engagions un procès contre le Ciel » (p. 107).
Vivre sur les collines rwandaises, c’est avoir une certaine relation aux animaux, domestiques et sauvages. Elle non plus, le génocide ne l’a pas laissée intacte. Parmi les animaux domestiques, il en est un auquel les Tutsi vouent, tout particulièrement, affection et déférence : la vache, l’animal nourricier par excellence. Le génocide s’annonce parfois, ou d’une certaine façon commence, par « l’abattage et la manducation des vaches pillées chez les Tutsi » (p. 75). S’en prendre aux vaches, c’est s’en prendre à l’univers de leurs maîtres – c’est s’en prendre, déjà, à ceux-ci. Dans les récits des orphelins, « les bovidés sont […] assimilés aux victimes » (p. 151). Hélène Dumas rappelle « le prestige social, politique et économique de la vache » (p. 154) dans le Rwanda ancien, monarchique ; un prestige dont témoigne, par exemple, le patrimoine littéraire rwandais, avec sa « riche et délicate poésie pastorale » (Ibid.). Si ce prestige « s’est abîmé dans les bouleversements de l’histoire rwandaise depuis les années 1950, l’attachement affectif portée à l’animal ne s’est nullement érodé » (Ibid.), et il a toujours, au moment du génocide, une place non négligeable dans « l’économie domestique » (Ibid.) de nombreux foyers rwandais. Plus sinistrement, il occupe une place non moins importante dans la propagande anti-Tutsi, qui se nourrit de l’ancienne histoire monarchique du Rwanda. Voici ce qu’on pouvait lire en mars 1993 dans « le journal extrémiste Kangura » : “Lorsque les Tutsi étaient encore au trône, ils gouvernaient par deux choses : les femmes et les vaches. Ces deux choses ont régné sur les Hutu pendant 400 ans” » (p. 154-155). On comprend ainsi la symbolique vengeresse de l’abattage et de la dévoration des vaches, que les tueurs, quand ils cherchent à raffiner de cruauté, veulent faire manger par leurs propriétaires. Deux des récits que cite Hélène Dumas témoignent, et de cette volonté des tueurs, et de l’impossibilité pour les propriétaires de s’y plier, tant l’acte leur est impensable, « comme un acte d’anthropophagie » (p. 132). On croise dans les récits des orphelins d’autres figures du bestiaire, domestique ou sauvage, des collines rwandaises : chiens, oiseaux – serpents. Les tueurs qualifient les Tutsi de « serpents », selon le procédé bien éprouvé qui consiste à déshumaniser ses futures victimes, et donc à se faciliter leur élimination, en les identifiant à des animaux repoussants et nuisibles3. Repoussants et nuisibles, les serpents le sont pour les tueurs comme pour leurs victimes. Mais les récits de certains orphelins, contraints de se cacher dans les marécages où vivent les serpents, en donnent une image bien différente, comme dans les lignes suivantes :
Toi qui liras ce témoignage, tu sais que pendant la guerre [le génocide], les serpents ont été nos amis. Nous avons passé du temps avec eux dans les trous qu’ils avaient creusés ; nous avons passé les nuits dans les brousses qu’ils habitaient ; nous avons croqué leur nourriture ; nous avons léché la terre où ils avaient laissé leur trace (p. 147).
Ici, les serpents sont décrits comme hospitaliers, à l’encontre des hommes. Ils sont ce que les hommes ne sont plus : « de bons voisins » (Ibid.).
Le thème du retournement du voisinage est évidemment très présent dans les récits des orphelins. C’est, comme l’a déjà montré Hélène Dumas dans Le Génocide au village, un facteur essentiel dans la perpétration du génocide, ainsi qu’un bouleversement majeur pour ses victimes. Ce retournement est vécu par celles-ci comme une véritable « trahison » (p. 78), dont le choc résonne profondément dans certains récits, comme celui d’un garçon dont la famille, « après une nuit passée dans la brousse, terrorisée par les clameurs, les incendies, et les chiens lâchés à ses trousses, […] décide d’implorer une voisine de la cacher » (Ibid.). La réponse de cette voisine est terrible : « La vieille de là-bas était une grande amie de Maman et elle lui a dit : “Va t’en, va t’en, va chez toi ! Je n’ai plus de relations avec un serpent” » (Ibid.). Le voisin qui se trouve du bon côté de la frontière ethnique ne secourt pas le voisin qui se trouve du mauvais côté de cette frontière, il met la connaissance qu’il a de celui-ci au service de sa mort, quand il ne la lui donne pas : « Au Rwanda, pas de déportations lointaines. Bien au contraire, un seul impératif domine : maintenir les victimes au sein des frontières resserrées du voisinage pour favoriser leur traque et, surtout, leur identification par des proches » (p. 138 ; je souligne). Ainsi, le garçon hutu qui décide de sauver une orpheline dont le père est son parrain, commence par « [éloigner] sa protégée du périmètre direct du voisinage » (p. 173). Son but : « éviter qu’elle n’y soit assignée à sa généalogie “tutsi” » (Ibid.). Même après la fin des massacres, le retournement du voisinage continue de peser sur l’existence des rescapés. Pour certains d’entre eux, il s’avère impossible d’habiter et de vivre au même endroit qu’avant le génocide, alors qu’ils doivent y côtoyer leurs voisins tueurs. Ils sont conduits à « [quitter] pour toujours les collines de leur enfance » (p. 223). L’un des orphelins déclare « abhorrer désormais les lieux de son enfance, irrémédiablement associés au souvenir du génocide et à l’image des voisins exploitant les terres familiales » (p. 224 ; je souligne). Il n’est pas le seul qu’affecte la spoliation des biens familiaux par le voisinage – spoliation, ou désir de spoliation, qui rendent celui-ci très hostile au retour des enfants sur les lieux de leur « vie d’avant ». Cette hostilité, pouvant aller jusqu’à l’assassinat, s’explique également par d’autres raisons que l’avidité. Les voisins redoutent que les rescapés, à la recherche des corps de leurs proches assassinés, ne demandent leur aide, les amenant ainsi à « révéler une participation au crime » (p. 216). Quand cette aide leur est effectivement demandée, ils mentent, égarent les rescapés, par exemple en les guidant vers des lieux d’où l’on a préalablement déplacé les corps. Qu’elle ait en effet pour origine la « volonté de masquer son éventuelle participation au crime », ou bien qu’elle procède d’une « intention perverse d’attiser la douleur » (p. 218), une telle manière d’agir est d’une évidente cruauté pour ceux qui en sont les jouets. Avec l’ouverture, en 2006, des procès dits gacaca, où le voisinage juge le voisinage pour les crimes commis contre le voisinage, la menace que représente le témoignage des rescapés pour les accusés peut conduire à l’élimination des premiers par les seconds, ou par leur entourage : « les données de la police rwandaise confirment une recrudescence importante des assassinats de rescapés pour l’année 2006 » (p. 226-227). Les récits des orphelins attestent de « l’atmosphère de crainte » (p. 227) dans laquelle les font alors vivre leurs voisins hutu, dont le processus judiciaire vient troubler la quiétude.
L’hostilité du voisinage est d’autant plus pesante et redoutable, pour les orphelins, qu’ils sont privés « de tout appui familial » (p. 216). Ils sont doublement victimes du bouleversement des liens opérés par le génocide : ils n’ont plus de voisins, ils n’ont plus de famille. Leurs histoires rappellent que la destruction des familles, ou, pour reprendre un mot d’Hélène Dumas, le « saccage » (p. 119) de la filiation, fut un but des génocidaires, une raison de leurs actions – comme, par exemple, de l’acharnement mis à tuer les « anciens ». En 2004, « un recensement des victimes du génocide publié […] par le gouvernement rwandais » (p. 131) fait ressortir la forte proportion de personnes de plus de soixante-cinq ans parmi les morts, au regard de leur faible pourcentage dans la population rwandaise, « où l’espérance de vie dépassait à peine cinquante ans en 1994 » (Ibid.). Voici l’explication qu’en donne Hélène Dumas : « La mort programmée des anciens vise à éradiquer le passé et à rompre la transmission des mémoires familiales dans un pays marqué par une culture largement orale » (Ibid.). L’intention de saccage se manifeste également par les violences sexuelles : les viols, mais aussi les « atteintes corporelles visant spécifiquement la matrice : les tueurs choisissent de redoubler la mise à mort d’un geste leur assurant l’incapacité reproductive des victimes » (p. 120). Un orphelin témoigne du caractère insoutenable de ces atteintes, qu’il se sent incapable de rapporter : « Ce qui était son sexe […] est devenu autre chose […]. Je ne peux pas le décrire et toi-même tu le comprends » (p. 121). Certaines femmes tutsi victimes de viol survivront au génocide pour mourir quelques années plus tard « [de] la brutalité des atteintes sexuelles et, plus encore, [du sida] » (p. 206), consciemment transmis par leurs violeurs. C’est ainsi que la destruction des familles se poursuit au-delà du moment des massacres, que le temps du génocide gangrène la « vie d’après » des « jeunes adultes et [des] adolescents », particulièrement sujets « aux crises d’ihahamuka4» (p. 232), mot par lequel on désigne, au Rwanda, l’extériorisation collective, par des cris, des évanouissements, des comas, de l’empreinte traumatique de l’horreur.
De la lecture de Sans ciel ni terre, comme de celle du Génocide au village, on ressort, ou l’on revient, avec le sentiment d’avoir approché au plus près le fonctionnement de la destructivité humaine, et ses effets – sans épuiser, de celle-ci, l’horrible mystère. De cette lecture, on garde aussi dans l’oreille, grâce aux nombreuses citations des récits des orphelins, les voix des rescapés, leurs paroles, dont on peut dire ce qu’Hélène Dumas dit si justement de celles de l’un d’entre eux : qu’elles sont « d’une force et d’une acuité que nos propres mots ne sauraient égaler » (p. 112). Je ne voudrais pas achever cette recension sans en donner deux exemples, qui sont deux expressions déchirantes du désespoir du survivant : « Même quand je ris, je mens » (p. 109) ; « Je suis un jeune homme fini à force de pensées » (p. 257). Espérons que, pour finir, il n’en aura rien été.
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NOTES
- Sur ce point, je renvoie le lecteur de cette recension à l’enquête de Laurent Larcher, Rwanda : ils parlent. Témoignages pour l’histoire, publiée au Seuil en 2019. [↩]
- C’est le titre de la première partie. [↩]
- Voici ce qu’écrit, à ce propos, le philosophe britannique Jonathan Glover dans son grand livre Humanity. A Moral History of the Twentieth Century (New Haven and London, Yale University Press, « Yale Nota Bene », 1999) : « Sometimes people are dehumanized by being thought of as animals. The milder, implicit version of this is to withdraw them the normal distinguishing marks of respect for other humans. It strips away the protection of human status, but without suggesting any any specific animal likeness. The strongest, explicit version is positively to identify people with unattractive species of animals » (p. 338 ; je souligne). [↩]
- « Avoir les poumons hors de soi » (p. 231).[↩]
Jean-Baptiste Mathieu est un ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm). Professeur agrégé de lettres modernes, il enseigne actuellement au Lycée Marcel Pagnol d’Athis-Mons. Il est rédacteur en chef de la rubrique « Critiques » au sein de la rédaction de la revue Raison publique.