Robespierre au cinéma

Robespierre, figure clivante de la Révolution française, fait l’objet de représentations duales. Martyr et vertueux au théâtre, il devient froid et tyrannique au cinéma, comme le montre Antoine de Baecque. Les corps se font vecteurs de cette froideur ; à un Robespierre isolé et guindé répond un Danton éloquent et pressé par la foule. Cet article est d’abord paru dans Raison publique, n°16, printemps 2012.

Dès thermidor an II, au moment où il meurt sous le fer de la guillotine, un récit de Robespierre s’est reconstitué, s’émancipant de la personne pour forger un personnage fait de réputations et d’images, projections qui éclairent l’ensemble des tableaux où il sera ensuite resitué, suivant qu’il est vu comme un tyran, un être froid et sanguinaire, ou au contraire comme l’incarnation politique de la vertu républicaine. La lumière fossile de Robespierre brille dès sa disparition, et luit encore. Depuis ses débuts, le cinéma l’a souvent captée : à travers Robespierre, c’est aussi la Révolution – et plus particulièrement la Ie République, celle de l’an II, de la Terreur à l’ordre du jour – qui peut nous toucher de nos jours. Comme si les sentiments politiques, exaltés par la vertu républicaine, exacerbés par l’état d’exception, prenaient un tour nouveau, et gagnaient parfois via la figure de Robespierre ce qui nous manque tant quand nous parlons aujourd’hui de politique : l’émotion poétique.

Sur la scène occupée par Robespierre, à la manière de certains tableaux d’histoire du XIXe siècle, se forge d’abord le culte d’une certaine représentation de l’Incorruptible. Il s’agit certes de théâtre, mais surtout de restituer à Robespierre sa mâle fierté : une stature, mais aussi un verbe. Robespierre peine ici à faire corps, mais ses mots sonnent juste, disent le vrai et la vertu. La scène du théâtre accueille donc plus volontiers cette langue robespierriste que le cinéma, dont les images et les visions sont plus morbides que vertueuses, plus partisanes que louangeuses, plus tyranniques que républicaines. C’est là toute l’ambiguïté du corps de Robespierre, davantage associé, sur l’écran, à la mort, à la froideur, au despotisme, qu’à l’enthousiasme, aux droits de l’homme et à la conviction. La scène du théâtre robespierriste, si densément peuplée du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe, parvient cependant à poétiser le tableau de sa mort, au matin du 10 thermidor : un culte de martyr se construit, retournant positivement les images mêmes, terribles et dégradantes, forgées par le discours et les représentations thermidoriens qui ont insisté sur la « mort hideuse » d’un homme fini, déjà cadavre avant de monter à l’échafaud, défiguré par sa blessure sanglante à la mâchoire, disparaissant sans dignité alors que le peuple l’insulte et danse sa liberté retrouvée.

Ce culte robespierriste des auteurs dramatiques1 gagnés à sa cause est comme un masque mortuaire sublimé du personnage, devenant lieu de communion. Le corps de Robespierre s’y révèle parlant, souffrant, hurlant, visionnaire, un corps sacrifié, plus seulement un simple cadavre vivant. Il reconquiert sa promesse lyrique et abandonne ses oripeaux morbides, sa carapace impassible et glacée. Ce corps, agonisant, victime, se met même parfois à rêver, laissant place à un personnage idéal : « Allons ! monte au zénith, soleil de thermidor !/ Devant cet échafaud, je te salue encor ! » (Hippolyte Buffenoir dans sa pièce, Monologue de Robespierre allant à l’échafaud, 1882). Chez Romain Rolland (Robespierre, drame historique et philosophique en trois actes et vingt-quatre tableaux, 1939), le songe de l’incorruptible se peuple de visions « sublimes », mises en forme grâce à la contribution de l’art cinématographique : projections de fragments de films sur un grand écran situé en fond de scène. Robespierre n’est plus un être froid mais projette par éclats visuels ses visions, ses idées, ses actions, ses rêves ; il est devenu, par l’image, une source de vie. Cette reconstruction poétique de l’agonie de Robespierre autour d’un fantasme de vie, mêle la gloire future, la vision héroïque, le récit du sacrifice, le verbe de l’engagement vertueux2. Robespierre est, sur l’écran du cinéma mondial, des origines du film primitif de Georges Hatot, La Mort de Robespierre en 1897, au bicentenaire de la Révolution, et plus récemment encore avec le film d’Éric Rohmer, L’Anglaise et le duc (2001), le leader révolutionnaire le plus représenté, plus de quarante apparitions qui se partagent entre films français (20), anglais et américains (13), italiens (4), allemands (2) ou soviétiques (2). Tous ces films marquent une nette préférence pour la représentation morbide de Robespierre : l’encombrant Montagnard est assez systématiquement associé à la guillotine, que ce soit pour y trancher les têtes des autres ou, le plus souvent, finir par y perdre la sienne.

Ainsi, les débuts de Robespierre sont rares au cinéma, trois films à peine, L’Enfant-Roi (1923), Si Versailles m’était conté (1953) et Les Années lumières (Robert Enrico, 1989). Cette filmographie associe systématiquement Robespierre à la Terreur, sans aucun espace pour faire exister une autre image de l’Incorruptible3. Dans le film de Robert Enrico apparaît un personnage encore sombre et terne, « net et bien coiffé », cloisonné dans une mansarde où il invite son camarade du collège Louis-le-Grand, Camille Desmoulins, à partager deux œufs, maigre pitance de ceux qui placent tout leur espoir dans la Révolution à venir et lisent déjà avec fièvre Qu’est-ce que le tiers état ? de Sieyès.

Le Robespierre précoce de Sacha Guitry est tout autre, vision originale : c’est un courtisan qui affiche des manières de marquis et porte beau son costume bleu éclatant. Égaré au château de Versailles, au milieu d’une délégation de députés aux États-généraux, il veut parler au roi, se présente avec particule (« Maximilien de Robespierre », auquel le roi répond : « Je ne suis pas homme à oublier, mais à l’occasion faites-moi en souvenir »), qui le reçoit le temps d’un jus d’orange, accompagné de quatre convives se joignant à eux, Lavoisier, Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, André Chénier. Interrogé sur ses impressions du 5 mai 1789 et la réunion des États-généraux, Robespierre y décrit la « date la plus importante de l’histoire de France », où le peuple, par l’intermédiaire de ses représentants élus, communie avec le roi, qui en éprouve « la sainte passion du bonheur des peuples ». Quand Louis XVI lui demande quelle est la première réforme que les États-généraux lui demanderont d’entreprendre, Robespierre rétorque : l’abolition de la peine de mort. Guitry s’est renseigné : Robespierre en ces premiers temps de la Révolution est un fervent abolitionniste, il a écrit un manifeste en ce sens et propose cette réforme aux députés. Une deuxième décision politique ? Robespierre évoque la destruction de la Bastille, ce que le roi approuve, présentant alors les plans d’une place Louis XVI, édifiée par Corpet sur les ruines de la forteresse symbole du despotisme. Pour le cinéaste, ces réformes sont également l’occasion d’un bon mot, puisque un à un, les invités affirment qu’ils ne se voient pas « mourant sur l’échafaud », alors que, commente Guitry : « Tous les six, ils devaient y passer. »

De même, l’homme politique Robespierre, si sensible à la mesure, gouvernant la plupart du temps au centre, sachant, comme l’ont montré les historiens qui ont travaillé sur sa personnalité politique, tenir l’équilibre entre les radicaux exagérés sur sa gauche et le marais des indécis sur sa droite, ce politicien habile, orateur un peu raide mais convaincant, n’apparaît qu’exceptionnellement à l’écran, et plus souvent sur le petit écran d’ailleurs. À la fin des années cinquante, la télévision, qui se considère encore comme un outil majeur de la culture populaire, s’empare de la Révolution à travers des films républicains, voire franchement robespierristes, réalisés par de jeunes artistes tels Stellio Lorenzi, Claude Barma, Claude Santelli, associés à des historiens, tels André Castellot ou Alain Decaux. La série La Caméra explore le temps propose ainsi coup sur coup, Le Procès de Marie-Antoinette (1958), La Nuit de Varennes (1960), La Terreur et la Vertu (1962), où le personnage de Robespierre prend soudain une profondeur inédite. Interprété par des acteurs de premier plan, comme Michel Bouquet ou Jean Négroni, son relief politique et psychologique se fait évident : il sait mener à bien des négociations compliquées, tout en restant ferme sur les principes ; il parvient à convaincre par un usage très précis du verbe et des discours ; il acquiert enfin un statut d’homme d’État, ce que lui refusent la plupart des films hostiles à la Révolution.

Le cinéma contribue en effet à l’illustration négative du personnage Robespierre, car il en est la représentation figée dans la légende noire, alors qu’au théâtre, la poétique robespierriste se déploie beaucoup plus volontiers, et que dans la télévision des pionniers il devient une figure-clé de la pédagogie historique. Le cinéma confère à Robespierre une photogénie de caricature, entre puissance morbide de la mort à l’œuvre, tyran justifiant la guillotine par raison d’État, et personnage guindé, prude, coincé, affichant sa vertu comme une arme politique, grand prêtre narcissique et paranoïaque de la fête de l’Être suprême. C’est ainsi que les films oublient généralement le stratège, l’homme d’État, l’appui du centre et des modérés, comme l’homme respectueux de la religion.

Robespierre tyran, c’est précisément l’image du cinéma forgée à partir de la tradition thermidorienne. Le meilleur exemple en est sans doute Le Livre noir (Reign of Terror), d’Anthony Mann (1949), où dans un Paris 1794 digne de Mabuse, avec ses passages dérobés, ses portes secrètes, ses sinistres rendez-vous, Robespierre se métamorphose en méchant de feuilleton, de serial, transformant l’Histoire en thriller. Le film commence à la Convention où Robespierre « sur le point de devenir dictateur » obtient la tête de Danton en orientant vers son rival les vociférations du peuple qui hurle « mort à Danton, mort à Danton… ». À la sortie de l’Assemblée et de cette confiscation du pouvoir, Robespierre et Fouché se retrouvent dans le bureau du nouveau maître de la Révolution. Les deux personnages campent deux mafieux, comme Paul Muni et George Raft dans Scarface. Et le dialogue suivant est comme l’emblème, maintes fois vérifié – même si généralement moins drôle ou talentueux –, de la plupart des films, sur ce point d’inspiration nettement thermidorienne. Le dialogue s’engage quand Robespierre, surpris, voit son complice sur ce qui ressemble à un trône4 :

R : Vous êtes assis dans mon fauteuil, Fouché ;

F : Je voulais juste voir s’il était à ma taille…

R : Danton aimait s’y asseoir lui aussi.

F : Et dire qu’hier soir, nous dînions avec lui, c’est étonnant. Comme il est aisé de perdre ses amis ces temps-ci.

R : Et on ne sait jamais qui sera le prochain sur la liste…

F : Cela doit être excitant d’écrire sa liste noire tous les soirs… Bien, vous m’avez demandé et me voici. Qu’avez-vous en tête ?

R : J’hésite : vous donner de l’avancement ou vous dénoncer…

F : Allons, allons, où trouverez-vous à Paris un être aussi déloyal, malhonnête, manipulateur, rusé et trompeur que moi ? Il vous faudrait chercher longtemps, Max.

R : Ne m’appelez pas Max !

F : Vous n’êtes pas encore dictateur…

R : Je le serai !

Comme le commente Sylvain Creuzevault, le jeune metteur en scène de Notre terreur, spectacle donné en septembre 2009, puis septembre 2010, au théâtre de la Colline : « Ce qu’on nous apprend, petit, ce n’est pas la Terreur de l’an II, c’est le terrorisme de Robespierre5… » Dès le premier cinéma muet, cette image despotique est fixée par la tradition anglo-saxonne ou américaine. Ainsi les interprétations de William Shay (Robespierre, d’Herbert Brenon, en 1914), de Fotheringhan Lysons (The Elusive Pimpernel, de Maurice Elvey, 1919), de Sidney Herbert (Les Deux Orphelines, de David W. Griffith, 1921), ou de Werner Krauss dans le Danton de Dimitri Buchowetzski en 1921 et de John Georg dans le Marie-Antoinette de Rudolf Meinert, sont-elles toutes centrées sur la figure du tyran assoiffé de pouvoir et couvert de sang. Chez Griffith, il est explicitement décrit par un carton d’intertitres comme « Robespierre tyran, bolchevik, astucieux politicien ». C’est une figure vieillie par rapport à l’original, rouée, courtisane, sophistiquée, manipulant le tribunal révolutionnaire en adressant à Fouquier-Tinville, son président, des signes explicites de mises à mort, passant son index le long de son cou. Robespierre, chez Griffith comme dans Reign of Terror d’Anthony Mann, subit le sort de tous les chefs révolutionnaires dans le cinéma américain, qui ne peuvent échapper à leur instrumentalisation historique : comme Marat, David, Fouquier-Tinville, Fouché, il est un masque derrière lequel il n’est pas difficile de voir les principales figures de la dictature bolchévique, les grands prêtres des parades militaires de la Place Rouge, les ordonnateurs de la police politique ou des procès de Moscou. De nouveau, le fait que l’histoire soit parisienne en exacerbe encore la signification : Paris est par définition l’espace de la débauche fin-de-siècle et le lieu possible de toutes les trahisons politiques, – une cité que l’on soupçonne avec méfiance de sympathies communistes, surtout chez ses artistes et ses intellectuels. Dans le cinéma hollywoodien, la Révolution française est toujours considérée comme une peur que l’on va tenter de surmonter. Une peur car elle représente un concentré explosif de foule, de sexe, de fin du monde et de dérapage politique.

Le motif principal de l’apparition de Robespierre à l’écran suit cependant le mode du duel ou de « l’opposition triangulaire ». Deux films importants (Quatre-vingt-treize de Capellani et le Napoléon de Gance) associent, dès les années 1910- 1920, Robespierre, Marat et Danton dans une communauté de conversation, même contradictoire, tandis que tous les autres films caricaturent l’affrontement en un fatum tragique, stérile et morbide. En cela, ces deux films sont fidèles à leur principale source, le Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. Robespierre, raidi dans son habit d’autrefois, parle peu mais sec. Danton, débraillé, gesticule plus qu’il ne parle. Marat, dépenaillé, le foulard enturbanné, vocifère comme un diable. Le calme glacé de Robespierre, l’agitation enthousiaste de Danton, le cri de Marat, voici les trois voix contradictoires du pouvoir républicain. Marat et ses septembriseurs, Danton flanqué de Desmoulins, tandis que Robespierre est seul, seul comme un tyran, comme un despote, opposition classique entre un pouvoir issu de la foule et celui issu du cabinet6. Chez Capellani, la séance est introduite par ce carton, fidèle à la scène décrite par Victor Hugo : « Au cabaret de la rue du Paon, dans une arrière-salle discrète, se réunissaient Danton, Marat et Robespierre, la trinité formidable. » Ensuite, chacun y décrit la république « selon son tempérament ». Danton, debout, s’excite à force de grands gestes sur une carte de France tandis qu’un carton commente : « Pour Danton, qui pense tenir le peuple, la Patrie est en danger aux frontières » ; Robespierre, assis, poudré, détaché, lui oppose sa morgue alors que le carton apparaît : « Pour Robespierre, l’ennemi est à l’intérieur » ; Marat, qui se lève et s’agit, proclame que « l’ennemi est partout » et qu’il faut « tous les exterminer ». Chez Gance, la situation est assez comparable :

Une petite pièce basse à voûte romane qui servait de sacristie à l’église des Cordeliers. Un confessionnal sur le côté, en haut un Christ brisé. Autour d’une table surchargée de papiers et couverte d’une énorme carte de France, les triumvirs : les trois dieux !

Les portraits en triptyque écrits par Gance reprennent souvent littéralement les termes précis du Quatre-vingt-treize de Hugo7. Danton :

Un RIRE inextinguible et homérique le secoue. Le rire de Danton c’est tout dire. Des larmes sur ses joues tant il rit. Il est débraillé dans un vaste habit de drap, le col est nu avec une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés. Il a les cheveux hérissés, quoiqu’on y voie un reste de coiffure et d’apprêt ; il a de la crinière dans sa perruque. Il a la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, un poing de portefaix, l’œil éclatant.

Marat :

Sorte de nain, homme jaune qui, assis, semble difforme ; il a la tête renversée en arrière ; les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué dans ses cheveux gras et plats ; pas de front ; une bouche énorme et terrible. Il a un pantalon à pied, de larges souliers, un gilet qui semble avoir été de satin blanc et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laisse deviner un poignard. Sa bouche distille avec âpreté les mots les plus durs contre Danton.

Enfin, Robespierre :

Froid, pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard glacé ; poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne fait pas un pli. Il a une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d’argent. Jamais il ne regarde droit devant lui. Robespierre laisse tomber d’un air méprisant ce mot à Danton et Marat : « Bavards ! »

Mais l’opposition classique concerne encore plus sûrement celle qui lie et délie Danton et Robespierre. Comme l’écrit Marcel Oms à propos du Danton de Dimitri Buchowetzski, il s’agit d’un « conflit de rivalités à tous les niveaux, physique, psychologique, politique, idéologique » :

Danton [Emil Jannings] représente le politicien qui prend la politique un peu à la légère et qui, malgré les responsabilités, n’oublie pas la joie de vivre. Il est la personnification de la Vie. Son antagoniste, Robespierre [Werner Krauss], incarne le type d’homme politique sévère, dogmatique, sans pitié, moraliste et sans aucun respect de la vie. Il est la personnification de la Mort. La rivalité existant entre ces deux hommes est aussi une rivalité entre deux stratégies politiques, l’une bourgeoise, l’autre dogmatique. Étant donné que la stratégie dogmatique travaille au changement de la société, elle est dévalorisée de façon grotesque dans ces films de tradition antirévolutionnaire8.

À travers le duo, le cinéma montre deux manières de conquérir le pouvoir, puis de le perdre. Danton subjugue les foules, Robespierre complote dans le secret. Danton meurt entouré de ses amis, Robespierre tombe solitaire, lâché par les siens. Le rapport aux corps visualise ces deux formes du pouvoir : la foule s’agglutine autour de l’orateur, elle s’écarte de l’homme du secret. Aux Cordeliers, dans le Napoléon de Gance, Danton harangue son public, le prenant à témoin de la main, sûr de sa force de conviction. Il tient le peuple sous sa voix. Les regards qui s’élèvent vers lui redonnent à ce lieu sa valeur originelle : emplis de sacré, les yeux sont extatiques. Danton a la parole chevillée au corps. L’hymne qui sort de sa bouche, repris par les gestes des auditeurs, se doit d’être le frisson qui associe en un seul corps la communauté révolutionnaire9.

Robespierre n’est pas un être communautaire. Sa fièvre à lui est privée. Il s’agit d’un homme de cabinet, il incarne cette modernité politique-là : la stratégie discrète face au bruyant appel au peuple. C’est un homme sans cesse enfermé, dans son mutisme, ses projets secrets, ses idées vertueuses. Il ne voit pas la foule, pas plus que la guillotine, mais il dirige machiavéliquement la première et ses jugements abrupts comme ses mots tranchants ne visent qu’à alimenter la seconde. La communication, chez lui, est rare mais efficace : aidé d’un confident, généralement Saint-Just, il prépare les manœuvres du lendemain. La parole de Danton est frisson, celle de Maximilien décisive ; la première est volubile et débordante, la deuxième rare et aiguë ; l’une agite les corps, l’autre les tranche.

L’acmé du pouvoir dantoniste correspond à la fusion des corps. Le corps enthousiaste de l’orateur se mêle à l’immense organisme d’une foule subjuguée. Le triomphe est électrique, épique, cataclysmique : une houle transporte Danton vers le pouvoir. Sa puissance est toute physique, illustrant une dynamique de cinéma qui prend la forme d’une mise en scène du transport. Face à cette énergie, Robespierre incarne la statique des forces : il fige le mouvement, le saccade, l’arrête, autant qu’il glace la Révolution. Leur affrontement relève de la géométrie : le point fixe et le mouvement entrent en concurrence, induisant deux manières de filmer le politique : le cadre sied à Robespierre, le travelling à Danton, comme si, à travers eux, pouvaient s’illustrer deux grands genres du cinéma. L’Incorruptible appelle l’esthétique du plan fixe, celle de Dreyer, Bresson,… ; l’orateur nourrit le film d’action, la fresque historique ou la série B, de Gance à Anthony Mann, de Griffith à Wajda.

Les frères ennemis conservent leurs oppositions dans la chute. Guindé, raide, Robespierre écarte une dernière fois le peuple. Entouré, triste, épuisé, Danton attire la compassion de la multitude. Malgré sa blessure – toujours sous-traitée de manière assez ridicule –, Robespierre, qui n’a jamais vu couler le sang de la guillotine, maîtrise ses affects et suscite la perplexité de la foule ; par sa semi-nudité, Danton, presque fragile dans son débraillé, appelle une ultime affection. Sa défaite est d’abord celle du corps, un corps de l’excès qui se serait trop donné. L’un a beaucoup haï, l’autre suffisamment aimé.

Le cinéma a choisi son héros. Danton incarne la photogénie de la Révolution tandis que Robespierre, malgré ses quarante apparitions à l’écran, en demeurerait presque l’infilmable10.

À la fin de La Terreur et la Vertu, le film de télévision de Stellio Lorenzi, les historiens prennent la parole en reproduisant la rivalité de la Révolution. André Castellot choisit Danton, ou plutôt repousse Robespierre et ses dérives dictatoriales, son refus de la vie, l’homme de la Terreur et de la guillotine ; Alain Decaux, quant à lui, se proclame « robespierriste raisonné », voyant dans l’Incorruptible l’homme qui a sauvé la France, l’homme de principe, l’homme de la guerre.

Dans son Danton, Wajda propose un portrait de Robespierre original dans une séquence où le chef jacobin vient poser dans l’atelier de David en 1794, en plein procès fait aux dantonistes. Outre la représentation du pouvoir dictatorial, d’essence quasi divine, à travers les poses recommandées par le peintre à son mentor afin de parfaire son image officielle, se déploie ici une réflexion sur la vérité changeante en histoire et sa juste figuration… Passant devant l’esquisse du Serment du Jeu de Paume, sur laquelle travaillent les élèves de David, Robespierre s’exclame en reconnaissant un visage : « Fabre n’était pas là ! » David répond : « Voyons Maxime, je t’assure qu’il était sur la liste… » Et Robespierre de conclure, lapidaire : « Je te dis qu’il n’était pas là. D’ailleurs il a trahi. Enlève-le… » On peut faire une relecture antistalinienne de cette séquence, en référence aux photographies retouchées par le régime totalitaire afin d’éliminer tel ou tel visages devenus compromettants. L’histoire personnelle et les engagements du cinéaste y concourent, de même que l’acteur qui interprète le rôle, le Polonais Wojciech Pszoniak : photomontages et manipulations des images en Europe de l’Est ont visé à éliminer les adversaires des portraits officiels et de l’imagerie de propagande. Éliminer un personnage de l’image, c’est à la fois faire disparaître son corps et ôter toute légitimité à son rôle dans l’histoire. Cette saynète inventée par Wajda dit le destin du personnage dans l’histoire : il s’associe souvent aux pires pratiques des totalitarismes, c’est le monstre terrible auquel n’échappe pas Robespierre.

Sans doute est-ce Éric Rohmer qui offre la représentation la plus positive de Robespierre, paradoxe d’un film, L’Anglaise et le duc, de tradition contre-révolutionnaire. Il est incarné par François-Marie Basnier, photographe et ami personnel du cinéaste, et intervient au cœur de la mêlée révolutionnaire pour calmer les esprits, autorité morale et politique qui s’oppose à l’extrémisme des plus radicaux, sauvant l’héroïne, Grace Elliott, des griffes de Chabot, qui voulait l’envoyer à la guillotine.

Tous les premiers films sur Robespierre de l’histoire du cinéma, sans exception, sont fascinés par sa mort : il s’agit, littéralement, d’un tableau d’échafaud. La Mort de Robespierre de Georges Hatot (1897), La Fin de Robespierre de Georges Denola (1908), La Dernière Charrette d’Albert Capellani (1908), La Fine del terrore Robespierre, production italienne de 1909, Robespierre à l’échafaud d’André Calmettes (1911)… Les titres sont assez évocateurs. De cette représentation primitive, subsiste l’idée que la manière de bien ou de mal mourir définit dans les films le portrait de Robespierre. Ainsi, dans La Terreur et la Vertu, l’Incorruptible agonise-t-il aux côtés de Saint-Just, héros stoïque, voire spartiate, dont les derniers mots murmurés correspondent au texte de la Déclaration des Droits de l’homme. Alors que dans Les Années terribles, de Richard Heffron, Robespierre monte à l’échafaud dans un délire de sang, la mâchoire arrachée, dans un ralenti de fin d’un monde, tandis que le peuple danse autour de la guillotine et lance des fleurs vers le bourreau et le supplicié. Se distinguent radicalement ici deux traditions d’imagerie à propos de Robespierre, celle de la vertu robespierriste, minoritaire, qui montre un héros se sacrifiant pour la Révolution ; celle du monstre Robespierre, tyrannique et intransigeant, qui sacrifie la Révolution au propre exercice de sa vertu.

 

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NOTES

  1. Antoine de Baecque, « Une poétique robespierriste », La Gloire et l’effroi, Grasset, 1997, p. 206-214.[]
  2. Antoine de Baecque, « Robespierre ou le terrible tableau », op. cit., p. 181-214.[]
  3. Sylvie Dallet, Francis Gendron, « La Trinité formidable : Robespierre, Danton, Marat », Vertigo, « Les écrans de la Révolution », n° 4, 1989, p. 94-95[]
  4. Nicolas Saada, « “Dont call me Max !” Robespierre et le thriller de la Révolution », Vertigo, « Les écrans de la Révolution », n° 4, 1989, p. 83-86.[]
  5. Sylvain Creuzevault, Notre terreur, programme du >éâtre de la Colline, 2010.[]
  6. Sylvie Dallet, Francis Gendron, « La Trinité formidable : Robespierre, Danton, Marat », op. cit.[]
  7. Portraits cités par Roger Viry-Babel, La Victoire en filmant, ou la Révolution à l’écran, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 35-36. Et aussi : Festival du Film d’Arras, édition 2010, catalogue portant en partie sur cette question de la représentation de Robespierre.[]
  8. Cahiers de la cinémathèque de Perpignan, n° 32, 1981.[]
  9. Raymond Lefèvre, Cinéma et Révolution, Edilig, 1988, p. 125-144, « Les deux géants ».[]
  10. Antoine de Baecque, « Danton et Robespierre, portraits croisés », Vertigo, « Les écrans de la Révolution », n° 4, 1989, p. 96-97.[]

Antoine de Baecque est professeur d’études cinématographiques à l’Ecole Normale Supérieure. Parmi ses ouvrages : Godard. (Paris, Grasset, 2010), La Révolution terrorisée (CNRS Editions, 2017), et Une histoire de la marche (Pocket, 2019).