Démocratie: ce que peuvent les constitutions…
En s’appuyant sur des contributions pragmatiste et républicaniste à la réflexion sur la démocratie, Patrick Savidan souligne certaines faiblesses structurelles de la Constitution de 1958. Il montre en particulier que le renouveau normatif associé aux pratiques de contestation reste trop marginalement exploité. Cet article a été initialement publié dans Raison publique, n°3, octobre 2004, p. 103-133.
Le sentiment d’un décrochage toujours plus marqué entre la société et un pouvoir politique qui s’autonomise, s’éloigne des individus, brise les ressorts de la souveraineté, semble devoir désormais s’imposer, dans la plupart des démocraties occidentales, comme la chose au monde la mieux partagée. Il semble en outre s’accompagner d’une forme de désarroi et de frustration chaque fois que les sociétés, conscientes de leurs travers et de leurs défaillances, se tournent vers des pouvoirs politiques qui ne peuvent bien souvent leur offrir que le spectacle d’une impuissance, subie ou assumée. En résulte la lente agonie de la confiance en les institutions démocratiques. S’insinue l’idée que les citoyens des sociétés démocratiques n’auraient vraiment rien de bon à attendre de leur gouvernement.
Que faut-il penser d’un tel constat ? Un peu courte sans doute serait l’explication qui se contenterait de dénoncer l’autisme d’une classe politique dont la seule ambition serait d’assurer sa propre conservation ou celui d’une classe économico-financière seulement soucieuse de garder la main mise sur tous les leviers de commande1. Penser ici que le problème ne serait au fond qu’un problème de personnes ou de classes, c’est se soustraire à la nécessité de penser une crise qui pourrait être liée à des facteurs d’une tout autre nature et d’une tout autre ampleur.
Ceux qui ne veulent pas en rester à ce type d’explication, s’orientent à juste titre vers des registres d’analyses plus fondamentaux et sont enclins à invoquer l’idée d’une « crise structurelle » de notre démocratie. Ce faisant, ils entendent en règle générale désigner les dysfonctionnements qui, selon eux, interviennent au niveau des conditions de possibilité de la vie démocratique. Dans cet ordre d’idées, c’est à des problèmes de nature constitutionnelle qu’ils pensent le plus souvent. Pour faire une société démocratique, affirme-t-on ainsi, il faut en premier lieu une constitution démocratique.
Cette thèse est, notamment, avantageusement défendue par le juriste américain Cass Sunstein. En 2001, il écrivait ainsi que « l’objectif central d’une constitution est de créer les préconditions d’un ordre démocratique opératoire, d’un ordre dans lequel les citoyens sont véritablement en mesure de se gouverner eux-mêmes2 ». Pour Sunstein, cette précondition constitutionnelle nous permet d’accéder à ces autres biens qui nous paraissent désirables. Une constitution démocratique rend possible une société démocratique qui, elle-même, contribue directement au bien-être des citoyens. Il en veut pour preuve les analyses menées par Amartya Sen en philosophie et en économie du développement établissant, par exemple, qu’il n’y a jamais eu de famine dans un pays doté d’institutions démocratiques et d’une certaine liberté de l’information3. L’argument, qui vaut aussi pour les pays développés, consiste à souligner qu’il est difficile pour le gouvernement d’un régime démocratique de se dispenser durablement d’agir dans l’intérêt des citoyens ou, tout au moins, en fonction de l’idée que ceux-ci s’en font. Si la constitution d’un État démocratique n’a pas vocation à être le « canevas d’une société juste », souligne Sunstein, elle a en revanche pour fonction d’organiser la prise de décisions publiques et les conditions institutionnelles de leur mise en œuvre4.
Cette thèse a d’incontestables mérites. Texte fondateur de la communauté politique, la constitution ne se contente pas d’organiser politiquement une collectivité, elle constitue aussi un point de convergence et de cristallisation discursive en référence auquel cette collectivité va pouvoir faire l’expérience d’elle-même en tant que « communauté de citoyens » engagée dans un processus dont la finalité est de déterminer la teneur, les modalités et la portée de son destin commun. L’élaboration constitutionnelle correspond ainsi au cadre dans lequel peuvent s’exprimer des désaccords fondamentaux suffisamment explicités et problématisés pour que puissent se former des accords de second ordre ou des compromis durables. Telle est la condition pour que le système politique qu’une constitution a vocation à expliciter et organiser puisse apparaître comme légitime d’un point de vue démocratique5.
Toute la difficulté cependant est de déterminer, pour une société donnée, les modalités à travers lesquelles se forment adéquatement les majorités, les procédures permettant d’identifier les intérêts communs qu’il convient de promouvoir et la façon dont peuvent être intégrées et prises en compte institutionnellement et politiquement, et à quelles conditions, les voix minoritaires. Comment faire en sorte, autrement dit, que, dans une société particulière, parfois inscrite – comme c’est le cas en Europe – dans des logiques de partage de souveraineté, s’expriment véritablement ces désaccords fondamentaux dont on puisse escompter qu’ils produisent, selon la formule de Machiavel, de « bonnes lois » ?
Plutôt que d’aborder cette question de manière abstraite, nous nous appuierons sur la situation en France. Dans ce pays, de manière récurrente, des voix s’élèvent pour demander une révision de la Constitution de 1958, en général pour corriger des agencements jugés trop peu démocratiques. Certains vont jusqu’à souhaiter le passage à une VIème République. Nous ne nous prononcerons pas sur les diverses propositions, mais nous nous appliquerons à examiner l’opportunité d’un renforcement du potentiel démocratique de la Constitution de 1958 et la direction qu’il faudrait emprunter à cette fin.
Il est proverbialement admis que la France souffre d’un déficit démocratique majeur. Quelle part l’actuelle architectonique constitutionnelle y prend-elle ? En nous appuyant sur les données empiriques relatives aux principales pratiques de la citoyenneté en France, nous commencerons par rappeler dans ses grandes lignes les structures de la discussion publique relative à la Constitution de 1958. Nous tâcherons de déterminer ensuite quels éclairages pourraient apporter les théories normatives contemporaines de la démocratie et quelles perspectives celles-ci pourraient tracer. Dans le cadre d’une analyse inspirée des travaux de John Dewey, nous tenterons en particulier d’examiner l’éventuelle fécondité de la réflexion menée, dans une perspective néorépublicaine assumée, par Philip Pettit. Ce sera l’occasion d’étudier en particulier la nature et la portée démocratique du principe de contestabilité.
Démocratie en France, un problème constitutionnel ?
La thèse de l’exténuation de la Ve République
La démocratie française se porte mal. Sans chercher à établir l’inventaire exhaustif des arguments versés au dossier de l’accusation, notons seulement que l’aggravation du taux d’abstention, la montée des populismes, le renforcement de l’individualisme et du scepticisme, l’enracinement de la croyance en la toute-puissance de l’économie constituent les sources majeures de cette instruction continue. Sans évidemment prétendre reconduire tous ces faits sociaux à une cause unique, une pléiade prestigieuse de constitutionnalistes, d’observateurs et d’acteurs de la vie politique ont pensé pouvoir défendre l’idée selon laquelle les défaillances de notre vie démocratique s’expliqueraient principalement par les insuffisances de sa Constitution6. Dans une telle perspective, on s’entend alors à dénoncer les institutions politiques exténuées, usées, d’une Ve République qui ne peut prévenir les dérives césaristes ou monarchistes dont elle serait grosse ; on affirme que, sans être jamais parvenue à s’élancer vraiment, notre démocratie se découvre aujourd’hui à bout de souffle, incapable de s’inscrire dans une durée féconde, incapable ne serait-ce que d’exister pour bon nombre de celles et ceux dont elles déterminent pourtant le quotidien et l’avenir. Notre régime démocratique végèterait et ne semblerait plus se nourrir que de ses propres contradictions. Il s’empoisonnerait en somme. Le déséquilibre de pouvoirs serait devenu pour lui comme une seconde nature, comme l’improbable colonne vertébrale d’un être qui n’en finirait plus de se courber. La souveraineté et la responsabilité politiques n’existeraient plus que pour être déléguées et éventuellement trahies, bafouées, récusées. La faiblesse de la représentativité des autorités publiques pourrait presque apparaître comme un élément de leur définition. Aussi ne faudrait-il pas s’étonner que les réformes, lorsqu’elles aboutissent, ne donnent le sentiment que d’avoir été octroyées et – le plus souvent – imposées. La concertation, la consultation se révèlent chaque jour davantage une forme plus ou moins apparente de domination. Au lieu d’insuffler à la société l’oxygène dont celle-ci a besoin pour croître, s’intensifier et s’épanouir, pour résister aussi aux infortunes que notre époque tourmentée lui inflige, notre Constitution et le régime politique qui en procède instilleraient en elle un souffle vicié, celui de la défiance, de la passivité, du scepticisme et du cynisme. Privée d’air, la communauté civique s’étiolerait, s’abîmerait, s’exposerait aussi au risque de succomber à toutes les ivresses faciles.
Selon ce point de vue, la politique ne peut satisfaire les attentes des citoyens parce qu’elle demeure prisonnière d’un carcan institutionnel que les réformes successives (dont le quinquennat) n’ont pas pu décisivement desserrer, quand elles ne l’ont pas rendu plus contraignant encore. Le « pouvoir du peuple » se perdrait dans un dédale de procédures politico-administratives réalisant un petit miracle de l’ingénierie constitutionnelle et politique : associer à la plus grande des concentrations de pouvoirs la plus parfaite des impuissances publiques.
Parce qu’il se heurterait à un mur, le désir de participation politique se ferait contestation, qui elle-même, faute d’être entendue, se radicaliserait, se disperserait ou se perdrait, au lieu d’être – forte de son énergie première – le véritable moteur du progrès politique et social. Notre culture politique, dont personne ne songe par ailleurs à contester la richesse ni la fécondité, n’aurait ainsi pas réussi à produire un régime politique qui soit digne d’elle.
Bref, les institutions de la Ve République seraient incapables de satisfaire, et moins encore d’encourager, un désir de participation active et lucide à la vie politique – désir sans lequel la citoyenneté n’est au mieux qu’un mot vide, au pire, le simple cache-misère de toutes les forfaitures. Notre Constitution nous étoufferait, elle pèserait sur nos aspirations, elle entraverait les meilleures intentions et musellerait la représentation. Elle serait comme un couvercle qui désespère le civisme et réduit à l’état de bouillonnement les engagements les plus affirmés. En résulterait une polarisation de la vie politique entre apathie et agitation.
Il suffirait que, l’impatience aidant, les proportions de cette polarisation changent pour que la crise de régime devienne une crise politique et sociale dont la portée – on nous l’annonce souvent – ne manquerait pas de nous surprendre.
Le problème n’est pas constitutionnel
Si ces faits sont avérés, comment les expliquer ? Certains considèrent que les causes se situent ailleurs et que nous faisons fausse route en posant le problème sur le terrain constitutionnel. Le problème est ailleurs, cela peut vouloir dire qu’il est lié : à l’évolution de l’individualisme et des logiques particularistes – notre problème serait donc un problème de civilisation, non de Constitution ; à la décomposition de la souveraineté politique des États ; aux problèmes d’injustice sociale ; à une logique de classes ; à une situation politique contingente.
Comme nous l’indiquions en commençant, si l’on considère qu’il faut poser le problème sur un plan structurel, cela implique évidemment que l’on ne peut expliquer la crise présente en termes exclusivement contingents, en la renvoyant à une combinatoire plus ou moins subtile de circonstances passagères : tel responsable politique, tel rapport de forces, tel calendrier, tel agenda. On peut comprendre ce type d’analyse de la situation, tout en jugeant qu’il est loin d’épuiser la question. Des personnalités ou des groupes peuvent certes peser, pour le pire ou le meilleur, sur le cours des événements. Une démocratie ne peut toutefois se permettre d’attendre que le pire soit passé ou que l’exemplaire se généralise. Elle doit en premier lieu reposer sur des institutions, des procédures, des possibilités pratiques conformes à ces exigences et aspirations, non simplement sur les particularités des individus qui, à un moment donné, les investissent.
Affirmer cela ne permet toutefois pas encore de dire que l’heure est à la réforme constitutionnelle. Pour expliquer la crise démocratique que connaissent la France et, à des degrés divers, la plupart des sociétés occidentales, l’individualisme, la perte de souveraineté des institutions de l’État-nation et l’injustice sociale restent des candidats tout à fait sérieux. Au regard de ces circonstances, une réforme de la Constitution peut apparaître vaine, illusoire, voire dangereuse.
En France, il est arrivé que le débat public se polarise ainsi entre ceux qui considèrent que la question de la réforme des institutions est une nécessité et ceux qui estiment que cette préoccupation est nulle et non avenue, qu’elle manifeste, au mieux, une forme de « cécité sociale7 », au pire, la folie perverse de « bricoleurs institutionnels » qui s’amusent à relancer « le concours Lépine de la meilleure Constitution8 ». Ce type d’argument exprime des options qui peuvent fonctionner soit d’un point de vue historique, soit d’un point social ; les deux approches pouvant évidemment être complémentaires. Tâchons d’en restituer rapidement la logique.
L’effet repoussoir de l’instabilité gouvernementale
Il faut tout d’abord comprendre les raisons historiques qui peuvent susciter la méfiance, voire la défiance de ceux qui s’opposent au principe même d’une réforme constitutionnelle de grande ampleur. Rappelons simplement à cet égard que, pour bon nombre d’observateurs de la vie politique et d’exégètes de son histoire, la longévité de la Ve République a été une surprise bienvenue. Cette Constitution est venue en effet mettre un terme à une époque de très grande instabilité politique, à un moment où l’on ne croyait guère la chose possible. Rappelons que les sentiments dominants en 1958 étaient, en effet, l’inquiétude et le scepticisme. De l’abrogation de la République par le maréchal Pétain, au nom de la Révolution nationale, en juillet 1940, à la réforme du mode d’élection du Président de la République en 1962, l’histoire constitutionnelle de la France ne fut qu’une suite ininterrompue de bouleversements institutionnels, associés à des crises profondes de légitimité des pouvoirs en place. Le contexte présidant à la naissance de la IVe République fut d’ailleurs si tourmenté, que cette dernière se trouva d’emblée marquée du sceau de la précarité9. À cela vint s’ajouter le fait que le poids des habitudes et le contexte politique, favorable aux élus et aux formations du centre, reconduisirent le régime à certaines des pratiques de la République. L’impuissance législative, l’instabilité gouvernementale du régime furent alors telles que ce dernier ne put surmonter les épreuves que lui infligea, entre autres, le processus de la décolonisation. Sur les douze ans que dura le régime, la France connut vingt-quatre gouvernements au total et ne put être gouvernée que « par secousses » selon la formule célèbre d’E. Faure.
La Constitution de 1958 avec sa révision de 1962 a mis un terme à cette instabilité. Aussi peut-on tout à fait comprendre les inquiétudes de ceux qui s’opposent à tout projet de révision d’un « équilibre » constitutionnel si péniblement acquis. Cette position comporte un élément de vérité. Personne ne songera à contester les bienfaits avérés d’une Constitution qui nous aura tout de même – quoi que nous en pensions par ailleurs – conduit jusque-là sans trop de drames, ni de violence, et aura même fait la preuve de sa plasticité lors des épisodes de cohabitation10. Alors que le sentiment dominant en 1958 était que l’on « sortait du provisoire pour entrer dans le précaire », selon le mot de Léon Blum, nous constatons aujourd’hui que nous la Constitution a tenu bon, et ce en dépit des crises politiques majeures que nous avons connues et des évolutions profondes liées notamment à la modification des rapports de souveraineté à l’échelle de l’Europe et du monde. On peut bien sûr tirer de cette histoire constitutionnelle tourmentée, un argument contre la Ve République, en déplorant notamment les conditions plus qu’insatisfaisantes dans lesquelles elle fut élaborée11. Mais n’oublions pas, ce faisant, que d’autres parviennent à y voir un argument en sa faveur. Les conditions présidant à la naissance de la Ve République lui ont imprimé la marque du compromis, du pragmatisme, et parce qu’elle reste, en raison de cette histoire même, en deçà des formes pures, elle possède les moyens de s’adapter à des conjonctures politiques très diverses. Ainsi va l’argument de la plasticité féconde de notre Constitution12.
Adossés à cette histoire mouvementée, nous pouvons parfaitement comprendre les réticences qui s’expriment face à la perspective d’ouvrir un énième chapitre constituant. De ce point de vue, on n’ira pas nécessairement jusqu’à soutenir que l’actuelle Constitution est satisfaisante, parfaitement adaptée à la situation ou aussi satisfaisante qu’elle puisse être, mais on s’accordera au moins à souligner que la question constitutionnelle n’est pas prioritaire, qu’elle serait même dérisoire au vu des autres problèmes que connaît notre société (effets de la mondialisation, montée des extrémismes et des fondamentalismes, précarisation des conditions d’existence, etc.).
Justice sociale et démocratie
Ainsi le refus de la réforme constitutionnelle ne se nourrit-il pas seulement d’histoire ; il prend également sa source dans la crainte que la volonté légitime d’améliorer le caractère démocratique des institutions ne tende à se muer en une sorte de fétichisme juridique dont pourrait résulter un oubli coupable : celui de la justice sociale. De fait, une démocratie ne repose pas simplement sur des procédures institutionnelles et la protection de libertés et de droits fondamentaux. Avec Marx, nous dirions ici, dans une autre perspective, que « la constitution en général n’est qu’un élément de l’existence d’un peuple, que ce n’est pas la constitution politique qui détermine l’État comme si elle était une puissance indépendante13. » Ces procédures, ces libertés, ces droits forment une condition nécessaire qui demeure néanmoins largement insuffisante.
Il faudrait donc se convaincre qu’il n’existe pas de baguette magique institutionnelle grâce à laquelle nous pourrions transformer notre régime de plomb en démocratie d’or fin. Une Constitution démocratique ne suffit pas à faire advenir une société démocratique ou, pour le dire autrement, la question constitutionnelle ne saurait se substituer à la question sociale. Une démocratie ne peut en effet durablement s’accommoder de l’injustice sociale. Lutter contre ses visages multiples devrait contribuer directement, profondément, à améliorer les conditions d’exercice de la citoyenneté. Cette démocratisation de la société ne passe donc pas seulement par une amélioration des institutions politiques visant à permettre aux individus privilégiés, ou simplement relativement privilégiés, de mieux participer à la vie politique. Cette démocratisation passe aussi par la mise en place de politiques qui feront en sorte que des individus, ayant aujourd’hui renoncé, par dépit autant que par défiance, à la citoyenneté, puissent se trouver en position de vouloir exercer les droits politiques qui, formellement, sont les leurs.
Nous ne devrions donc pas espérer, par la grâce d’une réforme constitutionnelle, améliorer décisivement les conditions de la participation démocratique, mais il faudrait mettre en œuvre les politiques sociales et culturelles qui placeraient un plus grand nombre d’individus en position de vouloir participer à la vie politique locale, nationale et européenne. Il faudrait, autrement dit, penser en termes d’extension réelle le problème de la participation politique, afin d’inclure notamment ceux dont les intérêts sont, en l’état actuel du système, si mal représentés.
Que l’on y voie un danger ou – pour les critiques les plus généreux – une simple erreur d’appréciation dans l’ordre des priorités politiques, on s’accorde donc pour affirmer que la question constitutionnelle ne se pose tout simplement pas.
Nous retrouvons donc ici l’alternative dont nous esquissions le principe en commençant entre les partisans de la question constitutionnelle et les promoteurs de la question sociale. La polarité est évidemment moins marquée que notre reconstruction du débat pourrait donner à le penser : il arrive que les partisans de la réforme constitutionnelle n’ignorent pas le sérieux des problèmes sociaux et l’on observe que les partisans de la question sociale ne sont pas toujours hermétiques aux problèmes d’ingénierie constitutionnelle. L’opposition est cependant bien présente et le fait qu’elle se cristallise sur la question de la définition des priorités ne lui enlève nulle vigueur.
De fait la question sociale et la question démocratique ne saurait être séparées14. Améliorer la qualité démocratique des institutions et des procédures n’élèvera la valeur de la liberté sociale et politique que si les conditions socio-économiques d’existence de ceux qui doivent en faire usage non seulement n’y font pas obstacle mais l’encouragent. Inversement, les politiques redistributives visant l’égalisation des conditions ne pourront être ambitieuses que dans la mesure où le système politique qui préside à leur définition et à leur mise en œuvre apparaîtra légitime. Or, parce qu’elles se révèlent limitées par la conception de la citoyenneté sur laquelle elles se fondent, aucune des propositions de réformes constitutionnelles de la Ve République qui, depuis 1958, se sont succédé, ne paraît de nature à atteindre les objectifs visés. Celles-ci indiquent des directions parfois intéressantes, mais pour l’essentiel ne se donnent pas les moyens de s’y engager vraiment. Pour ce faire, il faudrait en effet prendre acte, préalablement, de la nécessité de reposer le problème de la revitalisation de notre démocratie sur des bases radicalement nouvelles. Le plus urgent paraît être, à ce titre, de déployer plus largement la question de la citoyenneté, afin qu’elle puisse porter au-delà des seuls problèmes de dysfonctionnement du régime représentatif actuel. En intégrant systématiquement l’idée d’une multiplicité des modalités et des échelles (locale, nationale et européenne) de la citoyenneté, nous pourrions peut-être mieux mesurer l’ampleur des évolutions que requiert une dynamisation véritable de la vie démocratique.
Mutations de la citoyenneté
Commençons par écarter le « mythe du citoyen passif » qui repose essentiellement sur le constat de la hausse des taux d’abstention, assortie d’une appréciation « décliniste », « pessimiste » ou « nostalgique » de la situation politique15. Cette pensée du déclin ou du recul civique n’est pas sans effectivité sociale ; elle entre en parfaite consonance avec les analyses consacrées aux ravages de l’individualisme moderne et aux méfaits associés au repli généralisé et consumériste sur la sphère privée16. Ce point de vue contient une part de vérité. Il serait absurde de nier en effet qu’entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, l’abstention a progressé dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, à l’exception du Danemark17. Il faut cependant relever en même temps que ce désintérêt pour les échéances électorales est d’une portée que vient significativement limiter le fait que le taux d’inscription sur les listes électorales soit, pour sa part, resté stable. Il était de 11 % en 1982, de 9 % entre 1988 et 1997 et de 10 % en 200218. Si la dépolitisation était aussi importante qu’on le prétend parfois, on peut supposer qu’elle se traduirait aussi par une diminution du taux d’inscription.
Les problèmes que pose la tendance à l’absolutisation du critère de l’abstention pour juger de la vitalité démocratique d’un régime politique sont multiples. Cette tendance nous empêche, d’une part, d’orienter la réflexion dans d’autres directions et, d’autre part, de rendre intelligibles de très nombreux phénomènes. Si l’on en reste à ce critère, on remarque par exemple qu’il est très difficile d’expliquer de manière satisfaisante les très fortes variations que l’on a pu observer en France lors des certaines élections. On est, pour en rendre compte, obliger de recourir à l’idée peu convaincante, et parfois méprisante, de la volatilité croissante de l’électorat. Notre démocratie aurait adopté le spasme comme mode de fonctionnement par défaut.
A vrai dire, les choses paraissent plus claires si l’on adopte une hypothèse de bon sens : les citoyens français ne participent pas à toutes les élections … uniquement à celles qui ont une signification et un enjeu politiques. Ce point de vue permet de déplacer le problème, puisqu’il nous invite à nous interroger dès lors sur la légitimité d’un régime politique qui ne paraît plus en mesure de produire des options chargées de sens pour les citoyens. Il n’y a de passivité du citoyen que parce que l’on interprète la citoyenneté restrictivement en référence à l’éventail des actions visant le renouvellement, au plan national, des représentants politiques (vote, adhésion à un parti politique), et que l’on néglige les formes d’implication politique qui sont d’autant plus soutenues qu’elles s’inscrivent dans un registre identifié comme étant « hors-système ».
La perception du problème serait bien différente si l’on prenait acte qu’il faut intégrer, dans notre définition de la citoyenneté, un ensemble d’actions, telles que la participation à des manifestations ou à des « opérations » porteuses d’enjeux politiques, la signature de pétitions, l’envoi de courriers à des responsables politiques, l’appel au boycott de tel ou tel produit, l’engagement associatif, notamment dans des organisations proches de l’univers syndical et politique, humanitaire et environnemental.
Les éléments dont nous disposons, à ce titre, pour la France, semblent accréditer l’idée que le civisme n’y est pas sur la voie du déclin, bien au contraire. On constate en fait que le monde associatif bénéficie d’un très grand capital de confiance, une grande majorité de français estimant même que les associations expriment mieux les attentes des citoyens que les syndicats ou les partis politiques19. De même les diverses études sur la question attestent – avec quelques différences de grandeur parfois – une augmentation du taux d’adhésion des Français à une ou plusieurs associations, un rajeunissement relatif et une certaine démocratisation de l’engagement associatif20. Il est bien évident que l’essentiel de cet engagement associatif reste tourné vers des activités sportives, culturelles et de loisirs. Pourtant, il est également intéressant de constater, par le rapprochement de deux études réalisées respectivement en 1998 (CREDOC) et en 2000 (CSA), que la part de l’adhésion à une association dont l’action est relative à la santé et à l’action sociale, à l’aide aux démunis (défavorisés), à l’aide sociale délocalisée, à la lutte contre le chômage et à la prévention contre la délinquance, est passée sur cette période de 11 à 24 % ; que pour les associations de défense de l’environnement, elle est passée de 3 à 9 % ; que pour les associations humanitaires et de solidarité internationale, elle est passée de 3 à 8 %; et que pour les associations de défense des droits de l’homme et de lutte contre le racisme, elle est enfin passée de 2 à 7 %. Voilà qui devrait nous inviter à réfléchir à deux fois avant de brandir les notions de fragmentation sociale, de passivité et d’indifférentisme civique.
De manière générale, les données statistiques recueillies dans ce domaine paraissent corroborer la thèse d’une mutation de la citoyenneté, plutôt que celle de son déclin. Il faut certes demeurer prudent et résister à toute forme d’optimisme naïf – certaines évolutions peuvent, en effet, encore apparaître comme étant de nature contradictoire21 –, ce serait pourtant faire preuve, pour le coup, de « cécité politique » que de ne pas percevoir combien est significatif le fait qu’entre les années 1980 et les années 2000, le nombre de personnes déclarant avoir signé une pétition, participé à un boycott, pris part à une manifestation autorisée ou à une grève sauvage, occupé des bureaux ou des usines ait augmenté22. De même qu’il serait hasardeux de n’envisager ces mutations que comme autant de symptômes d’une crise politique. Contrairement au mythe tenace de l’absence de politisation des jeunes, c’est même au niveau de ces générations que se manifestent les augmentations les plus importantes. La crise politique paraît donc relever davantage d’une crise de la représentation politique et de l’action publique institutionnelle23, que d’une crise de la citoyenneté elle-même. Si l’on se place sur le terrain de l’analyse normative, l’enjeu pourrait donc être de déterminer, à la lumière des données indiquées précédemment, les formes démocratiques qu’appellent les idéaux à l’œuvre dans cette évolution des pratiques de citoyenneté.
Démocratie de la connaissance
Connaissances et démocratie
Comme l’écrivait justement John Dewey : « Les mêmes forces qui ont apporté les formes du gouvernement démocratique – le suffrage universel, les membres de l’exécutif et les législateurs choisi par le vote à la majorité – ont aussi apporté des conditions qui font obstacles aux idéaux sociaux et humains requérant l’utilisation du gouvernement comme l’instrument véritable d’un public inclusif et fraternellement associé. “Le nouvel âge des relations humaines” ne dispose d’aucun mécanisme politique digne de lui. Le public démocratique est encore largement incohérent et inorganisé24. ».
Écrites en 1927, ces lignes conservent une évidente actualité. Elles nous mettent en demeure de réinvestir le champ de la théorie normative de la démocratie, pour identifier et élucider le sens des évolutions en cours et s’appliquer à déployer le potentiel démocratique d’une citoyenneté dont l’unité et la cohérence d’ensemble est à repenser.
Ces dernières années, la réflexion politique s’est polarisée sur les manières d’envisager et articuler délibération et participation citoyennes. Cette abondante production théorique peut être abordée à la lumière du questionnement de Dewey quant à la forme que peut emprunter le public démocratique et aux obstacles qu’il lui faut pour cela surmonter. Dans la diversité des perspectives qu’elle recouvre, cette production a en partage le constat des insuffisances des régimes représentatifs actuels. Reconnaître, dans le cas de la France, que ce régime ne permet pas d’exprimer les potentialités du public démocratique, c’est convenir qu’il ne s’agit pas seulement de renforcer les pouvoirs du parlement, d’améliorer la représentativité des élus, d’œuvrer pour une complète indépendance du pouvoir judiciaire ou d’instaurer une véritable responsabilité de l’exécutif. Ces mesures sont nécessaires, mais non suffisantes. Pour donner au questionnement sa pleine mesure, il faut en outre s’interroger sur les limites de principe des procédures et des conceptions du gouvernement représentatif et de la règle majoritaire dont ce dernier dépend. Une telle démarche invite à envisager une diversification institutionnelle des modalités de participation citoyenne aux processus d’élaboration de la décision publique (aux différents niveaux de territorialité où ils se déploient). L’hypothèse étant que ce n’est qu’en ressaisissant la multiplicité des modalités et des échelles de la citoyenneté, avec le souci d’expliciter les conditions institutionnelles de la délibération et de la contestation, que nous pourrons espérer réaffirmer l’unité conceptuelle de la citoyenneté et, au-delà, celle de la communauté politique.
Parmi les théoriciens qui se sont intéressés à la démocratie délibérative, James Bohman est sans doute l’un de ceux qui offre le plus de garanties à cet égard. Dans ses travaux consacrés à la délibération publique, il s’attache à montrer que les conceptions délibératives de la démocratie peuvent ne pas être aussi irréalistes et impraticables qu’on le prétend souvent.
Dans cette perspective, on soutient en règle générale qu’il est crucial que les citoyens se voient offrir, dans des termes qui ne sont pas ceux de la négociation, la possibilité de « mettre à l’épreuve leurs intérêts et leurs raisons dans le cadre d’un forum public », avant que ne soit prise la décision publique dont on attend qu’elle incarne une certaine généralité25. Les critiques rétorquent que l’hétérogénéité sociale, politique et culturelle est un démenti brutal à la communauté d’intérêts que présupposerait cette approche et que cette conception de la démocratie porte les stigmates d’un élitisme éminemment contestable.
Contre un tel scepticisme, Bohman affiche une forte ambition théorique : contribuer à l’élaboration d’une conception de la démocratie qui s’appuie sur des dispositions délibératives tout en tenant compte des présentes circonstances culturelles et sociales (hétérogénéité et complexité sociales). Cette perspective donne à son entreprise un caractère distinctif. C’est en effet sur la base d’un engagement fort en faveur d’une articulation de l’analyse sociale et de l’analyse normative, informé chez lui par son rapport aux traditions du pragmatisme et de la théorie critique, qu’il en vient à placer la production de savoirs au cœur de la définition et de la justification du dispositif démocratique. Il l’affirme avec force : un tel travail d’élaboration implique que soient prises en charge des questions d’ordre strictement normatives, mais il suppose aussi une meilleure connaissance des « faits sociaux qui, à l’heure actuelle, affectent les possibilités de la délibération26. » Et d’évoquer à ce titre « le pluralisme culturel qui peut entraîner des conflits moraux sérieux et durables, les importantes inégalités sociales qui font qu’il est difficile pour bon nombre d’individus de participer de manière effective à la prise de décision publique et, enfin, la complexité sociale qui nous impose de réviser les idées que nous nous faisons de ce qui constitue un forum, afin d’intégrer des sphères publiques importantes mais dispersées27. » Ne pas disposer de ces connaissances, c’est rendre vaine toute volonté de renouveler la configuration institutionnelle des pratiques démocratiques.
D’un point de vue méthodologique, ce travail requiert la combinaison de réflexions d’ordre normatif et d’analyses relevant de la recherche en sciences sociales. Ailleurs en Europe, de tels travaux ont été entrepris. En mars 1998, par exemple, à l’initiative du gouvernement norvégien, un groupe de cinq chercheurs en sciences sociales, dirigé par Øyvind Østerud, professeur de sciences politiques d’Oslo, a ainsi été constitué pour coordonner un vaste programme pluridisciplinaire de recherches (Étude norvégienne du pouvoir et de la démocratie), dont l’objectif était de proposer un diagnostic extrêmement précis de l’état de santé de la démocratie norvégienne28. Durant les cinq années que dura ce programme, quasiment tous les thèmes concevables ont fait l’objet d’études : le rôle des organisations politiques, des syndicats, celui des institutions judiciaires, les relations entre le monde économique et le monde politique, la démocratie locale, le rôle des associations et des groupes de pressions, les dimensions symboliques de l’exercice du pouvoir, les relations hommes/femmes, le statut des minorités, l’effet du pluralisme culturel, l’influence des normes supranationales, la mondialisation, le rôle des expert, celui des médias, les inégalités sociales et culturelles, etc.. In fine, le programme a donné lieu à une cinquantaine de publications et à la formulation d’une importante série de recommandations29. Si cette étude gigantesque livre en conclusion un diagnostic inquiétant sur l’état de la démocratie norvégienne, elle se révèle aussi en mesure de préconiser des réformes précises et informées de l’infrastructure démocratique. S’inscrivant en outre dans une durée lui permettant d’échapper à une approche partisane du problème, cette étude a aussi eu l’immense mérite d’organiser sur cinq ans un débat public sur les institutions démocratiques du pays30. Diagnostic et prescription présentaient ainsi des zones de recoupement non négligeables. C’est, en France, d’un tel moment d’analyse normative appliquée et de description sociale dont nous avons d’abord besoin. Cette étude norvégienne, sans précédent31, nous offre l’exemple de ce qu’il est possible d’accomplir en ce domaine.
Aussi féconde soit-elle, la démarche destinée à promouvoir une démocratie plus inclusive gagnerait cependant à être elle-même plus inclusive. A travers elle, c’est l’idéal d’autonomie démocratique qui se trouve visé. Or cette autonomie ne peut avoir la consistance requise que dans la mesure où l’ordre politique est animé par un usage public de la raison32 inscrit dans le cadre d’une souveraineté populaire effective. Selon cette perspective, c’est donc bien le jugement critique de citoyens libres et égaux qui doit venir déterminer la légitimité des décisions publiques. A cet idéal d’autonomie, on oppose bien souvent la complexité d’un monde dont seules les théories « réalistes » de la démocratie, de Max Weber à Walter Lippmann ou Niklas Luhmann, auraient pris la mesure33. Cette complexité, résultant des forts niveaux d’interdépendance liés à la mondialisation et à la division du travail, de la sophistication des opérations de la finance, du développement constant de nouvelles technologies, de l’intensification du pluralisme, etc. – complexité sociale à laquelle répond la complexité de la psychologie humaine –, semble placer la décision publique hors de notre portée. La souveraineté populaire serait ainsi, sans surprise, la « première victime de la complexité34 ». Se trouverait ainsi vidée de toute substance l’idée même d’une organisation sociale reposant sur les opérations d’une volonté politique unifiée, la complexité disqualifiant la forme d’’intentionnalité que la démocratie requiert35.
La perspective que John Dewey nous invite à explorer est toute autre. Pour lui, la complexité n’est pas seulement un problème dont la démocratie ne pourrait venir à bout. Elle en est aussi le signe le plus manifeste, en ce sens qu’elle procède de la reconnaissance de l’autonomie des agents et du souci de maintenir une certaine différenciation entre la société civile et l’Etat. Prendre en compte cette complexité, ce n’est pas chercher à réduire toutes les formes qu’elle peut prendre comme peuvent tenter de s’y employer les théories non démocratiques du politique, c’est au contraire prendre au sérieux la place des publics au cœur des institutions sociales et déterminer, à partir d’une conception mieux assurée des pouvoirs et des limites de la raison ou de l’intelligence, le type d’enquête qu’il faut encourager pour que la connaissance de la démocratie puisse satisfaire aux exigences d’une connaissance démocratique.
Connaissance démocratique
La démocratie, en France, opère incontestablement sur la base d’une citoyenneté de « basse intensité36 » pour des raisons qui tiennent en partie aux limites démocratiques de l’ordre constitutionnel. Réviser la Constitution de 1958 – en intégrant ce faisant l’idée qu’une démocratie est tout autant affaire de processus que de stabilité – est donc une condition, sinon suffisante, du moins nécessaire. Pour être entrepris à bon escient, ce travail de révision doit s’appuyer sur une connaissance factuelle détaillée, située, des conditions d’exercice d’une souveraineté transformée en France, dans les villes, dans les régions, au niveau national et européen.
Les Constitutions peuvent beaucoup pour la démocratie, encore faut-il qu’elles se nourrissent d’une connaissance précise de la société à laquelle elles ambitionnent de donner forme politique. À une époque où le « système social » n’avait pas la complexité que nous lui connaissons aujourd’hui, Rousseau nous mettait déjà en garde : « Comme avant d’élever un grand édifice l’architecte observe et sonde le sol, pour voir s’il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes lois en elles-mêmes37 ». Aujourd’hui il ne s’agit déjà plus d’« inventer » une nouvelle citoyenneté, mais de prendre la mesure des formes que, parallèlement à ses manifestations traditionnelles (le vote, le soutien à un parti politique), elle a déjà entrepris de conquérir38. Les ignorer, ne pas les soutenir ni les encourager, c’est ne pas saisir la chance qui est offerte de penser les normes, les valeurs et les pratiques qui composent la relation nouvelle susceptible de s’instaurer entre la citoyenneté et la multiplicité des espaces où elle a vocation à exister. Pour ce faire, il importe toutefois de s’émanciper de la figure tutélaire du « sage instituteur » afin d’inscrire la démocratie dans le processus même qui doit en établir le diagnostic. Nous rencontrons là ce que John Dewey appelait « le problème de la méthode39 », problème sur lequel pivote notre analyse et à l’examen duquel il nous faut donc nous attacher un peu.
L’inclusion épistémique est la condition pour que le public démocratique puisse se « découvrir » et « s’identifier » dans les formes qui sont aujourd’hui les siennes, mais c’est aussi le plus sûr moyen de ne pas réduire la complexité des problèmes réels, comme pourraient être tentés de le faire de purs théoriciens ou des technocrates hors sol imaginant que la vérité d’une description se mesure à la simplicité que lui confère la distance que l’on peut mettre entre elle et la pratique qu’elle prétend désigner.
Pour percevoir la force d’une telle intuition, et ses implications politiques, voyons quel enseignement tirer de la façon dont Dewey comprend le rapport entre vérité et démocratie.
Comment se justifie le recours à la notion de conversation démocratique dans la philosophie politique de Dewey ? Pour l’apercevoir, il convient tout d’abord de prendre acte que, pour Dewey, le fait de l’association ne produit pas une société. Cette dernière exige « la perception des conséquences et d’une action conjointe et du rôle distinctif de chaque élément qui le produit » ; c’est alors qu’elle peut créer « un intérêt commun, c’est-à-dire une préoccupation de la part de chacun pour l’action conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent40. » Quand d’importants changements se produisent, par exemple la formation d’un « mode d’association économique [qui] exerce un pouvoir oppressif et sans borne », un groupe peut se trouver « en conflit avec les vieilles institutions politiques et avec leurs exigences ». La difficulté est alors de trouver, pour neutraliser ce pouvoir oppressif, le moyen de « reconstruire les voies et les formes par lesquelles les hommes s’unissent en vue d’une activité sociale ». Si Dewey met en avant la notion de réajustement, ce n’est pas pour inviter les citoyens à se soumettre à quelque pouvoir oppressif ; le réajustement se présente au contraire comme la recherche d’une « libération plus équitable des pouvoirs de tous les membres individuels de tous les groupements41. » L’enjeu est donc de faire le meilleur usage de la « grande masse d’énergie intellectuelle » que recèle la société, en identifiant comme objet d’enquête les « conséquences, dans des conditions données, de telle distribution particulière de libertés et d’autorités spécifiques », ainsi que « la manière de modifier telle distribution afin que celle-ci provoque des conséquences plus désirables. » Ainsi pourra être produite la conscience commune des déséquilibres et des moyens de les surmonter :
Les individus se retrouvent enfermés et frustrés quand quelque mode d’association institutionnalisé devenu dominant confisque toutes leurs potentialités. Ils peuvent croire qu’ils réclament une liberté purement personnelle, mais ce qu’ils font est de faire naître une plus grande liberté pour prendre à d’autres associations, de sorte que leurs potentialités individuelles puissent être libérées et que leur expérience personnelle puisse être enrichie. La vie a été appauvrie non par une prédominance de la « société » en général sur l’individualité, mais par la domination d’une seule forme d’association – la famille, le clan, l’église, les institutions économiques – sur d’autres formes réelles et possibles42.
Pour Dewey, on le sait, il importe de ne pas se focaliser sur des « problèmes artificiels » ; cela pourrait signifier, dans le cas qui nous occupe, qu’il est souhaitable de ne pas s’enferrer dans un dualisme qui opposerait des options, identifiées l’une à la Ve République l’autre à une éventuelle VIe, mais de privilégier au contraire une approche de type déflationniste entièrement et pragmatiquement soucieuse de détails, évolutionniste de facture, moins acharnée à construire de belles antinomies qu’à affronter la complexité des médiations et débusquer la signification des gradations ; capable, autrement dit, de voir que, sur la question du rapport de l’individu à la collectivité par exemple, est à l’œuvre « une redistribution continuelle, d’un côté, des intégrations sociales, et de l’autre, des capacités et des énergies individuelles43 ».
Ce serait faire erreur que de penser que cette approche de l’ordre constitutionnel donne congé à la notion de choix et à une certaine forme de volontarisme politique. Simplement ce choix et cette volonté sont à resituer au cœur d’un processus que dynamise la recherche d’un agencement satisfaisant. A cet égard, la perspective est proche de celle que défendait John Stuart Mill, quand il renvoyait dos à dos les théories politiques mécanistes et organiques44, à ceci près que, dans le cas de Dewey, la place du choix (et par conséquent le refus de tout fatalisme) est réaffirmée du cœur même de son évolutionnisme. Pour reprendre l’image que Mill emprunte à Walter Scott, pour lui aussi les institutions politiques ne sont pas comme des arbres qui poussent pendant que les hommes dorment. Cette réaffirmation s’inscrit toutefois dans une perspective évolutionniste qu’il importe de comprendre elle-même historiquement45. Dewey est on ne peut plus clair sur ce point : il faut se défier de la présupposition de « constantes fixes », car « toute logique de ce type est fatale à l’enquête sociale libre et expérimentale46 ».
Il ne s’agit pas seulement d’observer des faits empiriques, mais de résister à la tentation d’intégrer les résultats de ces observations dans des « rubriques toutes faites et de seconde main47 ». Sont donc à proscrire les méthodes qui, sur les questions sociales, font appel à des logiques purement causales. Celles-ci sont en effet caractéristiques des approches dites « absolutistes » qui tendent à se concentrer sur les seules relations logiques entre concepts et finissent toujours par « renforcer le règne des dogmes ». Il convient bien plutôt de privilégier la recherche des corrélations d’événements, et si la référence à l’idée de loi appliquée au social doit demeurer, c’est uniquement en tant que « corrélation stable de changements ».
Pensée et croyances doivent être « expérimentales, et non absolutistes », écrit Dewey. Ce qui ne signifie pas qu’il s’agit d’imiter exactement la méthode d’expérimentation pratiquée en laboratoire, mais, en premier lieu, que « les concepts, les principes généraux, les théories et les développements dialectiques qui sont indispensables à toute connaissance systématique soient formés et mis à l’épreuve en tant qu’outils d’enquête » et, en second lieu, que « les mesures politiques et les propositions d’action sociale soient traitées comme des hypothèses de travail, non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide. » Ces mesures politiques pourront ainsi être dites « expérimentales au sens où l’on admet qu’elles soient sujettes à une observation constante et bien outillée des conséquences qu’elles produisent quand on agit sur elles, et qu’elles soient sujettes à une révision prompte et flexible à la lumière des conséquences observées48. » Pour Dewey, les sciences sociales, pour autant qu’elles respectent ces deux stipulations, « pourraient former un dispositif capable de conduire les investigations, d’enregistrer et interpréter (organiser) leurs résultats ».
Il ne faudrait pas en conclure cependant que la multitude doive demeurer, à ses yeux, extérieure au processus d’enquête. Sans doute Dewey n’est-il pas, sur ce point, aussi net et détaillé qu’Iris Marion Young quand celle-ci élabore les termes et les conditions d’une politique de l’inclusion épistémique49, mais l’on peut inférer de la vigueur avec laquelle il repousse l’hypothèse du gouvernement des experts, en laquelle il voit une simple « résurgence de l’idée platonicienne selon laquelle les philosophes devraient être rois50 », que cette reconnaissance de l’apport nécessaire de la recherche en sciences sociales ne saurait se muer en disqualification épistémique des masses. Dewey l’écrit avec force dans un passage que, pour son importance, nous choisissons de reproduire ici entièrement :
Une objection plus sérieuse consiste à affirmer que l’on devient plus aisément expert sur les questions techniques spécialisées, les questions d’administration et de mise en œuvre, qui postulent que les politiques générales sont déjà structurées de manière satisfaisante. On présuppose que les politiques préconisées par les experts sont pour l’essentiel à la fois sages et bienfaisantes, c’est-à-dire qu’elles sont structurées pour préserver les intérêts véritables de la société. L’objection décisive opposable à tout gouvernement aristocratique est qu’en l’absence de voix articulée émanant des masses le meilleur ne reste pas et ne peut rester le meilleur, le sage cesse d’être sage. Il est impossible pour les intellos (high-brows) de conserver le monopole de la connaissance nécessaire pour la régulation des affaires communes. Plus ils en viennent à former une classe spécialisée, plus ils se coupent de la connaissance des besoins qu’ils sont supposés servir51.
C’est souligner que l’enquête appelle une constante collaboration des chercheurs et du public démocratique. Emprunter cette voie, ce n’est pas nier la complexité des systèmes et sous-systèmes qui constituent la société dans son ensemble, mais chercher à déterminer les modes d’articulation entre les savoirs spécialisés et les savoirs plus généraux. Le caractère ouvert de la méthode et le souci de ne pas l’appuyer sur des catégories antécédentes, et de toujours accepter de remettre en chantier jusqu’aux outils de l’analyse et de la réflexion vont dans le sens de la remarque judicieuse formulée par Iris Marion Young dans Inclusion and Democracy : il ne s’agit pas de s’en remettre à un « discours de l’inclusion » qui « présuppose un ensemble de procédures, d’institutions et de modalités de discours publics auxquelles les personnes exclues et marginalisées vont être associées sans que ne soient apportées à ces procédures, institutions et modalités la moindre modification52. » Si Iris Marion Young a en vue ici, dans la continuité de la réflexion menée dans Justice and the Politics of Difference53 les conditions d’une hospitalité plus grande à l’égard de la diversité des participants à la discussion publique, John Dewey, en un sens, nous porte plus loin encore en faisant droit à la diversité et à la nouveauté éventuelle des problèmes à venir. La méthode expérimentale ne fige aucun de ses outils et est ouverte à la possibilité qu’il faille, sous la pression d’un problème donné, redéfinir toutes les catégories d’analyse, y compris celles que vise actuellement la notion de diversité.
C’est à ce niveau de radicalité qu’il convient de situer le propos de Dewey, lorsqu’il affirme que le mérite de la démocratie est précisément de faire appel « à la consultation et à la discussion » pour dévoiler ce que sont les besoins à prendre en compte et les troubles sociaux auxquels il s’agit de mettre un terme54. Il défend la centralité politique de la question de la vérité, mais le fait dans des termes qui préviennent toute dérive technocratique et épistocratique55. L’auteur du Public et ses problèmes reprend et radicalise ainsi un motif aristotélicien : « Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse » : « Une classe d’experts est inévitablement à ce point coupée des intérêts communs qu’elle est vouée à devenir une classe animée par des intérêts privés et porteuse d’une connaissance privée, ce qui en matière sociale ne constitue absolument pas une connaissance56. » Il ne s’agit pas pour autant, avec cette critique de l’épistocratie, de donner voix et, par principe, raison aux majorités. C’est en effet à des minorités que l’on doit bien souvent – toujours, pense même Dewey57 – les idées valables et nouvelles. Ce qui importe c’est de replacer les détenteurs de savoirs spécialisés au cœur de la société et de penser en termes de continuité épistémologique ce que l’on pourrait être tenté de concevoir de manière dualiste, théorie versus pratique ou savoirs versus non-savoirs. Avec le pragmatisme de Dewey, ce qui compte, c’est que la multitude puisse prendre possession de toute idée valable et nouvelle qu’elle contribue à définir. Bref, « tout gouvernement par les experts » est condamnable parce qu’il « ne peut être qu’une oligarchie administrée au bénéfice de quelques-uns58. »
Selon Dewey, les individus doivent donc pouvoir participer librement à la discussion, exprimer leurs besoins, et ils seront, en dernier ressort, les mieux à même de « juger la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes59. » La disponibilité de la connaissance est donc un enjeu démocratique majeur : « Aucune faculté innée de l’esprit, écrit Dewey, ne peut pallier l’absence de faits. Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l’intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale. »
Sans doute l’insistance de Dewey sur les vertus politiques de la relation en-face-à-face nous laisse-t-elle en deçà des difficultés qu’il faudrait affronter pour penser les nouvelles échelles – notamment supranationales – de production de la décision publique ou – autre exemple – l’apport démocratique éventuel des nouvelles technologies de l’information et de la communication60. Dewey énonce cependant en toute clarté les conditions d’une enquête réussie : celle-ci ne saurait s’accommoder d’un public démocratique fantôme.
L’enquête à laquelle la société doit prendre une part active doit permettre à celle-ci de se découvrir et de s’identifier ; à la faveur de cette enquête, le public démocratique va pouvoir s’aviser de lui-même, non de manière abstraite, par le recours à des catégories antécédentes, mais concrètement par la détermination des troubles qui gênent sa constitution en tant que public démocratique sur tel ou tel problème spécifique. En ce sens, l’analyse pragmatique des problèmes « expériencés » contribue à la formation du public démocratique et, à ce titre, la connaissance, dont ce public est le moteur aussi bien que la fin, peut être dite démocratique61.
Pragmatisme, conflit et démocratie épistémique
Cette centralité de la notion d’enquête dans la philosophie politique de John Dewey justifie de voir en cette dernière une contribution majeure à cette théorie épistémique de la démocratie qui a connu un renouvellement important depuis le milieu des années 198062.
Selon ces perspectives, le régime démocratique n’a pas seulement pour vertu de prendre au sérieux les préférences individuelles et collectives. Il vaut aussi par le souci d’organiser la discussion publique et la confrontation entre les différentes conceptions du bien commun. A cet égard, les instruments démocratiques apparaissent comme des biens instrumentaux, c’est-à-dire que nous pouvons en venir à éprouver le besoin de nous doter de telles institutions quand nous reconnaissons que certains objectifs (réaliser un objectif de justice sociale, déterminer la nature et les moyens en vue de la concrétisation d’un bien public, etc.) ne pourront pas être atteints sans coopération. Or cette dernière suppose que les individus puissent, du moins en référence à un secteur spécifique d’activité, concevoir et s’attacher à la mise en œuvre d’une stratégie commune.
Le degré d’implication requis par le déploiement de cette stratégie suppose évidemment que ses objectifs puissent sembler désirables pour tous. Le risque à cet égard est bien connu : que certains puissent faire défection au sens où ils chercheraient à éviter de supporter les coûts de cette stratégie tout en se mettant en position de bénéficier de ses bienfaits. D’où la nécessité, pour une société aux prises avec ces problèmes de coopération, de pouvoir compter sur un sentiment de confiance réciproque suffisamment robuste ou, lorsque celui-ci fait défaut, sur les garanties qu’est supposé apporter un système d’incitations et de contraintes suffisamment performant. Ce que la modernité politique nous a apporté de spécifique, c’est l’idée que ces formes de contraintes doivent faire l’objet d’une justification respectueuse de présupposés normatifs liés la notion d’égale dignité de chacun. C’est à cette condition que le système de contraintes et de contrôle envisagé pourra être collectivement accepté et soutenu. La question est donc de savoir comment produire ces règles « d’administration légitimes et sûres », pour reprendre la formule de Rousseau, susceptibles d’être imposées à tous les membres de la collectivité.
Plusieurs approches de cette question sont envisageables : une approche contractualiste (fondée sur l’existence d’un consentement des parties prenantes), une approche conséquentialiste (qui se fonde sur l’appréciation des effets des décisions collectives) et une approche procédurale (fondée sur le respect d’un ensemble de critères relatif aux opérations de la prise de décision collective)63. Toute théorie de la décision collective comporte évidemment une dimension procédurale, mais ce qui distingue les approches contractualiste et conséquentialiste de l’approche procédurale en tant que telle, c’est que l’une et l’autre font appel à des critères d’évaluation qui tiennent à une propriété de la décision collective elle-même et non pas simplement, comme dans le cas strictement procéduraliste, à une qualité de la procédure. Selon cette perspective, qui relève de ce que l’on a appelé un « populisme épistémique64 », le processus politique est affaire de jugements et non pas uniquement de préférences.
Dans le camp procéduraliste ainsi défini, on estime que le but d’une théorie de la démocratie est d’élaborer et de justifier les termes d’une juste procédure de production des décisions collectives. La démocratie est ainsi conçue comme un ensemble de dispositifs devant permettre l’agrégation des préférences individuelles en vue de la formation d’un choix social. La participation au processus politique, par exemple sous sa forme électorale, ne vise pas la détermination d’un jugement collectif, mais s’efforce de produire la représentation d’un choix social à partir de l’addition de préférences déjà constituées.
Par opposition, une théorie démocratique inspirée de Rousseau par exemple, ou faisant droit à l’interprétation qu’en a donné Kant(Kant, Métaphysique II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu (1797), trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1999, § 46. Pour des élaborations contemporaines des attendus et des possibilités ouvertes par cette conception du contrat, voir John Rawls, Une théorie de la justice (1971), trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987 et Thomas Scanlon, What We Ow To Each Other, Cambridge, Belknap Press, 2000.))), le vote a vocation à exprimer une volonté générale ou un intérêt public, de sorte qu’en respectant les lois qui en procèdent les individus ne fassent jamais que se soumettre à leur propre volonté. L’autonomie n’implique pas cependant le rejet de toute exigence épistémique. L’enjeu est bien sûr de trouver une justification robuste de l’articulation des deux.
Une telle justification ne va pas de soi. Il peut être tentant d’en rester en effet à l’idée qu’une décision collective est légitime si elle est correcte, au sens où elle respecterait un critère indépendant des considérations relatives aux conditions de sa production, par exemple un critère de justice. Dans ses formes les plus radicales, cette option pourrait se traduire par un refus de tout procéduralisme.
Cette approche peut toutefois sembler problématique en raison des nombreux désaccords qui peuvent exister dans une société sur le type de critère indépendant qu’il faut prendre en compte et sur son contenu exact. Il en résulterait une instabilité qu’a vocation à endiguer une approche procéduraliste65, dont l’intérêt serait de faire surgir et d’entretenir une forme de légitimité qui, se tenant au-delà d’une logique axée sur l’agrégation des préférences, est suffisamment robuste pour inciter toutes les parties prenantes à accepter le résultat de la procédure, y compris celles qui le jugent « incorrect » au regard de leur conception de la justice.
Cette double exigence trace les contours d’une conception de la démocratie qui devrait être épistémique et procédurale66. La position de Dewey, convaincue du caractère épistémique des questions morales auxquelles une collectivité doit chercher des réponses, nous semble précisément pouvoir être inscrite dans une telle perspective.
Comme nous l’avons vu, une conception procéduralo-épistémique de la démocratie inspirée du pragmatisme de Dewey ne se contente pas de postuler l’existence de décisions publiques plus ou moins adéquates, mais se définit aussi par une méthode dont l’objet est d’engager la société dans un processus d’amélioration constant de la qualité des décisions et de l’action publiques, ainsi que des critères à partir desquels on en juge. En ce sens, la volonté politique est soumise à un critère extérieur de vérité, faillibiliste mais opératoire67.
Cette perspective ne souffre-t-elle pas cependant d’un fort présupposé consensualiste qui lui ôterait toute pertinence pratique ? Nous défendons l’hypothèse que la lecture qui est ici proposée de l’œuvre épistémologique et politique de Dewey ne présuppose pas nécessairement une conception consensualiste du politique et la mise sous l’éteignoir du conflit68. En effet, il ne s’agit pas de nier l’existence d’intérêts sociaux fondamentalement divergents dans une société démocratique, mais de favoriser, fort d’une réévaluation pragmatiste du rapport de la connaissance et de l’action, l’exercice d’une pression forte sur la formation de la décision publique et l’impossibilité pour elle de se replier sur le sentiment de sa propre certitude. Comme le défendait Machiavel en son temps, si le conflit doit se voir reconnaître une valeur, c’est précisément en sa capacité à favoriser la formation de « bonnes lois69 ». Le conflit dégage cet horizon et l’obscurcit pas. Il nous semble que cela milite en faveur d’une théorie normative de la démocratie adossée à une exigence de dépassement du dualisme consensus/conflit permettant de neutraliser les défauts de chacune des options prise isolément (irénisme du consensualisme et difficulté de penser l’institution dans une perspective conflictualiste). A cet égard, la thématisation de la notion de contestation nous semble pouvoir jouer un rôle essentiel. La question étant de savoir sous quelles formes il pourrait être important d’en constitutionnaliser le principe et ses modalités.
Nous avons vu que Dewey refuse le règne des experts, conteste la pertinence du modèle oligarchique, qu’il soit organisé autour de la défense des intérêts d’une élite économique ou ceux d’une élite de savants. Mais sa démocratie n’est pas sans contrôle épistémique et social. L’enquête comme méthode de résolution des problèmes vient cadrer son évolution. Elle se définit par un expérimentalisme politique qui se justifie à la fois pour des raisons instrumentales (on peut en escompter une connaissance plus adéquate) et parce qu’il contribue, à ses yeux, au développement du public démocratique. Cet expérimentalisme implique une dimension de participation évidente. On peut envisager cette dernière en amont de la décision politique. C’est, assez classiquement, ainsi que Dewey l’entend, comme en témoignent ses analyses fameuses sur la règle majoritaire qui le conduisent à souligner que les mérites de cette dernière ne s’arrêtent pas au décompte des voix, mais par le travail de conviction, de connaissance, de persuasion qu’elle présuppose, en amont du vote. Constater qu’il existe une majorité est moins important que les étapes franchies en vue de sa formation. Et Dewey de faire valoir à ce titre le caractère fondamental « des débats préalables, [de] la modification des points de vue pour satisfaire les opinions des minorités, [du] fait que ces dernières sont relativement satisfaites du fait même qu’elles ont disposé d’une chance et qu’il est possible qu’elles forment une majorité la prochaine fois70. »
La centralité de ces aspects, que l’on retrouve dans le cadre des théories contemporaines de la délibération démocratique, est clairement affirmée dans l’œuvre de Dewey. La contestation n’y est en revanche pas thématisée en tant que telle. De fait, le langage de la révolution n’est pas, pour ce dernier, un langage familier71. Le recours à la violence ne lui semble pas non plus une option légitime en démocratie. L’usage de la force est, à ses yeux, critiquable par principe ; elle pose un problème de méthode ou plus exactement elle fait purement et simplement obstacle à la méthode, telle qu’il l’entend, parce qu’elle écarte par définition la discussion, la consultation et le travail de persuasion72. A la force brute, Dewey a toujours préféré l’enquête et l’intelligence comme instrument de réforme. Il ne faut pas en conclure toutefois que ses visées en matière de transformation sociale manquaient d’ambition. Dewey se revendiquait « radical », en arguant du fait que la radicalité se mesure à la nature et à l’ampleur des transformations visées plus qu’aux modalités par lesquelles on s’efforce de les obtenir73.
Si l’on admet la pertinence de la critique pragmatiste des dualismes, de son insistance sur les vertus d’une conception dynamique du politique et de l’ordre institutionnel, de sa promotion de l’intelligence et de l’action finalisée, de son expérimentalisme appliqué aux questions sociales et politiques ; si l’on prend au sérieux sa valorisation des pratiques et la cohérence de son attachement aux valeurs d’individualité et de liberté, ainsi que sa manière de repositionner la règle majoritaire dans une perspective qui excède la seule question du vote et justifie son importance en se fondant aussi sur son apport délibératif (autrement dit, la démocratie n’est pas qu’une affaire d’agrégation des préférences individuelles) ; si l’on est convaincu comme il l’était que la majorité ne s’oppose pas aux minorités comme la vérité s’opposerait à l’erreur et que les minorités ont bien un rôle essentiel à jouer dans la délibération, alors il est évident que l’on ne peut qu’être sensible à l’apport épistémique ex post de la contestation, pour autant que cette dernière soit bien ancrée dans une pratique donnée et procède de l’expérience d’un trouble74. Quand un collectif public d’expérience et de mobilisation se constitue à partir de l’expérience d’un problème apparu dans un champ de l’activité sociale, il est démocratiquement coûteux d’ignorer son apport éventuel aux progrès de la connaissance et de l’intelligence.
Nous avons vu que l’expérimentalisme se fonde sur la reconnaissance de l’importance épistémique de l’appréciation des conséquences, or qu’est la contestation sinon une manière de tirer les conséquences d’une évaluation des conséquences d’une évolution ou d’une décision publique. Si l’on en convient, il faut alors aussi admettre que toute organisation politique assumant un engagement démocratique fort, axé sur les valeurs épistémiques et politiques de la délibération, gagnerait à prévoir des dispositifs institutionnels destinés à recueillir efficacement la charge cognitive de la contestation. Ajoutons que ce serait en outre la manière la plus convaincante de surmonter le problème de la tension entre complexité et démocratie75.
Dans cette perspective (et avec les garanties qu’elle comporte), il peut sembler légitime d’introduire dans une Constitution démocratique des dispositions permettant l’expression de la contestation, que celle-ci soit le fait d’institutions indépendantes établies à cette fin (autorités administratives, agence de régulation, etc.) ou qu’il s’agisse d’offrir à des mouvements de citoyens le moyen d’obtenir le réexamen d’une loi ou les conditions règlementaires de sa mise en œuvre. C’est sous cet angle que la contribution de Philip Pettit à la théorie normative de la démocratie peut aussi être envisagée76.
Contestation et contestabilité
Avant d’examiner la conception de la contestation développée par Philip Pettit dans le cadre de la sa théorie républicaine de la liberté et du gouvernement, indiquons à titre liminaire que ce serait faire erreur que d’opposer, par principe, contestation et démocratie. Par définition, la démocratie fait une place à la contestation lorsqu’elle protège le pluralisme politique et qu’elle s’attache à organiser – notamment en garantissant la liberté d’expression, de réunion et d’association – les conditions du débat public et de l’alternance politique. C’est reconnaître la valeur démocratique de la contestation que d’en faire une composante essentielle du processus d’élaboration de la décision publique (par exemple dans le cadre du débat parlementaire ou à la faveur de négociations ex ante avec les syndicats) et de prévoir son expression sous la forme du contrôle de constitutionnalité de lois.
Cette intégration de la contestation au processus de production législatif entendu au sens large a une dimension politique évidente : elle peut contribuer à renforcer la légitimité que confère l’élection et ainsi minimiser les risques de contestation politique et sociale ex post. On peut aussi l’envisager de manière moins cynique comme une manière d’élargir la base de la délibération dans le but d’améliorer la qualité des décisions publiques. L’idée étant que la confrontation de points de vue éloignés les uns des autres devrait permettre de prendre en compte davantage d’idées, plus d’informations, un plus grand nombre d’arguments et de contre-arguments. Dans cette perspective, tout ce qui limite le moment délibératif entre la majorité et la minorité, mais parfois également au sein de la majorité (dans le contexte parlementaire français, par exemple, avec l’article 49.3 qui permet à un gouvernement d’engager sa responsabilité et de forcer la main de sa majorité) amoindrit la qualité de la décision collective. L’intégration de la contestation au moment délibératif relève, dans le cadre d’une théorie épistémique de la démocratie, du souci d’éviter le dogmatisme et les ornières, de ne pas laisser hors de la discussion des informations et des arguments pertinents et de ne pas se détourner de (ce qui est perçu comme) l’intérêt général ou d’ignorer injustement les besoins de certaines catégories de la population.
Il ne faut pas négliger cependant que la contestation peut aussi s’envisager comme la remise en cause d’une décision prise à la majorité et exprimant donc, à ce titre, la volonté du corps politique. En ce sens, la contestation d’une décision démocratique par des instances non élues peut apparaître comme une manière de limiter le pouvoir populaire. Cette difficulté rend d’autant plus intéressant le projet de Philip Pettit de proposer une théorie de la liberté et du gouvernement qui, tout en s’efforçant de donner sa pleine mesure au principe de souveraineté populaire, accorde une place prééminente, sur le plan des mécanismes de légitimation de la décision publique, à sa contestation par des autorités non élues qui puisent leur autorité à d’autres sources que le consentement populaire.
Liberté républicaine et non-manipulabilité des instruments gouvernementaux
Philip Pettit inscrit son œuvre politique dans le cadre d’une tradition républicaine à la réactivation contemporaine de laquelle les historiens J.G.A. Pocock et Q. Skinner ont fortement contribué. Si ses propres travaux n’hésitent pas à se déployer sur un plan historique, sa démarche est cependant de nature avant tout normative. Elle consiste à chercher à donner consistance à une conception de la liberté que la tradition libérale aurait occultée. Cette conception se tiendrait, selon lui, à égale distance des termes de l’alternative forgée par I. Berlin. Ni purement négative ni purement positive, la liberté républicaine se définirait en fonction d’un objectif l’absence de domination. Plus précisément, la loi a pour tâche de prévenir la constitution de rapports de domination entre les individus, mais elle doit veiller en outre à ce que l’Etat ne devienne pas lui-même une source de domination dans la société.
Pour cela, Pettit énonce un certain nombre de conditions. Il faut tout d’abord que les instruments que l’Etat républicain mobilise pour réaliser son programme d’action publique soient, autant que possible, non-manipulables. Ces instruments doivent, autrement dit, pouvoir opposer une résistance maximale à toute tentative de les employer sur une base arbitraire, c’est-à-dire au service d’intérêts particuliers. Pour Philip Pettit, « aucun individu ni groupe ne doit […] posséder un pouvoir discrétionnaire sur l’emploi de ces instruments. Personne ne doit être capable de les prendre entre ses propres mains, ni les gens qui sont entièrement bienveillants et animés par l’esprit public ni, à plus forte raison, ceux dont on peut supposer qu’ils aspirent à interférer pour leurs propres intérêts dans l’existence de leurs concitoyens77. » La maximisation de la non-manipulabilité par une volonté arbitraire suppose – deuxième condition – que le système respecte l’empire du droit et garantisse une dispersion suffisante du pouvoir. Il faut en outre – troisième condition – que la loi puisse être relativement protégée des aléas liés à la versatilité et à l’évolution rapide des majorités. Pettit ne soutient évidemment que la loi doit être non-amendable, non-abrogeable : « toute loi doit pouvoir être amendée, car il n’existe aucune garantie, même lorsqu’il s’agit des lois les mieux fondées, qu’elles continueront dans l’avenir à avoir du sens du point de vue républicain, c’est-à-dire qu’elles continueront à promouvoir la liberté comme non-domination. » Mais il défend le principe d’une condition « contre-majoritaire » pour les lois fondamentales, celles qui ont pour finalité de garantir l’absence de domination. Assez classiquement cela revient, par exemple, à prévoir des majorités qualifiées pour une révision constitutionnelle. Sur un plan plus général, cette troisième condition montre que, pour Philip Pettit, une majorité peut tout à fait agir de manière arbitraire. Il convient donc, pour protéger tout individu qui sur un sujet qui le concerne spécifiquement peut se retrouver minoritaire, de mettre en place des institutions permettant de contenir les dangers auxquels peut l’exposer le règne de la majorité. Et Pettit de citer à titre d’exemples différents types d’instrument : la division du parlement en deux chambres constituées selon des modes de scrutin différents, le contrôle de constitutionnalité, une déclaration des droits, etc. Cette entorse au principe majoritaire signifie que, dans une perspective républicaine telle que l’entend Philip Pettit, il ne suffit pas à la loi d’avoir été votée par une majorité, pour mériter le titre de loi. Il faut encore qu’elle respecte un critère non procédural : pour un républicain, ce sera la liberté comme absence de domination.
Le respect de l’ensemble de ces conditions doit permettre de maximiser la non-manipulabilité des instruments de gouvernement, c’est-à-dire de limiter le risque de voir ces derniers tomber entre les mains d’une volonté arbitraire ou factionnelle.
Pour promouvoir pleinement la liberté comme non-domination, les opérations ex ante d’un tel système constitutionnel de législation ne suffit pas cependant. Cette liberté exige quelque chose de plus. En effet, le système législatif aura beau être de grande qualité, il ne peut pas éviter que des individus ou des groupes se trouvent en position de prendre des décisions qui auront une influence sur la vie d’autres individus ou d’autres groupes : il est inévitable, écrit Pettit, que les législateurs disposent d’« une certaine dose de pouvoir discrétionnaire sur le contenu des lois » ; de même, la logique de l’« interprétation juridique signifie que les responsables de l’administration et les juges disposeront sans aucun doute d’une grande mesure de ce pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils feront exécuter et qu’ils appliqueront les lois » ; tendance que vient renforcer le fait qu’il n’est ni possible, ni souhaitable, selon Pettit, de « fixer par voie législative tous les détails de la conduite de ces agents de la puissance publique. »
Autrement dit, même dans la perspective néorépublicaine défendue par Pettit, et bien que le soin le plus grand soit apporté à la définition des conditions qui doivent permettre de juguler le risque de « manipulabilité » des institutions gouvernementales à des fins arbitraires, un espace de discrétionnarité conséquent demeure. La question est donc : « Comment faire en sorte que les législateurs, les administrateurs et les juges soient hors d’état de prendre des décisions sur une base arbitraire ? Comment juguler cet imperium qui représente une forme de domination exercée par le gouvernement78 ? »
Au-delà du consentement, la contestabilité
La réponse de Philip Pettit tient en un mot : la contestabilité. Cette perspective n’ignore pas la puissance de légitimation du consentement. Selon cette perspective, les décisions publiques légitimes sont celles que l’on peut reconnaître comme nôtres, parce qu’elles servent nos intérêts ou respectent des idées ou des valeurs auxquelles nous sommes attachés. Traditionnellement, la notion de consentement a permis de figurer cette condition : la décision est légitime si l’on a, explicitement ou non, consenti à son application79. Pour Philip Pettit, cet idéal est très séduisant mais également problématique, dans la mesure où nous n’avons pas la possibilité d’exprimer en tout notre consentement et où ce serait le vider de toute substance que de présupposer en tout un consentement implicite80. A cela vient s’ajouter le fait qu’il n’est de toute façon, à ses yeux, guère satisfaisant de voir en la décision majoritaire une forme de consentement collectif. Comme nous l’avons déjà indiqué, des mesures politiques peuvent en effet être soutenues par une majorité et n’en être pas moins arbitraires pour autant. Bref, le consentement ne suffit pas à nous prémunir contre l’arbitraire. Plus fiable à cet égard serait le pouvoir de contestation ; Pettit allant même jusqu’à estimer que la contestabilité d’une décision confère à celle-ci sa légitimité :
Qu’est ce qui peut nous permettre de reconnaître une décision publique comme nôtre ? Qu’est ce qui permet à une telle décision de ne pas avoir l’aspect d’un acte ou d’une interférence arbitraire ? Voici la réponse qui s’impose : c’est le fait que, dans une certaine mesure, nous soyons capables de contester cette décision lorsque nous considérons qu’elle n’est pas conforme à nos intérêts et à nos idées dans le domaine considéré. Il est fort possible que la décision en question, comme la plupart des décisions publiques, ne représente le consentement populaire qu’en un sens très affaibli. Mais cela n’a pas d’importance, à condition que cette décision soit prise d’une manière telle qu’elle permette une contestation effective. Ce n’est pas parce que les décisions publiques satisfont à la condition de trouver leur origine et d’avoir émergé en vertu d’une procédure impliquant le consentement qu’elles sont dépourvues de tout caractère arbitraire, mais parce qu’elles satisfont à la condition exigeant que les citoyens soient effectivement capables de les contester lorsqu’elles sont en conflit avec leurs intérêts et leurs idées tels qu’ils les perçoivent. Ce qui compte, ce n’est donc pas l’origine historique des décisions dans le consentement, mais leur capacité modale ou contrefactuelle de répondre à la possibilité de la contestation81.
A quelles conditions pourrons-nous dire de cette contestabilité qu’elle est assurée ? Pettit en identifie trois.
La première condition consiste à privilégier le modèle de la délibération dans la représentation de la démocratie, plutôt que celui de la négociation. La contestation doit avoir forme délibérative, c’est-à-dire qu’elle doit soustraire la discussion à tout rapport de force, et, en optant pour la logique de l’argumentation, permettre à quiconque est capable de fournir des raisons de prendre part à la contestation. Sur ce point, Pettit rejoint la position que Cass Sunstein a pu défendre en se plaçant sous les auspices d’une « république des raisons82 » qui vaut tant pour les justifications avancées en soutien des décisions prises par toute autorité publique que pour les contestations qu’on lui oppose.
La deuxième condition vise le problème de la représentativité. Elle consiste à soutenir que la contestabilité n’a de pertinence que si tout le monde peut avoir voix au chapitre. Il s’agit donc de s’assurer que toutes les voix puissent s’exprimer et être entendues ; ce que peut seule assurer une conception « inclusive » de la démocratie, telle que l’entend Iris Marion Young, à laquelle s’associe explicitement Philip Pettit. Perspective conséquentialiste oblige : l’objectif n’est pas seulement de garantir la liberté d’expression, mais de veiller à ce que les voix minoritaires puissent disposer concrètement d’un canal pour porter la contestation au cœur de l’institution où la décision a vocation à être prise. La franchise dont ces minorités doivent pouvoir bénéficier n’est donc pas simplement formelle. Reprenant à son compte, les analyses d’Anne Philips et d’Iris Marion Young83, Philip Pettit est ainsi amené à défendre l’exigence d’une meilleure représentativité, en cherchant à tirer le meilleur parti du bicaméralisme et en faisant appel si nécessaire à des pratiques de parité.
Il va de soi que, d’un point de vue républicain, cette condition ne peut pas simplement concerner les instances parlementaires ; il faut encore s’efforcer d’en assurer le respect dans les secteurs de l’administration et la justice.
Si l’aménagement institutionnel des conditions d’une bonne représentativité est important, on ne peut en rester là cependant, nous dit Pettit. A fortiori lorsque l’on a affaire à des fonctions non électives (comme c’est le cas dans l’administration et la justice), il est essentiel qu’existe un espace d’interpellation à partir duquel les individus puissent contester une décision qui les concerne. Ils doivent pouvoir investir cet espace s’ils estiment que la décision en question ne prend pas en compte adéquatement leurs intérêts, leurs besoins, leurs idées ou leurs aspirations.
Cette condition peut apparaître d’autant plus importante qu’elle permet de contourner les difficultés que peuvent entraîner les mécanismes d’une conception-miroir de la représentation et le risque qu’elle comporte de fixer des identités et de conforter les logiques d’assignation84. Ménager à ce niveau une place importante à la contestation, c’est faire droit à la fluidité des rapports sociaux et à la dynamique des mobilisations collectives. En effet, ces dernières n’ont pas vocation à continuer d’exister lorsque les problèmes dont elles sont la conséquence disparaissent. Miser sur la contestation, c’est limiter ainsi, pour les individus, les risques d’assignation à des identités closes, tout en permettant de déployer pleinement le potentiel démocratique de cette deuxième condition.
Les moyens de la contestation qu’il s’agit de garantir (en veillant notamment à ce que la personne qui en fait usage ne soit pas, ultérieurement, pénalisée ou sanctionnée indûment) sont nombreux. Philip Pettit évoque pêle-mêle « la possibilité d’écrire à son député, la possibilité de demander une enquête à un médiateur, le droit de faire appel d’une décision de justice devant une juridiction supérieure », mais il prévoit aussi une place, essentielle selon nous, pour « des possibilités moins formelles, comme celles qui sont liées au droit d’association, de protestation et de manifestation85 ».
Selon cette condition, les mouvements sociaux, quelle que soit a priori l’ampleur des désaccords dont ils procèdent, doivent être considérés comme des partenaires épistémiques importants. Ils peuvent, de fait, contribuer à ouvrir la réflexion publique et améliorer grandement – comme c’est par exemple le cas dans le domaine du social, de la santé, de l’environnement et des nouvelles technologies – la qualité de la délibération publique. Ils expriment des options que le débat politico-institutionnel peut en effet ignorer ou avoir délibérément écartées. Par les contrepoints qu’ils peuvent apporter à la règle majoritaire strictement appliquée, ils peuvent considérablement renforcer et nourrir le débat démocratique et favoriser la prise en compte de besoins ou de préoccupations qui seraient autrement ignorés. Ils peuvent agir, non seulement comme des catalyseurs, mais comme des vecteurs de consolidation et de performance épistémique qui assurent aux idées une plus grande force de pénétration dans le débat public :
[L]es canaux de la contestation seront d’autant plus efficaces qu’il existera des mouvements sociaux capables de relayer initialement nos griefs, par exemple le mouvement écologiste, le mouvement des femmes, le mouvement des consommateurs. Des mouvements de ce genre peuvent contribuer à ce que des brouillages inutiles ne s’introduisent pas dans les canaux de contestation, puisqu’ils peuvent servir de sas de nettoyage où les griefs sont en quelque sort triés et consolidés. De tels mouvements peuvent en outre se montrer très efficaces pour faire valoir les griefs qu’ils reprennent à leur compte, puisqu’ils disposent, pour se faire entendre, d’un potentiel avec lequel les citoyens individuels ne peuvent espérer rivaliser86.
La première condition précise, nous l’avons vu, le rapport qu’établit Philip Pettit entre délibération et contestation ; nous savons maintenant qu’en vertu de la deuxième condition, la délibération se doit d’être inclusive au sens fort. Quant à la troisième condition, elle prévoit l’existence d’un forum permanent devant permettre l’évaluation des contestations et la détermination des réponses susceptibles de leur être apportées. C’est grâce à ce forum que les mouvements populaires vont pouvoir « amener l’opinion publique et la vie politique à se focaliser sur leur propre point de vue87 ». Pour Pettit, ce forum ne peut toutefois pas posséder qu’un caractère informel. Il doit aussi correspondre à des procédures instituées permettant de contester des décisions administratives, des mesures de police, des décisions judiciaires, des comptes publics, etc. L’ambition est à chaque fois la même : obliger les autorités publiques à répondre de leurs actes.
Les trois conditions ainsi énoncées nous paraissent constituer une piste féconde à explorer dans la perspective d’un renforcement, au niveau constitutionnel, de la démocratie. La contestabilité apparaît comme un complément utile, apte à fournir un cadre pour traquer et combattre les formes de domination dont les autorités publiques pourraient se rendre coupables ou qu’elles pourraient relayer.
Pour une conception inclusive de la contestation
Pour s’engager pleinement dans cette direction, il convient toutefois de relever une équivoque dans l’analyse proposée par Philip Pettit. Celle-ci paraît introduire dans sa théorie du gouvernement républicain un espace d’indétermination qui nous laisse le choix entre limiter sa composante populaire ou l’affirmer nettement, quitte à devoir requalifier le statut de la contestabilité dans son rapport au consentement. Les options pragmatistes que nous avons retenues précédemment nous conduisent à privilégier cette seconde voie. Avant d’y revenir cependant, précisons en quoi consiste au juste cette équivoque.
Pettit élabore sa théorie de la liberté et du gouvernement républicain dans un rapport critique au populisme. C’est dans ce cadre que prennent sens la méfiance que lui inspire le pouvoir des majorités et son souci de protéger les individus des formes de domination que celles-ci peuvent exercer. Cette mise à distance du populisme vient aussi nourrir l’analyse des limites à apporter à la logique du consentement comme vecteur de légitimation. Reprenant à son compte la méfiance républicaine à l’égard du peuple88, il fait basculer le ressort de la légitimation de la décision publique du côté de la contestation, et plus encore : de la contestabilité. L’État peut devenir une source de domination ; le peuple, par les majorités à travers lesquelles il s’exprime, aussi. Il faut donc que l’on puisse contester les décisions qui en émanent.
S’il y a équivoque, c’est que, parallèlement à cette méfiance épistémique à l’égard du peuple, Philippe Pettit fait néanmoins, au titre de la deuxième condition, une place de choix aux mouvements populaires. Nous avons vu dans quels termes il valorise l’engagement épistémique dont ceux-ci sont capables. Il ne faut pas s’en étonner : l’exigence de représentativité inclusive qu’il reprend à son compte le conduit logiquement dans cette direction. Mais va-t-il bien au bout de cette exigence ?
Il nous semble que ce ne soit pas le cas. Si Philip Pettit se réclame des travaux de Iris Marion Young sur ce point, il se tient toutefois un cran en-deçà de ce qu’elle envisage au titre de l’inclusion démocratique, en particulier lorsqu’elle souligne les exigences que doit respecter l’échange politique pour être véritablement inclusif89 ? Plutôt que de se demander, à l’instar d’Iris Marion Young, comment organiser concrètement une délibération inclusive (en veillant aux usages de la rhétorique, aux manières d’accueillir et de s’adresser à autrui, de faire une place au sein de la délibération, à des savoirs situés et à des récits), Philip Pettit semble plutôt soucieux, dans Républicanisme, d’opposer le caractère informel, grandiloquent, tumultueux du débat populaire, et le sérieux de procédures « plus formelles et plus régulières » seules aptes à évaluer l’objet de la contestation et la contestation elle-même. Il écrit :
On a donc besoin de procédures plus formelles et plus régulières, mais ce besoin ne repose pas uniquement sur le caractère peu praticable du recours répété aux grands débats à caractère héroïque. Il existe en effet toute une série de contestations à propos desquelles un grand débat populaire constituerait la pire forme possible d’examen des plaintes concernées. Dans des cas de ce genre, la démocratie de contestation exige que les plaintes formulées soient dépouillées de tout caractère politique, et qu’il soit procédé à leur examen à l’écart du tumulte des débats populaires et même à l’écart du théâtre des débats parlementaires. Ici, la démocratie exige que l’on ait recours à la procédure relativement apaisée d’une commission parlementaire pluri-partisane par exemple, ou à une enquête formelle menée par la bureaucratie, ou à une cour d’appel, ou à un tribunal de forme semi-judiciaire, ou à un organisme professionnel autonome. Ce n’est que dans cette espèce de climat apaisé – c’est-à-dire lorsque les clameurs politiques ont été réduites au silence […] – que les contestations dont il est question ici peuvent faire l’objet d’un examen honnête.
On le voit, Pettit paraît disposer d’une conception antécédente du cadre normatif de la communication politique idéale et celle-ci ne saurait être altérée pour faire droit à une communication qui pourrait s’exprimer selon d’autres modalités. Si l’on adopte le point de vue d’Iris Marion Young, on pourra estimer que Pettit est sans doute suffisamment attentif aux problèmes d’exclusion « externe », qui désignent le fait de tenir des individus ou des groupes en dehors de l’espace de la délibération. Il laisse en revanche manifestement de côté les problèmes d’exclusion « interne », qui renvoient à l’impossibilité dans laquelle des individus ou des groupes se trouvent de participer véritablement à la discussion pour des raisons qui tiennent aux termes dans lesquels celle-ci se déroule. Nous pourrions parler dans ce cas d’une inclusion-exclusion ou d’une inclusion seulement apparente. Pour Philip Pettit, le débat populaire ne semble pas pouvoir être, en tant que tel, suffisamment délibératif et serait donc voué à échouer sur le terrain épistémique. D’où la nécessité de s’en remettre à une sorte de commission pluripartisane qui, en se calant sur les réquisits de la délibération judiciaire, aurait plus de chances de produire une décision publique de qualité, c’est-à-dire promouvant effectivement l’idéal de liberté comme non-domination.
Mais n’est-ce pas là réduire indûment le champ de la production légitime des raisons ? N’est-ce pas marquer le pas par rapport aux exigences d’une conception épistémique de la démocratie ? Cette réduction et cette détermination antécédentes des termes de la « bonne » délibération sont d’autant plus problématiques que s’emploie à les justifier la nécessité de « dépouiller » la discussion « de tout caractère politique ». La liberté comme non-domination, le gouvernement républicain, requièrent-ils nécessairement que les « clameurs politiques » soient réduites au silence ? Parce que nous n’avons aucune raison de croire qu’une démocratie judiciaire, apolitique, puisse se faire véritablement inclusive, nous avons tout lieu de penser que Philip Pettit demeure ici en deçà du potentiel démocratique de sa notion de la contestabilité.
Ne nous méprenons pas cependant : il n’en appelle pas à un retour du paternalisme, et il n’est pas non plus un défenseur des régimes technocratiques. Il y a simplement un point de tension à ce niveau de son élaboration qui soulève la question de savoir dans quelle direction il conviendrait de tirer sa théorie pour que celui-ci disparaisse.
Le principe de contestabilité, tel que Philip Pettit le thématise, est une contribution majeure en théorie normative de la démocratie. Il serait dommage d’en limiter la portée, en n’allant pas dans le sens d’une pleine reconnaissance de la part que les individus mobilisés sur un problème politique donné peuvent y prendre. Nous formulons l’hypothèse qu’il est possible de s’engager dans cette direction sans dénaturer la perspective poursuivie par Philip Pettit. Celui-ci nous y invite d’ailleurs lorsqu’il écrit que l’idée que le peuple confie à l’État une sorte de « mission de confiance d’ordre juridique » s’accorde avec l’idée « que le peuple ait le droit d’interpeller le gouvernement sur la question de savoir s’il s’acquitte effectivement et de manière satisfaisante de la mission qui lui a été confiée. A la limite, ceci s’accorde également avec l’idée – explicitement défendue par Locke et par les républicains anglais – que si le gouvernement ne s’acquitte pas de sa mission, le peuple a le droit de lui résister et de le renverser. » Et Philip Pettit de conclure sur ce point crucial, qui témoigne bien de la portée de son engagement démocratique : « Cette approche s’accorde avec la manière dont l’idée de contestation voit le but de la démocratie, et elle nous enseigne que la démocratie de contestation, telle que nous la décrivons, n’est pas étrangère à la tradition républicaine. » Le « droit de résistance », écrit-il encore, « s’accorde tout naturellement avec la vision de la démocratie en termes de contestation ».
Il nous semble que, si la contestabilité doit tenir les promesses que Philip Pettit lui associe, il faut en étendre l’accès direct et les opérations au public démocratique, en faisant fond sur la perspective ouverte par John Dewey, reprise et développée par des auteurs tels que John Bohman et Iris Marion Young. La « république des raisons » doit être la république de toutes celles et ceux qui raisonnent, sur des modes distincts et à partir d’horizons divers. Plus qu’un substitut à la logique du consentement, la contestabilité pourrait alors, sans contradiction, se concevoir dans la continuité du consentement ; autre façon de dire qu’il faut l’envisager comme un principe institutionnel et politique qui présuppose ce qu’impliquent le consentement et l’adhésion populaire. Selon cette perspective, la contestabilité donne une dimension opératoire à la notion de consentement implicite ; elle n’est pas une instance de régulation ou de correction qui lui serait extérieure.
Constitutionnaliser une contestation inclusive
Une conception pragmatiste de la démocratie a le mérite de ne pas succomber aux excès d’une conception épistémique de la démocratie qui ferait essentiellement dépendre la légitimité d’une décision ou d’une action publiques de critères extérieurs aux conditions qui ont présidé à leur élaboration. Ces excès reviendraient en effet à muer la démocratie en cette oligarchie des experts dont Dewey a fermement dénoncé le principe et limité le risque, en plaçant le processus de l’enquête au cœur de sa philosophie politique. Dans cette perspective, l’aménagement institutionnel des conditions et procédures à travers lesquelles peut s’exprimer la contestation apparaît comme un moyen déterminant en vue de l’intensification et l’élargissement des bases de la discussion publique. C’est là, nous semble-t-il, une piste possible pour conduire la réflexion sur les manières de parvenir, en France, à une citoyenneté de plus haute intensité.
Il conviendrait évidemment de spécifier, au terme d’une enquête à engager sur le devenir de la démocratie en France, les dispositions susceptibles de rendre effectif un tel principe de contestabilité. Il nous a semblé que l’interprétation que nous en avons donné à partir des travaux de Philip Pettit, permet déjà de repérer les institutions qui en relèvent et de pointer des manques manifestes. A titre simplement indicatif, mentionnons à ce titre l’assouplissement des conditions de la saisie du Conseil constitutionnel, l’instauration d’une autorité constitutionnelle de type Ombudsman, conçue sur le modèle du « défenseur du peuple » crée en 1982 en Espagne, qui permettrait aux citoyens d’engager des recours contre des abus dont se seraient rendues coupables des autorités publiques. Un chantier plus complexe concernerait la façon de rendre plus inclusive la délibération publique. A cet égard, nous avons soutenu que la forme de l’enquête, telle qu’elle a été préconisée par John Dewey, pourrait, dans des secteurs d’activité spécifiques (éducation, santé, soins aux personnes âgées, accès à l’emploi des jeunes, etc.), produire des résultats très importants. Il resterait à imaginer les procédures qui, permettant l’articulation entre enquête et contestation, permettraient de prendre en compte l’apport décisif des mouvements sociaux à la délibération démocratique.
De telles évolutions reviendraient à prendre acte de l’élargissement des modalités de l’activité citoyenne bien au-delà de la simple participation à des élections. Elles permettraient de ressaisir l’unité de cette citoyenneté élargie et de capter la charge normative de la critique et de la contestation.
A cette condition, on pourra réinterroger efficacement les formes contemporaines de la domination, et en particulier celles qui résultent de la pression que le système financier international exerce sur les gouvernements, en réduisant considérablement les marges de manœuvre dont ceux-ci peuvent se prévaloir. Pas de liberté dans une cité qui ne l’est pas, disent avec constance depuis le XVIIe siècle les républicains90. De fait, il ne sert à rien de maximiser la liberté comme non domination au sein d’une communauté politique si cette communauté politique n’est pas elle-même libre.
Le sujet est trop vaste pour qu’au terme de cet article nous puissions espérer en faire le tour, mais au vu de ce qui a été avancé, ce n’est pas prendre un risque excessif que de faire remarquer que le déficit démocratique de l’union européenne et l’absence de contrôle politique du système financier international constituent de puissants facteurs de domination qui, limitant de manière arbitraire l’éventail des options susceptibles d’être retenues par les communautés politiques, vient restreindre indûment l’éventail des possibles pour les citoyens au sein de ces communautés politiques. Le bien-être, souvent invoqué pour justifier l’acceptation de telles externalités négatives, ne saurait mettre en question la priorité lexicale de la liberté comme non-domination. Si la Constitution doit être révisée aujourd’hui, c’est aussi pour contrecarrer les formes de domination supranationales qui tiennent à des arrangements sur lesquels les majorités européennes n’ont pas de prises véritables.
Il ne s’agit pas de réaffirmer que le pouvoir collectif des peuples en tant que peuples démocratiques ne saurait être effectif que dans l’exacte mesure où auront été abolie l’Union européenne et instaurées une planification et une coordination centralisée complète du système de crédit et du marché, mais de prendre au sérieux les problèmes épistémiques et politiques sur lesquels bute le système politique européen dans son rapport à la mondialisation, qui non seulement pose un problème de démocratie en Europe et dans les pays membres, mais entame fortement le type de légitimité par la compétence et l’impartialité dont l’Union européenne a longtemps pensé pouvoir se suffire91.
Cette difficulté ne saurait être appréhendée de manière isolée cependant. Revitaliser la citoyenneté requiert de penser l’articulation des différentes modalités de la citoyenneté (entre consentement et contestation) et des différentes échelles où elle doit pouvoir – à la faveur d’un renouvellement normatif de la relation entre citoyenneté et frontières – s’exprimer pleinement92. Difficile d’imaginer que l’on puisse – sans risque – continuer de différer ainsi l’épineuse question de la démocratisation du système politique européen. Ne pas s’engager dans une telle voie, c’est à plus ou moins brève échéance voir s’imposer en France, ou ailleurs en Europe, l’idée d’une nécessaire révision de la hiérarchie des normes et des modalités d’inscription du droit communautaire et de l’Union européenne au sein du bloc de constitutionnalité93. La question « quelle contestabilité en France ? » est ainsi solidaire de la question « quelle contestabilité en Europe ? »
Conclusion
Dans cet article, nous avons suivi Cass Sunstein lorsqu’il souligne que les Constitutions ont essentiellement pour finalité de mettre de l’ordre dans la délibération publique94. En nous appuyant sur les contributions pragmatiste et républicaniste dans le champ des théories normatives de la démocratie, nous avons pu souligner que cet ordre fait cruellement défaut aujourd’hui en France pour des raisons qui tiennent à des faiblesses structurelles de la Constitution de 1958 et à une diversification des pratiques citoyennes, dans un contexte social et économique, national et supranational, transformé, qui est mal ou non prise en compte. De ce point de vue, il nous a surtout semblé que le renouveau normatif associé aux pratiques de contestation reste trop marginalement exploité.
C’est une évidence : le renforcement de la démocratie n’aura de consistance que s’il intervient à tous les niveaux où des décisions publiques sont prises qui affectent le quotidien et l’avenir des individus95. Cette question d’échelle ne sera cependant abordée adéquatement que dans la mesure où elle prendra en compte les modalités d’une citoyenneté élargie qui, comme nous nous sommes attachés à l’établir ici, appelle un élargissement de la base sociale et épistémique de la contestation et, à travers celui-ci, de la délibération publique.
Si nous ne nous prononçons pas sur l’opportunité, en France, d’un passage à la VIe République, c’est que ce sujet nous paraît constituer un faux problème et une source d’inquiétude dans le camp conservateur qu’il n’est pas nécessaire d’entretenir inutilement. Plus prometteuse nous paraît être la piste invitant à réfléchir collectivement aux conditions et aux modalités concrètes d’une conception inclusive de la contestabilité susceptibles d’être introduites dans le bloc de constitutionnalité, par l’identification des dispositifs déjà existant, l’amélioration de leur performance démocratique et l’adjonction de dispositifs nouveaux destinés à reconnaitre et organiser sur le plan institutionnel les pratiques démocratiques de citoyens bien moins passifs qu’on ne le prétend. Alors nous verrons ce que peut vraiment la Constitution de la Vème République…
==================
NOTES
- Que ces points de vue comprennent une part de vérité ne signifie pas qu’ils soient intégralement vrais et qu’ils offrent une explication sans reste de la situation politique actuelle. John Dewey critiquait déjà en 1927 « ceux qui sont […] enclins à généraliser [et] affirment que tout l’arsenal des activités politiques est une sorte de voile en couleur destinée à masquer le fait que, dans tous les cas, c’est le monde de la haute finance qui domine le pouvoir gouvernemental ». Pour eux, « les affaires occupent le devant de la scène, et la tentative d’en arrêter ou d’en charger le cours est aussi futile que la tentative par Mme Partington de faire reculer les marées avec un balai » (Le Public et ses problèmes, trad. fr. par J. Zask, Paris, Presses de l’Université de Pau, 2003, p. 134).[↩]
- Cass R. Sunstein, Designing Democracy. What Constitutions Do, New York, Oxford University Press, 2001, p. 6.[↩]
- Amartya Sen, « Development: Which Way now? » dans Economic Joumal, 93, 1983 et Resources, Values and Development (1984), Cambridge, Harvard University Press, 1997. Sen revient sur cette thèse dans ses analyses consacrées aux famines et à l’importance instrumentale de la liberté politique, dans Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté (1999), trad. fr. par M. Bessières, Paris, Odile Jacob, 2000, chap. VI et VII.[↩]
- Cass Sunstein, Designing Democracy, op. cit., p. 9.[↩]
- Le propos ne prétend pas ici s’inscrire dans le cadre des débats entourant les définitions concurrentes, normatives ou institutionnelles, de la Constitution. Il est évident cependant que c’est dans la présupposition d’un lien assumé entre droit constitutionnel et théorique politique que se déploie l’analyse. Voir O. Beaud, « Constitution et constitutionnalisme » dans Ph. Raynaud & St. Rials, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996.[↩]
- Développement librement composé à partir des analyses suivantes : Olivier Duhamel, Vive la VIe République, Paris, Seuil, 2002 ; Bastien François, Le régime politique de la V’ République (Éditions La découverte, 1998, 2ème édition, 2004) et Misère de la Ve République, Paris, Denoël, 2001. Voir également le numéro spécial que la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger a consacré à la VIe République (RDP 1/21, 2002).[↩]
- Philippe Corcuff, « Les petits souliers de la VIe République » dans le journal Le Monde, édition datée du 5 juin 2002.[↩]
- Jacques Julliard, « Le Mirage constitutionnel » dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, n° 1958, semaine du jeudi 16 mai 2002.[↩]
- Rappelons que le projet du 19 avril 1946, adopté par l’Assemblée, a été rejeté par le peuple à l’occasion du référendum du 5 mai 1946. Cet échec entraîna la dissolution de la Constituante. La seconde Assemblée constituante, issue des élections du 2 juin 1946, se mit au travail, troublée cependant par les interventions vigoureuses du Général de Gaulle. Au projet auquel elle aboutira, de Gaulle opposera un « non » catégorique et immédiat. Le second projet constitutionnel sera finalement adopté le 27 octobre 1946, mais si on tient compte des votes négatifs et des abstentions, ce ne sera qu’en s’appuyant sur un tiers des électeurs.[↩]
- B. Manin souligne que la pratique constitutionnelle de la Vème République témoigne qu’une même Constitution peut s’orienter dans la direction d’un régime présidentialiste ou d’un régime parlementaire (quand il y a cohabitation) ; cf. Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995.[↩]
- Voir à cet égard l’éloquent réquisitoire de Bastien François dans Misère de la Ve République, op. cit.[↩]
- Cf. par exemple, Jacques Robert : « Et si, bien qu’inclassable et parce qu’inclassable un tel régime convenait parfaitement à 1’”exception française” d’aujourd’hui ? Telle la caravelle qui symbolise Paris, la Ve République a navigué et point sombré. Quels qu’aient été les écueils. Par tous les temps » (RDP 112, 2002, p. 34).[↩]
- Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1842-1843) in ibid., Écrits de jeunesse, trad. fr. par K. Papaioannou, Paris, Quai Voltaire, 1994, p. 79.[↩]
- Nous laissons ici de côté l’importante question des droits sociaux. Sur ce thème, voir notamment Stephen Holmes & Cass R. Sunstein, The Costs of Rights. Why Liberty Depends on Taxes, New York, W. W. Norton & Company, 1999, p. 204 sq. ; pour une justification de la constitutionnalisation des droits sociaux intégrant l’idée d’une spécification des conditions de leur application qui permettrait d’éviter une politisation de la fonction judiciaire, voir Cass R. Sunstein, Designing Democracy. What Constitutions Do, Oxford, Oxford University Press, 2001, chap. 10 : « Social and Economic Rights ? Lessons from South Africa », p. 221-243.[↩]
- Pierre Rosanvallon, « Le mythe du citoyen passif », Le Monde daté du 20 juin 2004.[↩]
- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), trad. fr. par G. Fradier, préf. P. Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 1983.[↩]
- Nous renvoyons sur ce point au dossier mis à jour de la Documentation française, La France aux urnes, Paris, coll. « Les études de la Documentation française, 2004. Voir notamment la contribution de Pierre Bréchon, « Non-inscription, abstention, vote blanc et nul ».[↩]
- Pierre Bréchon, « La citoyenneté et ses modes d’expression. La Participation politique : crise et/ou renouvellement » dans Philippe Tronquoy, Les Nouvelles dimensions de la citoyenneté, Paris, Cahiers français, n° 316,2003, p. 64.[↩]
- Voir sur ce point le Bilan de la vie associative : 2000-2002, publié par le Conseil National de la Vie Associative, Paris, Documentation française, 2003, p. 134 : « Rouage essentiel pour la vie démocratique » aux yeux de 74 % des Français en 1989, les associations apparaissent toujours comme « un élément important de la démocratie » pour 85 % d’entre eux en 1998. En 1989 elles étaient jugées comme exprimant mieux les attentes des citoyens que les partis politiques et les syndicats, respectivement par 59 % et 47 % de la population. De même, en 2000, 95 % des Français ont une bonne opinion des associations (dont 31 % très bonne), mais 56 % seulement portent ce jugement favorable à l’égard des syndicats. Pour 84 % de la population, c’est par l’intermédiaire des associations que les citoyens se font le mieux entendre ; parallèlement les jeunes, les femmes et les catégories populaires apparaissent « mieux représentés dans les associations que dans les partis politiques ou les directions d’entreprises ».[↩]
- Ibid., p. 136-138.[↩]
- C’est que relève Pierre Bréchon dans « La Participation politique : crise et/ou renouvellement », op. cit., p. 64. Lire également l’analyse nuancée et informée de Martine Barthélemy, « Vie associative et citoyenneté », dans Philippe Tronquoy, Les Nouvelles dimensions de la citoyenneté, Paris, Cahiers français, n° 316, 2003, p. 75-80.[↩]
- Ibid., p. 67. Données présentées en détail dans l’enquête sur les valeurs des Européens, Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia (dir.), « Les valeurs des Européens. Les tendances de long terme », Futuribles, numéro spécial, 277, juillet-août 2002. Sur les mobilisations collectives, cf. notamment Alain Touraine, Michel Wieviorka et François Dubet, Le mouvement ouvrier, Paris, Fayard, 1988 ; Jean-Daniel Reynaud, La Règle du jeu : L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989 ; Guy Groux, Vers un renouveau du conflit social ?, Paris, Bayard, 1998.[↩]
- Voir sur ce point, Adam Przeworski, Susan Stokes & Bernard Manin (dir.), Democracy, Accountability, and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. Il faut également inscrire ce type de réflexion dans une perspective historiquement informée qui tienne compte de la manière dont les idées de souveraineté et de représentation politique se sont articulées. A ce propos, on se reportera toujours utilement à Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.[↩]
- John Dewey, Le public et ses problèmes, op. cit., p. 128.[↩]
- James Bohman, Public Deliberation. Pluralism, Complexity, and Democracy, Cambridge, MIT Press, 1996, p. 5. Sur la notion de démocratie délibérative, voir Jon Elster (éd.), Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998; James Fishkin et Peter Laslett (éd.), Debating Deliberative Democracy, Oxford, Blackwell, 2003 ; James Bohman & William Rehg (éd.), Deliberative Democracy. Essays on Reason and Politics, Cambridge, MIT Press, 1997 ; Henry Richardson, Democratic Autonomy. Public Reasoning about the Ends of Politics, Oxford, Oxford University Press, 2002.[↩]
- James Bohman, Public Deliberation, op. cit., p. 3.[↩]
- Ibid.[↩]
- La lettre de cadrage peut être consultée à l’adresse suivante : http:// www.sv.uio.no/mutr/scheme.html.[↩]
- Voir le site internet officiel, pour la liste des publications en norvégien : http://www.sv.uio.no/mutr/publikasjoner/publ01.html. Et une liste de celles qui ont fait l’objet d’une traduction en anglais: http://www.sv.uio.no/mutr/english/publications.html.[↩]
- Ajoutons encore au titre de ses mérites le fait que le groupe a également fourni des éléments pour la critique de ses résultats, en permettant la publication de la position dissidente sur certains aspects de l’analyse, plutôt que de chercher à produire des conclusions consensuelles qui auraient été plus en retrait par rapport à celles acquises.[↩]
- Lire, sur ce travail, le commentaire détaillé et élogieux de Stein Ringen, « Where now, Democracy? » in Times Literary Supplement, 13 février 2004.[↩]
- Pour une discussion de cet usage public de la raison à partir de la pensée de Kant, voir Onora O’Neill, The Constructions of Reason, Cambridge, Cambridge University press, 1999, chap. 1 et 2.[↩]
- Sur la thématique de l’« ingouvernabilité des démocraties », voir Guy Hermet, Sociologie de la construction démocratique, Paris, Economica, 1986.[↩]
- James Bohman, Public Deliberation, op. cit., p. 151.[↩]
- Friedrich Hayek a développé cette critique, dans toute son ampleur et sa profondeur, sur ses versants épistémologiques et institutionnels, dans Droit, législation et liberté 1. Règles et ordre (1973),trad. fr. R. Audouin, Paris, PUF, Quadrige, 1995 (1980).[↩]
- Un politologue Brésilien, Guillermo O’Donnell, a développé ce concept très utile pour décrire la faiblesse des institutions démocratiques dans le contexte des régimes sud-américains anciennement autoritaires. En transposant ce concept dans le contexte qui est le nôtre, nous pourrions considérer que le problème est bien d’entreprendre des réformes institutionnelles et sociales qui soient susceptibles d’augmenter l’intensité de la citoyenneté, ou pour le dire plus justement : d’augmenter l’intensité du rapport des individus à la citoyenneté. Guillermo O’Donnell, Counterpoints : Selected Essays on Authoritarianism and Democratization, Notre Dame, University of Notre Dame, 1999.[↩]
- Rousseau, Du Contrat social (1762), livre II, chap. VIII, in Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1964, pp. 384-385.[↩]
- Dans la littérature consacrée aux formes diverses et décentralisées de citoyenneté, en France, citons notamment Catherine Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1999 ; Marc Abélès et Henri-Pierre Jeudi (dir.), Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997. Voir également les travaux menés dans une perspective pragmatiste, notamment autour de Daniel Céfaï, Louis Quéré et d’autres, en sociologie des mobilisations publiques.[↩]
- John Dewey, Le Public et ses problèmes, op. cit., p. 183-205.[↩]
- Ibid., p. 185.[↩]
- Ibid., p. 187-188.[↩]
- Ibid., p. 189.[↩]
- Ibid., p. 188.[↩]
- John Stuart Mill, Considerations on Representative Government, éd. J. M. Robson, tome XIX, deuxième volume, chapitre 1, Toronto, University of Toronto Press, 1977, republié par Routledge en 2000.[↩]
- Dewey va ainsi plus loin en ce sens que Mill, puisqu’il récuse l’usage que fait Mill de la représentation de la structure organique de l’homme. De cette « constitution biologique », écrit-il dans Le Public et ses problèmes (op. cit., p. 190), ne peut être déduit « aucun traits distinctifs de l’association humaine » : « En dépit de l’horreur de Mill pour l’absolu métaphysique, ses conceptions sociales dominantes sont d’un point de vue logique absolutistes. Il suppose que certaines lois sociales normatives et régulatrices existent de tout temps et dans toutes les circonstances d’une vie sociale correcte ».[↩]
- Ibid., p. 190.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., p. 194-195.[↩]
- Iris Marion Young, Democracy and Inclusion, Oxford, Oxford University Press, 2000.[↩]
- John Dewey, Le Public et ses problèmes, op. cit., p. 196.[↩]
- Ibid., trad. modifiée, p. 197. Texte original : « A more serious objection is that expertness is most readily attained in specialized technical matters, matters of administration and execution which postulate that general policies are already satisfactorily framed. It is assumed that the policies of the experts are in the main both wise and benevolent, that is, framed to conserve the genuine interests of society. The final obstacle in the way of any aristocratic rule is that in the absence of an articulate voice on the part of the masses, the best do not and cannot remain the best, the wise cease to be wise. It is impossible for high-brows to secure a monopoly of such knowledge as must be used for the regulation of common affairs. In the degree in which they become a specialized class, they are shut off from knowledge of the needs which they are supposed to serve. »[↩]
- Iris Marion Young, Inclusion and Democracy, op. cit., p. 11.[↩]
- Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.[↩]
- John Dewey, Le public et ses problèmes, op. cit., p. 197.[↩]
- David Estlund, « Why not Epistocracy ? » dans Naomi Reshotko (éd.), Desire, Identity, And Existence, Academic Printing & Pub, 2003, p. 53-69.[↩]
- Ibid., p. 198.[↩]
- En ce sens, sa position serait en deçà de la thèse exprimée et défendue par Condorcet dans son « Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix », dans Condorcet, Sur les élections et autres textes, Paris, Fayard, 1986. Sur le théorème du jury de Condorcet voir Christian List & Robert Goodin, « Epistemic Democracy. Generalizing the Condorcet Jury Theorem », The Journal of Political Philosophy, 9 (3), 2001, p. 277-306.[↩]
- Ibid., trad. mod..[↩]
- Ibid., p. 199.[↩]
- Dans une bibliographie déjà pléthorique, voir par exemple sur ce sujet Mark Poster, « Cyberdemocracy : The Internet and the Public Sphere », dans David Holmes (éd.), Virtual Politics, Identity and Community in Cyberspace, Londres, Sage, 1997 ; Larry Lessig, Code and other Laws of Cyberspace, New York, Basic Book, 1999. Cass Sunstein, Republic.com , Princeton, Princeton University Press, 2001.[↩]
- Sur cette caractérisation de la philosophie politique de Dewey à partir de cette exigence de résolution de problèmes, cf. Hilary Putnam, « A Reconsideration of Deweyan Democracy » (1990), dans ibid., Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 180-200 et Axel Honneth, « Democracy as Reflexive Cooperation : John Dewey and the Theory of Democracy Today », trad. angl. par John M. M. Farrell, Political Theory, 26/6, décembre 1998, p. 763-783.[↩]
- Voir notamment Jules Coleman et John Ferejohn, « Democracy and Social Choice », Ethics, Vol. 97, No. 1, octobre 1986, p. 6-25 ; Joshua Cohen, « An Epistemic Conception of Democracy », Ethics, Vol. 97, No. 1, octobre 1986, p. 26-38 ; Joshua Cohen, « Deliberation and Democratic Legitimacy », dans A. Hamlin & Ph. Pettit, The Good Polity, Oxford, Blackwell, 1989, p. 17-34. Carole Pateman, « Social Choice or Democracy? A Comment on Coleman and Ferejohn », Ethics, Vol. 97, No. 1, octobre 1986, p. 39-46 ; Christian List & Robert Goodin, « Epistemic Democracy. Generalizing the Condorcet Jury Theorem », op. cit. Voir également David M. Estlund, « Making Truth Safe for Democracy », dans David Copp, Jean Hampton & John E. Roemer (éd.) The Idea of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 71-100 (on lira également avec profit dans ce même volume les contributions de Russell Hardin, Thomas Christiano, Cass R. Sunstein et de John Ferejohn à la réflexion sur le statut des préférences en démocratie) ; David M. Estlund, « Beyond Fairness and Deliberation : The Epistemic Dimension of Democratic Authority », dans James Bohman & William Rehg (éd.), Deliberative Democracy. Essays on Reason and Politics, op. cit., p. 173-204.[↩]
- Jules Coleman and John Ferejohn, « Democracy and Social Choice », op. cit., p. 6-7.[↩]
- C’est notamment une caractérisation proposée par William H. Riker, dans Liberalism against Populism: A Confrontation between the Theory of Democracy and the Theory of Social Choice (San Francisco: W. H. Freeman, 1982), dans le cadre d’une étude qui vise à souligner l’incohérence de ce type de perspective, auquel il oppose les conceptions libérales de la démocratie qui accordent une place centrale au vote et se soucient surtout des limites à apporter au pouvoir des gouvernants. Pour une critique de cette critique du populisme épistémique, voir Joshua Cohen, « An Epistemic cconception of Democracy », Ethics, 97, octobre 1986, p. 26-38.[↩]
- David Estlund, « Beyond Fairness and Deliberation », op. cit., p. 175.[↩]
- C’est l’objectif poursuivi par David Estlund (op. cit.).[↩]
- Dans le Contrat social de Rousseau, le problème se pose différemment parce que le bien commun est consubstantiel à la représentation de la volonté politique en tant que « volonté générale », ce pourquoi cette dernière ne peut, par définition, « errer ». Dès lors que l’on distingue la volonté politique comme réalité empirique et la volonté générale comme fait moral, il n’y a cependant pas lieu de penser que l’extériorité du critère à partir duquel s’apprécie la volonté politique soit problématique du point de vue d’une conception aussi exigeante de la souveraineté du peuple que l’est celle défendue par Rousseau. La conception faillibiliste de la vérité invite en revanche à requalifier la notion de légitimité, pour ne plus faire dépendre cette dernière de l’existence de la volonté générale comme réalité empirique. Sur ce thème, repris à partir d’une discussion de Locke, Hart et Kelsen, voir l’article très éclairant de Jeremy Waldron, « The Dignity of Legislation », Maryland Law Review, vol. 54, issue 2, 1995. David Estlund juge, pour sa part, « trop épistémique » la théorie de Rousseau. Voir de cet auteur « Beyond Fairness and Deliberation », op. cit., p. 181 sq. Pour une réflexion stimulante du rapport de la vérité à la politique dans une perspective pragmatiste, mais menée à partir des travaux de Peirce, voir Cheryl Misak, Truth, Politics, Morality: Pragmatism and Deliberation, New York, Routledge, 2000.[↩]
- La thèse est notamment défendue par Chantal Mouffe dans « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism ? », Social Research, vol. 66, n° 3, 1999, p. 745-758. Voir également Miguel Abensour, « Démocratie sauvage et anarchies », Revue européenne des sciences sociales, Tome 31, n° 97, 1993, p. 225-241.[↩]
- Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live (1512-1517, 1531), Paris, Champs-Flammarion, 1985.[↩]
- John Dewey, Le Public et ses problèmes, op. cit., p. 204-205.[↩]
- Alan Ryan, John Dewey and the High Tide of American Liberalism, New York, W.W. Norton & Co, 1995.[↩]
- John Dewey, Le Public et ses problèmes, op. cit., p. 198.[↩]
- John Dewey, Liberalism and Social Action, Prometheus Books, 1999.[↩]
- Robert M. Emerson & Sheldon L. Messinger, « The Micro-Politics of Trouble », Social Problems, vol. 25, No 2, décembre 1977 p. 121-134.[↩]
- Dans Public Deliberation (op. cit.), James Bohman propose une analyse du problème de la complexité qui passe par la différenciation des formes que peut prendre cette dernière. Perspective utile et féconde, en particulier par le degré de spécification qu’il est alors possible de conférer à l’analyse normative.[↩]
- Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. fr. par P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004 ; ibid., « Republican Freedom and Contestatory Democratization », dans Casiano Hacker-Cordon & Ian Shapiro, dir., Democracy’s Value, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; ibid., « Democracy, Electoral and Contestatory », dans Ian Shapiro & Stephen Macedo, dir., Designing Democratic Institutions, New York, New York University Press, 2000 (NOMOS XLII); ibid., « Deliberative Democracy, the Discursive Dilemma, and Republican Theory », dans James S. Fishkin, et Peter Laslett, dir., Debating Deliberative Democracy, Oxford, Blackwell, 2003.[↩]
- Philip Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 228-229.[↩]
- Ibid., p. 242-243.[↩]
- Sur ce thème au sein de la tradition contractualiste, on lira encore avec grand profit le livre de Patrick Riley, Will and Political Legitimacy. A Critical Exposition of Social Contract Theory in Hobbes, Locke, Rousseau, Kant, and Hegel, Cambridge, Harvard University Press, 1982.[↩]
- Philip Pettit, Républicanisme, op. cit. p. 243-244 : « Si l’exclusion de l’arbitraire requiert le consentement explicite de chacun, en particulier si ce consentement ne doit jamais être contraint, le caractère non arbitraire des décisions publiques devient un idéal inaccessible. Mais si un consentement individuel implicite suffit, et si l’on prend l’absence de protestation comme signe d’un consentement implicite, le caractère non arbitraire des décisions publiques devient un idéal vide et trop aisément accessible. »[↩]
- Ibid., p. 244-245.[↩]
- Cass Sunstein, The Partial Constitution, Cambridge, Harvard University Press, 1994, p. 17-39.[↩]
- Anne Philips, The Politics of Presence, Oxford, Oxford University Press, 1995; Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.[↩]
- Sur les effets des assignations non volontaires (involuntary ascriptions), voir Amy Gutman, Identity in Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 117-150.[↩]
- Philip Pettit, Républicanisme, op. cit. chap. 6, p. 256.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid.[↩]
- Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, trad. fr. Muriel Zagha, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2000.[↩]
- Iris Marion Young, Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 52-80.[↩]
- Harrington, Oceana, Paris, Belin, 1995, p. 242. Sur la thématique de l’Etat libre, voir Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, op. cit.[↩]
- Sur la question des formes de légitimité au niveau européen, voir le petit livre très utile de Jean-Louis Quermonne L’Europe en quête de légitimité, Paris, Presses de la FNSP, 2001, et celui de Jean-Paul Fitoussi, La Règle et le choix, Paris, Seuil, 2002. Nous nous permettons de renvoyer à notre recension de ces deux ouvrages : Patrick Savidan, « Les légitimités de l’Union européenne » dans Raison publique, N° 1, 2003 (republiée ici : https://www.raison-publique.fr/article63.html).[↩]
- Au niveau international, le problème de la citoyenneté est posé théoriquement en regard de celui du problème de la déterritorialisation relative de l’implication politique individuelle. Sur ce point des travaux très importants ont été publiés. Nous mentionnerons à ce titre David Held, Democracy and the Global Order. From the Modem State to Cosmopolitan Governance, Oxford, Polity Press, 1995 ; D. Archibugi, D. Held et M. Kahler (dir.), Re-imagining Political Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Stanford, Stanford University Press, 1998. Ce type de recherches implique une réflexion approfondie sur la forme politique de l’État-nation. Cf. à ce titre Ernst Haas, Beyond the Nation-State. Fonctionalism and International Organization, Stanford, Stanford University Press, 1964 ; Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Un nouvelle constellation politique (1998), trad. fr. par R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000. Elles rencontrent aussi des problèmes de justice sociale : Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, Oxford, Polity Press, 2002 ; Stéphane Chauvier, Justice internationale et solidarité, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1999 ; Peter Singer, One World. The Ethics of Globalization, New Haven & Londres, Yale University Press, 2002. Et elles nous invitent également à nous intéresser à la question européenne, sous l’angle de la citoyenneté : Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 2000 ; Paul Magnette, L’Europe, l’État et la démocratie, Bruxelles, éditions complexe, 2000. Autour d’une idée de transversalité spatiale de la citoyenneté, voir également, dans une littérature déjà abondante, les travaux de Saskia Sassen, The Global City, New York, London, Tokyo (Princeton : Princeton University Press, 2001, 2éme édition) et « Le repositionnement de la citoyenneté : Sujets émergents et espaces politiques» in R. Le Coadic (dir.), Identités et démocratie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 57-80. Voir également Gaspar Rivera Salgado, « Mondialisation et démocratie : émigrés indigènes et militantisme politique transnational », in R. Le Coadic, op. cit., p. 125-139.[↩]
- Sur la démocratisation de l’accès au contrôle de la constitutionnalité des règlements, directives ou décisions adoptées par une institution de l’Union européenne, voir Paul Cassia, L’accès des personnes physiques et morales au juge de la légalité des actes communautaires, coll. ” Nouvelle bibliothèque des thèses “, Paris, Dalloz, 2002. Le débat relatif à l’opportunité du renforcement et de la systématisation de ce contrôle de constitutionnalité est ouvert mais, à ce jour, le Conseil constitutionnel semble ne pas vouloir trancher nettement dans un sens ou dans l’autre. Voir par exemple sa décision relative à la Loi pour la confiance dans l’économie numérique : Conseil constitutionnel, n° 2004-496 DC, JORF du 22 juin 2004, p. 11182.[↩]
- Cass Sunstein, Designing Democracy, op. cit., p. 239-240.[↩]
- Il n’a pas du tout été question ici de l’intercommunalité ; ce n’est pourtant pas le niveau d’action publique le moins préoccupant d’un point de vue démocratique.[↩]
Patrick Savidan est agrégé et docteur en philosophie, professeur en science politique au sein du département de droit public et de science politique de l'Université Paris Panthéon-Assas et directeur éditorial des Editions Raison publique. Ses travaux portent principalement sur la démocratie et la justice sociale et s'attachent à éclairer les questions morales et civiques que soulève notre époque en les reliant aux enjeux classiques et contemporains de la philosophie politique.
Parmi ses derniers ouvrages: Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale (dir., Presses universitaires de France, 2018) ; Dire les inégalités. Représentations, figures, savoirs (dir. Avec R. Guidée, Presses universitaires de Rennes, 2017) ; Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Editions Albin Michel, 2015); Repenser l'égalité des chances (Livre de poche [Grasset], 2010); Multiculturalisme (PUF, 2009).